La Critique de L’École des femmes/Édition Quinet, 1663
URANIE
ÉLISE
CLIMÈNE
GALOPIN, Laquais
LE MARQUIS
DORANTE ou le Chevalier
LYSIDAS, Poëte
Scène première
Quoi, cousine, personne ne t’est venu rendre visite ?
Personne du monde.
Vraiment voilà qui m’étonne, que nous ayons été seules, l’une & l’autre, tout aujourd’hui.
Cela m’étonne aussi, car ce n’est guère nostre coutume ; & votre maison, Dieu merci, est le refuge ordinaire de tous les fainéants de la cour.
L’après-dînée, à dire vrai, m’a semblé fort longue.
Et moi, je l’ai trouvée fort courte.
C’est que les beaux esprits, cousine, aiment la solitude.
Ah ! tres-humble servante au bel esprit ; vous savez que ce n’est pas là que je vise.
Pour moy j’aime la compagnie, je l’avoue.
Je l’aime aussi, mais je l’aime choisie ; & la quantité des sottes visites qu’il vous faut essuyer parmi les autres, est cause bien souvent que je prends plaisir d’estre seule.
La délicatesse est trop grande de ne pouvoir souffrir que des gens triez.
Et la complaisance est trop générale de souffrir indifféremment toutes sortes de personnes.
Je goûte ceux qui sont raisonnables, & me divertis des extravagants.
Ma foi, les extravagants ne vont guère loin sans vous ennuyer, & la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisants dès la seconde visite. Mais, à propos d’extravagants, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquis incommode ? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, & que je puisse durer à ses turlupinades perpétuelles ?
Ce langage est à la mode, & l’on le tourne en plaisanterie à la cour.
Tant pis pour ceux qui le font, & qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur. La belle chose de faire entrer, aux conversations du Louvre, de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des Halles & de la place Maubert ! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans, & qu’un homme montre d’esprit lorsqu’il vient vous dire : Madame, vous estes dans la place Royale, & tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil ; à cause que Bonneuil est un village à trois lieues d’icy ! Cela n’est-il pas bien galant & bien spirituel ? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n’ont-ils pas lieu de s’en glorifier ?
On ne dit pas cela aussi, comme une chose spirituelle ; & la plupart de ceux qui affectent ce langage savent bien eux-mesmes qu’il est ridicule.
Tant pis encore de prendre peine à dire des sottises, & d’estre mauvais plaisants de dessein formé. Je les en tiens moins excusables ; & si j’en étais juge, je sais bien à quoy je condamnerais tous ces messieurs les turlupins.
Laissons cette matière qui t’échauffe un peu trop, & disons que Dorante vient bien tard, à mon avis, pour le souper que nous devons faire ensemble.
Peut-estre l’a-t-il oublié, & que…
Scène II
Voilà Climène, Madame, qui vient icy pour vous voir.
Hé ! mon Dieu, quelle visite !
Vous vous plaigniez d’estre seule : aussi le ciel vous en punit.
Vite, qu’on aille dire que je n’y suis pas.
On a déjà dit que vous y étiez.
Et qui est le sot qui l’a dit ?
Moi, madame.
Diantre soyt le petit vilain ! Je vous apprendrai bien à faire vos réponses de vous-mesme.
Je vais luy dire, madame, que vous voulez estre sortie.
Arrestez, animal, & la laissez monter, puisque la sottise est faite.
Elle parle encore à un homme dans la rue.
Ah ! cousine, que cette visite m’embarrasse à l’heure qu’il est !
Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel ; j’ai toujours eu pour elle une furieuse aversion ; et, n’en déplaise à sa qualité, c’est la plus sotte beste qui se soyt jamais meslée de raisonner.
L’épithète est un peu forte.
Allez, allez, elle mérite bien cela, & quelque chose de plus, si on luy faisçait justice. Est-ce qu’il y a une personne qui soyt plus véritablement qu’elle ce qu’on appelle précieuse, à prendre le mot dans sa plus mauvaise signification ?
Elle se défend bien de ce nom, pourtant.
Il est vrai. Elle se défend du nom, mais non pas de la chose : car enfin elle l’est depuis les pieds jusqu’à la teste, & la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soyt démonté, & que les mouvemens de ses hanches, de ses épaules & de sa teste, n’aillent que par ressorts. Elle affecte toujours un ton de voix languissant & niais, foit la moue pour montrer une petite bouche, & roule les yeux pour les faire paraître grands.
Doucement donc. Si elle venoit à entendre…
Point, point, elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soyr qu’elle eut envie de voir Damon, sur la réputation qu’on luy donne, & les choses que le public a vues de luy. Vous connaissez l’homme, & sa naturelle paresse à soutenir la conversation. Elle l’avoit invité à souper comme bel esprit, & jamais il ne parut si sot, parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avoit foit feste de luy, & qui le regardaient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devoit pas estre faite comme les autres. Ils pensaient tous qu’il étoit là pour défrayer la compagnie de bons mots ; que chaque parole qui sortoit de sa bouche devoit estre extraordinaire ; qu’il devoit faire des impromptus sur tout ce qu’on disçait, & ne demander à boire qu’avec une pointe. Mais il les trompa fort par son silence ; & la dame fut aussi mal satisfaite de luy que je le fus d’elle.
Tais-toy, je vais la recevoir à la porte de la chambre.
Encore un mot. Je voudrais bien la voir mariée avec le marquis dont nous avons parlé. Le bel assemblage que ce seroit d’une précieuse & d’un turlupin !
Veux-tu te taire ? La voicy.
Scène III
Vraiment, c’est bien tard que…
Hé ! de grace, ma chère, faites-moi vite donner un siège.
Uranie, à Galopin
Un fauteuil promptement.
Ah ! mon Dieu !
Qu’est-ce donc ?
Je n’en puis plus.
Qu’avez-vous ?
Le cœur me manque.
Sont-ce vapeurs qui vous ont prise ?
Non.
Voulez-vous que l’on vous délace ?
Mon Dieu, non. Ah !
Quel est donc votre mal, & depuis quand vous a-t-il pris ?
Il y a plus de trois heures, & je l’ai apporté du Palais-Royal.
Comment ?
Je viens de voir, pour mes péchez, cette méchante rapsodie de l’École des femmes. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m’a donné, & je pense que je n’en reviendrai de plus de quinze jours.
Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu’on y songe !
Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine & moy ; mais nous fûmes avant-hier à la mesme pièce, & nous en revînmes toutes deux saines & gaillardes.
Quoi ! vous l’avez vue ?
Oui ; & écoutée d’un bout à l’autre.
Et vous n’en avez pas été jusques aux convulsions, ma chère ?
Je ne suis pas si délicate, Dieu merci ; & je trouve, pour moi, que cette comédie seroit plutost capable de guérir les gens, que de les rendre malades.
Ah ! mon Dieu, que dites-vous là ? cette proposition peut-elle estre avancée par une personne qui ait du revenu en sens commun ? Peut-on impunément, comme vous faites, rompre en visière à la raison ? Et, dans le vrai de la chose, est-il un esprit si affamé de plaisanterie, qu’il puisse tater des fadaises dont cette comédie est assaisonnée ? Pour moi, je vous avoue que je n’ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout cela. Les enfants par l’oreille m’ont paru d’un goût détestable ; la tarte à la crème m’a affadi le cœur ; & j’ai pensé vomir au potage.
Mon Dieu, que tout cela est dit élégamment ! J’aurais cru que cette pièce étoit bonne ; mais madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les choses d’une manière si agréable, qu’il faut estre de son sentiment, malgré qu’on en ait.
Pour moy je n’ai pas tant de complaisance ; et, pour dire ma pensée, je tiens cette comédie une des plus plaisantes que l’auteur ait produites.
Ah ! vous me faites pitié, de parler ainsi ; & je ne saurais vous souffrir cette obscurité de discernement. Peut-on, ayant de la vertu, trouver de l’agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur en alarme, & salit à tous moments l’imagination ?
Les jolies façons de parler que voilà ! Que vous estes, madame, une rude joueuse en critique, & que je plains le pauvre Molière de vous avoir pour ennemie !
Croyez-moi ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement ; et, pour votre honneur, n’allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu.
Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur.
Hélas ! tout ; & je mets en foit qu’une honneste femme ne la sauroit voir sans confusion, tant j’y ay découvert d’ordures & de saletez.
Il faut donc que pour les ordures vous ayez des lumières que les autres n’ont pas : car, pour moi, je n’y en ay point vu.
C’est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément ; car enfin toutes ces ordures, Dieu merci, y sont à visage découvert. Elles n’ont pas la moindre enveloppe qui les couvre, & les yeux les plus hardis sont effrayez de leur nudité.
Ah !
Hai, hai, hai.
Mais encore, s’il vous plaît, marquez-moi une de ces ordures que vous dites.
Hélas ! est-il nécessaire de vous les marquer ?
Oui. Je vous demande seulement un endroit qui vous ait fort choquée.
En faut-il d’autre que la scène de cette Agnès, lorsqu’elle dit ce que l’on luy a pris ?
Et que trouvez-vous là de sale ?
Ah !
De grace ?
Fi !
Mais encore.
Je n’ai rien à vous dire.
Pour moi, je n’y entends point de mal.
Tant pis pour vous.
Tant mieux plutost, ce me semble. Je regarde les choses du costé qu’on me les montre, & ne les tourne point pour y chercher ce qu’il ne faut pas voir.
L’honnesteté d’une femme…
L’honnesteté d’une femme n’est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir estre plus sage que celles qui sont sages. L’affectation en cette matière est pire qu’en toute autre ; & je ne vois rien de si ridicule que cette délicatesse d’honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, & s’offense de l’ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n’en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse, & leurs grimaces affectées, irritent la censure de tout le monde contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu’il y peut avoir à redire ; et, pour tomber dans l’exemple, il y avoit l’autre jour des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions, qui, par les mines qu’elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de teste, & leurs cachements de visage, firent dire de tous costez cent sottises de leur conduite, que l’on n’auroit pas dites sans cela ; & quelqu’un mesme des laquais cria tout haut qu’elles étaient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps.
Enfin il faut estre aveugle dans cette pièce, & ne pas faire semblant d’y voir les choses.
Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n’y est pas.
Ah ! je soutiens, encore un coup, que les saletez y crèvent les yeux.
Et moi, je ne demeure pas d’accord de cela.
Quoi ! la pudeur n’est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l’endroit dont nous parlons ?
Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soy ne soyt fort honneste ; & si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure, & non pas elle, puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on luy a pris.
Ah ! ruban, tant qu’il vous plaira ; mais ce le, où elle s’arreste, n’est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce le d’étranges pensées. Ce le scandalise furieusement ; & quoy que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l’insolence de ce le.
Il est vrai, ma cousine ; je suis pour madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point, & vous avez tort de défendre ce le.
Il a une obscénité qui n’est pas supportable.
Comment dites-vous ce mot-là, madame ?
Obscénité, madame.
Ah ! mon Dieu, obscénité. Je ne sais pas ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde.
Enfin, vous voyez, comme votre sang prend mon parti.
Hé ! mon Dieu, c’est une causeuse qui ne dit pas ce qu’elle pense. Ne vous y fiez pas beaucoup, si vous m’en voulez croire.
Ah ! que vous estes méchante, de me vouloir rendre suspecte à madame ! Voyez un peu où j’en serais, si elle alloit croire ce que vous dites ! Serais-je si malheureuse, madame, que vous eussiez de moy cette pensée ?
Non, non, je ne m’arreste pas à ses paroles, & je vous crois plus sincère qu’elle ne dit.
Ah ! que vous avez bien raison, madame, & que vous me rendrez justice quand vous croirez que je vous trouve la plus engageante personne du monde, que j’entre dans tous vos sentiments, & suis charmée de toutes les expressions qui sortent de votre bouche !
Hélas ! je parle sans affectation.
On le voit bien, madame, & que tout est naturel en vous. Vos paroles, le ton de votre voix, vos regards, vos pas, votre action, & votre ajustement, ont je ne sais quel air de qualité qui enchante les gens. Je vous étudie des yeux & des oreilles ; & je suis si remplie de vous, que je tache d’estre votre singe, & de vous contrefaire en tout.
Vous vous moquez de moi, madame.
Pardonnez-moi, madame. Qui voudroit se moquer de vous ?
Je ne suis pas un bon modèle, madame.
Oh que si, madame !
Vous me flattez, madame.
Point du tout, madame.
Épargnez-moi, s’il vous plaît, madame.
Je vous épargne aussi, madame, & je ne dis pas la moitié de ce que je pense, madame.
Ah ! mon Dieu, brisons là, de grace. Vous me jetteriez dans une confusion épouvantable. (À Uranie.) Enfin, nous voilà deux contre vous ; & l’opiniatreté sied si mal aux personnes spirituelles…
Scène IV
Galopin, c
Arrestez, s’il vous plaît, monsieur.
Tu ne me connais pas, sans doute.
Si fait, je vous connais ; mais vous n’entrerez pas.
Ah que de bruit, petit laquais !
Cela n’est pas bien de vouloir entrer malgré les gens.
Je veux voir ta maîtresse.
Elle n’y est pas, vous dis-je.
La voilà dans sa chambre.
Il est vrai, la voilà ; mais elle n’y est pas.
Qu’est-ce donc qu’il y a là ?
C’est votre laquais, madame, qui foit le sot.
Je luy dis que vous n’y estes pas, madame, & il ne veut pas laisser d’entrer.
Et pourquoy dire à monsieur que je n’y suis pas ?
Vous me grondates l’autre jour de luy avoir dit que vous y étiez.
Voyez cet insolent ! Je vous prie, monsieur, de ne pas croire ce qu’il dit. C’est un petit écervelé, qui vous a pris pour un autre.
Je l’ai bien vu, madame ; et, sans votre respect, je luy aurais appris à connaître les gens de qualité.
Ma cousine vous est fort obligée de cette déférence.
Un siège donc, impertinent.
N’en voilà-t-il pas un ?
Approche-le.
Scène V
Votre petit laquais, madame, a du mépris pour ma personne.
Il auroit tort, sans doute.
C’est peut-estre que je paie l’intérest de ma mauvaise mine : (il rit.) hai, hai, hai, hai.
L’age le rendra plus éclairé en honnestes gens.
Sur quoy en étiez-vous, mesdames, lors que je vous ay interrompues ?
Sur la comédie de l’École des femmes.
Je ne fais que d’en sortir.
Hé bien ! monsieur, comment la trouvez-vous, s’il vous plaît ?
Tout à foit impertinente.
Ah ! que j’en suis ravie !
C’est la plus méchante chose du monde. Comment, diable ! à peine ai-je pu trouver place. J’ai pensé estre étouffé à la porte, & jamais on ne m’a tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons & mes rubans en sont ajustez, de grace.
Il est vrai que cela crie vengeance contre l’École des femmes, & que vous la condamnez avec justice.
Il ne s’est jamais fait, je pense, une si méchante comédie.
Ah ! voicy Dorante, que nous attendions.
Scène VI
Ne bougez, de grace, & n’interrompez point votre discours. Vous estes là sur une matière qui, depuis quatre jours, foit presque l’entretien de toutes les maisons de Paris ; & jamais on n’a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j’ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mesmes choses que j’ai vu d’autres estimer le plus.
Voilà monsieur le marquis qui en dit force mal.
Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu ! détestable, du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable.
Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.
Quoi chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?
Oui, je prétends la soutenir.
Parbleu ! je la garantis détestable.
La caution n’est pas bourgeoise. Mais, marquis, par quelle raison, de grace, cette comédie est-elle ce que tu dis ?
Pourquoy elle est détestable ?
Oui.
Elle est détestable, parce qu’elle est détestable.
Après cela, il n’y a plus rien à dire ; voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, & nous dis les défauts qui y sont.
Que sais-je moy ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me sauve ! & Dorillas, contre qui j’étais, a été de mon avis.
L’autorité est belle, & te voilà bien appuyé !
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.
Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, & qui seraient fachez d’avoir ri avec luy, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théatre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; & tout ce qui égayoit les autres ridoit son front. À tous les éclats de risée, il haussçait les épaules, & regardoit le parterre en pitié ; & quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il luy disçait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de nostre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, & chacun demeura d’accord qu’on ne pouvoit pas mieux jouer qu’il fit. Apprends, marquis, je te prie, & les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or, & de la pièce de quinze sols, ne foit rien du tout au bon goût ; que, debout ou assis, l’on peut donner un mauvais jugement ; & qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, & que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, & de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, & je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, & ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, & parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, & ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blament de mesme & louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, & ne manquent jamais de les estropier, & de les mettre hors de place. Hé, morbleu, messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprestez point à rire à ceux qui vous entendent parler, & songez qu’en ne disant mot, on croira peut-estre que vous estes d’habiles gens.
Parbleu, chevalier, tu le prends là…
Mon Dieu, marquis, ce n’est pas à toy que je parle. C’est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières extravagantes, & font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi, je m’en veux justifier le plus qu’il me sera possible ; & je les dauberai tant en toutes rencontres, qu’à la fin ils se rendront sages.
Dis-moi un peu, chevalier, crois-tu que Lysandre ait de l’esprit ?
Oui sans doute, & beaucoup.
C’est une chose qu’on ne peut pas nier.
Demandez-luy ce qu’il luy semble de l’École des Femmes, vous verrez qu’il vous dira qu’elle ne luy plaît pas.
Hé ! mon Dieu, il y en a beaucoup que le trop d’esprit gate, qui voient mal les choses à force de lumière ; & mesme qui seraient bien fachez d’estre de l’avis des autres, pour avoir la gloire de décider.
Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut estre le premier de son opinion, & qu’on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu’on le consulte sur toutes les affaires d’esprit ; & je suis sûre que, si l’auteur luy eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l’eût trouvée la plus belle du monde.
Et que direz-vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour épouvantable, & dit qu’elle n’a pu jamais souffrir les ordures dont elle est pleine.
Je dirai que cela est digne du caractère qu’elle a pris ; & qu’il y a des personnes qui se rendent ridicules, pour vouloir avoir trop d’honneur. Bien qu’elle ait de l’esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles qui, étant sur le retour de l’age, veulent remplacer de quelque chose ce qu’elles voient qu’elles perdent, & prétendent que les grimaces d’une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de jeunesse & de beauté. Celle-ci pousse l’affaire plus avant qu’aucune ; & l’habileté de son scrupule découvre des saletez, où jamais personne n’en avoit vu. On tient qu’il va, ce scrupule, jusques à défigurer nostre langue, & qu’il n’y a point presque de mots dont la sévérité de cette dame ne veuille retrancher ou la teste ou la queue, pour les syllabes déshonnestes qu’elle y trouve.
Vous estes bien fou, chevalier.
Enfin, chevalier, tu crois défendre ta comédie, en faisant la satire de ceux qui la condamnent.
Non pas, mais je tiens que cette dame se scandalise à tort…
Tout beau, monsieur le chevalier ! il pourroit y en avoir d’autres qu’elle qui seraient dans les mesmes sentiments.
Je sais bien que ce n’est pas vous, au moins ; & que lors que vous avez vu cette représentation…
Il est vrai ; mais j’ai changé d’avis ; (montrant Climène) & madame sçait appuyer le sien par des raisons si convaincantes, qu’elle m’a entraînée de son costé.
Dorante, à Climène
Ah ! madame, je vous demande pardon ; et, si vous le voulez, je me dédirai, pour l’amour de vous, de tout ce que j’ai dit.
Je ne veux pas que ce soyt pour l’amour de moi, mais pour l’amour de la raison : car enfin cette pièce, à le bien prendre, est tout à foit indéfendable ; & je ne conçois pas…
Ah ! voicy l’auteur, monsieur Lysidas. Il vient tout à propos pour cette matière. Monsieur Lysidas, prenez un siège vous-mesme, & vous mettez là.
Scène VII
Madame, je viens un peu tard ; mais il m’a fallu lire ma pièce chez madame la marquise dont je vous avais parlé ; & les louanges qui luy ont été données m’ont retenu une heure plus que je ne croyais.
C’est un charme que les louanges pour arrester un auteur.
Asseyez-vous donc, monsieur Lysidas ; nous lirons votre pièce après souper.
Tous ceux qui étaient là doivent venir à sa première représentation, & m’ont promis de faire leur devoir comme il faut.
Je le crois. Mais, encore une fois, asseyez-vous, s’il vous plaît. Nous sommes icy sur une matière que je serai bien aise que nous poussions.
Je pense, madame, que vous retiendrez aussi une loge pour ce jour-là.
Nous verrons. Poursuivons, de grace, nostre discours.
Je vous donne avis, madame, qu’elles sont presque toutes retenues.
Voilà qui est bien. Enfin, j’avais besoin de vous, lors que vous estes venu ; & tout le monde étoit icy contre moi.
Élise, à Uranie, montrant Dorante
Il s’est mis d’abord de votre costé ; mais maintenant qu’il sçait que madame est à la teste du parti contraire, je pense que vous n’avez qu’à chercher un autre secours.
Non, non. Je ne voudrais pas qu’il fît mal sa cour auprès de madame votre cousine, & je permets à son esprit d’estre du parti de son cœur.
Avec cette permission, madame, je prendrai la hardiesse de me défendre.
Mais, auparavant, sachons un peu les sentiments de monsieur Lysidas.
Sur quoy, madame ?
Sur le sujet de l’École des Femmes.
Ah, ah !
Que vous en semble ?
Je n’ai rien à dire là-dessus ; & vous savez qu’entre nous autres auteurs, nous devons parler des ouvrages les uns des autres avec beaucoup de circonspection.
Mais encore, entre nous, que pensez-vous de cette comédie ?
Moi, monsieur ?
De bonne foi, dites-nous votre avis.
Je la trouve fort belle.
Assurément ?
Assurément. Pourquoy non ? N’est-elle pas en effect la plus belle du monde ?
Hon, hon, vous estes un méchant diable, monsieur Lysidas, vous ne dites pas ce que vous pensez.
Pardonnez-moi.
Mon Dieu ! je vous connais. Ne dissimulons point.
Moi, monsieur ?
Je vois bien que le bien que vous dites de cette pièce n’est que par honnesteté, & que, dans le fond du cœur, vous estes de l’avis de beaucoup de gens qui la trouvent mauvaise.
Hai, hai, hai.
Avouez, ma foi, que c’est une méchante chose que cette comédie.
Il est vrai qu’elle n’est pas approuvée par les connaisseurs.
Ma foi, chevalier, tu en tiens, & te voilà payé de ta raillerie. Ah, ah, ah, ah, ah !
Pousse, mon cher marquis, pousse.
Tu vois que nous avons les savants de nostre costé.
Il est vrai. Le jugement de monsieur Lysidas est quelque chose de considérable. Mais monsieur Lysidas veut bien que je ne me rende pas pour cela ; et, puisque j’ai bien l’audace de me défendre (montrant Climène) contre les sentiments de madame, il ne trouvera pas mauvais que je combatte les siens.
Quoi ! vous voyez contre vous madame, monsieur le marquis, & monsieur Lysidas, & vous osez résister encore ? Fi ! que cela est de mauvaise grace !
Voilà qui me confond, pour moi, que des personnes raisonnables se puissent mettre en teste de donner protection aux sottises de cette pièce.
Dieu me damne ! madame, elle est misérable depuis le commencement jusqu’à la fin.
Cela est bientost dit, marquis. Il n’est rien plus aisé que de trancher ainsi ; & je ne vois aucune chose qui puisse estre à couvert de la souveraineté de tes décisions.
Parbleu ! tous les autres comédiens qui étaient là pour la voir en ont dit tous les maux du monde.
Ah ! je ne dis plus mot ; tu as raison, marquis. Puisque les autres comédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément. Ce sont tous gens éclairez, & qui parlent sans intérest, il n’y a plus rien à dire, je me rends.
Rendez-vous, ou ne vous rendez pas, je sais fort bien que vous ne me persuaderez point de souffrir les immodesties de cette pièce, non plus que les satires désobligeantes qu’on y voit contre les femmes.
Pour moi, je me garderai bien de m’en offenser, & de prendre rien sur mon compte de tout ce qui s’y dit. Ces sortes de satires tombent directement sur les mœurs, & ne frappent les personnes que par réflexion. N’allons point nous appliquer nous-mesmes les traits d’une censure générale ; & profitons de la leçon, si nous pouvons, sans faire semblant qu’on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu’on expose sur les théatres doivent estre regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie ; & c’est se taxer hautement d’un défaut, que se scandaliser qu’on le reprenne.
Pour moi, je ne parle pas de ces choses par la part que j’y puisse avoir, & je pense que je vis d’un air dans le monde à ne pas craindre d’estre cherchée dans les peintures qu’on foit là des femmes qui se gouvernent mal.
Assurément, madame, on ne vous y cherchera point. Votre conduite est assez connue, & ce sont de ces sortes de choses qui ne sont contestées de personne.
Aussi, madame, n’ai-je rien dit qui aille à vous ; & mes paroles, comme les satires de la comédie, demeurent dans la thèse générale.
Je n’en doute pas, madame. Mais enfin passons sur ce chapitre. Je ne sais pas de quelle façon vous recevez les injures qu’on dit à nostre sexe dans un certain endroit de la pièce ; et, pour moi, je vous avoue que je suis dans une colère épouvantable, de voir que cet auteur impertinent nous appelle des animaux.
Ne voyez-vous pas que c’est un ridicule qu’il foit parler ?
Et puis, madame, ne savez-vous pas que les injures des amants n’offensent jamais ; qu’il est des amours emportez aussi bien que des doucereux ; & qu’en de pareilles occasions les paroles les plus étranges, & quelque chose de pis encore, se prennent bien souvent pour des marques d’affection, par celles mesmes qui les reçoivent ?
Dites tout ce que vous voudrez, je ne saurais digérer cela, non plus que le potage & la tarte à la crème, dont madame a parlé tantost.
Ah ! ma foi oui, tarte à la crème ! Voilà ce que j’avais remarqué tantost ; tarte à la crème ! Que je vous suis obligé, madame, de m’avoir foit souvenir de tarte à la crème ! Y a-t-il assez de pommes en Normandie pour tarte à la crème ? Tarte à la crème, morbleu ! tarte à la crème.
Hé bien ! que veux-tu dire ? Tarte à la crème !
Parbleu ! tarte à la crème, chevalier.
Mais encore ?
Tarte à la crème !
Dis-nous un peu tes raisons.
Tarte à la crème !
Mais il faut expliquer sa pensée, ce me semble.
Tarte à la crème, madame.
Que trouvez-vous là à redire ?
Moi, rien. Tarte à la crème !
Ah ! je le quitte.
Monsieur le marquis s’y prend bien, & vous bourre de la belle manière. Mais je voudrais bien que monsieur Lysidas voulût les achever, & leur donner quelques petits coups de sa façon.
Ce n’est pas ma coutume de rien blamer, & je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l’amitié que monsieur le chevalier témoigne pour l’auteur, on m’avouera que ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, & qu’il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là dedans aujourd’hui ; on ne court plus qu’à cela, & l’on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lors que des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m’en saigne quelquefois ; & cela est honteux pour la France.
Il est vrai que le goût des gens est étrangement gaté là-dessus, & que le siècle s’encanaille furieusement.
Celuy-là est joli encore, s’encanaille ! Est-ce vous qui l’avez inventé, madame ?
Hé !
Je m’en suis bien doutée.
Vous croyez donc, monsieur Lysidas, que tout l’esprit & toute la beauté sont dans les poëmes sérieux, & que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ?
Ce n’est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, & je tiens que l’une n’est pas moins difficyle à faire que l’autre.
Assurément, madame ; & quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du costé de la comédie, peut-estre que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, & dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, & de rendre agréablement sur le théatre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; & vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, & qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lors que vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent ; & vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’estre point blamé, de dire des choses qui soyent de bon sens, & bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter ; & c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnestes gens.
Je crois estre du nombre des honnestes gens ; & cependant je n’ai pas trouvé le mot pour rire dans tout ce que j’ai vu.
Ma foi, ni moy non plus.
Pour toy, marquis, je ne m’en étonne pas. C’est que tu n’y as point trouvé de turlupinades.
Ma foi, monsieur, ce qu’on y rencontre ne vaut guère mieux ; & toutes les plaisanteries y sont assez froides, à mon avis.
La cour n’a pas trouvé cela.
Ah ! monsieur, la cour !
Achevez, monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la cour ne se connaît pas à ces choses ; & c’est le refuge ordinaire de vous autres messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages, que d’accuser l’injustice du siècle & le peu de lumière des courtisans. Sachez, s’il vous plaît, monsieur Lysidas, que les courtisans ont d’aussi bons yeux que d’autres ; qu’on peut estre habile avec un point de Venise & des plumes, aussi bien qu’avec une perruque courte & un petit rabat uni ; que la grande épreuve de toutes vos comédies, c’est le jugement de la cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier, pour trouver l’art de réussir ; qu’il n’y a point de lieu où les décisions soyent si justes ; & sans mettre en ligne de compte tous les gens savants qui y sont, que, du simple bon sens naturel & du commerce de tout le beau monde, on s’y foit une manière d’esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants.
Il est vrai que pour peu qu’on y demeure, il vous passe là tous les jours assez de choses devant les yeux, pour acquérir quelque habitude de les connaître, & surtout pour ce qui est de la bonne & mauvaise plaisanterie.
La cour a quelques ridicules, j’en demeure d’accord, & je suis, comme on voit, le premier à les fronder. Mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession ; & si l’on joue quelques marquis, je trouve qu’il y a bien plus de quoy jouer les auteurs, & que ce seroit une chose plaisante à mettre sur le théatre, que leurs grimaces savantes & leurs raffinements ridicules, leur vicyeuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagements de pensées, leur trafic de réputation, & leurs ligues offensives & défensives, aussi bien leurs guerres d’esprit, & leurs combats de prose, & de vers.
Molière est bien heureux, monsieur, d’avoir un protecteur aussi chaud que vous. Mais enfin, pour venir au fait, il est question de savoir si sa pièce est bonne, & je m’offre d’y montrer partout cent défauts visibles.
C’est une étrange chose de vous autres messieurs les poètes, que vous condamniez toujours les pièces où tout le monde court, & ne disiez jamais du bien que de celles où personne ne va. Vous montrez pour les unes une haine invincible, & pour les autres une tendresse qui n’est pas concevable.
C’est qu’il est généreux de se ranger du costé des affligez.
Mais de grace, monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue.
Ceux qui possèdent Aristote & Horace voient d’abord, madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l’art.
Je vous avoue que je n’ai aucune habitude avec ces messieurs-là, & que je ne sais point les règles de l’art.
Vous estes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants, & nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soyent les plus grands mystères du monde ; & cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut oster le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; & le mesme bon sens qui a foit autrefois ces observations les foit aisément tous les jours, sans le secours d’Horace & d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, & si une pièce de théatre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, & que chacun ne soyt pas juge du plaisir qu’il y prend ?
J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus des règles, & qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.
Et c’est ce qui marque, madame, comme on doit s’arrester peu à leurs disputes embarrassées. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, & que celles qui plaisent ne soyent pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane, où ils veulent assujettir le goût public, & ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle foit sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, & ne cherchons point de raisonnements pour nous empescher d’avoir du plaisir.
Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; & lors que je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, & si les règles d’Aristote me défendaient de rire.
C’est justement comme un homme qui auroit trouvé une sauce excellente, & qui voudroit examiner si elle est bonne, sur les préceptes du Cuisinier français.
Il est vrai ; & j’admire les raffinements de certaines gens, sur des choses que nous devons sentir par nous-mesmes.
Vous avez raison madame, de les trouver étranges, tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusques au manger & au boire, nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de messieurs les experts.
Enfin, monsieur, toute votre raison, c’est que l’École des femmes a plu ; & vous ne vous souciez point qu’elle ne soyt dans les règles, pourvu…
Tout beau, monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, & que cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c’est assez pour elle, & qu’elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu’elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ay lues, Dieu merci, autant qu’un autre ; & je ferais voir aisément que peut-estre n’avons-nous point de pièce au théatre plus régulière que celle-là.
Courage, monsieur Lysidas ! nous sommes perdus si vous reculez.
Quoi ! monsieur, la protase, l’épitase, & la péripétie…
Ah ! monsieur Lysidas, vous nous assommez avec vos grands mots. Ne paraissez point si savant, de grace ! Humanisez votre discours, & parlez pour estre entendu. Pensez-vous qu’un nom grec donne plus de poids à vos raisons ? Et ne trouveriez-vous pas qu’il fût aussi beau de dire, l’exposition du sujet, que la protase ; le nœud, que l’épitase ; & le dénouement, que la péripétie ?
Ce sont termes de l’art dont il est permis de se servir. Mais puisque ces mots blessent vos oreilles, je m’expliquerai d’une autre façon ; & je vous prie de répondre positivement à trois ou quatre choses que je vais dire. Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théatre ? Car enfin le nom de poème dramatique vient d’un mot grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poème consiste dans l’action ; & dans cette comédie-ci il ne se passe point d’actions, & tout consiste en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace.
Ah, ah, chevalier.
Voilà qui est spirituellement remarqué, & c’est prendre le fin des choses.
Est-il rien de si peu spirituel, ou pour mieux dire, rien de si bas, que quelques mots où tout le monde rit, & surtout celuy des enfants par l’oreille ?
Fort bien.
Ah !
La scène du valet & de la servante au dedans de la maison n’est-elle pas d’une longueur ennuyeuse, & tout à foit impertinente ?
Cela est vrai.
Assurément.
Il a raison.
Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace ? Et puisque c’est le personnage ridicule de la pièce, fallait-il luy faire faire l’action d’un honneste homme ?
Bon. La remarque est encore bonne.
Admirable !
Merveilleuse !
Le sermon, & les Maximes ne sont-elles pas des choses ridicules, & qui choquent mesme le respect que l’on doit à nos mystères ?
C’est bien dit.
Voilà parlé comme il faut.
Il ne se peut rien de mieux.
Et ce monsieur de la Souche, enfin, qu’on nous foit un homme d’esprit, & qui paraît si sérieux en tant d’endroits, ne descend-il point dans quelque chose de trop comique, & de trop outré au cinquième acte, lorsqu’il explique à Agnès la violence de son amour, avec ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules, & ces larmes niaises qui font rire tout le monde ?
Morbleu, merveille !
Miracle !
Vivat, monsieur Lysidas.
Je laisse cent mille autres choses, de peur d’estre ennuyeux.
Parbleu, chevalier, te voilà mal ajusté.
Il faut voir.
Tu as trouvé ton homme, ma foi.
Peut-estre.
Réponds, réponds, réponds, réponds.
Volontiers. Il…
Réponds donc, je te prie.
Laisse-moi donc faire. Si…
Parbleu ! je te défie de répondre.
Oui, si tu parles toujours.
De grace, écoutons ses raisons.
Premièrement, il n’est pas vrai de dire que toute la pièce n’est qu’en récits. On y voit beaucoup d’actions qui se passent sur la scène ; & les récits eux-mesmes y sont des actions, suivant la constitution du sujet ; d’autant qu’ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée, qui, par-là, entre à tous coups dans une confusion à réjouir les spectateurs, & prend, à chaque nouvelle, toutes les mesures qu’il peut, pour se parer du malheur qu’il craint.
Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l’École des Femmes consiste dans cette confidence perpétuelle ; & ce qui me paraît assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit, & qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse, & par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui luy arrive.
Bagatelle, bagatelle.
Faible réponse.
Mauvaises raisons.
Pour ce qui est des enfants par l’oreille, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe ; & l’auteur n’a pas mis cela pour estre de soy un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme, & peint d’autant mieux son extravagance, puisqu’il rapporte une sottise triviale qu’a dite Agnès, comme la chose la plus belle du monde, & qui luy donne une joie inconcevable.
C’est mal répondre.
Cela ne satisfoit point.
C’est ne rien dire.
Quant à l’argent qu’il donne librement, outre que la lettre de son meilleur ami luy est une caution suffisante, il n’est pas incompatible qu’une personne soyt ridicule en de certaines choses, & honneste homme en d’autres. Et pour la scène d’Alain & de Georgette dans le logis, que quelques-uns ont trouvée longue & froide, il est certain qu’elle n’est pas sans raison ; & de mesme qu’Arnolphe se trouve attrapé pendant son voyage par la pure innocence de sa maîtresse, il demeure au retour longtemps à sa porte par l’innocence de ses valets, afin qu’il soyt partout puni par les choses qu’il a cru faire la sûreté de ses précautions.
Voilà des raisons qui ne valent rien.
Tout cela ne foit que blanchir.
Cela foit pitié.
Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de vrais dévots qui l’ont ouï n’ont pas trouvé qu’il choquat ce que vous dites ; & sans doute que ces paroles d’enfer & de chaudières bouillantes sont assez justifiées par l’extravagance d’Arnolphe, & par l’innocence de celle à qui il parle. Et quant au transport amoureux du cinquième acte, qu’on accuse d’estre trop outré & trop comique, je voudrais bien savoir si ce n’est pas faire la satire des amants, & si les honnestes gens mesme, & les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses…
Ma foi, chevalier, tu ferais mieux de te taire.
Fort bien. Mais enfin si nous nous regardions nous-mesmes, quand nous sommes bien amoureux…
Je ne veux pas seulement t’écouter.
Écoute-moi si tu veux. Est-ce que dans la violence de la passion…
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la. Il chante.
Quoi…
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.
Je ne sais pas si…
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la.
Il me semble que…
La, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la, la, la, la.
Il se passe des choses assez plaisantes dans nostre dispute. Je trouve qu’on en pourroit bien faire une petite comédie, & que cela ne seroit pas trop mal à la queue de l’École des Femmes.
Vous avez raison.
Parbleu, chevalier, tu jouerais là dedans un rosle qui ne te seroit pas avantageux.
Il est vrai, marquis.
Pour moi, je souhaiterais que cela se fît, pourvu qu’on traitat l’affaire comme elle s’est passée.
Et moi, je fournirais de bon cœur mon personnage.
Je ne refuserais pas le mien, que je pense.
Puisque chacun en seroit content, chevalier, faites un mémoire de tout, & le donnez à Molière, que vous connaissez, pour le mettre en comédie.
Il n’auroit garde, sans doute, & ce ne seroit pas des vers à sa louange.
Point, point ; je connais son humeur : il ne se soucie pas qu’on fronde ses pièces, pourvu qu’il y vienne du monde.
Oui. Mais quel dénouement pourrait-il trouver à ceci ? Car il ne sauroit y avoir ni mariage, ni reconnaissance ; & je ne sais point par où l’on pourroit faire finir la dispute.
Il faudroit resver quelque incident pour cela.
Scène VIII
Madame, on a servi sur table.
Ah ! voilà justement ce qu’il faut pour le dénouement que nous cherchions, & l’on ne peut rien trouver de plus naturel. On disputera fort & ferme de part & d’autre, comme nous avons fait, sans que personne se rende ; un petit laquais viendra dire qu’on a servi, on se lèvera, & chacun ira souper.
La comédie ne peut pas mieux finir, & nous ferons bien d’en demeurer là.