La Crise en Allemagne - le conflit austro-prussien et M. de Bismark

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La Crise en Allemagne - le conflit austro-prussien et M. de Bismark
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 199-220).
LA
CRISE EN ALLEMAGNE

Depuis bientôt deux mois, les affaires d’Allemagne présentent un spectacle qui ne manque certes pas d’un haut enseignement moral, mais qui en même temps inspire les appréhensions les plus graves. L’attentat commis sur le Danemark porte ses premiers fruits. L’Autriche expie cruellement sa déplorable faiblesse des années 1863 et 1864. Quant aux états secondaires de la Germanie, qui ont tant poussé à la « délivrance » des duchés, ils voient maintenant se tourner contre eux ces fameux canonniers de Missunde que l’ordre du jour d’un prince royal avait intempestivement désignés à l’admiration des siècles futurs. A la satisfaction toutefois qu’un tel retour de la justice historique fait éprouver à toute âme bien née viennent malheureusement s’ajouter, en l’effaçant presque, des considérations bien moins idéales et de véritables angoisses. Il s’agite à l’heure qu’il est de l’autre côté du Rhin des questions devant lesquelles l’Europe, la France surtout, ne pourrait guère longtemps garder une neutralité tantôt affligée, tantôt réjouie, mais toujours énigmatique ; ses intérêts les plus directs commencent à être engagés dans le conflit austro-prussien. A vrai dire, c’est précisément cette neutralité de la France qui fait tout le nœud de la complication et tient en suspens jusqu’au jugement qu’on pourrait se former sur les hommes et les choses. M. de Bismark n’est-il qu’un aventurier audacieux qui place follement son pays devant un nouveau Iéna ou un nouvel Olmütz ? ou bien est-ce un politique supérieur qui a calculé ses moyens, combiné un vaste plan et conquis des alliances sérieuses ? Est-ce un Alberoni ou un Cavour que nous voyons s’agiter sur les bords de la Sprée ? — un Cavour en tout cas bien étrange, car il lui manquerait la consécration majestueuse de la liberté, il lui manquerait aussi, — il ne faut pas l’oublier, — les deux profondes causes qui ont favorisé et à certains égards justifié l’œuvre tentée au-delà des Alpes : l’excès d’un mauvais gouvernement dans la plupart des états absorbés et la haine de la domination étrangère ; — un Cavour poméranien pour tout dire, — mais qui, par le temps où nous vivons, pourrait encore faire figure dans le monde des grands esprits, et peut-être même arriver à ses fins, s’il possédait réellement le talisman que le ministre de Victor-Emmanuel avait su emporter d’une certaine entrevue, et si Biarritz était en effet le pendant de Plombières, ainsi que persistent à l’admettre les amateurs trop raffinés des analogies historiques.

Quoi qu’il en soit, cette incertitude qui met à une si rude épreuve plus d’une puissance de ce monde (jusqu’à la plus grande de toutes, la Bourse), elle vient aussi accabler l’humble écrivain qui note les événemens au passage, et s’efforce de se rendre un compte exact d’une crise où se jouent peut-être les destinées des nations. Le mot de la situation lui échappe, et, même en ne s’avançant que sur le chemin battu de la publicité officielle, il craint partout des attrapes et des pièges. Ce n’est pas une raison toutefois de renoncer à la modeste tentative de rapprocher ce qu’on a pu recueillir de faits bien établis et de les coordonner dans un certain ensemble. Les vues des cabinets, les hautes combinaisons des gouvernemens peuvent nous demeurer voilées ; mais les affaires d’Allemagne, prises en elles-mêmes, ressortent avec assez de clarté des documens acquis à la publicité et se présentent dans un enchaînement suffisamment logique. Ce sont donc ces affaires intérieures d’Allemagne que l’on voudrait rapidement passer en revue, abstraction faite de l’influence qu’exercent sur elles les considérations du dehors. Ce n’est pas une grande peinture qu’il nous est permis de présenter : le fond du tableau nous manque, avec son ciel, ses horizons lointains, ses plis de terrain cachés, avec ces figures du second et du troisième plan qui donnent d’ordinaire l’unité à la composition et commandent toute la scène. A défaut de ces élémens, qu’il nous répugne de remplacer par la fantaisie, contentons-nous de dessiner avec la plus grande exactitude possible les objets les plus rapprochés de nous, les moins enveloppés de brouillard, les quelques groupes que nous distinguons sur le premier plan.


I

Sans vouloir refaire ici la lamentable histoire du démembrement de la monarchie danoise, il importe néanmoins de rappeler en quelques traits le singulier rôle que l’Autriche fut amenée à jouer dans cette œuvre à jamais néfaste. Ce rôle fut d’autant plus étrange en effet que tout, dans le cours ordinaire des choses, aurait dû plutôt détourner le cabinet de Vienne de la politique qu’il suivit à cette occasion, politique violente, agressive et perturbatrice, qui allait aussi peu aux traditions de l’empire des Habsbourg qu’à ses intérêts, à ses penchans bien connus. Dans les derniers jours encore de l’année 1863, à la veille même de l’invasion des duchés, le ministre de François-Joseph faisait à l’ambassadeur anglais l’aveu significatif « que personne ne regrettait plus que lui la tournure que semblait prendre l’affaire danoise, rien n’étant plus éloigné des désirs et des intérêts de l’Autriche que de soulever la question des nationalités[1]… ; » mais aussi cette année 1863 fut-elle une des plus embrouillées, des plus décevantes dont les annales de la diplomatie auront à garder le souvenir, et, pour comble d’infortune, à la tête des relations extérieures de l’Autriche se trouva l’homme assurément le moins fait pour maîtriser une grande crise, le ministre le plus évaporé et le plus décousu qui ait encore recueilli la succession des Kaunitz, des Metternich et des Schwarzenberg. Pendant cette seule année 1863, le comte Rechberg avait entamé à la fois trois des plus grosses affaires du monde : la question polonaise, la réforme fédérale de l’Allemagne et la cause des duchés de l’Elbe ; il les manqua toutes les trois et ne fit qu’accumuler les désastres et la confusion.

En ce qui touchait la question du Slesvig-Holstein, le ministre de François-Joseph n’y avait vu d’abord, au printemps de 1863, que le moyen de recueillir sans frais, pour son auguste souverain, une grande popularité dans la « grande patrie » allemande, le moyen de gagner les sympathies des états secondaires et de faire pièce à la Prusse ; mais dès l’automne de la même année les événemens avaient perdu ce riant aspect, et la situation générale était devenue des plus graves, périlleuse même. L’issue déplorable des négociations au sujet de la Pologne venait précisément de mettre à nu le profond désaccord entre l’Angleterre et la France ; l’entente occidentale avait sombré avec éclat, et l’Autriche se trouvait exposée aux ressentimens de la cour de Saint-Pétersbourg. Au même moment, la mort subite du roi Frédéric VII de Danemark changeait radicalement le caractère du débat engagé sur l’Eider ; les états secondaires, les peuples de l’Allemagne poussaient à la guerre, à une guerre de succession, et menaçaient de déchirer un grand pacte européen, le traité de Londres. Enfin et simultanément l’appel fait par la France à un congrès universel semblait annoncer le dessein d’un grand remaniement de la carte, proclamait dans tous les cas des principes menaçans pour l’existence même de l’empire des Habsbourg, et faisait pour le moins appréhender une seconde et prochaine campagne d’Italie.

C’est dans ce moment critique que l’habile président du conseil de Berlin s’offrit à M. de Rechberg comme un ami secourable. Il lui apporta le pardon de la Russie au prix d’une seule mesure administrative : la proclamation de l’état de siège en Galicie ; il lui promit aussi l’appui de la Prusse, la bonne alliance du Nord, pour le cas d’une agression en Italie[2], et en ce qui regardait la question brûlante et urgente, l’affaire des duchés, il lui proposa d’en écarter au préalable le Bund, comme trop emporté et poussant aux extrêmes, et de prendre en leurs propres mains l’exécution fédérale : c’était là le seul moyen d’empêcher une conflagration générale, de ménager les intérêts et les stipulations de l’Europe, de sauvegarder le traité de Londres, — car, il faut bien toujours l’avoir présent à la mémoire, ce n’est pas seulement l’Angleterre qui crut jusqu’au dernier moment au désir de M. de Bismark de maintenir l’intégrité des possessions du roi Christian IX ; le cabinet de Vienne lui-même y ajouta une foi pleine et entière. C’est dans cette espérance, dans cette foi qu’il prêta notamment la main à la mesure décisive du 14 janvier 1864 auprès de la diète de Francfort : coup d’état hardi qui humilia et évinça le Bund à la grande consternation des états secondaires, aux applaudissemens de la candide diplomatie britannique. Le 2 février 1864 et la guerre sévissant déjà sur les bords de l’Eider, lord Palmerston déclarait encore en plein parlement que « les deux gouvernemens d’Autriche et de Prusse avaient bien fait de s’opposer aux desseins des états secondaires allemands et s’étaient montrés dans ce sens les amis du Danemark… » On sait comment procéda dans la suite ce singulier ami du Danemark qui devait bientôt s’appeler le comte de Bismark. On sait comment il parvint à fasciner l’Autriche, à l’enlacer dans son réseau de réticences et d’audaces, à l’entraîner toujours plus loin par une série d’élans forcés. Il la mena, il la poussa, il la rudoya de triomphe en triomphe et de défaillance en défaillance ; il lui fît successivement conquérir le Slesvig, envahir le Jutland, répudier le traité de Londres, spolier le Danemark et assumer en dernier lieu la « co-possession » des duchés-unis dans ces stipulations de Vienne qui scellèrent la ruine de la malheureuse monarchie Scandinave.

La grande iniquité une fois cependant consommée, il est juste de reconnaître que le cabinet de Vienne s’efforça de reprendre des allures plus fermes et des voies plus droites, surtout après que le comte Mensdorff-Pouilly eut remplacé M. de Rechberg au département des relations extérieures (octobre 1864). S’il était permis de rappeler, en le modifiant quelque peu, un met jadis célèbre, on pourrait dire que l’Autriche entendait n’être sortie du droit, — du droit européen, — que pour rentrer aussitôt dans la loi, dans la loi fédérale, dans ses obligations envers le Bund, « Est-ce bien la loi ? » demande l’un des fossoyeurs dans la fameuse scène de Hamlet, et l’autre de lui répondre : « C’est du moins la loi des avocats (crowner’s-quest law)… » — Eh bien ! d’après la loi de ces avocats et fossoyeurs tudesques qui avaient enterré le traité de Londres, le devoir des deux grandes puissances allemandes était tout tracé, et l’Autriche en effet déclarait vouloir s’y conformer en tout point. C’était au nom du Bund que les deux puissances avaient « pris en leurs mains » l’exécution fédérale ; c’était en son nom et pour la défense de ses droits qu’elles avaient fait la guerre au Danemark et « délivré » le Slesvig-Holstein : c’était donc au Bund qu’elles devaient laisser le règlement définitif du sort des duchés. Aussi l’Autriche s’inclinait-elle devant la compétence du Bund et ne demandait-elle pas mieux que de reconnaître le protégé de ce Bund, le prince Frédéric Augustenbourg, comme le souverain légitime des pays de l’Elbe. Ce personnage médiocrement intéressant, ce Disgustenbourg, comme on disait en 1864 dans les salons de Londres, et dont le nom rappellera toujours une grande félonie et une grosse somme de rixdalers indûment encaissés, il n’en était pas moins « l’agnat » préconisé de longue date par les zélateurs du slesvig-holsteinisme, l’homme du destin, le « prince héréditaire, » le prétendant en effet le plus sérieux ou du moins le plus inoffensif à la succession des duchés, une fois que les droits sacrés et séculaires du Danemark se trouvaient être mis à néant. Ainsi l’avaient proclamé de tout temps les états secondaires, les législateurs du Bund, les peuples de l’Allemagne, les peuples des duchés ; ainsi l’avait même proclamé un jour, et dans la circonstance la plus solennelle, un homme compétent entre tous, M. de Bismark-Schœnhausen en personne. Sommé un jour par la conférence de Londres de formuler ses exigences, M. de Bismark avait présenté à la sixième réunion de cette conférence, et conjointement avec l’Autriche, une déclaration péremptoire qui demandait « la réunion des duchés de Slesvig et de Holstein en un seul état sous la souveraineté du prince héréditaire de Slesvig-Holstein-Sonderbourg-Augustenbourg. » Et M. de Bismark avait eu soin d’ajouter dans la même déclaration que ce prince « pouvait non-seulement faire valoir aux yeux de l’Allemagne le plus de droits à la succession et que sa reconnaissance par la diète fédérale était assurée en conséquence, mais qu’il réunissait aussi les suffrages indubitables de la grande majorité des populations de ce pays… » C’est le 28 mai 1864, et devant l’aréopage de l’Europe, que le président du conseil de Prusse fit une déclaration si mémorable, et cette date restera.

Il est vrai que peu de jours après cette déclaration du 28 mai 1864 on sut que M. de Bismark entendait mettre certaines et importantes conditions à sa libéralité grande. Au prétendant accouru en toute hâte, le 1er juin 1864, à Berlin, le cœur plein d’effusion, l’ingénieux ministre avait présenté une petite carte à payer. La Prusse demandait pour elle, comme prix de sa reconnaissance, plusieurs légères gratifications : le port de Kiel d’abord, puis le canal des deux mers, item les soldats et les marins, item les forteresses, les routes militaires, les postes et les télégraphes dans les « duchés-unis. » Pour employer une locution familière de nos voisins d’outre-Rhin, la Prusse ne voulait garder du couteau que la lame et le manche, et déclarait faire généreusement abandon du reste… Sur le refus du pauvre prétendant de souscrire à de pareilles conditions, qu’il qualifia de honteuses, M. de Bismark lui avait suscité à l’instant même, encore au sein de la conférence de Londres et avec l’aide complaisante de la Russie, un concurrent qui n’était pas certes à dédaigner, un beau-frère de sa majesté l’empereur Alexandre II, le grand-duc d’Oldenbourg, qui prétendit, lui aussi, avoir des droits à la « succession. » Un troisième prétendant ne tarda pas non plus à paraître devant la conférence de Londres pour y « réserver ses droits, » et ce fut encore un beau-frère du tsar, un prince de Hesse ! Tout cela devait bientôt amener M. de Bismark à confesser, dans une dépêche circulaire aux cours allemandes, en date du 24 décembre 1864, qu’au milieu de revendications si multipliées et si confuses, il se trouvait perplexe, que sa conscience n’était pas suffisamment édifiée sur le point de droit, qu’il éprouvait le besoin de se recueillir et de « consulter les légistes. » Cela toutefois ne l’empêcha point d’écrire, le 22 février 1865, une dépêche au cabinet de Vienne, dans laquelle il se déclarait prêt à reconnaître le duc d’Augustenbourg, mais, — bien entendu, — toujours aux mêmes conditions qu’il avait antérieurement formulées devant le prétendant lors de l’entrevue de Berlin[3]. Le mois suivant (mars 1865), le ministre de Prusse surprenait le monde par une nouvelle tout à fait inattendue, stupéfiante, et pour laquelle il faudrait épuiser la fameuse liste d’adjectifs de Mme de Sévigné. Il avertissait la diète germanique que la maison de Brandebourg elle-même venait de s’apercevoir tout à coup qu’elle avait des droits à la succession dans les duchés, et qu’elle allait demander à ce sujet l’avis des syndics de la couronne !… Il y a toujours, on le sait, des juges à Berlin, — on y trouve même maintenant des juges qui poursuivent les députés pour leurs discours dans les chambres ; — les syndics de la couronne de Prusse étudièrent donc la cause sous toutes ses faces. Ils y mirent beaucoup de temps, et apparemment autant de conscience ; ils ne rendirent leur arrêt qu’en juillet 1865[4], mais cet arrêt fut souverain et sublime ! Il déboutait toutes les parties, les déclarait toutes mal fondées dans leurs prétentions : ni le prince de Hesse, ni le grand-duc d’Oldenbourg, ni le duc d’Augustenbourg, ni même la maison de Brandebourg n’avaient de droits à la succession du Slesvig-Holstein ; seul, le roi de Danemark y avait des titres légitimes !… Ainsi, après tant de disputes judiciaires et de combats meurtriers, après tant d’encre versée et de sang répandu, il demeurait constant et patent que seule la monarchie de Danemark avait des droits sur les duchés, et que la guerre qui a eu pour objet de dépouiller cette monarchie de ses possessions sur l’Eider a été abusive, injuste et injustifiable ! Et c’étaient les syndics de la couronne de Prusse qui venaient prononcer ce jugement définitif, que recueillera certes l’histoire ! Toutefois les syndics ne concluaient pas de là qu’il fallût dès lors rendre les duchés à celui qui seul y avait des titres légitimes : le ministre ne leur avait pas commandé un pareil dispositif ; ils concluaient simplement au droit de la conquête. L’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, — ainsi le déclarait l’arrêt des syndics, — avaient conquis les duchés sur leur seul possesseur légitime ; ils en étaient par conséquent devenus les propriétaires exclusifs, les maîtres absolus : quod erat demonstrandum !… C’était là que voulait en venir M. de Bismark, et il se mit en devoir d’y amener aussi l’Autriche, très arriérée jusqu’ici en cette matière de jurisprudence.

Jusqu’à cette époque en effet, jusqu’au mois de juillet 1865, l’Autriche s’était bornée à décliner toutes les insinuations de la Prusse par un simple non posmmus, par l’invocation du respect dû aux droits des tiers, tels que le duc d’Augustenbourg, le grand-duc d’Oldenbourg, ou tout autre prétendant auquel la diète fédérale voudrait adjuger la « succession[5]. » Eh bien ! l’arrêt des syndics de la couronne vint heureusement démontrer aux hommes d’état de Vienne leur erreur profonde, radicale. Il n’y avait pas de tiers, de prétendant quelconque, il n’y avait point de « droits de succession » d’aucun genre ; l’empereur François-Joseph et le roi Guillaume Ierétaient les conquérans et les propriétaires exclusifs des duchés, ils étaient les maîtres absolus du Slesvig-Holstein et pouvaient en disposer à leur gré. Or, comme l’empereur François-Joseph ne pouvait guère songer à s’embarrasser de possessions lointaines, au-delà des monts et des vaux, sur les confins du nord, in ultima Thule, — qu’avait-il dès lors à faire, sinon céder sa part de conquête à son bon frère et bon ami le roi Guillaume Ier? La Prusse était toute disposée à acheter une telle cession avec une très forte somme et en beaux deniers comptans. La Prusse était assez riche pour payer la gloire… du Habsbourg, son honneur, sa foi engagée et sa considération dans le monde !

Tel fut désormais le programme du ministre prussien dans l’affaire des duchés, et il choisit son temps encore mieux que ses argumens. Il saisit la cour de Vienne de sa nouvelle théorie, que vinrent assaisonner à l’occasion des paroles passablement menaçantes ; il donna ce rude assaut à la conscience et à l’honneur du petit-fils de Marie-Thérèse, précisément dans ces derniers jours de juillet 1865 qui marquèrent pour l’état des Habsbourg une crise intérieure des plus graves, une crise vitale en quelque sorte. Le souverain d’Autriche venait de congédier M. de Schmerling et de faire le premier pas vers une réconciliation avec la Hongrie et les autres nationalités de l’empire, si longtemps et si impitoyablement sacrifiées à l’élément germanique sous le régime soi-disant « parlementaire » de la patente de février. Il venait d’inaugurer ce système de justice et d’équité envers tous ses peuples qui, s’il continue d’être pratiqué avec loyauté et vigueur, sera certainement la gloire impérissable de François-Joseph et la grande force de sa dynastie. Déjà ce système commence à porter ses fruits : on n’a qu’à voir le dévouement spontané et nullement factice avec lequel (la Vénétie exceptée) toutes les provinces, même les plus désaffectionnées jadis, se serrent maintenant autour du trône impérial devant les provocations de la Prusse. — Toutefois, et à ses débuts notamment, un pareil essai de transformation et de véritable régénération d’un vaste empire ne pouvait pas manquer d’amener avec lui une certaine dislocation de la machine gouvernementale, et produire les tâtonnemens, les tiraillemens inséparables de toute grande épreuve… En de telles circonstances, un incident étranger et inopiné comme celui que venait de soulever M. de Bismark devait nécessairement embarrasser Vienne, y diviser les esprits sur la conduite à tenir et introduire une divergence d’appréciations jusque dans le sein même du gouvernement. Il était bien naturel par exemple que M. de Mensdorff, qui dirigeait les affaires étrangères, se sentît plus directement provoqué et blessé par le programme de M. de Bismark et penchât vers une résistance opiniâtre. Il était non moins naturel que M. de Belcredi, l’homme éminent qui avait à réorganiser l’administration de toutes les provinces, à constituer l’empire sur des bases nouvelles, fût surtout préoccupé de la réussite de sa généreuse entreprise, voulût éviter autant que possible les complications diplomatiques, et se souciât beaucoup moins que son collègue de la question du Slesvig-Holstein, cette expédition lointaine de François-Joseph. A ces embarras du dedans vinrent s’ajouter, comme de raison, les appréhensions du dehors. Tout en réduisant à leur juste valeur les bruits alors comme dans ces derniers jours habilement propagés par M. de Bismark sur ses moyens et menées, — une entente avec l’Italie, des intimités avec Paris, des intelligences avec la Bavière ou tel autre état secondaire, — on dut cependant s’avouer que l’Europe en général était aussi peu édifiante depuis quelque temps dans ses principes que dans ses relations, et que déjà les données connues et les arrangemens avoués ne laissaient pas d’avoir leur côté mystérieux, leur point obscur, insondable. Il faut bien ne jamais l’oublier : par sa position géographique comme par ses traditions diplomatiques, l’Autriche sera toujours la plus circonspecte, la plus lente, et à certains égards même la plus endurante des grandes puissances, malgré la confiance que lui inspirent son armée, son bonheur proverbial et le juste sentiment de sa nécessité, de son indispensableness, comme diraient les Anglais, pour l’équilibre du monde.

Dans des proportions moins grandes, il est vrai, mais toujours à cause du même différend, la crise d’alors (fin juillet et commencement d’août 1865) ressembla donc exactement à celle que l’on traverse à cette heure : ce fut, pour ainsi dire, la répétition générale de la pièce qui se joue aujourd’hui dans toute sa pompe. On parlait de guerre, on croyait à la paix, mais on avait le sentiment d’un malaise profond et pour longtemps encore incurable. M. de Bloome, le négociateur affairé qui allait de Munich à Vienne et de Carlsbad à Ischl, parviendrait-il à imaginer un arrangement quelconque et à ménager une entrevue entre l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, qui s’évitaient soigneusement tout en se trouvant à très peu de distance l’un de l’autre ? Telle fut la question qui tint alors l’Europe en suspens durant deux semaines. Les cabinets étrangers suivaient avec une certaine anxiété les efforts de M. de Bloome ; mais ce furent surtout les diplomates des états secondaires de l’Allemagne qui de toutes parts s’agitèrent et coururent d’un camp à l’autre. Notons-le en passant, ces états moyens furent loin de prêter alors à l’empereur François-Joseph le concours plein et entier que les circonstances semblaient impérieusement commander. Sans doute M. de Beust, le plus clairvoyant ainsi que le plus menacé des ministres de la troisième Allemagne, déploya beaucoup de zèle ; mais ses collègues de la confédération ne montrèrent pas, à des degrés très divers, la même ardeur. D’aucuns gardaient rancune à l’Autriche de sa conduite envers le Bund pendant la « guerre de délivrance » sur l’Eider ; d’autres pensaient que Vienne et Berlin pourraient, au dernier moment, se raccommoder aux dépens de Francfort ; d’autres encore avaient peut-être des arrière-pensées égoïstes et des illusions peu généreuses. On se racontait alors une curieuse conversation qui aurait eu lieu entre M. de Bismark et M. de Pfordten. Le président du conseil de Berlin aurait longuement démontré à son collègue de Munich comme quoi le royaume de Bavière était destiné à recueillir tôt ou tard les provinces allemandes de l’Autriche et à la remplacer dans son rôle au sud du Mein. Le récit fut officiellement démenti, cela s’entend ; mais leurrer la Bavière avec la perspective des dépouilles autrichiennes, opposer les Wittelsbach aux Habsbourg, — c’est là cependant un des artifices traditionnels et presque élémentaires de la politique prussienne : Frédéric II a exploité le moyen en grand pendant la guerre de Silésie. Toujours est-il que la conduite de M. de Pfordten a présenté en 1865 (aussi bien peut-être qu’en 1866) un caractère peu tranché, prêtant à l’équivoque, sujet du moins à interprétations. Il importe de tenir compte de tous ces faits grands et petits pour être moins sévère à l’égard de MM. de Bloome et de Mensdorff, et pour mieux s’expliquer le dénoûment de la crise d’alors. On sait quel fut ce dénoûment. Les monarques d’Autriche et de Prusse finirent par se rencontrer à Salzbourg, et Guillaume Ier y employa l’argument souverain, celui qui servit si bien le général Mahteuffel lors de sa fameuse mission à Vienne en février 1864, celui qui depuis, et à des occasions différentes, a toujours produit son effet ordinaire sur l’esprit de François-Joseph : l’argument qu’il fallait resserrer à tout prix les liens entre les deux grandes puissances germaniques, afin de déjouer les calculs de l’étranger et de « combattre la révolution[6]… » Il s’en faut cependant que M. de Bismark soit parvenu, dans cette circonstance, à toutes ses fins, à la réalisation complète de la théorie de ses impayables syndics. Il dut même se contenter d’un gain relativement bien minime. Le Lauenbourg seul fut cédé à la Prusse[7] contre la somme de 2,500,000 thalers danois ; la grande affaire des duchés-unis ne put être conclue. Le condominium et le provisorium furent maintenus sur l’Eider. Seulement, et pour éviter autant que possible les froissemens d’une administration collective, il fut décidé que la Prusse administrerait désormais seule dans le Slesvig, l’Autriche seule aussi dans le Holstein, le tout sans préjudice pour le droit de possession de chacune des puissances sur l’ensemble des deux provinces. Ce sont là les points principaux stipulés dans la fameuse convention de Gastein (14 août 1865). Cette convention clôt la première phase du différend austro-prussien au sujet du bien mal acquis par la guerre inique contre le Danemark.


II

Pour n’avoir accordé à la Prusse qu’un léger à-compte, la convention de Gastein n’en fut pas moins très sévèrement jugée par la diplomatie de l’Europe et la conscience des nations. On connaît la circulaire si remarquable qu’écrivit à cette occasion M. Drouyn de Lhuys le 29 août 1865. Le ministre de France y démontrait péremptoirement et éloquemment que la convention était aussi contraire aux anciens traités de 1815 et 1852 qu’au « droit de succession » qui avait servi de prétexte à la guerre, aussi contraire aux intérêts de l’Allemagne qu’à ceux des duchés, aussi contraire aux vœux des populations qu’au principe de nationalité. « Sur quel principe repose donc la combinaison austro-prussienne ? continuait la dépêche française. Nous regrettons de n’y trouver d’autre fondement que la force, d’autre justification que la convenance réciproque des deux copartageans. C’est là une pratique dont l’Europe actuelle était déshabituée, et il en faut chercher les précédens aux âges les plus funestes de l’histoire… » De son côté, lord John Russell envoyait à ses agens, le 14 septembre, une circulaire à peu près semblable, et de cette analogie entre les deux documens on avait même conclu dans le temps à une entente préalable pour les écrire. Nous pouvons affirmer qu’il n’en fut rien. Le prince de La Tour d’Auvergne fit au chef du foreign office communication amicale de la circulaire de son gouvernement longtemps après qu’elle eut été expédiée aux diverses chancelleries de France à l’étranger. Lord Russell la trouva fort bien faite, en demanda gracieusement copie et s’en inspira en composant quelques jours après sa propre dépêche, pour n’avoir pas été concertée d’avance, une pareille manifestation des deux puissances de l’Occident n’en était pas moins d’un grand poids moral, — si la morale toutefois est encore d’un poids quelconque dans les transactions politiques de nos jours, si elle ne ressemble pas plutôt à cette « ombre vénérable » dont parle Dante, et qui, en se jetant dans la frêle barque, n’en avait cependant en rien alourdi la marche « rapide et bourbeuse… »

Bien autrement vives et amères qu’à l’étranger furent du reste les critiques que la convention de Gastein souleva en Allemagne, en Autriche même. On ne pouvait guère se dissimuler à Vienne qu’on avait commis un acte de faiblesse, cédé quelque peu à la menace, et le parti militaire surtout, — très influent à la Burg et avec lequel un gouvernement comme celui des Habsbourg est particulièrement tenu de compter, — s’en montra profondément humilié et blessé. Si nous nous en rapportons à des informations que nous avons tout lieu de croire exactes, le général Benedek aurait, dans les premiers momens, voulu quitter l’armée, et n’y serait resté que sur l’insistance personnelle de son auguste souverain ; il reçut le titre de feld-zeugmeister, ce qui, en de pareilles circonstances, était encore plus une promesse qu’une faveur. On se doute bien comment les états secondaires ont dû accueillir la malencontreuse convention, cette nouvelle violation des droits du Bund ; ils usèrent de représailles et reconnurent en masse le royaume d’Italie, — reconnaissance qu’ils avaient jusque-là retardée par égard pour l’empereur François-Joseph. La rancune inspira en cette occasion à M. de Pfordten un véritable trait d’esprit. Il écrivit une note à M. de Mensdorff pour exposer les motifs qui le faisaient passer outre sur les dépossessions des princes autrichiens en Italie, et cette note, il la calqua exactement sur une dépêche autrichienne un peu antérieure par laquelle le cabinet de Vienne avait expliqué au gouvernement de Munich les nécessités qui le portaient à reconnaître le changement intervenu en Grèce, changement qui avait dépossédé, on s’en souvient, un prince de Bavière !… Quant aux peuples de la grands patrie, aux braves habitans des diverses Allemagnes depuis la Saxe et le Wurtemberg jusqu’aux Reuss, Greitz, Schleitz, Lobenstein et Ebersdorf, il va sans dire qu’ils ne cessèrent de réclamer et de protester sur tous les tons et dans tous les meetings. La manifestation qui eut lieu à Francfort le 1er octobre 1865 avait surtout un caractère imposant, et devait même bientôt fournir le sujet d’un incident diplomatique. Là, une réunion des députés des diverses chambres germaniques soumit l’arrangement intervenu entre les deux souverains à une discussion aussi approfondie qu’animée, et sur la proposition de son comité (le comité des trente-six) vota diverses résolutions énergiques qui dénonçaient la coaventiin de Gastein comme « attentatoire au droit et à la sécurité de l’Allemagne. »

L’effet produit par l’arrangement du 14 août 1865 dut convaincre de bonne heure M. de Bismark que la brillante journée de Gastein ne serait pas de sitôt suivie d’autres également faciles et glorieuses, que l’Autriche ne glisserait pas sur la pente si habilement creusée dans le sol rocailleux de Salzbourg. Une fois encore il essaya, il est vrai, d’entraîner le cabinet impérial dans une équipée assez sérieuse et toujours au nom de ce « combat contre la révolution, » le sésame magique qui lui avait ouvert tant de fois les portes de Vienne. Il s’agissait d’une semonce à adresser au sénat de Francfort pour sa tolérance envers des réunions du genre de celle du 1er octobre. Le cabinet impérial consentit d’abord à ces démarches ; mais, — pour employer les expressions plaintives de M. de Bismark lui-même[8], — « il chercha bientôt à en rompre la portée, et l’effet a fini par se réduire à rien… » Le ministre prussien échoua également dans une autre tentative sur un terrain beaucoup plus pratique, dans ce même mois d’octobre 1865. L’Autriche négociait alors son emprunt dans les difficultés que l’on sait : M. de Bismark cherchait à empêcher par tous les moyens la réussite d’une affaire aussi vitale pour l’empire, il allait même jusqu’à défendre que l’emprunt fût coté à la bourse de Berlin ; mais simultanément il faisait offrir à Vienne, par l’entremise d’un banquier célèbre, la somme séduisante de 300 millions de francs pour la cession des duchés. L’offre fut rejetée… Décidément la théorie des syndics de la couronne avait donné tout ce qu’elle avait pu., et la violence seule était capable d’achever la grande œuvre. Or, pour user de la violence, il fallait épier le moment, faire ses préparatifs, travailler aussi l’esprit du roi, et ce n’était pas chose facile que d’amener le vieux Guillaume Ier à des résolutions extrêmes, malgré toute l’action fascinatrice que pouvaient exercer sur ce monarque, comme sur le Charlemagne de la légende, les eaux profondes d’un certain fleuve, — le beau fleuve de l’Elbe !

Une femme d’esprit, une grande dame qui a son franc parler avec les hommes d’état de l’Europe, demanda un jour (c’était dans l’automne de 1865) au président du conseil de Prusse s’il ne mettrait pas bientôt fin à cette interminable affaire des duchés, qui l’ennuyait bel et bien. — Elle m’ennuie moi aussi, répondit le brillant ministre ; malheureusement le roi est trop honnête ! — Il paraîtrait que ce malheur avait notablement diminué un peu plus tard, car dès janvier 1866 nous voyons M. de Bismark résolu à reprendre vigoureusement l’interminable affaire et à engager un débat selon toute apparence décisif. Quant à l’occasion de dispute, elle ne pouvait guère jamais faire défaut dans une cause si éminemment tudesque, fourmillant par conséquent de ces problèmes insolubles qui distinguent toute théologie véritable et digne de ce nom…

Quoi qu’on ait dit, en effet, il est aussi impossible de chasser le surnaturel que le naturel, et pour avoir constamment travaillé à éliminer de sa vie religieuse toute espèce de « mythe » et de mysticisme, la Germanie a dû en revanche faire au même principe une large part dans sa vie politique. En Allemagne, c’est l’église qui est rationaliste et c’est l’état qui est mystique, transcendant, trans-substantiel, ayant ses dogmes incompréhensibles, ses défis à la raison humaine, ses subtilités d’omoiousios et omoousios, — et la convention de Gastein n’a pu guère échapper à cette loi fatale. Elle enseignait l’unité de la personne souveraine dans les pays de l’Elbe sous les deux espèces de l’empereur et du roi ; elle déclarait la complète séparation et indépendance de l’administration prussienne dans le Slesvig et de l’administration autrichienne dans le Holstein, — le tout « sans préjudice à la persistance des droits des deux puissances à la totalité des deux duchés… » Qu’arriverait-il donc, si tel acte, qui, aux yeux de l’Autriche, ne serait qu’un acte purement administratif, semblait par contre à la Prusse impliquer le condominium et porter « préjudice à la persistance des droits communs à la totalité ? » Et par exemple le général Manteuffel, dans le Slesvig, refusait l’accès du territoire au duc d’Augustenbourg : c’était, selon lui, un perturbateur de l’ordre public, un ennemi, la négation incarnée du condominium. Le général de Gablenz, au contraire, permettait au malheureux duc de séjourner dans le Holstein, de s’y agiter même quelque peu et d’appeler un certain M. Samwer « son conseiller intime et cher ministre. » De même l’administration prussienne interdisait d’un côté de l’Eider « tout attroupement, » tandis que de l’autre l’administration autrichienne tolérait des assemblées populaires, qui se tenaient fréquemment et proclamaient les droits du Slesvig-Holstein et du « prince héréditaire….. »

Ce fut précisément une de ces réunions populaires, tenue à Altona, qui fournit le texte et le prétexte de la dépêche du 26 janvier 1866 par laquelle M. de Bismark ouvrit sa nouvelle campagne contre l’Autriche. La note prussienne commençait par faire un retour mélancolique sur les journées de Gastein et de Salzbourg, — les beaux jours d’Aranjuez, comme dit le célèbre vers de Schiller, — « alors que sa majesté l’empereur d’Autriche et ses ministres voyaient aussi clair que nous sur l’ennemi commun des deux puissances, la révolution, et que nous pensions être d’accord sur la nécessité de la combattre et sur le plan de la lutte contre elle. » Il paraissait presque « incroyable » qu’après un accord si parfait et si récent « les choses eussent pu arriver au point où elles étaient du maintenant. » Que de « mollesse et de passivité » dans la conduite cabinet de Vienne contre le sénat de la ville de Francfort ! Que de complaisance pour la révolution dans l’affaire d’Altona ! Cette affaire d’Altona n’est pas « un simple anneau dans la chaîne d’incidens dont la Prusse a eu tant de fois à se plaindre ; c’est le commencement d’une phase décisive. Le roi Guillaume Ier est douloureusement affecté de voir se déployer sous l’égide de l’aigle autrichienne des tendances révolutionnaires et hostiles à tous les trônes… » En conséquence, le gouvernement du roi priait le gouvernement de l’empereur « de mettre fin aux déclarations indignes de la presse et des associations holsteinoises contre son allié et co-possesseur, et de rendre impossible à l’avenir l’action de ce qu’on appelle la cour de Kiel (le duc d’Augustenbourg)… » Et la note finissait par la menace que toute réponse « négative ou évasive » rendrait à la Prusse une entière liberté d’action, dont elle userait de la manière la plus conforme à ses intérêts.

La missive prussienne trouva l’empereur François-Joseph en Hongrie, où il était allé pour l’ouverture de la diète. Tous les ministres furent immédiatement mandés à Bude, et c’est à la suite d’un grand conseil que M. de Mensdorff écrivit, le 7 février, sa réponse sous forme d’instruction donnée au comte Karolyi, l’ambassadeur à Berlin. Le ministre d’Autriche y discutait chaque point de la note de M. de Bismark ; il rappelait que « c’était non pas la substance, mais seulement la possession provisoire des acquisitions sur l’Elbe que les deux puissances avaient partagée, entre elles à Gastein, » que, d’après le traité du 14 août 1865, le gouvernement impérial n’était soumis à aucun contrôle dans l’administration du Holstein, et qu’il accordait la même indépendance au gouvernement prussien dans le Slesvig. M. de Mensdorff protestait ensuite avec vivacité contre l’accusation de favoriser des tendances révolutionnaires, et quant à cette autre accusation de nourrir des sentimens hostiles à la Prusse, il priait le cabinet de Berlin de jeter seulement un coup d’œil impartial sur le passé le plus récent. « Si le gouvernement du roi considère les affaires de l’Allemagne, il sera frappé du fait que, loin de vouloir former une coalition contre la Prusse, nous avons fait passer positivement nos relations avec les états secondaires après l’alliance avec la Prusse, nous leur avons même porté un préjudice des plus sérieux… » Il va sans dire que le ministre de Guillaume Ier considéra la dépêche du 7 février comme un refus à ses justes demandes ; il déclara immédiatement au comte Karolyi que les relations de la Prusse avec l’Autriche cessaient d’être cordiales, et qu’il s’abstiendrait désormais de toute communication avec le gouvernement de Vienne au sujet des duchés. Le silence de M. de Bismark devait être la leçon de l’empereur François-Joseph, — la première leçon, bien entendu.

M. de Bismark pensa en même temps à l’opportunité d’un autre silence encore. Il venait à peine (15 janvier 1866) de réunir les chambres sous les nouveaux auspices du magnifique arrêt de la haute cour qui autorisait le gouvernement à poursuivre tout député pour les discours qu’il tiendrait, et déclarait ainsi que dans cette Prusse, constitutionnelle au rebours, c’était non pas le pouvoir exécutif, mais le pouvoir législatif qui était responsable !… Dans un moment aussi grave toutefois, le galant ministre crut devoir épargner à la représentation nationale jusqu’à l’occasion d’un délit, et il résolut de faire complètement taire « les voix sonores de messieurs les orateurs[9]. » D’ailleurs, et dès le début de la session, la fameuse Gazette de la Croix avait à cet égard charitablement prévenu le public. « Les députés, avait dit l’excellente feuille, ne sont que les locataires de la chambre, et la question de savoir si et combien de temps ils y resteront dépend uniquement du bon plaisir du propriétaire. » — Berlin, lui aussi, avait sa grave question des loyers, comme telle grande capitale de l’Europe ! Donc le propriétaire donna congé aux locataires, et la clôture fut brusquement prononcée le 22 février 1866.

Le lendemain de la clôture, M. de Bismark recevait une nouvelle Qui certes ne lui déplaisait point, qui peut-être même ne le prenait pas tout à fait au dépourvu : la nouvelle de la mésaventure arrivée au prince Couza. Les intimités qui, aussitôt après la chute du triste hospodar, éclatèrent entre le consul de Prusse dans les principautés et les meneurs roumains, bien plus encore l’élection récente du prince de Hohenzollern, font involontairement penser à quelque jeu caché et concerté de longue date entre Berlin et Bucharest. Le ministre de Guillaume Ier ne put dans tous les cas que saluer la révolution moldo-valaque comme un incident très heureux. Ainsi que l’année précédente, lors de la complication qui amena le dénoûment de Gastein, il avait maintenant choisi son moment propice, le moment où François-Joseph tentait un effort suprême auprès de la diète de Pesth, Grâce aux amertumes passées et trop justes, hélas ! grâce aussi, il faut bien le dire, aux prétentions exagérées et à l’esprit beaucoup trop avocassier des Magyars, l’œuvre de réconciliation avec la Hongrie rencontrait des difficultés, toujours nouvelles et surtout des lenteurs périlleuses. L’Europe apprenait précisément à ce moment, sans le comprendre trop, qu’il s’agissait à Pesth non plus de la question quid juris, mais bien encore de la question quid consilii… Quelle bonne fortune pour M. de Bismark qu’aux embarras de l’Autriche en Hongrie vinssent s’en ajouter ainsi subitement d’autres dans les principautés, c’est-à-dire sur un point où toute complication devient immédiatement d’un grave danger pour l’empire des Habsbourg et semble porter dans ses flancs le terrible problème d’Orient ! Espérons bien que l’insurrection du 23 février finira par tourner au profit du malheureux peuple roumain ; mais il importe de constater que l’effet immédiat de cette révolution a été d’ajouter une nouvelle et bonne carte au jeu de M. de Bismark. Par un phénomène bizarre et bien fait pour confondre les notions géographiques reçues, les flots montans du Danube allèrent tout d’abord augmenter la crue de la Sprée.

Sur les bords de la Sprée, en effet, les événemens s’accentuaient dès lors avec une gravité croissante. Le 28 février, le roi Guillaume Ier tint un grand conseil auquel assistèrent tous les ministres, le prince royal, le général Manteuffel, le chef d’état-major-général Moltke, le chef du cabinet militaire Treskow et le comte Goltz, qui avait été mandé en toute hâte de Paris ; l’opinion publique fut unanime pour attribuer à ce conciliabule les décisions les plus importantes. Le 2 mars, M. de Bismark annonçait dans une réponse officielle à une adresse présentée par « les membres de l’ordre équestre (dix-neuf hobereaux) du Holstein » la résolution de son gouvernement de poursuivre avec fermeté l’annexion, à tous les points de vue si désirable, des duchés à la Prusse. Les journaux parlèrent alors de mouvemens de troupes, et il est sûr que des mesures furent prises pour préparer un ordre de mobilisation. Le 11 mars, un édit royal déclarait passible des peines les plus sévères toute personne qui par ses actes ou par ses paroles porterait atteinte aux droits de souveraineté du roi de Prusse ou de l’empereur d’Autriche dans les duchés-unis ou dans l’un de ces duchés. C’était faire acte d’intervention directe dans l’administration du Holstein, y sommer le gouverneur autrichien à la soumission ou à la retraite, — et ce n’était plus le général Manteuffel, c’était bien le roi Guillaume Ier lui-même qui signait une pareille ordonnance, engageant ainsi sa personne dans le conflit. Au reçu de cette ordonnance, le cabinet de Vienne chargea le comte Karolyi de demander (16 mars) au président du conseil à Berlin « si la Prusse avait l’intention de rompre violemment la convention de Gastein ? » — « Non, » fut la réponse caractéristique ; — « mais si j’avais cette intention, vous répondrais-je autrement[10] ? » — Enfin, la semaine d’après, M. de Bismark lançait aux gouvernemens de l’Allemagne sa célèbre circulaire.

Elle est encore présente à toutes les mémoires, cette dépêche du 24 mars, qui sembla décidément sonner le tocsin de la guerre, et dont nous ne rappellerons ici que les traits principaux. Après avoir raconté à sa manière le différend touchant les duchés, M. de Bismark dénonçait les armemens formidables de l’Autriche, armemens en présence desquels le gouvernement de Berlin ne saurait se dispenser de prendre les mesures nécessaires, et la circulaire déclarait que la Prusse, ne pouvant plus faire fond sur l’alliance de l’Autriche, devait chercher ailleurs des garanties pour sa sécurité. Ces garanties, la Prusse les chercherait dans l’Allemagne, mais dans une Allemagne profondément réformée. Pour que la nation allemande reprît son rang dans le monde, il fallait en effet que la confédération reçût une constitution nouvelle conforme à la réalité des choses, à l’identité des intérêts de la Prusse et de l’Allemagne, une constitution en un mot qui donnât à la Prusse le droit de disposer de la puissance militaire de toute l’Allemagne.

Il nous paraît superflu d’insister longuement sur le caractère de ce document étrange, sur la hardiesse de ses affirmations et l’audace de ses exigences. Personne en Allemagne ni en Europe n’était dans le doute sur la cause véritable, unique et permanente du différend touchant les duchés, et le moins initié pouvait distinguer de quel côté était l’agression et de quel autre la défensive. Si d’ailleurs le roi Guillaume croyait avoir sujet de se plaindre de l’empereur, François-Joseph, le pacte fédéral ne lui offrait-il pas un moyen aussi simple que légal de se faire rendre justice ? L’article 11 de cette loi fondamentale du Bund dit en toutes lettres : « Les états confédérés s’engagent à ne se faire la guerre sous aucun prétexte et à porter leurs différends devant la diète. » Pourquoi donc M. de Bismark ne portait-il pas sa cause devant ce tribunal suprême ? — Quant aux armemens formidables de l’Autriche que dénonçait la circulaire prussienne, — sans parler de la fausseté et de l’exagération notoires des détails qu’elle alléguait à ce sujet dans une annexe spéciale, — qu’y aurait-il eu d’étonnant, après tout, si le gouvernement de Vienne eût réellement pris quelques mesures de précaution à la suite de l’ordonnance du 11 mars et du non vraiment « introuvable » donné en réponse à la question catégorique qu’avait posée le comte Karolyi ? — Et le gouvernement prussien lui-même n’osait prétendre que l’Autriche ait armé avant cette date assurément menaçante ! Qu’y aurait-il eu d’étonnant, ajouterions-nous enfin, si l’on pense surtout à la situation géographique de l’objet en litige ? Qu’on veuille bien le considérer en effet : l’objet en litige, ces duchés convoités par le successeur de Frédéric II, ils étaient séparés de l’Autriche par toute l’épaisseur de l’Allemagne, tandis qu’ils se trouvaient à la portée immédiate de la Prusse, qui n’avait qu’à étendre la main pour les saisir. Un ordre n’avait qu’à partir de Berlin, et le général de Gablenz était instantanément cerné de toutes parts, forcé de se rendre ; les duchés étaient définitivement annexés, et M. de Bismark se retournait avec le « fait accompli » sans encore se trouver en face des kaiserliks rangés en bataille ! A cet égard et par rapport à l’objectif de la guerre, pour parler le langage militaire, on peut dire que la Prusse était toujours la première armée et la première arrivée, en s’abstenant même de tous préparatifs. S’en était-elle abstenue cependant, et était-il bien venu à parler des projets hostiles du cabinet de Vienne, le ministre dont les négociations avec l’Italie n’étaient un secret pour personne, et qui avait déjà depuis plusieurs jours pour hôte dans sa résidence le général Govone[11] ? Quant au point culminant et à la conclusion véritable de la circulaire du 24 mars, quant à ce raisonnement sublime par lequel la Prusse voulait chercher désormais sa sécurité auprès des états secondaires en leur demandant de lui sacrifier la leur, le moins qu’on pouvait dire, c’est que la missive se trompait d’adresse. M. de Bismark priait gracieusement les gouvernemens moyens d’abdiquer, de lui livrer leurs forteresses, leurs soldats, leurs relations extérieures. Or c’était non pas aux gouvernemens dans tous les cas qu’il fallait faire de pareilles demandes, quelque éclairés et patriotiques qu’on voulût les supposer, mais bien à la négation de l’ordre existant, à la passion populaire, à la révolution…

Aussi, lorsque l’Autriche répondit à cette provocation par la note du 31 mars, où elle s’en rapportait simplement à l’article 11 du pacte fédéral dont il a été parlé plus haut, lorsque les gouvernemens secondaires ne surent non plus donner un autre conseil à la Prusse en détresse et se disant la victime du machiavélisme de Vienne, M. de Bismark lança-t-il son appel au peuple. Il saisit la diète de son projet de réforme fédérale (9 avril). Il demanda l’unité de l’Allemagne, une constituante à Francfort, le suffrage universel pour tous les peuples de la Germanie !… Le plan du grand homme parut dès lors dans toute sa beauté, et ne fit depuis que s’accuser chaque jour avec plus de relief. Il consiste à tenir l’Autriche en échec sur le terrain diplomatique par des arguties sur les armemens auxquelles le cabinet italien ajouterait selon ses forces, — sur le terrain national par des avances faites à la démocratie. On compte exaspérer l’Autriche, l’amener à quelque démarche compromettante… Le premier de ces moyens n’est pas tout à fait nouveau, on le sait ; il fut supérieurement manié en 1859, et M. de Bismark pourrait même en trouver le modèle primitif et déjà parfait dans l’histoire de son propre pays, dans les préludes de la guerre de sept ans. Le second ne manque pas d’une certaine originalité, du moins par rapport au personnage. Celui qui se met ainsi à la tête du National Verein, c’est l’homme qui, il y a un mois à peine, accusait l’aigle autrichienne d’abriter sous ses ailes « des tendances révolutionnaires et hostiles à tous les trônes. » C’est le ministre aux procédés bien connus envers la chambre de Berlin qui demande maintenant pour « les voix sonores de messieurs les orateurs » les voûtes retentissantes de Saint-Paul ! Et qui cependant oserait affirmer que ce jeu n’emporterait pas les applaudissemens populaires ? Ce ne sont pas malheureusement les qualités de comédien qui ont jamais desservi les tyrans et les dominateurs auprès du peuple et de sa simplicité qu’on dit sainte…

Il y a dans la vie du grand ministre de Berlin un trait charmant et qu’il est utile de rappeler en ce moment, bien qu’il date d’une époque déjà lointaine, de l’année 1848. M. de Bismark n’était pas encore l’agitateur puissant qui fait trembler l’Europe, mais il était déjà l’adversaire ardent et hautain du libéralisme, il comptait, parmi l’élite et les lévites du parti de la Croix. Or il arriva qu’un jour, dans la chambre, après avoir prononcé une philippique virulente contre la « révolution, » il vint s’asseoir à côté d’un des plus fougueux ultra de la gauche (le Dr d’Ester) et lui faire une étrange confidence. Il tira de sa poche un élégant portefeuille, et y faisant voir un petit rameau desséché : « C’est une branche, dit-il, que j’ai cueillie auprès du tombeau de la Laure de Pétrarque dans mon récent voyage de France ; je compte l’offrir un jour à la démocratie en signe de conciliation… » Certes l’épisode ne manque pas de couleur locale et féodale ; on croirait presque y voir le reflet d’un clair de lune gothique, y respirer un parfum de l’Amaranth d’Oscar de Redwitz… Si toutefois l’on était sûr que M. de Bismark n’a jamais rapporté d’autre talisman de ses voyages de France, le danger paraîtrait moindre. On pourrait encore espérer que le ministre reculerait au dernier moment devant le saut périlleux, et il n’est pas jusqu’au projet de réforme fédérale dans lequel on n’inclinerait alors à voir une adroite manœuvre pour couvrir la retraite et faire céder les armes devant les toges et les bonnets des docteurs. Nous nous préparerions alors à voir simplement reprendre à Francfort un débat qui nous est connu depuis longtemps, cette discussion babélique sur la meilleure constitution des Allemagnes possibles que Montaigne aurait certainement appelée un grand tintamarre de cervelles. Même alors cependant on aurait tort de se bercer dans une sécurité trop placide et de regarder avec confiance dans l’avenir. L’antagonisme séculaire de la Prusse et de l’Autriche, le ministre de Guillaume Ier l’aura dans tous les cas aiguisé au plus haut point ; il aura rendu un choc tôt ou tard inévitable. N’oublions pas non plus que les peuples de la Germanie sont travaillés d’un malaise immense, qu’ils aspirent à des chimères pleines de tentations, et il ne faudrait pas trop se fier au caractère bien connu de nos voisins d’outre-Rhin, à leur nature réputée contemplative et lymphatique. Ces natures rêveuses ont parfois des réveils et des explosions terribles !… « Je ne suis ni passionné ni prompt ; mais il y a cependant quelque chose de dangereux en moi. » Ainsi parle de lui-même ce type de l’inertie méditative et ingénieuse que Shakspeare a immortalisé dans Hamlet.

Hamlet !… Ce nom revient involontairement toutes les fois qu’on parle de la grande nation germanique et rappelle aussi bien ses qualités admirables de cœur et d’esprit que ses imperfections et ses faiblesses. Les peuples de l’Allemagne aiment à se contempler dans cette figure mystérieuse, et les critiques les plus célèbres d’outre-Rhin, depuis Boerne jusqu’à M. Gervinus, ont relevé à l’envi tous les traits qui feraient de ce héros le représentant symbolique de leur race. Il a étudié à Wittenberg, dans ce berceau du protestantisme ; il aime les longs discours, il est un esthéticien de première force, et il fait des monologues profonds sur l’être et le non-être. Il a aussi des visions, il se croit appelé à une grande œuvre, « au redressement d’un monde déraillé ; » mais il recule toujours devant l’action et esquive la crise. Enfin Goethe a insisté sur un passage du drame d’où il résulterait que l’amant d’Ophelia est quelque peu obèse, — ce qui achèverait la ressemblance. Toutefois, et après s’être longtemps mirée dans l’Hamlet au repos, l’Allemagne ferait peut-être bien, surtout à l’heure présente, de méditer aussi la philosophie de l’histoire de Hamlet combattant. Il arrive en effet un moment où le sublime rêveur sort de son inertie et donne le signal de la mêlée ; mais alors qu’il est étrange le spectacle qu’il offre au monde ébranlé et déraillé ! Il marche en aveugle et en furieux, il devient le jouet de tous les hasards, il frappe à tort et à travers, il tue des vieillards inoffensifs, de joyeux compagnons de jeunesse, et la poétique Ophelia aussi ; il tue jusqu’à sa propre mère et périt misérablement lui-même dans un duel fratricide ! Et à la fin, pour recueillir la « succession » et posséder le royaume, apparaît l’étranger, — ce Fortinbras vigoureux et perfide qui s’était tenu à l’écart et dans l’ombre, qui n’a pas fait, lui, de monologues et dressé de tréteaux, mais qui a su bien discipliner son armée et intervenir au moment opportun… La leçon est terrible à coup sûr ; mais elle a encore un trait tout autrement sinistre, — car c’est de l’extrême Nord et d’un « pays des glaces » que le génie prophétique du poète fait venir ce triomphateur final, l’homme du destin et le « fort en bras… »


JULIAN KLACZKO.

  1. Dépêche de lord Bloomfield au comte Russell du 31 décembre 1863 (State Papers).
  2. Dépêche de sir A. Buchanan au comte Russell du 12 mars 1864 (State Papers).
  3. Elles sont connues sous le nom de « propositions prussiennes » et annexées à la dépêche du 22 février 1865. M. de Mensdorff se contenta de répondre que ces propositions tendaient à constituer en Allemagne un état mi-souverain (un état vassal ), ce qui serait contraire à l’égalité de droits et à l’indépendance que le pacte fédéral assure aux états germaniques. — On fit aussi à Vienne la très judicieuse remarque que M. de Bismark voulait faire admettre par le futur souverain des duchés des prétentions que la Sublime-Porte, malgré sa suzeraineté, n’avait jamais osé soutenir à l’égard des principautés danubiennes.
  4. C’est dans les premiers jours de juillet que parut du moins le rapport de la commission des syndics avec ses conclusions. Le jugement en forme fut prononcé un peu plus tard.
  5. Ce n’est point toutefois que l’Autriche n’ait eu, elle aussi, son moment de faiblesse et de tentation. Oubliant un jour, de son côté, le respect dû « aux droits des tiers, » elle adressait des insinuations à Berlin au sujet d’un échange possible des duchés contre un « équivalent territorial » (telle partie de la Silésie). Voyez la dépêche autrichienne du 21 décembre 1864, et notamment le passage où le ministre s’en réfère à une déclaration qu’a dû faire antérieurement l’ambassadeur comte Karolyi. — On n’est pas parfait dans ce bas monde, pas même sur ses hauteurs…
  6. Voyez plus loin le passage de la dépêche prussienne du 26 janvier 1866.
  7. Cette cession du Lauenbourg demande une courte explication juridique. Le Lauenbourg, selon l’aveu des avocats même les plus ardens de « la grande patrie, n’avait appartenu bien et dûment au Danemark et ne faisait pas partie de la « succession » tant controversée. De là le raisonnement suivant à Vienne : le Lauenbourg est une simple et pure conquête ; on pouvait donc en disposer sans léser les droits des tiers, le céder en tout honneur et justice. — Crowner’s-quest law !…
  8. Dépêche au baron de Werther, du 26 janvier 1866.
  9. Die sonoren Stimmen der Herren Redner, expression mémorable de M. de Bismark dans une des séances de la chambre prussienne, en 1863.
  10. C’est à ce mot que M. de Mensdorff fait allusion dans sa dépêche du 7 avril ; le ministre prussien s’est plaint dans la suite (note au baron Werther du 15 avril) « que la dépêche autrichienne ait fait entrer dans le cercle de l’appréciation des faits des expressions verbales qui lui étaient personnelles (à M. de Bismark), et qui, passant de bouche en bouche, étaient devenues d’une inexactitude palpable… »
  11. « Si la note prussienne était fondée en droit (disait M. de Mensdorff dans sa dépêche du 7 avril au comte Karolyi), il faudrait que l’Europe eût vécu dans un rêve profond pendant les derniers mois et qu’il ne fût pas vrai : qu’on proclamait hautement en Prusse qu’il fallait que l’annexion des duchés fût opérée de gré ou de force, — que le 26 janvier il a été envoyé à Vienne une dépêche du comte de Bismark qui, dans tous les organes gouvernementaux de Berlin, était désignée avec intention comme signe précurseur de la rupture, et qu’après la réponse négative à cette dépêche des délibérations d’état ont eu lieu à Berlin avec le concours de hautes notabilités militaires ; — que des mesures ont été prises pour préparer un ordre de mobilisation ; — que le premier ministre de Prusse parlait de la guerre comme d’une chose inévitable ? — que le 16 mars il répondit a cette question : s’il avait l’intention de rompre violemment la convention de Gastein, par un non qu’il déclarait lui-même nul et sans valeur ; — que la cour de Prusse a négocié avec le cabinet de Florence sur les éventualités d’une guerre avec l’Autriche, — que tout cela ne fût pas vrai, que tout cela ne fût qu’une vaine illusion des sens, et que la seule chose réelle était ces masses armées autrichiennes qui se sont avancées, dit-on, depuis le 13 mars (c’est le cabinet prussien lui-même qui donne cette date) vers la frontière prussienne) Les choses se sont passées autrement, et à la vue de tous… »