La Croix de Berny/39

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XXXIX


Villiers, 21 août 18…

Depuis deux jours je veux vous répondre, ma chère Valentine ; mais je suis tellement agitée, inquiète, que je n’ose écrire mes pensées, dont le désordre et la folie m’épouvantent. J’ai encore assez de raison pour m’accuser moi-même de démence, mais je crains les preuves, et même, en reconnaissant dans mes idées un égarement certain, j’évite encore ce qui doit clairement le constater. Je vous le disais bien, tant de bonheur ne peut être accepté sans crainte ; tout est menace et danger dans un si doux enchantement ! le moindre mot me donne de sombres inquiétudes ; une lettre arrivée subitement, dont je ne connais pas l’écriture, une visite imprévue qui laisse Raymond un peu préoccupé : tout m’alarme ; et lui me gronde tendrement, il me demande pourquoi je suis triste. — Parce que je suis trop heureuse, lui dis-je, et il ne trouve pas que ce soit une bonne raison. Pour me distraire il m’emmène dans les vallées et dans les bois ; il me raconte son enfance, les beaux rêves de son jeune âge, et il m’assure que tous ses rêves de bonheur sont dépassés, il me dit qu’il n’aurait jamais pensé rencontrer sur la terre une femme comme moi, et que pour être aimé de moi, un jour, une heure, il aurait volontiers donné sa vie, et qu’un tel sacrifice n’était pas trop grand pour payer un tel amour. En le voyant si joyeux, je n’ose lui parler de mes craintes ; près de lui bientôt je les oublie, il a tant de confiance dans l’avenir, qu’il m’en inspire malgré moi. Aussi, quand il est près de moi, je suis heureuse et rassurée… Mais s’il s’éloigne un moment, si je reste seule livrée à mes folles idées, mille fantômes terribles m’apparaissent et viennent me menacer. Je m’accuse d’avoir été imprudente et cruelle, je m’accuse, non pas comme vous le dites, d’avoir inspiré deux violentes passions, mais d’avoir exaspéré deux amours vindicatifs. Je sais bien que M. de Monbert ne m’aimait point, et cependant je crains son ressentiment injuste ; je me dis la plaisante trahison d’Edgard, et pourtant Edgard, dont l’image jusqu’à présent ne me semblait que ridicule, Edgard m’apparaît menaçant et furieux. Un vague souvenir me poursuit. Le jour même de mon mariage, après la bénédiction, comme nous quittions la chapelle, un indicible effroi m’a fait tressaillir : je ne pourrais l’affirmer, mais j’ai cru entendre dans le silence de cette vaste église une voix, une voix étouffée, terrible, qui disait mon nom… le nom que je portais à Pont-de-l’Arche : Louise !… J’ai retourné la tête vivement du côté d’où elle venait, et il fallait que cette voix fût bien puissante pour avoir l’autorité de troubler l’émotion d’un pareil moment !… Je regardai près de moi et je ne vis personne… Louise !… Il y a tant de femmes qui portent ce nom ! Peut-être était-ce un père qui appelait sa fille, ou un frère qui appelait sa sœur.

Cela n’avait rien de bien extraordinaire, mais ce cri m’a remplie d’effroi… Je me suis rappelé Edgard le soir où je l’avais vu courroucé contre moi ; la rage qui se peignait dans ses yeux, la violente contraction de ses traits, sa voix étouffée et terrible, semblable à cette voix, et j’ai compris, alors seulement j’ai compris qu’il y avait bien de l’orgueil et de la haine dans son amour. Mais, me disais-je, si c’était lui, il m’aurait suivie, il serait venu regarder dans quelle voiture je partais ; je l’aurais revu au pied de l’église, je l’aurais aperçu de loin sous le portique. D’ailleurs, pourquoi serait-il venu là ? Il avait renoncé à me voir. S’il avait voulu me retrouver, rien ne lui était plus facile : Edgard connaissait la demeure de madame Taverneau, à Paris ; il savait que nous habitions la même maison ; s’il avait espéré être reçu chez moi, il serait venu tout simplement me faire une visite… enfin, s’il était à cette heure, à six heures du matin, dans l’église de la Madeleine, dans un quartier si éloigné de celui que j’habitais, cela n’était pas pour m’espionner. Cet homme qui avait appelé Louise, ce n’était donc pas Edgard, cela ne pouvait pas être Edgard.

Ces réflexions, que je fis rapidement, me rassurèrent. J’interrogeai Raymond ; il n’avait vu personne, il n’avait rien entendu. Enfin je me répétais que M. de Meilhan n’était point à Paris, et que c’était folie que de se préoccuper si longtemps de sa pensée. Mais hier j’ai appris, par un billet de madame Taverneau, qui ne sait rien, ni mon mariage, ni mon départ, et qui ne saura que dans un an ce que j’ai fait pour elle, j’ai appris que M. de Meilhan, en quittant le Havre, était aussitôt venu à Paris. Sa mère ne lui a pas dit que j’étais allée avec elle le rejoindre. Quand elle a vu que, pour le retenir en France, son influence suffisait, elle a supprimé la mienne ; je l’en remercie. J’aime beaucoup mieux qu’il ignore toujours la généreuse et folle idée que j’ai eue de le rendre à sa mère ; mais ce qui m’alarme, c’est qu’elle le retienne à Paris, dans la crainte qu’à Richeport il n’apprenne la vérité, et dans l’espoir que là il oubliera plus vite cet amour qui contrariait si fort tous ses projets. Edgard était donc à Paris le jour de mon mariage, et peut-être… Mais non… qui aurait pu l’avertir… Je demeurais à une lieue de la paroisse où je me suis mariée… Ce n’est pas lui… Cependant j’ai peur de cet homme… Je me souviens avec quelle amertume il me parlait de Raymond dans une lettre pleine d’injustes reproches qu’il m’a envoyée trois jours après mon départ de Richeport. Dans cette lettre, que j’ai brûlée tout de suite, il me disait que M. de Villiers devait épouser sa cousine. Oh ! la révélation de cet engagement m’a rendue bien malheureuse ! Il était rompu depuis plusieurs années ; mais M. de Meilhan le croyait encore sérieux ; il en parlait comme d’un lien qui devait le rassurer contre les prétentions de son ami à me plaire et, cependant que de malveillance dans les éloges qu’il faisait de lui, que de terreur jalouse dans son insolente sécurité ! comme il disait naïvement : Puisque je n’ai pas à le craindre, d’où vient donc que je le hais ? Aujourd’hui, je me souviens de cette haine, et elle m’épouvante. Aidé de Roger, bientôt il saura tout, il apprendra que Louise Guérin et Irène de Châteaudun ce n’est que la même personne, et tous deux, associant leur fureur, ils viendront peut-être me demander compte de mes caprices et me reprocher la duplicité de ma conduite. Pensez-vous donc que cela soit possible, Valentine ? Ne serait-il pas plaisant, dites-moi, que ces deux hommes qui ont si indignement traîné mon souvenir dans la fange, qui m’ont si indignement trahie, offensée par leurs laides infidélités, viennent hardiment me parler de leur constance et réclamer leurs droits à mon amour ? Eh ! mon Dieu, malgré l’absurdité d’une telle supposition, ils seraient vraiment bien capables de le faire : les hommes en amour ont une religion si commode, une conscience si pleine de facilités ! Sous prétexte de prétendues passions indomptables, ils s’accordent tant d’indulgence, ils se permettent sans remords tant de mensonges misérables, tant d’oublis honteux, tant de lâches profanations !… Et jamais il ne leur vient à l’idée que la connaissance de ces torts impardonnables puisse altérer un pur amour ; ils ont de la dignité des femmes une étrange opinion, leurs ménagements pour elles sont singulièrement distribués ; ainsi, lorsqu’ils insultent sans pudeur les nobles femmes qui les aiment avec ferveur et loyauté, c’est pour ne point repousser impoliment, disent-ils, les misérables effrontées qui courent après eux sans vergogne, car leurs égards sont tous pour celles-là… C’est pour épargner à ces amours-propres si délicats une légère piqûre, qu’ils percent, qu’ils frappent mortellement les cœurs généreux qui ne vivent que de leur pensée, qui ne savent que leurs noms révérés ; ils les frappent sans pitié, sans remords. Et puis, quand l’amour s’échappe de ces cœurs brisés, comme l’eau d’une urne tombée, ils s’étonnent, ils s’inquiètent… Ils ont brisé le cœur qui contenait l’amour et naïfs, innocents, révoltés, stupides, ils demandent ce qu’est devenu l’amour !… Ils l’ont tué lâchement, et ils s’indignent qu’il ait osé mourir de leurs coups !…

Mais pourquoi parler d’eux, d’Edgard et de sa haine, de Roger et de sa colère ? La destinée n’a pas besoin de ces instruments si terribles pour châtier notre bonheur ! le moindre accident, l’imprudence la plus légère peuvent servir sa cruauté ; tout peut l’aider dans sa vengeance contre un homme trop heureux et trop aimé. La brise froide du soir, après une journée brûlante, ne peut-elle pas lui donner le frisson avec la mort ? ce pont de bois jeté sur le torrent ne peut-il pas tout à coup devenir perfide et se rompre pour le punir d’être attendu sur l’autre bord avec trop d’impatience ?… ces hauts rochers que les glaces de l’hiver ont fendus de toutes parts ne peuvent-ils pas se détacher de leur bloc jaloux, et rouler sur lui à son passage ?… son cheval favori ne peut-il pas s’effrayer aussi follement à l’aspect de quelque fantôme sauvage, et l’emporter avec fureur dans les bruyères, loin des regards d’amour qui le suivent trop ardemment ?… Que dis-je ? le caillou que tient cet enfant qui joue là-bas sur le gazon, et qu’il va jeter en riant aux arbres de l’avenue, ne suffit-il pas lui-même pour donner la mort à un homme aimé ?

Oh ! Valentine, je ne me fais pas d’illusions ; je vois le danger ; le monde entier se révolte contre un bonheur trop pur ; la société le poursuit comme une injustice ; la nature, à cause de sa perfection, le maudit ; toute perfection lui semble une monstruosité intolérable. Sitôt qu’elle le comprend, qu’elle le devine, elle donne l’alarme et les éléments se conjurent contre ce bonheur insolent ; la foudre est avertie… elle se tient prête à frapper le front qui rayonne. Chez les humains, à l’instant même toutes les méchancetés sont réveillées ; des avis secrets, des voix inconnues préviennent les envieux de toutes les nations qu’il y a quelque part une grande joie à troubler, qu’il y a dans un coin de la terre deux êtres qui se cherchaient et qui se sont trouvés, deux cœurs qui s’aiment avec une égalité idéale, une harmonie enivrante… Le hasard lui-même, ce railleur insouciant, se fait pour eux orgueilleux et jaloux ; il en veut à ces deux êtres qui se sont cherchés volontairement, qui se sont choisis consciencieusement, et qui n’ont rien voulu attendre de lui pour être heureux ; il s’informe de leurs deux noms, lui qui ne sait le nom de personne, et il les poursuit de ses coups, il cesse d’être aveugle pour les reconnaître et les frapper. Ah ! je le sens, nous sommes trop heureux. La mort nous regarde ! j’ai peur !

Ce n’est pas permis sur la terre de savourer les suprêmes délices, la joie sans trouble et sans mélange, d’avoir ensemble l’extase du cœur et le délire de la passion ; d’avoir l’orgueil de l’amour et la fierté de la conscience honnête… Les joies brûlantes ne sont permises qu’aux amours coupables. Que deux malheureux êtres, engagés séparément dans des liens détestés, se rencontrent et se reconnaissent mutuellement pour l’idéal de leurs rêves, on leur permettra de s’aimer, parce qu’ils se sont trouvés trop tard, parce que cette immense joie : trouver l’idéal de ses rêves ! est d’avance empoisonnée par le remords et la honte. Leur bonheur criminel pourra vivre, parce qu’il est criminel ; il a les conditions de la vie, la fragilité et la misère ; il porte la tache originelle, donc il a droit d’humanité… Mais trouver l’amour idéal dans une union légitime ; mais le trouver à temps et pouvoir l’accueillir sans honte et l’éprouver sans remords ; mais être heureuse comme une amante et rester digne comme une épouse ; mais connaître la folle ardeur de la passion et garder la voluptueuse fraîcheur de la pureté ; mais être tour à tour, avec délice, esclave et reine, dans l’équitable loi du plus harmonieux amour ; appeler qui vous appelle, chercher qui vous cherche, aimer qui vous aime, admirer qui vous admire, en un mot, être l’idole de son idole !… C’est trop, c’est dépasser les joies humaines, c’est dérober le feu du ciel ; je vous le dis c’est avoir mérité la mort !

Je le sens à mon enthousiasme, j’habite déjà les limites du monde réel ; j’entrevois le ciel ; la terre disparaît à mes yeux. J’attends et je comprends la mort, parce que la vie m’a dit son dernier mot. L’exaltation que j’éprouve a quelque chose de l’avenir des bienheureux : c’est une agonie triomphante, c’est la joie finale et suprême qui m’annonce que mon âme va me quitter.

Ô mon Dieu ! ma tête se perd ; je vous écris mille extravagances ! Valentine, vous le voyez, toutes les émotions excessives se ressemblent ; le délire de la joie est le même que celui du désespoir. Arrivée au faîte du bonheur, savez-vous ce que l’on aperçoit à ses pieds ?… l’abîme ! de tous côtés l’abîme… On ne retrouve même plus derrière soi l’aride sentier par où l’on a gravi péniblement jusqu’au sommet ; parvenu là, on ne voit nul moyen de redescendre doucement la pente… de cette hauteur on ne redescend jamais, on tombe ! Il n’y a qu’un secret pour conserver le bonheur, c’est de le renier, c’est de le méconnaître ; il se plaît quelquefois à rester chez les ingrats.

En vain je cherche à me rassurer par des expiations, par des sacrifices ; depuis huit jours, je jette l’or à pleines mains dans ce pays, je dote tous les enfants, je nourris tous les pauvres, j’enrichis les hospices ; je me ruinerais volontiers en charités généreuses, en dons magnifiques, je donnerais ma fortune de bon cœur pour obtenir le repos ; tous les matins j’entre seule dans l’église, je me prosterne sur la pierre et je demande à Dieu, avec une ferveur ardente, qu’il me permette, par quelque grand sacrifice, de racheter mon bonheur ; je lui dis de m’envoyer les plus dures épreuves, de nouvelles humiliations, des douleurs violentes, au-dessus même de mon courage ; mais de me laisser, de me laisser quelques jours encore Raymond… Raymond et son amour.

Mais ces larmes et ces prières seront inutiles ; lui-même, sans comprendre ses pressentiments, il a l’instinct de sa fin prochaine. La pureté de son âme, la grandeur de son caractère, le désintéressement sans exemple de sa conduite sont des indices effrayants ; ces vertus sublimes sont des symptômes d’agonie ; cette générosité, ce désintéressement sont de tacites adieux. Raymond n’a dans l’esprit aucune des faiblesses des hommes destinés à vivre longtemps dans ce monde ; il n’a pris sa part d’aucune des passions mauvaises de ce siècle, il s’est isolé de lui, comme un passager d’un jour ; il a renié bravement les turpitudes de l’humanité, comme un homme qui n’a pas longtemps à se commettre avec elle. Il traite la vie en pèlerin, il ne s’établit dans aucune de ses misères ; il n’a passé marché avec aucun de ses désenchantements ; son orgueil superbe, sa loyauté implacable et rigide dès l’enfance ont caché un secret funèbre ; il ne s’est tenu à l’écart que parce qu’il avait le sentiment de sa fin précoce ; il n’est si sûr de lui que parce qu’il sait bien qu’il n’a pas à lutter longtemps ; il n’est si joyeux et si fier que parce qu’il regarde la victoire comme déjà remportée… Et je le pleure en l’admirant. Dieu ne prête qu’un moment à la terre ces modèles divins.

Hélas ! dois-je donc trouver un sujet de douleur et de crainte dans ces qualités si nobles, si belles et si séduisantes, qui m’ont fait l’adorer ? C’est parce qu’il mérite d’être aimé plus que jamais on n’a été aimé dans ce monde, que je dois trembler pour lui ! Valentine, un tel bonheur ne vous fait-il pas pitié ? Depuis ce matin, je me tourmente. Raymond m’a quittée pour quelques heures ; il est allé à Guéret ; une de ses parentes, revenant des eaux de Néris, a dû y passer aujourd’hui vers dix heures ; elle l’a prié de venir la voir un moment à l’hôtel de la poste ; rien n’est plus naturel, et je n’ai aucune raison de m’alarmer ; et cependant cette courte absence m’inquiète comme un long voyage ; elle m’attriste aussi : c’est la première fois depuis huit jours que nous sommes si longtemps sans nous voir. Ah ! comme je l’aime, et que je m’ennuie quand il n’est plus là ! Une pensée me rassure dans l’état d’âme où je suis ; dans l’exaltation que j’éprouve, il n’y a pas de malheur supportable pour moi : une nouvelle fatale, une image douloureuse, une erreur même… certain nom terrible mêlé sans raison à un nom adoré, je vous le répète, une fausse nouvelle à l’instant même démentie, du premier coup me tuerait ; je ne vivrais pas les deux minutes qu’il faudrait vivre pour entendre la nouvelle contraire, la vérité heureusement démontrée. Cette idée me console. Si mon bonheur doit finir, je finirai avec lui.

Il est deux heures, Valentine c’est une chose inconcevable que Raymond ne soit pas encore revenu. Mon cœur commence à se serrer tristement ; ma main tremble en écrivant ; mes yeux se troublent… Qui peut le retenir ? Il est parti à huit heures ; il devrait être ici depuis longtemps. Je sais bien que cette parente qui veut le voir peut avoir été elle-même retardée en route ; on dit : Je passerai dans telle ville, à telle heure, et puis il arrive qu’on s’est trompé dans ses calculs. Les femmes surtout sont très-ignorantes en voyage ; elles ne comprennent rien aux chiffres des livres de postes. Tout me dit que j’ai tort d’être inquiète, et pourtant je frémis à tous moments… ce cheval est si vif… Ce qui m’étonne, c’est que Raymond ne m’ait point donné à lire la lettre de cette parente ; il m’a dit : Je l’ai laissée sur la table ; et moi j’ai cherché sur sa table et je ne l’ai pas trouvée, cette lettre ; j’aurais voulu la lire, elle m’aurait appris exactement à quelle heure il devait se trouver à Guéret, et j’aurais pu juger par là de l’heure à laquelle il aurait dû revenir ici. Mais cette parente est la mère de la jeune fille qu’il devait épouser… elle l’aimait peut-être ; est-elle aussi venue ?… Ah ! quelle idée absurde ! J’ai tant peur que je m’amuse à être jalouse, pour me rassurer, en choisissant des dangers impossibles. Oh ! mon Dieu ! ce n’est pas de son amour que je doute… il m’aime, il m’aime autant que je l’aime, et c’est bien là ce qui m’épouvante. C’est dans cet amour si pur, si parfait, si divin ; c’est dans ce bonheur si complet qu’est le danger. N’est-ce pas que cela est mal d’aimer avec idolâtrie une créature de Dieu, et que cette adoration n’est due qu’à lui seul ; mettre toute son âme sur un seul être, oublier tout pour lui, c’est mal ?…

Oh ! que je voudrais le voir et entendre sa voix ! j’aime tant cette voix !… Comme je suis inquiète !… quelle horrible angoisse ! j’étouffe, mes idées se perdent ; ce n’est pas vivre que de se sentir ainsi emportée dans cette tourmente désespérée. Et puis, s’il venait tout à coup, quelle joie !… Oh ! je ne voudrais pas qu’il vînt tout de suite, je voudrais être préparée à le revoir, un moment, un seul !… S’il entrait tout à coup dans cette chambre, je deviendrais folle de joie en l’embrassant !

Ma chère Valentine, quel tourment que l’amour ! même l’amour heureux !… Jamais je ne pourrai supporter plus d’une heure une agitation pareille. Je suis sûre que j’ai la fièvre ; j’ai froid, je brûle ; ma pensée tourbillonne, j’ai le vertige. Tout en vous écrivant, assise près de la fenêtre, je jette des regards avides sur la campagne qui est devant moi, sur cette longue avenue de chênes par laquelle il doit revenir. Je regarde, j’écris un mot, une ligne entière, pour lui laisser plus de temps de s’avancer, pour avoir plus de chance de l’apercevoir en levant les yeux, et à chaque ligne écrite, je regarde encore. Rien ne paraît à l’horizon désert : je ne vois ni son cheval, ni le nuage de poussière qui doit l’annoncer. L’heure sonne ! trois heures ! c’est effrayant… L’espoir me quitte… tout est perdu… Je me sens mourir. Mon instinct me dit qu’il se passe quelque événement affreux pour moi sur cette terre… Ah ! mon cœur se déchire ; ce que je souffre est horrible. Raymond ! Raymond ! Valentine ! ma mère ! au secours ! au secours ! Au bout de l’avenue je vois venir un cheval ; ce n’est pas celui de Raymond. Ah voilà le sien… Mais lui, je ne le vois pas… Dieu !…

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(Cette lettre inachevée de la comtesse de Villiers, adressée à Mme de Braimes, ne portait ni adresse ni signature.)