La Croix de Berny/5

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V


À MONSIEUR
MONSIEUR DE MEILHAN
À RICHEPORT,
PAR PONT-DE-L’ARCHE (EURE).


Paris, 24 mai 18…

Votre lettre m’a fait du bien, mon cher Edgard, parce qu’elle est imprévue, parce qu’elle sort du domaine de la consolation épistolaire. À votre place, le premier ami venu se serait mis à l’unisson de ma douleur en paraphrasant mon désespoir. J’attendais de vous un soulagement qui ne m’aurait pas guéri, et j’ai été soulagé par un remède que je n’attendais pas. Vraiment, votre philosophie charmante a inventé une hygiène morale inconnue aux quatre Facultés. Grâce à vous, je respire un instant ce matin. On a besoin de prendre haleine dans les crises ardentes du désespoir ; et lorsqu’on a respiré, la force de la résignation revient au cœur. Cependant, je ne suis point dupe de votre amitié trop habile. En dissimulant, avec une adresse artistement travaillée, l’intérêt que vous donnez à ma position, vous me laissez apercevoir clairement cet intérêt. Voilà ce qui m’engage à vous écrire le second chapitre de mon histoire, bien sûr que vous l’accueillerez encore avec une plume riante et un front sérieux. Les jeunes gens de votre naturel, soit calcul profond ou instinct heureux, remplacent les passions par des caprices ; ils s’amusent à côtoyer l’amour, et ne l’abordent jamais de front. Il y a pour eux des femmes, et jamais une femme. Cela leur réussit longtemps, quelquefois toujours. J’ai connu des vieillards qui faisaient de ce système la gloire de leur existence, et qui le continuaient par habitude sous les cheveux blancs. Vous, mon cher Edgard, vous n’aurez pas les bénéfices de l’impénitence finale, soyez-en bien averti. À cette heure, l’ardeur de votre âme est tempérée par la suave indolence de votre organisation. L’amour est le plus dur de tous les travaux, et vous êtes trop paresseux pour travailler. Lorsque vous jetez dans l’abîme de votre moi un regard rapide et distrait, vous découvrez avec effroi le germe d’une passion sérieuse, et vous vous sauvez, sur les ailes de la fantaisie, vers les horizons où règne le plaisir facile et nonchalant. Il me suffit d’avoir pénétré à votre insu dans ce recoin secret de votre âme pour me donner la hardiesse de vous conter mes douleurs. Continuez le rire : votre raillerie sera comprise, et mon amitié lui rendra son véritable nom, en lui ôtant son masque d’emprunt.

Paris est toujours désert. La plus grande et la plus peuplée des villes s’efface à vos pieds, lorsqu’on la regarde des hauteurs d’une passion. Je me sens toujours isolé, comme si j’étais sur les vagues de l’Océan du Sud, ou sur les sables de Saharah. Heureusement le corps prend des habitudes mécaniques qui suppléent à la volonté de l’âme ; sans cette précieuse faculté de la matière, mon isolement m’aurait amené à une rêveuse et stupide immobilité. Ainsi, aux yeux des indifférents, ma vie est toujours la même ; je suis ce que j’étais autrefois ; j’ai mes relations, mes plaisirs, mes amis, mes endroits accoutumés ; seulement, je parle peu, et je laisse beaucoup parler les autres. Mon visage stéréotype assez bien les lignes calmes de l’audition attentive ; et celui qui a la bonté de me raconter quelque chose est tellement satisfait de ma physionomie d’auditeur, qu’il prolonge à l’infini le monologue de sa narration. Alors ma pensée prend son vol, et fait le tour du monde, à travers les continents, les archipels, les mers, les peuples que j’ai visités. Ce sont les seuls moments de répit qui me rafraîchissent le sang. J’ai la pudeur de ne pas vouloir penser à mon amour en face d’un autre homme ; il me reste assez d’enfantillage au cœur pour croire que les cinq lettres de ce nom fatal jailliraient sur mon front en lettres de flamme, en trahissant un secret que l’indifférence paie avec un sourire de pitié ou de raillerie.

Les mille souvenirs semés çà et là dans mes pérégrinations éclatent à la fois dans mon cerveau avec tant de bruit et tant de couleurs, que je puis assister en plein soleil, et les yeux ouverts, au défilé de tous mes rêves, créés dans mes nuits des pays lointains. Il y a dans ces instants un phénomène de physiologie inexplicable. La pensée, cette chose toujours rebelle, et que la volonté la plus impérieuse ne peut ni retenir, ni rappeler, se met à vagabonder par le monde, en accordant une trêve au supplice de ma passion : elle fonctionne alors au gré de mes désirs ; complaisance qu’elle n’a pas lorsque je suis seul. Je dois ce soulagement à l’intervention officieuse et loquace du premier oisif rencontré, dont je sais à peu près le nom, et qui m’appelle son ami. Toujours avec un sentiment de bienveillance compatissante je vois s’éloigner ce malheureux conteur, qui me quitte avec l’idée de m’avoir tant réjoui par son monologue, que mes yeux seuls ont écouté. En général, les gens qui vous abordent ont dans le cerveau une pensée ou affaire dominante, et ils s’imaginent que l’univers est disposé à attacher à cette affaire le même intérêt qu’ils y portent eux-mêmes. Cela, d’ailleurs, leur réussit souvent ; car la rue est pleine d’auditeurs affamés qui, les oreilles tendues, cherchent partout une confidence.

Une passion sérieuse nous fait découvrir un monde nouveau dans le monde. Tout ce que j’ai vu et observé jusqu’à présent me paraît rempli d’erreurs. Les hommes et les choses ont des aspects, et même des teintes, sous lesquels je ne les connaissais pas. Il me semble que je suis né hier une seconde fois, et que ma première vie ne m’a laissé que des souvenirs confus ; et dans ce chaos du passé je chercherais en vain une seule règle de conduite pour mon présent.

J’ai ouvert les livres qui sont écrits sur les passions ; j’ai lu tout ce que les sages nous ont laissé de sentences, d’aphorismes, de drames, de tragédies, de romans. J’ai cherché dans les héros de l’histoire et du théâtre l’expression humaine d’un sentiment dont je pourrais me faire l’écho, et qui m’aurait servi de guide ou de consolation. Je n’ai rien trouvé. Je suis comme dans une île déserte où rien, sur la colline, ou dans le bois, ne m’annonce le passage de l’homme ; il faut pourtant que je l’habite, sans y trouver la trace du sentier frayé qui conduisait les autres avant moi. Hier, j’assistai à la représentation du Misanthrope. Voilà donc un homme amoureux, me disais-je, et peint de main de maître, affirme-t-on. Cet homme écoute des sonnets, — fredonne une chansonnette, — se dispute avec un mauvais écrivain, — cause longuement avec ses rivaux, — soutient une thèse philosophique avec un ami, — traite d’une façon assez brutale la femme qu’il aime, et au dénoûment il se console en annonçant qu’il va s’ensevelir dans un asile écarté.

J’élèverais à mes frais un second monument à Molière, si Alceste m’accordait la grâce de me faire aimer de son amour.

Il y a, dans l’amour, des supplices dont je ne vois l’inventaire nulle part, et qui portent les noms les plus vulgaires et les plus innocents du monde. Un poète anglais fait dire à son héros amoureux :

Un jour, Dieu, par pitié, délivra les enfers
Des tourments que pour vous, madame, j’ai soufferts !

Je croyais que le poète allait développer son idée ; malheureusement la tirade se termine là. C’est une vague poésie qui annonce des tourments inconnus. Ce procédé d’ailleurs est assez général en pareille matière. Tout se borne à des plaintes gonflées de brume et de syllabes noires. Aucun moraliste ne précise sa douleur. Le peuple des amoureux s’écrie en chœur qu’il souffre horriblement. Chaque souffrance attend encore une analyse et un nom.

Comme exemple, je vais, mon cher Edgard, vous citer un de ces supplices dont vous ignorez encore le nom et l’espèce, heureux mortel !

L’antre de ce supplice est au bureau de la poste restante, rue Jean-Jacques Rousseau : les amoureux de la Nouvelle Héloïse n’en ont pourtant point parlé, eux qui ont écrit tant de lettres sur l’amour.

Je me suis mis en correspondance avec trois de mes domestiques, — ce supplice n’est pas celui dont je veux parler. — Ces trois hommes habitent en ce moment les trois villes voisines dans lesquelles mademoiselle de Châteaudun a des relations, des parents ou des amis, entre autres Fontainebleau, où elle est allée d’abord en quittant Paris ; ils sont chargés par moi de prendre, avec la plus grande circonspection, des renseignements sur elle ; car j’ai supposé que sa retraite mystérieuse était dans une de ces trois localités. Les lettres doivent m’être adressées poste restante. Mon portier, avec la finesse pénétrante de ceux de sa profession, découvrirait, à la place de la vérité, quelque fiction scandaleuse, en reconnaissant chaque jour, à l’arrivée du facteur, la main d’un valet de la maison. Comme vous voyez, le supplice se complique ; mon portier me fait peur. Donc, tous les matins, je vais à ce bureau de poste, confluent des secrets de Paris.

Ordinairement, la salle d’attente est pleine de malheureux, espèces de Tantales épistolaires qui, les yeux fixés sur la grille de bois, sollicitent une déception timbrée. Cela est triste à observer. Il doit y avoir au purgatoire un bureau de poste restante où les âmes vont s’enquérir si leur délivrance a été signée au ciel.

Les préposés de l’hôtel des postes, rue Jean-Jacques Rousseau, n’ont pas l’air de se douter que tant d’impatientes angoisses rugissent autour d’eux. Quel calme administratif rayonne sur les fraîches figures de ces distributeurs de consolation et de désespoir ! Dans les tortures de l’attente, les minutes perdent leur valeur mathématique, et les aiguilles des pendules s’immobilisent sur le cadran comme un serpent tordu et empaillé : les opérations du bureau marchent avec une lenteur qui me semble la miniature de l’éternité. Les solliciteurs s’alignent un à un et forment une vivante chaîne de points d’interrogation aux abois. La fatalité me réserve toujours à moi le dernier chaînon, et j’assiste au défilé de toutes ces âmes en peine. Ce bureau rapproche les hommes et comble les distances sociales. À défaut de lettres, on y reçoit toujours des leçons d’égalité, sans payer le port. Il y a de beaux jeunes gens échevelés qui portent sur leurs figures pâles les traces de l’insomnie

Il y a des hommes d’affaires, Damoclès de Bourse, qui sentent l’épée de l’échéance tomber sur leurs fronts ;

Il y a de pauvres soldats qui attendent l’obole maternelle ;

De jeunes amantes délaissées dont les espérances roulent, au son du tambour, sur le rivage africain ;

De timides femmes, voilées de noir, qui pleurent un mort pour mieux sourire à quelque heureux vivant. Si chacun d’eux criait le secret de la correspondance attendue, les employés eux-mêmes se voileraient la face avec un large pli administratif et oublieraient les lettres de l’alphabet !

Mais tout est silence et gravité dans ce foyer des douleurs de l’expectative. À de longs intervalles, un nom et un prénom sortent d’une poitrine rauque, et malheur au postulant si son père et son parrain ne lui ont pas laissé un nom court et clairement noté ! L’autre jour, j’ai assisté à une scène étrange causée par l’association de sept syllabes. Un demandeur venait de laisser tomber à travers la grille son nom, Sidoine Tarboriech. Alors le dialogue suivant s’établit :

— Est-ce tout un nom ? demanda l’employé sans daigner regarder l’infortuné porteur de ces syllabes.

— Deux noms, répondit timidement l’âme en peine, avec la conscience de son malheur nominatif.

— Vous avez dit Antoine ? demanda l’employé.

Sidoine, monsieur.

— C’est votre petit nom ?

— C’est le nom de mon parrain ; saint Sidoine, 23 août.

— Ah ! il y a un saint Sidoine ?… Ensuite… Sidoine ?…

— Tarboriech.

— Vous êtes Allemand ?

— De Toulon, en face de l’Arsenal.

Pendant ce dialogue, les autres âmes en peine brisaient leur chaînon dans un élan convulsif d’impatience, et le sol tremblait sous un long trépignement de pieds nerveux.

L’employé, toujours calme, effeuillait d’un doigt méthodiquement recourbé un faisceau de cent lettres, et quelquefois il s’arrêtait lorsque les hiéroglyphes de la poste effaçaient une adresse sous une éclipse totale de timbres, de jambages et de numéros croisés ; car le préposé qui timbre et cote les lettres choisit toujours avec soin le nom de l’adresse pour le voiler d’un nuage opaque et noir. Les mœurs du timbre le veulent apparemment ainsi.

Le dialogue continua :

— Pardon, monsieur, dit l’employé, votre nom… est-ce Dar ou Tar ?

Tar, monsieur, Tar…

— Par un D ?

— Un T ; Tarboriech.

— Nous n’avons rien.

— Oh ! monsieur, c’est impossible. Il y a une lettre, positivement.

— Il n’y a rien, monsieur, à la lettre T, rien.

— Avez-vous cherché à mon prénom, à Sidoine ?

— Mais, monsieur, nous ne mettons pas les lettres à la case des prénoms.

— C’est que, voyez-vous, monsieur, comme je suis le cadet, on m’appelle aujourd’hui Sidoine, dans la famille…

Une explosion de murmures éclata dans le purgatoire de M. Conte. Des jeunes gens, au comble de l’exaspération et crispant leurs doigts à l’angle de leurs gilets, marchaient vivement dans la salle en fredonnant par syllabes saccadées un psaume de lamentations épigrammatiques, dont voici quelques versets

— Que diable ! il y a des noms propres qui ne doivent pas exister

— Eh ! monsieur, ceci est intolérable, quand on a le malheur de se nommer Extarborich, on ne se fait pas adresser des lettres poste restante !

— Moi, si j’avais le tort d’avoir un pareil nom, je me ferais dénommer par M. le garde des sceaux.

L’employé encadra sa figure calme dans le soupirail grillé, en disant aux âmes avec une voix douce : Messieurs, nous devons faire notre service scrupuleusement ; ce que je fais pour ce monsieur, chacun de vous, en pareil cas, voudrait qu’on le fît pour lui.

— Oui, oui, s’écria un jeune homme en ouvrant son gilet à deux battants ; mais nous n’avons pas des noms abominables comme ce monsieur !

— Messieurs, dit l’employé, point de personnalités offensantes. — Et s’adressant à l’infortuné : Monsieur, ajouta-t-il, de quel pays attendez-vous une lettre ?

— De Lavalette, département du Var.

— C’est bien cela ; il n’y a que votre prénom sur l’adresse… Sidoine.

— Mon cousin m’appelle toujours ainsi.

— Il a bien raison le cousin ! dit une voix dans un angle.

Voilà, mon cher Edgard, un échantillon des tortures non classées qu’il me faut subir tous les matins, dans ce bureau d’expiation, avant d’arriver le dernier au sanctuaire de l’employé. Là, je prends une allure insouciante et un accent leste, et je décline avec négligence mon prénom. Ce moment est une chose bien simple, n’est-ce pas ? Eh bien ! j’ai vu le vaisseau le Star s’entr’ouvrir sous mes pieds, devant les îles Malouines. Le soixante-huitième degré de latitude m’a fait l’honneur d’être mon geôlier dans sa prison de banquises au pôle sud. J’ai passé deux jours et deux nuits séculaires à bord du paquebot l’Esmerald, entre l’incendie et l’inondation ; et si je composais un élixir de ce trésor d’angoisses ressenties dans ces trois situations mortelles, je ne m’infuserais jamais au cœur, à égal degré, la douleur infinie de ce moment. Trois cachets brisés, trois lettres ouvertes, trois déceptions accablantes ! Rien ! rien ! toujours rien ! Mot de désespoir ! synonyme glacé du néant !

Alors le vide qui s’élargit autour de moi est affreux ; ma respiration s’arrête dans ma poitrine et mon sang dans mon cœur. En mesurant par la pensée le temps qui doit s’écouler jusqu’à la même heure du lendemain, je ne me sens pas le courage et la force de le subir, dans la succession intolérable de ses instants éternels. Comment combler ce gouffre de vingt-quatre heures pour y trouver mon passage de la veille au lendemain ? Combien elles me semblent fausses, toutes les allégories anciennes ou modernes, inventées pour affliger l’homme sur la rapidité dévorante de ses jours ! Combien me paraît folle la sagesse qui parle avec douleur de nos heures fugitives, et de nos années d’un moment ! Je donnerais toute ma fortune pour écrire l’hora fugit du poète, et offrir pour la première fois aux hommes ces deux mots comme un axiome d’immuable vérité. Il n’y a point de vérité absolue dans tout ce que les plus sages ont écrit. Les chiffres même, dans leur ordre symétrique et inexorable, ont leurs erreurs, comme les mots et les paroles. Une heure de plaisir et une heure de douleur ne se ressemblent que sur un cadran, dans leur disposition numérique ; hors du cadran, elles mentent soixante fois.

Vous comprenez donc, mon cher Edgard, que je suis obligé de vous écrire de longues lettres, non pas pour vous, mais pour moi. En vous écrivant, je donne le change aux inclinations uniformes de mon esprit ; je dépayse mes idées ; la plume est la seule arme qui puisse tuer le temps quand le temps veut nous tuer. La plume est l’auxiliaire infidèle de la pensée ; elle entre quelquefois, à notre insu, dans un sillon où il nous est permis de perdre de vue un instant le triste horizon de nos douleurs. Si vous trouvez dans mes lettres quelques traces de sourire et de funèbre gaieté, ce sont des fantaisies de ma plume ; elles ne m’appartiennent que par les trois doigts qui la font mouvoir.

J’ai quelquefois l’idée d’abandonner Paris et de m’ensevelir dans quelque recoin de campagne, où la méditation isolée doit donner au cœur le baume de l’oubli. Mais je veux, par pitié pour moi-même, m’épargner la raillerie de cette déception. Rien n’est cruel comme l’essai d’un remède qui ne guérit pas ; car cela vous ôte toute confiance aux autres remèdes, et le désespoir arrive après. Paris est, au contraire, la ville par excellence pour les maladies sans nom ; c’est la Thébaïde moderne, déserte à force d’être peuplée, silencieuse à force d’être bruyante ; chacun peut y planter sa tente, et y soigner ses plus chères douleurs, sans être inquiété par le passant. La solitude est la plus mauvaise des compagnes, lorsqu’on cherche le soulagement et l’oubli. Il m’est inutile, d’ailleurs, de me donner à moi-même ces raisons, absurdes peut-être, pour m’engager à rester au milieu de cette grande ville. Je ne puis pas, je ne dois pas quitter Paris. C’est le point central de mes opérations. C’est ici que je puis agir avec le plus d’efficacité dans les combinaisons de mes recherches. Je n’en sortirai pas. Quitter Paris, c’est briser tous les fils de mon labyrinthe. Mes devoirs d’homme du monde m’imposeront encore quelque temps des supplices bien cruels ; mais si la fatalité veut prolonger contre moi son œuvre, je m’éloignerai du monde, et j’aurai gagné au moins la suppression de ces tortures sociales. Ainsi, au fond de mon infortune, je découvrirai un bonheur. Quand on ne peut atteindre le bien, il faut diminuer le mal.

Jeudi dernier, la comtesse de L*** avait ouvert ses salons par extraordinaire : c’était une soirée de fiançailles, un bal d’intimes, une espèce de répétition de bal de noces ; elle marie sa belle cousine à notre jeune ami Didier, que nous avons surnommé Scipion l’Africain. Le maréchal Bugeaud lui a donné un congé de six mois, et lui a cicatrisé une blessure à l’épaule avec l’épaulette de chef d’escadron. Dites-moi si je pouvais me dispenser de me rendre à cette soirée ? Vous me répondrez ce que je me suis répondu. Encore un supplice découvert. On dansait déjà quand je suis entré. Jamais comédien allant aux planches n’a plissé son étoffe et pétri son visage avec plus de soin que je ne l’ai fait moi-même en montant l’escalier où résonnait le bruit des instruments. Je me suis glissé, à la faveur des figures du quadrille, jusqu’au fond du salon, tapissé de mères oisives et causeuses. Là, j’ai joué mon rôle d’homme heureux.

On sait que j’ai la faiblesse d’aimer le bal avec la passion d’une jeune fille. Je me suis donc imposé une contredanse du meilleur cœur du monde. J’ai choisi une danseuse d’une laideur consommée, pour dépayser ma passion aux antipodes de la beauté. Ma danseuse avait cet esprit charmant qui, presque toujours, chez les femmes, est inséparable de la laideur idéale. Nous avons causé, ri et figuré avec une gaieté folle. Chaque note de l’orchestre était payée d’un bon mot ; nous croisions nos pas et nos saillies ; nous inventions un genre de conversation tout nouveau, bien préférable à l’immobilité tumulaire du fauteuil ; la conversation au pied levé, avec accompagnement d’orchestre furieux. Tous les yeux étaient fixés sur nous, toutes les oreilles venaient, en tourbillonnant, effleurer nos lèvres, tous les visages souriaient de nos sourires et de notre gaieté. Ma danseuse rayonnait de joie ; le délire des pieds, le délire du cerveau, l’exaltation du triomphe, l’auréole de l’esprit avaient transfiguré cette femme : elle était belle ! J’ai oublié un instant mon désespoir ; je venais de faire la meilleure action de ma vie : j’avais donné à une malheureuse femme, délaissée au bal pour crime de laideur, les enivrantes ovations de la beauté.

Mais ensuite, la réaction fatale m’attendait. En jetant au hasard mes yeux sur tout ce monde, j’ai surpris deux regards croisés, deux éclairs de tendresse qui m’ont serré le cœur et replongé dans mon néant. Il est doux de voir, au feu des bougies, deux jeunes époux qui ne le seront que demain, qui se regardent d’un angle à l’autre, par dessus la foule indifférente, et qui mettent dans un simple coup d’œil tant d’amour et d’avenir ! Voilà ce que j’ai rapporté de ce bal ! L’image d’un bonheur qui m’était promis… et que j’ai perdu… Oh ! si je pouvais accuser Irène, je me sauverais dans un violent accès de légitime colère ! Mais cette ressource me manque aussi. Je ne puis accuser que moi-même. Irène ne sait pas tout ce qu’elle est pour moi. Je ne lui parlais de mon amour qu’avec la réserve de l’espérance. Si elle eût mieux connu cet amour, elle ne m’aurait pas abandonné.

Roger de Monbert.