La Crise philosophique et les Idées spiritualistes en France/02

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LA
CRISE PHILOSOPHIQUE
ET
LES IDEES SPIRITUALISTES

II.
LE POSITIVISME ET L’IDEALISME.

Deux courans principaux, avons-nous dit[1], ont contribué à former la philosophie nouvelle : d’une part, les sciences exactes et positives ; de l’autre, la philosophie allemande. Ces deux courans se sont trouvés d’accord pour combattre la philosophie régnante, qui, prise à la fois entre l’empirisme et l’idéalisme, combattue par l’expérience et par la raison pure, a beaucoup de peine à faire prévaloir et même à faire bien comprendre le point de vue qui lui est propre, — le point de vue psychologique. Cependant, s’il y a une sorte d’accord entre l’empirisme et l’idéalisme dans la critique et dans le combat, il est facile de prévoir que les deux genres d’esprit qui se sont en quelque sorte coalisés dans cette lutte sont trop incompatibles au fond pour s’entendre longtemps. Déjà l’on voit deux philosophies de caractère très différent se dessiner l’une en face de l’autre et renouveler, comme on l’a vu à toutes les époques, l’éternelle opposition de l’empirisme et de l’idéalisme : d’une part, une philosophie circonspecte à l’excès, ennemie de toute spéculation métaphysique, n’admettant que les faits constatés, avec leurs rapports, c’est-à-dire leurs lois ; de l’autre, une philosophie idéaliste, ne pouvant consentir à trouver dans les phénomènes les derniers élémens de l’être et de la vie, pénétrant au-delà pour y découvrir la cause, la substance, l’infini, — l’une tout imprégnée de l’esprit des sciences positives, n’admettant que ce qui est démontré et vérifié, l’autre inspirée des hardiesses de l’esprit allemand, mais tempérée par les lumières et la mesure de l’esprit français, — l’une enfin à la recherche du positif, l’autre à la poursuite de l’idéal. Telles sont les deux philosophies opposées (malgré certains traits communs) que représentent aujourd’hui parmi nous deux esprits éminens, recommandables entre tous par la science, par la sincérité, par le sérieux, par l’absence de tout charlatanisme, M. Littré et M. Vacherot. Un examen rapide de ces deux philosophies complétera l’étude que nous nous sommes proposée.


I

Il est juste de reconnaître que la philosophie positive s’est beaucoup améliorée dans ces derniers temps : elle s’est affranchie des utopies ridicules qui la déconsidéraient aux yeux des bons esprits ; elle a rejeté, d’une part, sa religion humanitaire, de l’autre sa politique dictatoriale, legs du saint-simonisme dont elle n’avait que faire, et elle s’est réduite à sa véritable idée, la généralisation des données scientifiques fournies par les sciences positives. Sur ce terrain solide, elle appelle et exigerait une sérieuse discussion ; quelques mots pourront suffire à l’objet de cette étude.

Lorsque l’on considère la science contemporaine du dehors et sans être initié à son esprit et à ses tendances, lorsque l’on parcourt les feuilles scientifiques, les comptes-rendus des académies, et ces comptes-rendus moins sévères que le goût public recherche aujourd’hui, et qui partagent avec le roman et le théâtre l’honneur du feuilleton ; lorsque d’un autre côté on lit ou du moins l’on consulte les innombrables ouvrages où la science essaie de se rendre populaire et d’expliquer à tous les merveilleuses inventions qu’elle a suscitées, et que tout le monde connaît, lorsqu’enfin l’on voit se produire à. la fois tant de faits minutieux et tant de découvertes utiles, on est tenté de croire que les deux caractères les plus saillans des sciences à notre époque sont l’esprit d’analyse poussé à ses dernières limites, se perdant dans une sorte d’éparpillement à l’infini, et l’esprit pratique, le goût des applications utiles, dédaigneux de toute tendance spéculative un peu élevée. Tel est, je le répète, le spectacle que semblent présenter les sciences ; mais ce n’est là que l’apparence des choses. Il est bien vrai que l’esprit de spéculation est très rare parmi les savans, qu’ils s’en défient au-delà de toute mesure, que peut-être un peu plus de hardiesse en ce sens serait utile à la science elle-même. Ce qu’on ne saurait contester, c’est que malgré la répugnance des savans pour les idées générales, malgré les progrès constans de l’analyse et les abus de la division du travail, la force des choses toute seule a poussé la science dans une voie de généralisation et de synthèse vraiment remarquable. Quelques hautes idées se sont dégagées de ce chaos de faits particuliers ou d’applications commodes, et à un moment donné les sciences ont pu croire qu’il était temps d’opposer philosophie à philosophie, et de remplacer les interprétations métaphysiques et psychologiques, dont on était las, par des interprétations cosmologiques, dont on avait perdu l’habitude et le goût. Tel est le fait considérable auquel nous assistons, et dont il faut que les philosophes comprennent le sens, s’ils ne veulent pas être envahis par ce flot inattendu.

Rien de plus conforme d’ailleurs aux plus anciennes traditions de la philosophie. La nature a toujours été l’un des livres que le philosophe a consultés. Jamais aucune grande philosophie ne s’est élevée jusqu’ici sans faire une part considérable à la nature en même temps qu’à l’homme. Socrate a eu beau vouloir circonscrire la science dans le « connais-toi toi-même, » Platon et Aristote eurent l’un et l’autre leur philosophie de la nature. Descartes au XVIIe siècle a été aussi puissant par sa physique que par sa métaphysique. Leibnitz et Spinoza ont eu leur philosophie de la nature ; Kant lui-même a eu la sienne, Schelling et Hegel à plus forte raison. Seules, l’école de Locke, l’école écossaise et l’école spiritualiste contemporaine[2] sont restées à l’écart de ce grand domaine. Il y avait donc là une place à prendre dans le domaine de la spéculation. Que l’école positive ait essayé de prendre cette place, c’était son droit, et c’est encore aujourd’hui sa principale force.

À dire la vérité, l’école positive, en niant toute espèce de métaphysique, s’est condamnée à n’être pas même une philosophie de la nature, car que serait une philosophie de la nature sans métaphysique ? Elle n’est donc guère qu’une philosophie des sciences, et même, à ce dernier point de vue, je doute qu’elle satisfasse les vrais savans ; mais enfin laissons-lui ce domaine que personne ne se dispose à conquérir[3], et renfermons nos critiques dans le domaine de la philosophie proprement dite.

Il est deux points sur lesquels le positivisme me paraît franchir les bornes de la sagesse scientifique : c’est d’abord par sa complaisance (involontaire, j’y consens, mais évidente) pour le matérialisme, en second lieu par sa négation absolue de toute métaphysique. Sur le premier point, M. Littré vient de s’expliquer encore une fois dans la préface de sa nouvelle édition d’Auguste Comte, où il nous fait l’honneur de citer nos études sur le matérialisme contemporain et d’y répondre en quelques pages. On ne s’étonnera pas qu’ayant rencontré un contradicteur aussi éminent, nous tenions compte de toutes ses paroles : aussi bien sommes-nous ici dans le cœur de notre sujet. M. Littré nous dit que l’on se tromperait gravement en se persuadant que les critiques dirigées contre le matérialisme tombent sur la philosophie positive, et il prend de là occasion pour séparer de nouveau ces deux idées, et montrer que le positivisme, désintéressé entre toutes les écoles spéculatives, n’est pas moins indifférent au matérialisme qu’au spiritualisme. Nous sommes très heureux pour notre part de cette protestation, et nous n’éprouvons nul besoin de ranger malgré lui M. Littré parmi les matérialistes et les athées ; mais est-il vrai que l’école positive a toujours été aussi sage ? S’est-elle toujours tenue à égale distance des deux hypothèses ? Et n’a-t-elle pas penché d’un certain côté plus que ne le permettait l’impartialité métaphysique qu’elle affecte en ces matières ? C’est ce dont il est permis de douter.

Je demande à l’école positiviste une définition de l’âme. Si cette école est fidèle à ses principes, si elle veut se dégager de toute hypothèse, elle dira : âme est un mot qui désigne la cause inconnue et hypothétique des phénomènes de pensée, de sentiment et de volonté. Voilà quelle devrait être la définition positiviste de l’âme, si le positivisme est distinct du matérialisme. Ce n’est pas celle que nous donnent MM. Littré et Robin dans leur édition du Dictionnaire de Nysten. ils nous disent que l’âme est un mot qui signifie, « considéré anatomiquement, l’ensemble des fonctions du cerveau et de la moelle épinière, et, considéré physiologiquement, l’ensemble des fonctions de la sensibilité encéphalique. » Que M. Littré veuille bien nous dire en quoi une telle définition diffère de celle que pourrait proposer le matérialisme le plus déclaré.

Je ne m’arrêterai pas à prouver combien une telle définition est fausse, même au point de vue scientifique. Dire que l’âme est anatomiquement une fonction ou un ensemble de fonctions est une faute que l’on ne pardonnerait guère à un philosophe, si celui-ci avait eu le malheur de la commettre, car tout le monde sait que l’anatomie ne s’occupe que de la structure des organes et non de leurs fonctions. Je ne demanderai pas non plus comment il se fait que le domaine anatomique de l’âme soit plus étendu que son domaine physiologique, l’un comprenant tout le système nerveux, et l’autre réduit à l’encéphale. Toutefois ces erreurs et ces bizarreries ne sont rien auprès de la contradiction radicale qui existe entre une telle définition et la prétendue méthode de l’école positive. Si vous ne savez rien de l’essence des choses, pourquoi déclarez-vous que l’âme est une fonction du système nerveux ? Qui vous l’a dit ? De quel droit invoquez-vous une telle hypothèse, qui, après tout, est une hypothèse métaphysique, car personne n’a jamais vu de ses yeux un cerveau penser ? Si au contraire vous êtes assuré que le cerveau pense, pourquoi affecter ce prétendu désintéressement entre le matérialisme et le spiritualisme ? Pourquoi ne pas dire tout simplement que ce sont les matérialistes qui ont raison ? Pourquoi écarter d’abord toutes les solutions pour choisir ensuite celle qui vous convient ? Pourquoi se couvrir d’un apparent scepticisme qui peut séduire les esprits exigeans pour leur imposer ensuite, comme une conséquence nécessaire, la confusion de l’âme et du système nerveux ? Il est facile de montrer que les positivistes tombent dans la même inconséquence à l’égard de Dieu, car tantôt ils se contentent de dire que l’homme ne peut rien savoir des causes premières et des causes finales, tantôt ils nient toute cause première (en dehors du monde) et toute cause finale. — Tantôt il semble que, pour eux, Dieu soit un inconnu qui échappe à toute définition et toute détermination scientifique (ce qui n’en exclut pas la possibilité) ; tantôt ils déclarent expressément qu’il n’y a rien en dehors de la nature et de ses lois. En un mot, il serait possible au positivisme, s’il eût étudié un peu plus la philosophie, de prendre une assez belle place parmi les écoles que le scepticisme de Kant a enfantées ; mais trop souvent il retombe, comme malgré lui, dans l’ornière banale du matérialisme athée du XVIIIe siècle.

Sans aller chercher bien loin, j’en trouverai la preuve dans la nouvelle préface de M. Littré. Il consacre quelques pages de cette préface à l’une des questions qui lui tiennent le plus à cœur, la question des causes finales. Il nous fait d’abord une grave concession, car il reconnaît que dans certains cas, par exemple dans la structure de l’œil, la finalité est à peu près évidente. Il pourrait signaler d’autres faits non moins frappans : les sexes notamment, dans lesquels il faut plus que de l’aveuglement pour nier le dessein et le but ; mais cette concession faites M. Littré croit triompher en nous opposant tous les faits contraires, tous ceux où la nature organisée ne sait pas atteindre son but, ou même se trompe et travaille contre elle-même.

De ces deux ordres de faits, en supposant qu’ils fussent égaux en nombre et en autorité (ce qui n’est pas à beaucoup près), que devrait conclure le vrai positiviste, celui qui serait vraiment dégagé de toute prévention métaphysique, celui qui n’aurait pas déjà un parti-pris dans son cœur ? Il conclurait, à notre avis, en ces termes : « Puisque la nature nous présente deux séries de faits, les uns favorables, les autres contraires aux causes finales, abstenons-nous de juger. Peut-être y a-t-il de semblables causes, peut-être n’y en a-t-il pas. Tout au plus pourra-t-on dire que, s’il y a une cause prévoyante qui poursuit des fins, cette cause n’a pas su et n’a pas pu toujours trouver les meilleurs moyens d’arriver à ses fins. » Telle serait la seule conclusion légitime de l’expérience (j’entends au point de vue positiviste). Est-ce bien là celle de M. Littré ? Nullement. Au lieu de rester dans le doute, il affirme, et qu’affirme-t-il ? C’est que la propriété de s’accommoder à des fins, de s’ajuster, comme il dit, est une des propriétés de la matière organisée. Il est de l’essence de cette matière de s’approprier à des fins, comme il est de son essence de se contracter ou de s’étendre, de se mouvoir ou de sentir. Ainsi, au lieu d’écarter toute recherche sur la cause première de la finalité dans les êtres organisés (ce qu’exigerait la méthode positive), M. Littré enseigne que cette cause première, c’est la matière organisée elle-même (ce qui est le lieu commun des écoles matérialistes). La contradiction est éclatante ; ici, comme pour l’âme, l’école positive se réfute elle-même, et l’on peut lui dire : Ou bien vous connaissez la cause première de la pensée, de la volonté, de la finalité, renoncez donc à votre inutile positivisme, ou bien vous persistez à affirmer qu’on ne sait rien des causes premières, et dès lors renoncez à votre matérialisme ; ne dites plus que l’âme est une fonction du système nerveux, que la finalité est une propriété de la matière organisée. Choisissez entre Épicure et Kant, entre le dogmatisme athée et le scepticisme transcendant.

On s’étonne d’ailleurs de voir un esprit aussi familier que celui de M. Littré avec la méthode scientifique se payer aussi facilement de mots que dans cette phrase où il nous dit que la matière organisée s’ajuste à ses fins, parce que c’est une de ses propriétés. Qui ne reconnaîtrait là une de ces qualités occultes dont vivait la scolastique, et que la science moderne tend partout à éliminer ? Que M. Littré veuille bien y penser, et il avouera qu’il n’existe pas une sorte d’entité, appelée matière organisée, qui serait douée, on ne sait pourquoi ni comment, de la propriété d’atteindre à des fins : ce qui existe en réalité, c’est un ensemble de solides, de liquides, de tissus, de canaux, de parties dures, de parties molles, en un mot un ensemble incalculable de causes secondes et d’agens aveugles qui tous se réunissent dans une action commune, qui est la vie. Ce qu’il faut expliquer, c’est comment tant de causes diverses s’entendent pour arriver à produire cette action commune ; c’est cette coïncidence de tant d’élémens divergens dans un effet unique. Dire que cette rencontre, cette coïncidence est une chose toute simple et s’explique par une vertu accommodatrice dans la matière (car n’est-ce pas là ce que M. Littré appelle la propriété de s’ajuster à des fins ?), c’est ressusciter les vertus dormitives et autres de la scolastique. Dans un autre écrit[4], M. Littré a pourtant combattu avec une éloquente vivacité la vertu médicatrice de l’école hippocratique. En quoi est-il plus absurde d’admettre dans la matière organisée la propriété de se guérir soi-même que la propriété de s’ajuster à des fins ?

Nous croyons donc que le positivisme se débat entre deux courans contraires. L’esprit élevé et scientifique de M. Littré sait très bien que le matérialisme n’est pas démontré, et il voudrait se tenir à égale distance de cette doctrine et de la doctrine opposée ; mais d’un autre côté les habitudes de l’éducation, l’entraînement fatal du savant, qui n’a pas trouvé de contre-poids dans l’étude des sciences psychologiques et morales, plus que tout cela peut-être, la pression de certains disciples plus ardens que ces tempéramens ne satisfont point, telles sont les causes de ce conflit interne dont le positivisme doit se dégager, s’il veut compter parmi les sérieuses écoles philosophiques de notre temps.

Le second point sur lequel cette école me paraît manquer d’esprit philosophique est sa négation absolue et exclusive de toute métaphysique. Je n’entrerai point, ici dans la question tout abstraite (et qui serait déjà un problème métaphysique) de savoir s’il y a des idées absolues dans l’esprit humain, et si à ces idées correspond en dehors de nous quelque chose d’absolu ; mais, prenant la question du dehors, je dis que retrancher de l’esprit humain la recherche des causes premières et des causes finales est une tentative si violente, si contraire aux lois de notre entendement, si démentie par l’histoire, que je ne puis concevoir que les positivistes aient l’espoir d’y réussir. Assurément leur critique de la métaphysique est bien faible et bien superficielle en comparaison de celle de Kant. Celui-ci critiquait ce qu’il connaissait profondément, et les positivistes combattent ce qu’ils ne connaissent pas du tout. Eh bien ! Kant avait à peine dit son dernier mot que Fichte, pour expliquer ce mot, rentrait dans la métaphysique, et l’on a vu cet étrange phénomène, le scepticisme le plus hardi engendrant par la force même de la logique l’ontologie dogmatique la plus audacieuse que la philosophie ait connue. Après un tel exemple, qui pourrait croire en avoir fini avec la métaphysique ? Qui se flatterait d’avoir, suivant l’énergique expression d’Hamilton, « exorcisé à jamais le fantôme de l’absolu ? »

Comme les hommes sont surtout sensibles aux raisons qui se présentent sous la forme d’aphorismes ou d’axiomes, on a résumé toutes les critiques contre la métaphysique par cette formule, qui pour beaucoup d’esprits est péremptoire : « la métaphysique n’est pas une science ; » mais il me semble qu’il faut y regarder de plus près, et ne pas condamner sur l’étiquette une étude qui a pendant si longtemps occupé les plus grands esprits. Tout dépend de la définition du mot science. Si l’on prend pour type absolu les sciences rigoureusement démonstratives, par exemple les mathématiques, ou, dans l’ordre expérimental, l’astronomie, certaines parties de la physique et de la chimie, j’accorde que la métaphysique n’est pas une science ; mais n’est-ce pas là une définition arbitraire de mots ? Ce ne sera pas seulement la métaphysique que l’on condamnera au nom d’une définition étroite, ce sera toute science morale en général, car ces sortes de sciences échapperont toujours aux procédés rigoureux des sciences exactes. L’histoire, par exemple, peut-elle être une science au même titre que l’astronomie et la chimie ? Non, sans doute, car il lui manquera toujours deux grands procédés de vérification, l’expérience et le calcul. Dira-t-on que sur certains faits l’accord des témoignages est un argument qui équivaut pour l’exactitude à l’observation immédiate ? J’y consens ; mais un tel accord n’a jamais lieu que pour les grands faits. Quant aux faits délicats (qui sont souvent les plus intéressans), il faudra toujours laisser une assez grande latitude à l’interprétation de l’historien, c’est-à-dire à un procédé moins rigoureux. Il est enfin une partie de l’histoire qui échappera toujours aux procédés de la méthode positive : c’est la pensée, c’est l’âme, c’est la morale. Retrancherez-vous tous ces élémens comme trop poétiques ? Interdirez-vous à Montesquieu ses considérations, à Tacite ses jugemens ? Réduirez-vous l’histoire au positif, c’est-à-dire à l’écorce ? Renoncerez-vous au fruit, c’est-à-dire à la pensée, dont l’histoire n’est que la manifestation ? Si vous faites cela, vous mutilez l’esprit humain ; si vous ne l’osez faire, reconnaissez qu’il y a des sciences de diverse nature et de divers degrés. Pourquoi la métaphysique ne serait-elle pas une de ces sciences ?

Que si vous dites que le rapprochement est inexact, parce que l’histoire après tout ne s’occupe que de faits, et que c’est encore là le domaine du relatif, tandis que la métaphysique prétend connaître l’inaccessible, c’est-à-dire l’absolu, je réponds que vous posez ce qui est en question, à savoir que l’homme ne possède aucune notion absolue et ne doit s’occuper que du relatif, proposition qui ne pourrait être démontrée que par la science même que vous excluez. D’ailleurs il faut distinguer l’invisible de l’absolu, et quand même on accorderait que l’homme ne peut atteindre aux derniers élémens des choses, il ne s’ensuivrait pas qu’il fût forcé de s’en tenir aux phénomènes, car au-delà de ces phénomènes il peut y avoir des causes et des substances, qui, sans être elles-mêmes des principes premiers, seraient encore des principes relativement à nous. Et enfin, lors même qu’on n’accorderait aucune réalité objective à ces notions de cause, de substance, de temps, d’espace, d’infini, qui nous enveloppent et s’imposent impérieusement à toutes nos pensées, il y aurait toujours à analyser et à critiquer ces idées, à montrer le lien qui les unit, à en faire un système, et la métaphysique subsisterait encore à titre d’idéologie.

Mais enfin accordons (en prenant ce terme de science dans son sens le plus étroit) que la métaphysique n’est pas une science : je ne vois pas encore ce que l’on en conclura. Conclura-t-on qu’il faut supprimer la métaphysique ? Alors faut-il donc supprimer tout ce qui n’est pas la science ? C’est ce que je vous prierai de me démontrer. Eh quoi ! en dehors de la science armée de tous ses procédés, il n’y a plus rien pour l’homme que de se livrer à ses instincts, à ses sens, à ses appétits, à ses imaginations ! Nous prétendons qu’il y a quelque autre chose : cette autre chose, c’est la pensée. Et oserez-vous soutenir que tout ce qui n’est pas scientifique (toujours dans le sens étroit que vous entendez) n’est pas la pensée ? Entre la vie purement scientifique et la vie animale, il y a un milieu qui est la vie propre de l’homme, et qui le caractérise entre toutes les espèces de la nature, c’est la vie pensante et réfléchie. Or quiconque pense et réfléchit est un philosophe, et quiconque pense et réfléchit sur les origines des choses est un métaphysicien. Supposez que ces pensées et ces réflexions, au lieu d’être accidentelles, passagères, mêlées aux actions de la vie, deviennent l’objet continu et profondément médité d’un esprit supérieur, vous voyez alors la philosophie et la métaphysique s’élever au-dessus de la raison vulgaire et prendre le titre de sciences. Nous prétendons qu’elles en ont le droit : vous le contestez, soit ; mais c’est là un vain débat. L’important est de savoir si elles devront cesser d’être, parce que, dans vos orgueilleuses et étroites définitions de la science, vous leur aurez interdit ce nom. S’il en est ainsi, interdisez donc à tout homme de penser, hors à ceux qui manient l’algèbre et les cornues ; établissez une nouvelle inquisition, et déclarez qu’en dehors des laboratoires et des amphithéâtres d’anatomie la pensée est défendue. Si vous reculez (ce qui n’est pas douteux) devant une extrémité aussi absurde, laissez la pensée s’exercer sur tout ce qui l’attire et la sollicite ; acceptez comme un des plus nobles fruits de l’esprit humain cette pensée sous sa forme la. plus élevée et la plus abstraite. Libre à vous de lui donner le nom qui vous plaira.

C’est une chose incroyable que les hommes ne puissent jamais se contenter d’une idée juste, et qu’ils n’en aient pas plutôt une de ce genre qu’ils éprouvent le besoin d’en faire une idée fausse. Par exemple, il n’y a pas sans doute grande nouveauté à faire remarquer que la philosophie est divisée en écoles et en systèmes, tandis que dans les sciences proprement dites on voit chaque jour augmenter le nombre des vérités incontestées sur lesquelles tout le monde est d’accord ; il n’y a pas là, je le répète, une grande découverte, et cependant c’est là un fait si remarquable, si important, si fâcheux, que si l’école positive s’était contentée d’y insister, et de tirer de là une ligne de démarcation entre la philosophie et les autres, sciences, on eût bien été obligé de reconnaître qu’elle avait raison. Si ensuite elle eût cherché l’explication de ce fait, si elle en eût donné de bonnes raisons, si elle avait proposé quelques moyens pour en atténuer les conséquences, elle aurait rendu service à la philosophie. Au contraire, entraînée par une aversion préconçue, elle s’est contentée de nier, d’exclure ; au lieu de nous éclairer et de nous aider, elle nous excommunie : solution négative et stérile, qui se contredit elle-même, car l’école positive est après tout une de ces écoles qui partagent la philosophie. Si elle critique, elle est critiquée ; elle a des partisans et des adversaires ; elle n’est pas seulement juge du combat, elle est au nombre des combattans. Elle-même a déjà ses sectes et ses écoles.

Si M. Littré voulait aller jusqu’au bout de sa pensée, il s’apercevrait que ses principes vont jusqu’à détruire non-seulement la métaphysique, mais toute philosophie, y compris la sienne. Si en effet l’esprit humain ne doit rien admettre que les faits constatés et les lois démontrées, il n’y a rien, absolument rien, en dehors des sciences positives elles-mêmes, qui sont précisément l’assemblage de ces faits et de ces lois. Il y aura donc une physique, une chimie, une zoologie, mais point de philosophie. Réunissez en un certain nombre de traités toutes les vérités constatées dans chacune de ces sciences, vous avez la science en général, qui ne sera que la collection des sciences particulières. Est-ce ainsi que vous l’entendez ? Non sans doute ; vous voulez, vous croyez avoir une philosophie. Or cette philosophie, si elle est quelque chose, contient nécessairement des idées qui dépassent le domaine de la démonstration positive, des généralisations plus ou moins sujettes à conjectures ou à contestation, en un mot des théories, et même une théorie générale embrassant toutes les théories. Encore une fois, si elle ne contient rien de semblable, elle n’est rien. Or les savans distinguent dans chaque ordre de sciences les théories des vérités constatées et démontrées. Les théories ne leur sont que des moyens et des échafaudages qu’ils abandonnent à la liberté des interprétations. Que diront-ils donc d’une théorie générale qui embrasserait toutes ces théories conjecturales ? Pour eux, tout cela c’est de la métaphysique. Que M. Littré veuille bien interroger la plupart des savans, et il verra que sa propre philosophie leur est une chose aussi conjecturale et aussi arbitraire que le sont à ses yeux les théories des métaphysiciens. Si positif qu’on soit, on passera toujours pour un métaphysicien, c’est-à-dire pour un chimérique, à l’égard de quelques-uns. En un mot, la philosophie positive se décompose en deux élémens hétérogènes : des considérations philosophiques qui ne sont point positives, et des notions positives qui ne sont point philosophiques.

La philosophie positive obéit, comme toute philosophie, à cette tendance qui nous fait chercher en toute chose le général, et qui, de généralités en généralités, nous conduit à la plus haute généralité possible. Or d’où peut nous venir ce besoin d’une généralité toujours de plus en plus grande, s’il n’y a pas dans l’esprit humain une idée qui dépasse tous les phénomènes possibles ? Ce penchant vers la généralité n’aurait-il pas sa source dans une idée d’absolu, inconsciente d’elle-même ? Et lorsque M. Littré rejette l’hypothèse d’un absolu transcendant et nous représente la nature comme un tout complet se suffisant à soi-même, que fait-il donc autre chose que de transporter l’idée d’absolu de Dieu à la nature, et comment une telle vue pourrait-elle se disculper d’être une vue métaphysique ?

Le positivisme a donc une métaphysique, mais inconsciente. Voici comment on peut s’expliquer l’origine d’une telle philosophie. Il est des esprits qui ont été élevés et nourris dans les sciences exactes et positives, et qui cependant éprouvent une sorte d’instinct philosophique. Ils ne peuvent satisfaire cet instinct qu’avec les élémens qu’ils ont à leur portée. Ignorans des sciences psychologiques, n’ayant étudié que par le dehors la métaphysique, ils combattront donc la métaphysique et la psychologie. Ils croiront avoir fondé une science positive, tandis qu’ils n’ont fait qu’une métaphysique incomplète et mutilée. Ils s’attribuent l’autorité et l’infaillibilité qui appartiennent aux sciences proprement dites, aux sciences d’expérience et de calcul ; mais cette autorité leur manque, car leurs idées, si défectueuses qu’elles soient, sont de la même famille que celles qu’ils attaquent. De là la faiblesse de leur situation, de là la dispersion inévitable de leurs idées, dont les unes retourneront aux sciences positives, d’où elles sont issues, et les autres iront retrouver la science philosophique, à laquelle elles appartiennent.

Les positivistes ont raison quand ils combattent une métaphysique qui construit la nature à priori, ou qui, dans la formation de ses synthèses, néglige entièrement la nature ; mais ils ont tort lorsqu’ils contestent à la métaphysique le droit de chercher dans l’analyse de l’esprit humain et dans la critique de l’entendement un fondement à la science du monde intellectuel et du monde moral. Ici ce n’est plus leur science qui proteste, c’est leur ignorance ; ce n’est plus une juste réclamation, c’est un orgueilleux empiétement ; ce n’est plus liberté et progrès, c’est tyrannie et préjugé. Il y a des esprits qui n’ont pas le goût de la métaphysique ; qu’ils s’en abstiennent, rien de mieux : ils seront plus utiles en faisant autre chose ; mais que, mesurant les destinées de l’esprit humain d’après leurs goûts et leurs inclinations, ils veuillent supprimer toute recherche dont ils ne sont point eux-mêmes curieux, c’est là une vue si aveugle et si étroite qu’on ne peut trop en admirer la naïveté et l’impuissance.


II

De tous les esprits indépendans qui, depuis une dizaine d’années, ont cherché leur voie en dehors des sentiers tracés, le plus distingué et le plus fort ne doit pas être le plus populaire. Plus la science est élevée et sérieuse, moins elle est accessible à la foule ; mais si le mérite philosophique consiste dans la recherché sévère, abstraite, entièrement désintéressée des principes et des causes, si le philosophe doit étudier les questions en elles-mêmes et ne s’élever à la solution que par un lent et laborieux enfantement, si, évitant de parler aux passions, ne cherchant pas le succès, ne songeant ni à plaire ni à déplaire, il n’a d’autre ambition que de se satisfaire soi-même (au risque de ne pas satisfaire tout le monde), si ce sont là les rares qualités du métaphysicien, on ne saurait contester ce titre à un philosophe dont nous ne partageons pas toutes les doctrines, mais qui mérite plus qu’aucun autre le respect et l’examen, M. Vacherot.

M. Vacherot est avant tout un métaphysicien, et c’est par là qu’il se distingue de tous les esprits critiques et sceptiques auxquels on est tenté d’associer son nom. Parmi ceux-ci, les uns nient entièrement la métaphysique, les autres s’en font une de fantaisie, qu’ils mêlent en passant à toute autre chose. Pour lui, il vit, il respire, il plane avec une joie sereine et candide, avec une liberté et une souplesse singulières, au sein des idées métaphysiques. Ce sont pour lui, comme dirait Malebranche, des viandes, solides ou savoureuses, au prix desquelles les viandes réelles ne sont que de pures apparences. Il peut dire encore, comme Jouffroy lorsqu’on le forçait de quitter ses contemplations intérieures pour les nécessités quotidiennes de la vie, « qu’il abandonne le monde des réalités pour entrer dans celui des ombres et des fantômes. » Ce goût des idées pures donne à son livre De la Métaphysique et de la Science, ouvrage plein de talent, quoique sans art, une sérénité, une placidité touchante malgré l’aridité de certaines conclusions. Le style est ample, libre, pur, noble, et en quelque sorte idéal. Enfin, en lisant ce remarquable ouvrage, on sent qu’on n’est plus dans le domaine de la fantaisie, mais dans celui de la science. Ce n’est plus une agression volontaire, préméditée, insidieuse, ayant pour objet l’établissement d’une puissance nouvelle sur les ruines d’une puissance passée : c’est une recherche pure et sincère, commandée par la conscience et dictée par l’entendement. C’est un plaisir de discuter avec de tels esprits, car on sent qu’ils ne veulent pas nous tromper. Entre eux et nous, il n’y a qu’un seul juge : ce n’est pas l’opinion, ce n’est pas la foule, ce n’est pas tel ou tel parti, c’est la raison même, le Verbe éternel, qui illumine tout homme venant en ce monde.

D’ailleurs il serait tout à fait inexact de voir dans M. Vacherot un adversaire partial et passionné du spiritualisme ; il en est plutôt, sur certains points importans, un auxiliaire indépendant. Ayant vécu pendant longtemps dans le sein de l’école spiritualiste, il a conservé quelques-uns de ses principes les plus essentiels. Il en admet d’abord le principe fondamental, à savoir que la psychologie est le fondement de la métaphysique, et qu’il faut s’élever de l’une à l’autre. N’est-ce pas là ce qu’enseignent M. Maine de Biran, M. Royer-Collard, M. Cousin, M. Jouffroy ? N’est-ce pas par ce principe que cette école se distingue et se caractérise entre toutes les écoles du siècle ? M. Vacherot est aussi opposé que possible à tous ceux qui veulent faire dériver l’âme des forces inférieures de la nature et composer le plus parfait avec le moins ; parfait, ce dont, pour le dire en passant, il devrait se souvenir un peu plus lui-même dans sa théodicée. Comme nous, il admet que l’âme n’est pas une résultante ou un composé, mais une force individuelle ayant conscience d’elle-même, que cette conscience n’atteint pas seulement les phénomènes, mais l’être et ses puissances essentielles, l’activité, l’individualité, la liberté. Sur cette psychologie toute spiritualiste, il fonde une morale toute stoïcienne, il admet avec Kant et Jouffroy une loi morale absolue et universelle, qui s’impose à toute conscience avec une irrésistible autorité. Il croit à la responsabilité morale, à la justice distincte de l’intérêt, au droit et au devoir fondés sur des rapports absolus. Ainsi, sur la plupart des grandes questions de la psychologie et de la morale, M. Vacherot soutient les doctrines spiritualistes, à sa manière à la vérité, mais sans qu’aucun grand principe soit mis en péril. En est-il de même en théodicée ? Il faut reconnaître que non ; c’est sur ce terrain, c’est sur la définition de Dieu, que M. Vacherot se sépare de ses anciens amis, et remplace la théodicée de Leibnitz par celle de Hegel, ou le spiritualisme français par l’idéalisme allemand. Quel est le point précis sur lequel porte la dissidence entre lui et nous ? C’est ce que nous essaierons d’expliquer.

Il est un point de doctrine qui, dans l’école cartésienne et dans l’école spiritualiste contemporaine, n’a jamais été mis en discussion : c’est qu’en Dieu l’infini et le parfait sont une seule et même chose. Démontrer l’existence de l’être infini, c’est démontrer l’existence de l’être parfait. L’être et le bien s’identifient par définition même. Cette doctrine est celle de tous les cartésiens, de Descartes d’abord, de Spinoza, de Malebranche, de Fénelon ; elle n’a jamais soulevé l’ombre d’un doute dans le monde cartésien. Elle a été également adoptée dans l’école spiritualiste contemporaine. Dans cette école, c’est un principe hors de toute contestation, qu’il y a dans l’âme humaine une foi naturelle et irrésistible à l’infini et au parfait. Il y a un élan naturel qui, des choses relatives et contingentes, nous porte à l’affirmation d’un être absolu, nécessaire et parfait. Partout où quelque degré de réalité se présente à nous dans la nature, nous transportons par la pensée cette réalité dans l’absolu, et Dieu est ainsi le lien de toutes les idées et de toutes les essences ; il contient éminemment et sous la raison de l’infini tout ce que l’âme et la nature possèdent de perfections incomplètes. C’est ce que l’on appelle l’intuition pure, l’intuition immédiate du divin.

Or toute la métaphysique de M. Vacherot a pour objet de séparer les deux idées que l’école cartésienne et le spiritualisme contemporain unissaient d’une manière si étroite, l’infini et le parfait. Ces deux idées sont profondément distinctes et appartiennent à deux ordres différens. La première est en effet le produit immédiat de la raison pure : nous ne pouvons penser le fini sans penser l’infini, le contingent sans le nécessaire, le relatif sans l’absolu ; mais nous pouvons percevoir l’imparfait sans affirmer nécessairement l’être parfait. Ici nous n’avons plus à faire qu’à un type, à un idéal, dont notre pensée sans doute a besoin comme d’une règle, mais dont nous ne devons pas affirmer la réalité.

Si l’on se demande sur quoi M. Vacherot se fonde pour séparer deux ordres de notions, jusqu’ici inséparables, — l’être, l’infini, le nécessaire d’une part, de l’autre le parfait et le bien, — on le comprendra, je crois, pour peu qu’on réfléchisse qu’il nous est impossible de ne pas concevoir et affirmer un premier principe existant par soi-même, mais que rien ne nous assure à priori que cet être soit parfait. L’humanité a toujours affirmé un principe des choses, et par là même quelque chose de nécessaire et d’infini ; mais elle n’a pas toujours affirmé que ce principe des choses fût bon et parfait. La perfection à l’origine des choses a besoin d’être démontrée ; la nécessité et l’infini n’en ont pas besoin. Puisque quelque chose existe, il faut bien que quelque chose ait existé de toute éternité et par conséquent d’une manière nécessaire : le contraire est absurde et impossible ; mais il n’y a rien d’absurde à admettre, au moins avant démonstration, que l’idéal absolu n’existe pas réellement en dehors de notre pensée.

La dialectique de Platon, qui ramenait chaque classe d’êtres à un type absolu, et qui admettait l’homme en soi, l’animal en soi, le feu en soi, modèles éternels et parfaits des réalités imparfaites, a été convaincue par Aristote de prendre des abstractions pour des réalités. Qui a jamais compris l’existence d’un animal en général qui ne serait pas un certain animal en particulier ? Et s’il est un tel animal, comment pourrait-il être parfait ? Tout individu peut toujours être supposé plus parfait qu’il n’est. Les types et les idées de Platon sont donc de pures illusions, si toutefois on veut les réaliser quelque part en dehors de la pensée ; ils ne sont vrais que comme lois de la pensée et de l’esprit. Eh bien ! ce qui est vrai de chacun de ces types en particulier, de chacune de ces idées, doit l’être également du type des types, de l’idée des idées, en un mot du dernier type et de la dernière idée, terme de la méthode dialectique. De même que l’archétype de l’homme n’est qu’une abstraction, de même l’archétype de l’être n’est qu’une abstraction. Si l’on entend par là l’être en général, il ne peut pas exister plus que l’homme en général, l’animal en général. S’agit-il au contraire d’un individu, ce n’est plus alors l’être infini et absolu : c’est un certain être, c’est-àdire quelque chose de limité et par conséquent d’imparfait. Le parfait absolu implique donc contradiction.

Ainsi il est évident que pour M. Vacherot l’être parfait ne peut exister que dans la pensée, et non dans la réalité. La réalité est indigne de lui. Tout ce qui est réel est imparfait. L’existence elle-même, à l’encontre de ce que disaient les cartésiens, est une imperfection. Tandis que ceux-ci raisonnaient ainsi : « si Dieu est parfait, il doit nécessairement exister, » M. Vacherot dirait volontiers au contraire : « Si Dieu est parfait, il est impossible qu’il existe, car aussitôt qu’il existerait, il deviendrait imparfait. » C’est en quelque sorte par respect pour la nature divine que M. Vacherot lui interdit l’existence. Aussi refuse-t-il de donner au monde le nom de Dieu, car c’est profaner Dieu que de le confondre avec le monde. Le monde est rempli de mal, d’erreur, de désordre, d’imperfection : comment serait-il un Dieu ? C’est en se plaçant à ce point de vue que M. Vacherot s’écrie avec une énergie passablement hyperbolique que le panthéisme est « un crime[5]. »

Mais, lui dira-t-on, vous n’évitez le panthéisme que pour tomber dans l’athéisme[6], puisque vous refusez d’une part de reconnaître que le monde est Dieu, et que de l’autre vous n’admettez rien de réel en dehors du monde ! — M. Vacherot proteste énergiquement contre une semblable accusation. Il a autant d’aversion pour l’athéisme que pour le panthéisme, tout en affirmant que Dieu n’est qu’un idéal, qui n’existe que dans la pensée. Seraient-ce seulement sa conscience et son cœur qui se soulèvent en cette occasion ? Serait-ce un reste de piété naturelle qui, dans le vide fait par la réflexion, s’attache à une ombre conservée par l’imagination ? Est-ce un défaut d’audace et de conséquence qui recule devant le mot, tout en admettant la chose ? On peut le croire ; il y a cependant quelque chose de plus.

Je suppose que vous ayez à juger le stoïcisme. Cette doctrine admet un certain type, un certain modèle que la vertu a pour but de réaliser. Ce modèle est ce que les stoïciens appelaient « le sage. » Jamais un tel sage n’a existé, jamais il n’existera ; néanmoins il peut être conçu par la pensée, et cette conception est la loi de la conduite humaine. Or je conçois très bien que l’on critique une telle doctrine, qu’on lui reproche d’avoir pour type de vertu une vaine abstraction, de se nourrir de chimères. Je conçois que l’on dise : Il faut à la vertu un type vivant et réel, Jésus-Christ suivant les chrétiens, Dieu suivant les platoniciens ; mais ira-t-on pour cela jusqu’à confondre le stoïcisme avec l’épicurisme, et, parce qu’il poursuit une vaine perfection, l’assimiler à ceux qui nient toute perfection ? En un mot, le stoïcien, si creuse que soit sa vertu, ne peut être rabaissé au niveau de ce troupeau vulgaire qui n’a d’autre ciel que les sens, et d’autre mesure du bien et du beau que la jouissance et le désir.

Ce qui est vrai en morale me paraît également vrai en théodicée, et si je raisonne d’une manière analogue, je ne craindrai pas de dire à M. Vacherot : « Votre idéal divin est un rêve ; c’est un fantôme qui n’a pas de corps, c’est une abstraction dont rien ne garantit la solidité. » Je ne lui dirai pas cependant : « Vous êtes un athée, » non-seulement par politesse, mais encore par équité. On prétend que l’idéal ne suffit pas à distinguer une doctrine d’une autre, car quel philosophe n’admet pas un certain idéal ? Je réponds : « Où est l’idéal d’Epicure (je ne parle pas de Lucrèce, qui est un poète) ? Où est l’idéal de Lucien, de Lamettrie, de d’Holbach, de Naigeon, c’est-à-dire des vrais athées ? » M. Vacherot, quoi qu’il fasse, sera toujours un platonicien. Sans doute, son platonisme a passé par la critique de Kant, et en traversant ce crible redoutable, il est devenu l’ombre de lui-même. Je le regrette ; mais partout où je reconnais les vestiges du divin Platon, je reconnais aussi une âme poétique, religieuse, amie du beau éternel, d’une race profondément différente de la race des athées.

M. Vacherot consent si peu à être confondu avec les athées, qu’il conserve la théodicée au rang des sciences philosophiques, et la place même en première ligne. Il la distingue de la métaphysique. La métaphysique a pour objet l’être infini, et la théodicée l’être parfait. La métaphysique a un objet réel, la théodicée un objet idéal. La métaphysique a pour objet la cause efficiente, et la théodicée la cause finale. On demandera comment on peut faire la science d’un objet qui n’existe pas. M. Vacherot répond en demandant à son tour si l’objet de la géométrie existe réellement, s’il y a quelque part dans l’univers de pures surfaces, de pures lignes, de purs points, s’il y a des cercles parfaits, des triangles inscrits ou circonscrits, si ce ne sont pas là de purs idéaux. Et cependant quelle science plus solide et plus certaine que la géométrie ? On peut donc faire la science d’un objet qui n’existe pas, et cette science, loin d’être inférieure aux autres, leur sert au contraire de règle et de loi. De même ne puis-je pas concevoir par abstraction un être dégagé des conditions imparfaites qui accompagnent partout l’existence, l’espace, le temps, la division, le mal et l’erreur ? Je conçois ainsi un pur idéal, dont je détermine les attributs, l’immensité, l’éternité, la simplicité, l’immutabilité ; je le conçois comme idéal de l’esprit plus encore que de la nature, comme le type de la vérité, de la sainteté, de la justice et de la beauté. La science que je construis ainsi, tout idéale qu’elle est, n’en est pas moins vraie : elle sert de critérium et de phare à toutes les sciences psychologiques et morales, comme la géométrie à toutes les sciences physiques.

Telle est la doctrine de M. Vacherot, et quoique je ne puisse y souscrire, elle ne me paraît ni sans originalité, ni sans beauté. Sans doute, quel triste ciel que ce ciel qui ne vit qu’en nous, qui naît et qui meurt avec nous, et dont le seul lieu est la pensée ! Mais enfin cette doctrine prouve qu’il faut un ciel, en quelque endroit qu’on le place, et il y a une sorte de sévère grandeur, renouvelée du stoïcisme, dans ce culte du dieu intérieur, c’est-à-dire de la pensée. C’est évidemment la pensée qui s’adore elle-même sous les noms et sous la figure de l’idéal, car l’idéal est l’œuvre de la pensée, ou plutôt il en est l’essence et la loi suprême. O religion ! tu te venges de tous ceux qui t’attaquent en t’imposant à eux sous la forme qui leur plaît le plus. Si étroit que soit l’espace où ils se retirent, tu t’y fais un autel, et tu métamorphoses les armes mêmes employées contre toi. L’athée licencieux et sensuel du XVIIIe siècle divinise la nature et croit au surnaturel dans Mesmer et Cagliostro. L’idéaliste austère, réfugié dans l’enceinte de sa pensée, divinise cette pensée même, et croit que ce dieu est trop grand pour qu’aucune puissance, même la puissance absolue, atteigne jamais à cette grandeur !


III

Avant de discuter plus à fond cette doctrine, reconnaissons le service qu’elle rend à la science philosophique en provoquant l’attention des métaphysiciens sur la distinction de deux idées essentielles trop facilement confondues : l’idée d’infini et l’idée de parfait. Nous admettons cette distinction, et les subtiles et profondes analyses de M. Vacherot ne sont pas perdues pour nous ; mais M. Vacherot n’exagère-t-il pas la portée de cette distinction en affirmant que l’une de ces idées a un objet réel, et que l’autre n’en a pas, en faisant de celle-ci une simple conception, et de celle-là une intuition nécessaire ? Le scepticisme de Kant avait enveloppé ces deux idées dans une même ruine : M. Vacherot fait une part dans ce scepticisme : il y consent pour l’idée du parfait ; il s’en sépare pour l’idée de l’infini. Cette séparation est-elle légitime ? Nous ne le pensons pas. Nous accordons à M. Vacherot que l’existence du parfait n’est pas, comme l’existence de l’infini, une vérité évidente par elle-même ; mais nous pensons que l’analyse et le raisonnement y conduisent nécessairement.

Il faudrait faire ici d’ailleurs une distinction importante : il faut distinguer, ce nous semble, l’idée d’un être parfait tel qu’il est en soi et l’idée des diverses perfections que nous lui supposons pour le rendre accessible à notre raison et à notre cœur. Il y a là deux degrés d’affirmation qu’il ne faut pas confondre. Je dis d’abord que Dieu est un être parfait, quelles que soient d’ailleurs ses perfections, et. je dis ensuite qu’il possède telle ou telle perfection. Or je suppose que, vu la faiblesse de notre esprit, je me trompe en attribuant à Dieu telle ou telle perfection ; je suppose qu’entre les diverses perfections que j’imagine, il y en ait d’incompréhensibles ou de contradictoires ; je supposé enfin que, pour rendre Dieu plus accessible et plus aimable, je le rapproche trop de ma propre image : s’ensuivrait-il que la notion d’un être parfait devrait succomber avec celle de tel ou tel attribut scolastique ? Je distingue l’essence de Dieu et les attributs de Dieu. L’essence de Dieu est la perfection : ses attributs sont ses diverses perfections, que je me représente comme je puis. On aurait beau établir que je me trompe sur les attributs (en supposant en Dieu de fausses perfections), il ne faudrait pas en conclure que je me trompe sur son essence, à savoir sur la réalité de son absolue perfection. Par exemple, suivant M. Vacherot, un Dieu en dehors de l’espace et du temps est absolument incompréhensible et implique contradiction ; mais je ne sais pas si Dieu est en dehors de l’espace et du temps. Je dis d’abord que Dieu est l’être parfait : voilà le point hors de doute. Je cherche ensuite si, étant parfait, il est en dehors du temps et de l’espace. Lors même que je me tromperais sur le second point, s’ensuivrait-il que je me suis trompé sur le premier ? J’en dirais autant de tous les attributs de Dieu. Quand même il n’y en aurait pas un seul qui me fût connu tel qu’il est en lui-même, je pourrais toujours affirmer qu’il y a un être absolument parfait, sauf à m’en rapporter à la foi ou à la vie future pour connaître d’une manière précise et sûre ses perfections.

Nous sommes loin de vouloir soutenir la doctrine alexandrin e d’un Dieu sans attributs, et nous croyons qu’il est tel attribut de Dieu, par exemple la pensée, que l’on ne peut guère nier sans le nier lui-même ; mais enfin reconnaissons qu’il peut très bien se faire que Dieu ait des attributs qui surpassent nos pensées, ou que, pour le mieux comprendre, nous lui en prêtions d’autres qu’il n’ait pas. Autre chose est un Dieu indéterminé, tel que le Dieu des panthéistes, autre chose un Dieu ineffable, inexprimable, dont j’affïr- merais la perfection sans connaître précisément ni pouvoir mesurer les perfections. La doctrine du Dieu caché (Deus absconditus) est une doctrine qui se concilie avec le plus pur spiritualisme. Un déisme d’école qui trouve tout clair dans la nature divine et se contente de transporter en Dieu la psychologie humaine ne peut être considéré par les métaphysiciens que comme une entrée dans la théodicée, mais non pas comme la théodicée elle-même. La théologie chrétienne est plus profonde et plus vraie en admettant des mystères dans la nature divine. Les grands théologiens, en interprétant à la lueur de la conscience humaine le mystère de la Trinité, et en consentant à dire que la triplicité des facultés en est une image, ne font que se proportionner à la faiblesse de notre esprit ; mais quand ils disent que Dieu est puissance, entendement et amour, ils parlent la langue des hommes, ils ne parlent pas de Dieu tel qu’il est en soi. En soi, Dieu est bien autre chose : il est le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Si cette grande formule n’avait d’autre sens que celui du déisme psychologique, que servirait-il d’en faire un mystère ? Si la théologie a ses mystères, pourquoi la philosophie n’aurait-elle pas les siens ? Pourquoi n’admettrait-on, pas que l’essence de Dieu nous est cachée, quoiqu’on puisse s’en rapprocher par de prudentes et circonspectes inductions ? Fénelon a exprimé cette doctrine dans l’une des phrases les plus belles et les plus profondes du Traité de l’Existence de Dieu. « Je me représente, dit-il, cet être unique par diverses faces, c’est-à-dire suivant les différens rapports qu’il a à ses ouvrages : c’est ce qu’on nomme perfections ou attributs. Je donne à la même chose divers noms suivant ses rapports extérieurs ; mais je ne prétends point, par ces divers noms, exprimer des choses réellement diverses. »

En se plaçant à ce point de vue, on échappe d’abord à la plupart des difficultés et obscurités que l’on rencontre en théodicée, car il me semble que dans ces sortes de problèmes mieux vaut se taire que de donner des explications insuffisantes qui ne font que stimuler et provoquer l’incrédulité. Bien plus, certaines paroles qui, à un autre point de vue, peuvent paraître ou trop dures, ou trop superficielles, prennent un sens singulièrement grand et profond qui plaît à l’esprit. Par exemple, qui ne serait d’abord révolté et scandalisé en lisant ces dures paroles de saint Paul : « Le vase a-t-il droit de dire au potier : Pourquoi m’as-tu fait ? » Mais à la réflexion ces paroles nous semblent profondément sages, car s’il y a une perfection primitive et absolue à l’origine de toutes choses, qu’ai-je besoin de savoir pourquoi tel ou tel accident qui nous paraît pénible a lieu, et ne dois-je pas supposer que tout a sa raison, et une raison adorable, lors même que je ne saurais la trouver ? D’un autre côté, lorsque Bossuet, voulant concilier la prescience divine et la liberté humaine, reconnaît que cela lui est impossible, mais ajoute que l’on doit néanmoins conserver les deux vérités, puisqu’elles sont démontrées, en un mot qu’il faut tenir ferme les deux bouts de la chaîne, quoique les anneaux intermédiaires nous échappent, ces paroles nous ont paru souvent plus prudentes que profondes, plus pratiques que philosophiques, plus dignes d’un théologien que d’un métaphysicien. Cependant un degré de réflexion de plus nous y fait découvrir au contraire une grande profondeur, car de quel droit après tout exigerions-nous que toutes nos idées se concilient entre elles, et pourquoi devrions-nous absolument connaître tous les anneaux par lesquels l’infini s’unit au fini, le parfait à l’imparfait ? Nous connaissons le fini et l’imparfait par l’expérience que nous avons de nous-même, et du monde qui nous entoure ; nous connaissons l’infini et le parfait, parce que c’est la loi suprême de toute pensée. Quant aux rapports qui lient ces deux termes de la connaissance, résignons-nous à beaucoup ignorer.

Je néglige donc les divers attributs que nous pouvons concevoir dans la Divinité ; je prends la pure notion d’un être parfait, et je demande à M. Vacherot en quoi elle est incompatible avec l’existence. C’est ici qu’il ne me persuade point. Il suppose partout, comme un postulat évident par soi-même, que le parfait ne peut exister par cette raison que l’idéal ne peut pas être réel ; mais la question est précisément de savoir si le parfait est un idéal et un pur concept. On a pu contester aux cartésiens que l’existence fût une perfection ; il serait étrange pourtant qu’elle fût une imperfection. Être vaut mieux après tout que ne pas être. Je vois bien, à la vérité, que le seul réel que je connaisse, le réel qui tombe sous mes sens, qui est en contact avec ma propre existence imparfaite, est lui-même imparfait ; mais pourquoi en conclure que toute réalité, c’est-à-dire toute existence, est nécessairement imparfaite ? C’est ce qu’on ne voit pas. Sans doute, si je prends chacune des choses finies qui m’entourent, et que je les conçoive comme parfaites, il y aura là une sorte de contradiction. Un homme parfait, un état parfait, sont de pures abstractions ; mais cela est tout simple, c’est que ces choses, par cela seul qu’elles sont finies, ne comportent qu’une perfection relative et limitée, une perfection qui n’en est pas une, et laisse toujours quelque chose en dehors de soi. En un mot, il est évident de soi-même que je ne puis concevoir la perfection dans les choses imparfaites : c’est pourquoi les idéaux de Platon (ainsi entendus) sont de pures abstractions ; mais comment conclurait-on de là qu’en dehors de ces choses imparfaites une perfection absolue ne saurait exister ?

Bossuet a dit ces paroles profondes : « Pourquoi l’imparfait serait-il, et le parfait ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu’il est parfait ? Et la perfection est-elle, un obstacle à l’être ? Au contraire, la perfection est la raison d’être. » Mi Vacherot cite ces paroles, il déclare qu’elles sont très éloquentes, mais qu’il ne peut y souscrire. Je le regrette. Rien, je l’avoue, ne me paraît plus beau et plus profond que cette pensée : « la perfection est la raison d’être. » Aristote, qu’on n’accusera pas d’être un théologien rétrograde, disait de même que « le parfait ne peut naître de l’imparfait, » car d’où viendrait ce surplus qui s’ajoute à l’imparfait pour le perfectionner ? Oui, la perfection est la raison d’être : si je suppose en effet un être qui n’ait aucune espèce de perfection, c’est-à-dire aucune qualité précise et déterminée, qui ne soit ni ceci ni cela, qui n’ait enfin aucun attribut, je ne puis lui supposer aucune raison d’existence, et, étant un néant d’essence, il est en même temps un néant d’être. Il faut donc attribuer quelque degré de détermination au principe premier ; mais pourquoi tel degré plutôt que tel autre ? Si vous lui supposez quelque puissance, pourquoi ne serait-ce pas la toute-puissance ; — quelque raison, la toute raison ; — quelque être, l’absolu de l’être ? Le premier, quoi qu’il soit, ne peut être, comme on dit en mathématiques, qu’un maximium ou un minimum. Il ne peut être un minimum, car il serait alors un pur zéro[7] ; il serait le rien, le vide absolu. Admettez-vous cela ? Non, sans doute, car de ce vide, de ce zéro, comment quelque chose pourrait-il sortir ? Il sera donc un maximum, c’est-à-dire qu’il possédera l’être dans sa plénitude absolue. C’est ce que nous appelons sa perfection.

Mais ce qu’il y a surtout de profond dans la pensée de Bossuet, c’est cette parole : « la perfection est-elle un obstacle à l’être ? » Leibnitz, qui s’était posé précisément cette question, n’avait pas hésité à répondre que l’idée de parfait n’implique pas contradiction, en d’autres termes que le parfait est possible, qu’il n’est point un obstacle à l’être. Et on ne voit pas en effet ce qu’il pourrait y avoir de contradictoire dans la notion d’un être parfait. C’est ici qu’il importe de distinguer profondément l’essence et les attributs. Pour démontrer que l’être parfait est une notion contradictoire, on met en opposition les attributs de Dieu les uns avec les autres, ou bien tel attribut avec lui-même, ou enfin avec la perfection divine ; mais, en supposant qu’il y ait de telles contradictions dans les attributs que nous supposons, il s’ensuivrait peut-être que nous connaissons mal ces attributs, que nous nous en faisons une fausse idée, ou qu’il nous en échappe quelques-uns qui concilieraient la prétendue contradiction : il ne s’ensuit pas que le parfait lui-même soit contradictoire, car en quoi la notion d’un être renfermant tout ce qu’il y a d’effectif et de parfait dans les êtres particuliers, et cela sous la raison de l’infini, en quoi, dis-je, une telle notion implique-t-elle contradiction ?

Il ne faut pas confondre la question de la nature de Dieu avec celle des rapports de Dieu et du monde. Le passage de Dieu au monde, ou, si l’on veut, de l’infini au fini, est un passage difficile et obscur dans toutes les écoles. M. Vacherot est très dur pour la doctrine de la création (qui, bien entendu, n’est pas une explication, mais un aveu d’ignorance) ; il lui reproche d’être un mystère, et il dit que, si l’on admet un mystère en philosophie, il ne voit pas pourquoi l’on n’admettrait pas tous les mystères de la religion chrétienne. C’est là, il nous semble, une assez faible raison, car, outre qu’elle ne vaudrait que contre ceux qui nient les mystères chrétiens, elle ne vaut pas même contre eux. Si l’on admet en effet un mystère (c’est-à-dire une limite à la raison sur un point donné), ce n’est pas un motif pour en admettre deux, trois, qui n’auraient aucune liaison avec celui-là. En outre admettre un mystère philosophique, si l’on y est contraint par le raisonnement, n’engage point du tout à admettre des mystères théologiques, lesquels sont fondés sur la révélation : ce sont là deux ordres de mystères profondément différens. Il y a plus : M. Vacherot, si sévère contre ceux qui admettent le mystère de la création, n’hésite pas lui-même, lorsqu’il s’agit d’expliquer la coexistence des individus dans la substance universelle, à déclarer que c’est « un mystère incompréhensible. » Il a soin d’ajouter que c’est le seul ; mais qu’importe ? Le nombre ne fait rien à l’affaire. Il nous suffit de voir que pour M. Vacherot le passage de l’infini au fini, de l’universel au particulier, enfin de Dieu au monde, est un mystère, tout comme pour nous. Son système ne lui donne donc aucun avantage sur ce point ; mais de quelque manière que l’on se représente ce passage, ce que nous ne pouvons concevoir, c’est que le principe qui est par soi-même, qui possède l’existence absolue, ne soit pas absolu dans tout ce qu’il est, c’est-à-dire ne possède pas soi-même toutes les perfections dont il est la source.

Admettons un instant la non-existence de cet être parfait, je demande avec Descartes comment nous en avons l’idée. Comment une créature imparfaite pourra-t-elle s’élever à un tel idéal, qui dépasse, dit-on, toute réalité possible ? Sans doute, si l’idée du parfait n’est qu’une représentation confuse de l’imagination et du désir, rien de plus facile à expliquer ; mais quelle en est alors la valeur et l’autorité ? Comment pourrait-elle conserver le rôle qu’elle joue dans la philosophie de M. Vacherot, le rôle de loi suprême et de modèle absolu ? Il faut alors renoncer à tout espoir et à toute pensée de se distinguer des écoles empiriques, car le réel, sévèrement étudié, sera toujours une règle d’action bien plus sûre que le vague objet d’une imagination exaltée ; mais ce n’est pas là l’idéal tel que l’entend M. Vacherot. Pour lui, l’idéal est l’objet d’une conception vraiment rationnelle. C’est une idée absolue, dégagée de l’expérience par la vertu de la raison pure. D’où nous vient pourtant une telle idée ? où en avons-nous pris les élémens ? Cette idée, qui n’a pas d’objet et qui n’en aura jamais, est une vraie création de notre esprit. Dans la théodicée vulgaire, c’est Dieu qui crée l’homme ; dans votre théodicée, c’est l’homme qui crée Dieu : cette seconde création est-elle plus intelligible que la première ?

On me dit que je ne puis concevoir un être parfait, car, par cela seul que je fixe un degré de perfection, j’en puis concevoir un plus grand, et un plus grand encore, et ainsi de suite à l’infini, sans que je puisse comprendre que cet infini de perfection puisse être jamais réalisé. Je réponds : Pouvez-vous comprendre qu’un infini de temps soit réalisé ? Et cependant il faut bien admettre que quelque chose a existé de toute éternité. Quel philosophe oserait dire qu’il y a eu un commencement absolu, avant lequel rien n’était, absolument rien ? Qu’est-ce cela, sinon un infini de durée, un absolu de durée ? Il faut bien admettre aussi, quelque nom qu’on lui donne, quelque chose qui existe par soi-même et sans cause, c’est-à-dire un absolu d’existence. Il faut admettre que ce quelque chose, soit qu’on le confonde avec le monde, soit qu’on l’en sépare, qu’on lui prête une étendue réelle ou une étendue d’action et de puissance, est immense et sans limites dans l’espace. Voilà un absolu d’espace. Dès lors, pourquoi ne pas admettre, quand même on ne le comprendrait pas davantage, que cet infini d’existence, d’espace et de durée est infini dans tous les sens et absolu dans tout ce qu’il est, dans tous ses attributs et dans toutes ses qualités ? Or c’est là ce que j’appelle la perfection, c’est-à-dire la plénitude d’existence, l’entier épanouissement de la puissance et de l’être. Quoique je ne comprenne pas comment l’infini de qualité peut être réalisé, je n’y vois cependant pas de contradiction, car l’infini d’espace et de temps (soit qu’on l’entende comme une présence réelle dans l’espace et dans le temps, ou comme une présence transcendante et éminente), ce double infini n’est pas moins incompréhensible que l’infini de qualité, et pourtant M. Vacherot n’hésite pas à l’admettre, obéissant en cela même à une nécessité logique invincible. Enfin, pour employer la langue scolastique, si l’infini extensif peut être réalisé, pourquoi l’infini intensif ne le serait-il pas ?

Nous touchons ici au plus profond des abîmes que cache la recherche des mystères divins. La raison nous dit que Dieu est infini dans l’espace et dans la durée, infini dans, le sens du nombre ; mais il est aussi infini dans le sens de l’être, de la puissance, de la perfection. Il est à la fois un infini de quantité et un infini de qualité : c’est là ce que les scolastiques appellent l’infini d’extension et l’infini d’intensité. Je ne me charge pas de concilier ces deux infinis, car je répète que je ne crois pas ma pensée adéquate à l’essence des choses ; mais pourquoi exclure arbitrairement l’un de ces infinis au profit de l’autre ? Pourquoi l’infini d’étendue et de durée ne serait-il pas en même temps un infini de sainteté, de vérité et de beauté ? M. Vacherot, dans sa préface, nous accorde que le Dieu de l’esprit et de la conscience est supérieur au Dieu de la nature ; mais il demande si l’on ne peut pas concevoir un Dieu supérieur au Dieu de l’esprit. Oui, sans doute, lui répondrai-je : j’accorde qu’en Dieu les perfections de la nature, sous, une forme éminente et absolue, se concilient avec les perfections de l’esprit dans une essence incompréhensible. J’accorderai même aux Allemands, mais dans un autre sens qu’eux, que Dieu est l’identité du sujet et de l’objet, de l’être et de la pensée ; mais c’est à la condition que le sujet et l’objet, l’être et la pensée soient conçus en Dieu, dans leur type absolu et éminent, et non pas comme les Vagues puissances d’une substance d’où tout sort indifféremment.

Voici enfin une dernière difficulté[8]. Les anciennes écoles athées se contentaient d’admettre un principe quelconque qui, grâce à un temps infini et à des combinaisons infinies, amenait à un moment donné le monde tel qu’il est. L’idéalisme hégélien, dont M. Vacherot est le vrai représentant parmi nous, se crée de bien plus grandes difficultés en admettant que le monde se développe, non au hasard, mais suivant une loi interne et par un progrès latent qui le conduit par degrés continus du moins parfait au plus parfait. Dans le monde tel que le comprennent Épicure et Spinoza, il n’y a point de but ; tout se déduit et se développe suivant une loi nécessaire : c’est le monde de la fatalité et de la résignation passive. Nul espoir, nul avenir, nul idéal. Il n’en est pas de même dans la doctrine de Hegel ni dans celle de M. Vacherot : la nature, suivant eux, poursuit un but ; ce but, c’est le perfectionnement continu, c’est le développement de son essence dans un progrès constant. Sans doute une telle doctrine est plus élevée, plus religieuse, plus haute que le mécanisme épicurien, que le fatalisme géométrique de Spinoza. Dans cette théologie, la nature aspire au parfait. Ce parfait, dont elle est elle-même le germe, est son Dieu ; la nature aspire à la pensée, et cette pensée, qui s’exprime en elle sans qu’elle le sache, est son âme. J’ai dit déjà combien il serait injuste de confondre une telle doctrine avec l’athéisme et le matérialisme ; mais enfin allons au fond des choses, et demandons comment il se fait que la nature marche Vers un but qu’elle ignore, et qu’elle soit guidée en quelque sorte par un flambeau qui n’existe pas.

Que l’homme agisse en vue de l’idéal (cet idéal ne fût-il qu’un rêve), je le comprends encore, car enfin l’homme conçoit cet idéal, et je sais qu’une pensée peut déterminer une action ; mais que cette notion, qui n’est qu’un produit de l’esprit humain, puisse être un stimulant, une raison d’agir pour une nature aveugle, et cela avant même que l’esprit humain ait apparu dans le monde, c’est là un ensemble d’impossibilités que l’on peut bien admettre, quand on a un système et qu’on y tient, mais qu’un esprit froid et désintéressé ne peut accepter. Tiraillé entre le fatalisme épicurien ou spinoziste et l’optimisme platonicien ou leibnitzien, la doctrine de la finalité instinctive ne peut se suffire à elle-même. Il faut qu’elle tombe dans l’un ou s’élève à l’autre.

Le spectacle de la nature nous offre trois classes d’êtres, ou, si l’on veut, trois degrés d’êtres profondément différens : au premier degré, la matière brute, obéissant à des lois mécaniques, à des combinaisons fatales et mathématiques, se développant en apparence sans raison et sans but ; au second degré, la vie, dont le caractère le plus saisissant est une combinaison de moyens appropriés à une fin, qui manifeste par conséquent l’idée de but et l’idée de choix ; seulement ce choix, dans les êtres vivans, paraît être l’objet d’un instinct aveugle, d’une activité qui s’ignore. Au troisième degré sont les êtres intelligens qui poursuivent le but avec réflexion et volonté. À ces trois classes d’êtres correspondent trois théologies distinctes, et le principe des choses a été conçu par analogie avec les trois ordres de causes que nous connaissons : la nécessité aveugle, l’instinct, la volonté intelligente et libre. les athées conçoivent la cause suprême comme une force aveugle, les panthéistes comme une vie inconsciente, les théistes comme une pensée et une volonté. Ceux-ci font Dieu à l’image de l’homme, les panthéistes à l’image de la plante, les athées à l’image de la pierre. Qui a raison de ces trois théologies ?

Disons toute la vérité : Dieu n’est ni un homme, ni une plante, ni une pierre. Il est l’infini et le parfait indivisiblement unis. De tous les symboles par lesquels on peut essayer de le représenter, l’âme humaine est certainement celui qui s’éloigne le moins de ce divin modèle ; mais elle n’en est qu’une ombre, et ce n’est que par des à peu près que nous pouvons conclure de nous à lui. Cependant, pour éviter un Dieu fait à l’image de l’homme, ne tombons pas plus bas, et ne cherchons pas à le concevoir comme semblable à une plante qui se développe ou à une pierre qui tombe, et surtout, pour éviter toutes ces idolâtries, n’allons pas nous réfugier dans un vain idéalisme, ne laisser à Dieu d’autre ciel que notre pensée et notre cœur, car quel miracle qu’une créature si misérable que nous sommes soit le seul endroit que Dieu puisse habiter ! Quel miracle que l’être absolu et subsistant par soi-même soit incapable d’atteindre à la perfection, et qu’un des phénomènes passagers dans lequel cet absolu se manifeste soit capable de se créer à soi-même l’idée de la perfection ! Il ne faut pas que, par lassitude des théories qui ont longtemps régné, on se propose à soi-même et l’on propose aux autres de plus obscurs mystères qu’aucun de ceux qu’ait jamais proposés aucune religion.

De si profonds problèmes ne se résolvent pas en quelques pages. Contentons-nous d’avoir résumé quelques-unes des idées nouvelles les plus importantes et d’en avoir en même temps signalé les lacunes. Une controverse plus approfondie dépasserait peut-être le degré d’attention que le lecteur peut apporter à de pareilles questions ; mais nous ne pouvons abandonner cette étude sans conclure et présenter en terminant quelques idées sur l’avenir et les destinées de la philosophie spiritualiste.

Ici nous ne pouvons que nous associer aux conclusions franches et libérales de M. Caro : « l’expérience cruelle que la philosophie spiritualiste a faite depuis quelques années, et qui se continue encore à l’heure qu’il est, doit l’avertir de se tenir à l’avenir sur ses gardes, de ne plus s’endormir, comme elle l’a fait, dans la sécurité trompeuse d’une sorte de scolastique renaissante, pendant qu’autour d’elle tout se renouvelait, critique historique, critique religieuse, sciences physiques et naturelles. Reconnaissons de bonne foi ce qui nous manquait. On appelait paix des esprits leur indifférence et leur langueur. On estimait trop aisée la solution des grandes questions ; on acceptait sans les contrôler sérieusement des démonstrations vraiment insuffisantes. Enfin on s’isolait de plus en plus du mouvement des sciences physiques, naturelles, historiques, qui touchent par tant de côtés à la science philosophique. » Rien de plus sensé que ces critiques et ces conseils. Avertie et sollicitée par le mouvement de discussion que l’on vient de décrire, la philosophie spiritualiste peut et doit aujourd’hui se remettre courageusement à l’étude des problèmes et reprendre l’œuvre de construction dogmatique qu’elle avait interrompue soit pour l’histoire, soit pour la polémique, soit pour les applications morales. Ces trois parties considérables de la science ne sont pas la science elle-même. Tous les principes ayant été ébranlés, il Faut reprendre l’étude des principes. Psychologie, logique, métaphysique, morale, tout doit être soumis à une sévère révision. Il faut éviter en outre une erreur trop fréquenté : c’est de vouloir tout embrasser à la fois et d’avoir toujours entre les mains une synthèse universelle. Les savans, dans les autres ordres de connaissances, ne commettent pas une pareille faute. Ils étudient chaque question séparément et l’une après l’autre. La synthèse se fait d’elle-même, et si elle ne se fait pas, on attend patiemment qu’elle soit mûre. Pourquoi ne pas procéder ainsi en philosophie ? Pourquoi ne pas se partager les problèmes ? Pourquoi vouloir, sur toutes choses et à propos de tout, dire le dernier mot ? Sachons nous contenter de progrès lents et successifs. Une question spéciale bien étudiée doit avoir plus de prix pour nous que de vagues et vastes généralités, où il est bien difficile d’éviter le lieu-commun. Je dirai aussi qu’il ne faut pas trop se préoccuper des opinions du jour, et consumer sa force dans des débats qui au fond sont assez stériles. Il était bon que le livre de M. Caro fût fait ; mais, maintenant qu’il est fait, j’aimerais assez qu’on s’occupât d’autre chose que de critiquer les opinions d’autrui. Si nous présentons nous-mêmes de fortes pensées, on nous tiendra volontiers quittes des critiques de nos adversaires. Si nos pensées sont faibles, il ne nous servira de rien d’avoir fait contre tel et tel de bons argumens. Les lecteurs s’amuseront du combat, mais ne feront pas pour cela un pas vers nos idées. ; Enfin le public lui-même ne doit pas toujours être devant nos yeux. C’est pour avoir trop voulu plaire au monde que la philosophie spiritualiste s’est affaiblie. Ceux qui nous l’ont reproché le plus amèrement ne voient pas qu’ils tombent dans la même faute à leur tour ; ils s’y affaibliront également. Il faut éviter sans doute le jargon et le pédantisme ; mais la sévérité de la vraie science ne comporte que rarement les beautés et les agrémens de l’éloquence.

Enfin la philosophie ne doit pas oublier qu’elle est une science, et que le rôle, que le devoir même de la science est le progrès. C’est par là que la philosophie se distingue de la religion. Celle-ci (du moins telle qu’on la conçoit dans les pays catholiques) est nécessairement immobile. Son rôle se réduit à se défendre contre les attaques sans avoir jamais rien de nouveau à découvrir. Il ne peut en être ainsi de la philosophie : elle ne parle pas au nom d’une vérité absolue une fois trouvée ; elle cherche, elle tâtonne, elle propose, elle n’impose rien : elle doit donc se développer progressivement, et, comme toutes les sciences, ajouter sans cesse de nouvelles lumières à celles qu’elle possède déjà ; elle se perd en s’immobilisant. L’ardeur du combat peut à la vérité lui donner momentanément une apparence de vie ; mais cette excitation venue du dehors s’épuiserait bien vite et épuiserait la science elle-même, si celle-ci ne se renouvelait par une source intérieure et par sa propre activité. Ce n’est rien proposer de téméraire que de convier l’école spiritualiste à s’imiter elle-même, à se rappeler ses commencemens obscurs et glorieux, où dans le silence de l’École normale elle étudiait avec passion les lois de la perception extérieure, les origines de nos idées, l’autorité de la connaissance humaine, les fondemens de la psychologie. Je ne dis pas qu’il faille toujours en rester aux questions préliminaires et éviter les dernières conclusions : ce serait là une autre faute en sens inverse ; mais il ne faut pas que les conclusions, devenues des dogmes, rendent indifférens à l’analyse et à la discussion des principes. À notre avis, le livre de M. Caro doit clore la période de la polémique. Il serait ridicule de dire que l’on ne discutera plus ; il ne le serait pas moins de renoncer aux recherches si avancées et si fructueuses de l’histoire de la philosophie, ou encore de renoncer aux applications morales et sociales ; mais la discussion, la critique historique, les applications à la vie doivent être subordonnées à la théorie. Cette règle est l’âme de la philosophie. Une philosophie s’abandonne elle-même lorsqu’elle oublie ou néglige les recherches théoriques ; elle ne doit s’en prendre qu’à soi, si elle se voit supplanter par d’autres écoles plus entreprenantes. Ce sont là des vérités qu’il faut se dire à soi-même, si on ne veut pas se les faire dire par d’autres d’une manière plus désagréable qu’on ne le désirerait.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Rappelons seulement un ouvrage des plus distingués, la Philosophie spiritualiste de la nature de M. Henri Martin (de Rennes), où une grande indépendance d’esprit dans les matières scientifiques s’unit à une foi spiritualiste et chrétienne hautement déclarée.
  3. Il faut signaler toutefois dans un ordre d’idées analogues à celles de l’école positive, mais plus circonspectes et plus élevées, l’Essai sur les idées fondamentales de M. Cournot, ouvrage ingénieux, plein de vues et de recherches, qui mériterait à lui seul’un examen approfondi.
  4. Revue des Deux Mondes du 15 avril 1846.
  5. « Vous comprenez alors l’erreur, je dirai presque le crime du panthéisme. » Tome III, page 251 (De la Métaphysique, etc.)
  6. Nous trouvons cette objection dans un livre de M. Eugène Poitou sur les Philosophes français contemporains, ouvrage estimable, écrit au point de vue du plus pur spiritualisme.
  7. On peut contester cette conséquence en disant que l’infiniment petit n’est pas identique au zéro : cela est vrai ; mais il tend sans cesse à se confondre avec lui. Or, comme il n’y a aucune raison de fixer à l’absolu ou à l’être en soi tel degré de perfection ou de détermination plutôt que tel autre, si je le conçois comme un infiniment petit, je devrai diminuer son être de plus en plus, et ne pouvant jamais m’arrêter dans cette opération d’élimination, je le verrai s’enfuyant et se dispersant à l’infini, ayant ainsi une tendance infinie à se confondre avec le zéro ; on ne voit pas alors d’où il prendrait la force nécessaire pour augmenter sans cesse son être, comme l’expérience nous montre que cela a lieu.
  8. Cette objection a été développée par M. Caro avec beaucoup de justesse et de vivacité dans les pages de son livre qu’il a consacrées M. Vacherot.