La Croix de Berny/24

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XXIV


À MADAME
MADAME GUÉRIN
À PONT-DE-L’ARCHE (EURE).


Richeport, 10 juillet 18…

Voilà trois fois que je vais chez la directrice de la poste depuis que vous avez quitté le château d’une façon si brusque et si inexplicable. Je me perds en conjectures sur ce départ soudain, que rien n’a motivé ni préparé. C’est sans doute pour ne pas m’en dire la cause que vous refusez de me voir. Je sais que vous êtes toujours à Pont-de-l’Arche et que vous n’avez pas quitté la maison de madame Taverneau. Aussi, quand elle me répond avec un air compassé et mystérieux que vous êtes absente pour quelque temps, en regardant la porte fermée de votre chambre, derrière laquelle je devine votre présence, il me prend des envies de jeter à bas d’un coup de pied cette mince planche qui me sépare de vous. J’ai des rages sombres comme m’en inspirent toujours les obstacles illogiques et les résistances injustes.

Que vous ai-je fait ? Qu’avez-vous contre moi ? Que je connaisse au moins le crime pour lequel je suis puni. Sur l’échafaud, on lit toujours au patient sa sentence, équitable ou non. Serez-vous plus cruelle qu’un bourreau ? Lisez-moi mon arrêt. Il n’y a rien de si affreux que d’être exécuté dans une cave sans savoir pourquoi.

Depuis trois jours, — trois éternités, — j’ai fait des prodiges de mémoire à rendre fou. Je me suis rappelé tout ce que j’ai dit pendant deux semaines, mot par mot, syllabe par syllabe ; j’ai fait d’énormes projections de volonté pour rendre à chaque phrase son intonation, ses soupirs, ses dièses et ses bémols. Tout ce que la musique de la voix peut donner de significations différentes à l’idée a été analysé, débattu et commenté vingt fois dans ma tête. Ni le mot, ni l’accent, ni le geste, ne m’ont rien appris ; je défie le génie le plus malheureux et le plus envieux d’y trouver rien qui puisse offenser la fierté la plus susceptible, la majesté la plus hautaine ; dans ma plus grande familiarité avec vous, il n’y a pas eu de quoi alarmer une feuille de sensitive ou de mimosa. Ainsi, ce ne peut être là le motif qui vous a fait fuir comme frappée d’une terreur panique. Je suis jeune, ardent, impétueux, je n’attache aucun prix à certaines conventions sociales, mais je suis sûr que je n’ai jamais manqué à la sainte pudeur de l’amour, au religieux respect de la beauté ; — je vous aime, je n’ai pu vous offenser ; ce qui n’était ni dans ma tête ni dans mon cœur, comment mes yeux et ma bouche l’auraient-ils exprimé ! S’il n’y a pas de feu sans fumée, il n’y a pas non plus de fumée sans feu !

Ce n’est pas cela. — Est-ce un caprice, une coquetterie ? Vous avez l’esprit trop sérieux et l’âme trop honnête ; et d’ailleurs, quel serait votre but ? Ces cruautés félines sont bonnes pour des femmes du monde blasées que ravive le spectacle des tortures morales, et qui se donnent, dans une sphère invisible, des fêtes d’impératrices romaines où des cœurs palpitants sont déchirés par les griffes des bêtes fauves de l’âme, les désirs effrénés, les haines inassouvies et les jalousies savamment excitées jusqu’à la rage, toute la meute hideuse des mauvaises passions. — Louise, vous n’avez pas voulu jouer ce jeu-là avec moi. Il serait inutile, féroce et dangereux.

Quoique j’aie été élevé dans ce qu’on appelle le monde, je suis resté sauvage au fond ; je puis parler comme un autre de politique, de chemins de fer, d’économie sociale, de littérature ; j’imite assez bien les gestes civilisés ; mais, sous le vernis des gants blancs, j’ai gardé la violence et la simplicité de la barbarie. — Si vous n’avez pas quelque raison sérieuse, souveraine, inéluctable, — non pas une de ces raisons banales dont se paie la tiédeur des amants ordinaires, — ne prolongez pas mon supplice d’un jour, d’une heure, d’une minute. Ne me parlez ni de réputation, ni de vertu, ni de devoir. — Vous m’avez donné le droit de vous aimer, — aux clartés des étoiles, dans l’allée des acacias, en face du soleil, à cette fenêtre du donjon de Richard qui s’ouvre sur un abîme. Vous m’avez conféré ce sacerdoce auguste. Votre main a frémi dans la mienne. La lueur céleste allumée par mes regards a brillé dans vos yeux. Ne fût-ce qu’une seconde, votre âme m’a appartenu ; il y a eu contact et l’étincelle électrique a jailli.

Il se peut que dans votre idée cela ne signifie rien : moi je n’admets aucune de ces distinctions subtiles ; ce moment, m’a uni à vous pour toujours. Votre volonté, l’espace d’un éclair, a été d’être à moi ; je ne sais pas faire trois parts de mon esprit, de mon âme et de mon corps ; tout ce qui est moi vous adore, vous aime et vous veut. Je n’ai pas des amours gradués, selon les gens. On ne sait qui vous êtes. Vous seriez la reine de la terre ou la reine des cieux, je n’aurais pas pour vous un autre amour.

Recevez-moi. Vous ne m’expliquerez rien si vous voulez ; mais recevez-moi. Je ne puis vivre sans vous. — Qu’est-ce que cela vous fait que je vous voie ?

Ah ! j’ai bien souffert, même quand vous étiez encore au château. Quelle influence maligne s’est répandue entre nous ? J’ai senti vaguement qu’il s’était passé quelque chose de suprême et de fatal ; j’ai eu comme le pressentiment d’une destinée qui s’accomplissait ; était-ce votre sort ou le mien qui se décidait, ou tous les deux ? quel mot décisif l’ange rêveur qui tient les registres de l’avenir a-t-il écrit sur la page de bronze d’où rien ne s’efface ? qui a été condamné ou absous en ce moment solennel ?

Pourtant, il n’était arrivé aucun événement appréciable ; rien ne paraissait changé dans notre vie. D’où donc me venait cette inquiétude mortelle, ce trouble profond, cet effroi précurseur d’un danger immense, mais inconnu ? J’ai eu de ces perceptions instinctives, de ces terreurs magnétiques qu’éprouvent les avares endormis lorsqu’un voleur rôde autour de leur trésor caché ; — il me semblait qu’on voulait me dérober mon bonheur.

Nous avions tous je ne sais quoi de contraint, d’embarrassé : quelqu’un nous gênait. — Qui ? Il n’y avait là que Raymond. Un de mes meilleurs amis, arrivé de la veille et devant partir bientôt pour aller épouser une cousine, jeune, jolie et riche ! — C’est singulier ! lui si doux, si confiant, si expansif, si chevaleresque ; je l’ai trouvé aigre, taciturne, farouche, presque maussade, et je me sentais contre lui des mouvements pleins d’amertume et de malveillance. — L’amitié ne serait-elle qu’une haine tiède ? J’en ai peur, car plus d’une fois j’avais des envies féroces de me quereller avec Raymond et de lui sauter à la gorge. Il parlait d’un brin d’herbe, d’une mouche, ou de l’objet le plus indifférent, et cela me blessait comme une personnalité. — Tout ce qu’il faisait me choquait horriblement ; il se levait, j’étais indigné ; il s’asseyait, je devenais furieux ; chacun de ses mouvements me semblait une provocation : comment se fait-il que je ne me sois pas aperçu de cela plus tôt, et qu’un homme contre qui j’ai une aversion naturelle si forte soit mon ami depuis dix ans ? Quelle chose étrange, que je me sois rendu compte si tard de cette antipathie !

Et vous, d’ordinaire si naturelle dans votre grâce, comme vos manières sont devenues guindées ; vous me répondiez à peine quand il était là. La phrase la plus simple vous troublait ; on aurait dit que vous deviez rendre compte de vos paroles à quelqu’un, et que vous craigniez d’être grondée en sortant, comme une jeune fille que sa mère mène pour la première fois dans un salon.

Un soir j’étais assis à côté de vous sur le canapé ; je vous lisais la Tristesse d’Olympio, cette sublime élégie du grand poète ; Raymond est entré. Vous vous êtes levée brusquement comme un enfant coupable ; vous avez pris une attitude humble et repentante, et tourné vers lui des yeux qui demandaient grâce. À quel pacte secret, à quelle convention occulte aviez-vous manqué ?

Le regard par lequel Raymond a répondu au vôtre contenait sans doute votre pardon, car vous vous êtes remise à votre place, — cependant en vous éloignant de moi davantage et comme ne voulant pas abuser de la permission accordée ; j’ai continué ma lecture, mais vos oreilles seules m’écoutaient, vous étiez plongée dans une demi-extase à travers laquelle bourdonnaient vaguement les vers du poète. J’étais à vos pieds et jamais je ne vous ai sentie si loin de moi. Dans cet espace où une autre personne n’aurait pu s’asseoir, il y avait un abîme.

Quelle main invisible m’a donc précipité de mon ciel ? Qui m’a transporté si loin de vous, à mon insu, de l’équateur au pôle ? Hier encore votre œil, trempé de lumière et de vie, se tournait doucement vers moi, votre main effleurée par la mienne ne se retirait pas. Vous acceptiez mon amour, non pas avoué, mais compris, car je hais ces déclarations qui ressemblent à des cartels. Si quelqu’un a besoin de dire qu’il aime, il n’est pas digne d’être aimé, on ne parle que pour les choses indifférentes ; parler c’est un moyen de se taire ; mais vous, à la flamme de mes prunelles, au tremblement de ma voix, à l’émotion que trahissaient mes soudaines pâleurs, à l’impalpable caresse dont vous enveloppait mon désir, vous avez dû voir, et vous l’avez vu, que je vous aimais éperdument.

C’est lorsque Raymond laissait tomber son regard sur vous que je me suis rendu compte à moi-même de toute la profondeur de ma passion. — C’était comme si l’on m’eût passé un fer rouge dans le cœur. Ah ! quel horrible pays que la France ! Si j’étais en Turquie, je vous enlèverais sur la croupe tigrée de mon cheval barbe, je vous enfermerais dans un harem aux murailles à créneaux, entouré de fossés profonds, hérissé d’une broussaille de cimeterres ; des nègres muets colletteraient sur le seuil de votre chambre, et la nuit, au lieu de chiens, je lâcherais des lions dans les cours !

Ne riez pas de cet emportement : — il est sincère ; nul ne vous aimera comme moi. — Ce n’est pas Raymond, ce Don Quichotte sentimental, en quête d’aventures et d’actions chevaleresques. Pour qu’il aime une femme, il faut qu’il l’ait pêchée dans l’écume de la cascade du Niagara ; qu’il ait retenu, en se faisant démettre l’épaule, sa calèche sur le bord d’un précipice, ou qu’il l’ait arrachée d’entre les mains de bandits pittoresques, costumés en Fra-Diavolo ; — il n’est bon qu’à faire le héros d’un roman anglais en dix volumes, avec un habit à larges revers, un pantalon gris collant et des bottes à cœur. Votre caractère ferme et sensé ne peut s’accommoder des équipées philanthropiques de ce paladin moderne qui friserait de près le ridicule, s’il n’était beau, riche et brave ; ce don Juan moral, qui fait des séductions par la vertu, ne saurait vous convenir.

Quand vous verrai-je ? Nous vivons si peu, surtout pour le bonheur… J’ai perdu trois jours de paradis par votre obstination à vous cacher. Quel dieu pourra me les rendre ?

Louise, jusqu’à présent je n’ai aimé que des spectres de marbre, que des fantômes de beauté ; mais qu’était-ce que cet amour de statuaire et de peintre à côté de ce que j’éprouve ? Ah ! qu’il est doux et cruel d’être dépouillé à la fois de sa raison, de sa volonté, de sa force, et tremblant, agenouillé, vaincu, de remettre la clé de son âme à la belle victorieuse ! N’allez pas, comme Elfride, la jeter dans le torrent !

Edgard de Meilhan.