La Culture des idées/Ironies et Paradoxes

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(p. 237-311).


                                    I
                CONSEILS FAMILIERS A UN JEUNE ÉCRIVAIN

    «… Quiconque raccourcit une route est un bienfaiteur du public
    et de chaque personne particulière qui a occasion de voyager par
    là ».

   JONATHAN SWIFT, Lettre d’avis à un jeune poète
    (1720).

La mauvaise humeur un peu âpre, je l’avoue, de ma dernière lettre ne vous a pas découragé, et, cette fois, vous me suppliez ; les hochements et les dénis, loin de rebuter vos desseins, les avivent et les précisent ; croyant avoir besoin de moi, vous supportez tout de ma part ; qu’ils soient productifs, et des coups même ne vous feraient pas peur ; vous semblez prêt à adorer la bouche qui, parmi les injures, laisserait couler, comme un miel parfumé, de fructueux conseils : — je l’avoue encore, un tel état d’esprit m’a touché et séduit. J’ai senti sous le pic un bon terrain. J’y mets la bêche, je vais semer. Ouvre-toi, jeune terre, reçois la graine et sois féconde.

                                    I

Ayant déjà fait quelques études préparatoires au noble métier d’écrivain français, vous n’ignorez pas sans doute que le monde dans lequel vous allez entrer est fort méprisé par ceux-là mêmes qui doivent y vivre et qui en font l’ornement. Vous avez entendu dire que ce monde n’est guère qu’une église de truands qui tient à la fois de la maison de prostitution, de l’étable à cochons et de la chambre de rhétorique ; cette opinion est très exagérée, vous ne tarderez pas à vous en apercevoir, et qu’avec un bon manteau, de solides bottes, d’imperméables gants et un chapeau « qui ne craint rien », ni la pluie, ni les avanies, ni la grêle, ni les mensonges, ni la neige, ni la saburre qui tombe des balcons, on y peut vivre tolérablement ; il y a des séjours plus dangereux ; pour un homme intelligent et pratique, il n’en est guère de plus recommandable et où le placement d’une pacotille soit plus rapide et plus rémunérateur.

                                   II

De la pacotille, j’ai peu de chose à vous dire en particulier. Pour se la procurer, il ne faut ni argent, comme dans le commerce ; ni étude, ni talent, comme il était d’usage dans les anciennes sociétés littéraires ; à cette heure, vous n’avez besoin que d’adresse : de l’adresse et encore de l’adresse. Figurez-vous un noyer tout plein de belles noix vertes et que le fermier soit occupé loin de là à sarcler ses betteraves ou à battre son blé : il vous suffit d’une gaule ou d’un bâton court, ou même d’un caillou, pour faire pleuvoir à vos pieds les belles noix vertes. Ensuite, il ne s’agit que de les éplucher sans se salir les doigts ; des gens prétendent que cela est fort difficile, « qu’il en reste toujours quelque chose » : oui, cela est difficile, mais si vos doigts restaient tachés, vous en seriez quitte pour porter des gants ; un autre motif m’a déjà fait vous recommander cet usage.

Vous trouverez, disséminées dans les paragraphes suivants, quelques autres notions touchant la pacotille, — laquelle, en somme, se composera de tout ce que vous pourrez voler subtilement aux riches et aux pauvres, aux arbres et aux ronces ; — car je ne suppose pas que vous possédiez naturellement autre chose qu’une intelligence pratique et rusée ; en ce cas, vous ne m’auriez pas demandé de conseils et vous n’en auriez pas besoin.

                                  III

Il faut mourir riche, dit-on. Cet aphorisme est tout au plus digne d’un commerçant modeste. Songez, mon ami, que vous allez entrer dans la haute industrie et prenez une devise plus relevée et plus digne de la corporation qui va s’ouvrir à vous ; je vous conseille celle-ci, qui, divisée en deux parties, embrasse également le présent et l’avenir : « Il faut vivre riche. Il faut mourir gras ». Et cette devise, outre ses deux sens bien clairs, bien humains, bien modernes, en renferme un troisième, ésotérique et merveilleux ; je ne veux que vous mettre sur la voie en ajoutant : la graisse est le commencement de la gloire. Sans doute, vous n’irez pas jusqu’à la gloire, quoi que puisse faire espérer l’exemple de quelques-uns de nos contemporains qui débutèrent comme vous, sans plus de génie, et avec moins de bonne volonté, — mais, avec un sage régime, vous pouvez prétendre à la graisse : cela n’est pas à dédaigner, à une époque où tant de pauvres braves gens meurent de faim.

Quant à l’argent immédiat qui vous est nécessaire en attendant le placement de votre pacotille, je ne vous conseillerais ni la Bourse, ni le chantage où les risques sont trop grands et qui demandent, pour être maniés fructueusement, une expérience des hommes que vous ne pouvez avoir à dix-sept ans, malgré votre précocité ; or, et c’est là un principe dont je vous recommande la méditation, mon cher ami, tout acte dont l’accomplissement comporte, malgré ses avantages, un risque sérieux touchant la santé, la liberté ou la réputation, doit être tenu pour immoral et rejeté hors des possibilités. Gardez soigneusement cette parole dans votre cœur ; elle peut vous éviter bien des ennuis et vous sauver du naufrage auquel sont sujets même des gens de votre sorte.

Mais vous n’êtes pas en peine ; vous êtes riche comme tous vos jeunes camarades. Fils, comme tout le monde, de parents mariés à la veille de l’impuissance et de la sénilité, vous avez hérité dès l’adolescence et votre tuteur vient de vous rendre ses comptes. Il est bien évident que, hors de ces circonstances heureuses, vous n’auriez jamais songé à entrer en littérature ; l’état ridicule d’un écrivain réduit à gagner sa vie ne peut plus séduire un homme bien né ; et même je ne suis pas éloigné de croire que tous ces poètes pauvres de jadis (histoire ou légende) ne se trouvèrent que par incapacité intellectuelle dans la nécessité de préférer la gloire au coffre et la triste fréquentation des Muses à une solide installation dans la vie. Ce qui me confirme dans cette opinion, c’est que tous les jeunes gens que j’ai vus débuter depuis cinq ou six ans ont, de leur propre aveu, choisi la littérature comme on choisit un commerce agréable et lucratif, et nullement par vocation : dénués, ils auraient évité un état qui exige, pour être exercé avantageusement, des capitaux. De ceux qui vivent sur le Parnasse en solitaires ou en libres vagabonds, je ne m’occupe pas ; vous n’êtes pas exposé à les rencontrer dans le monde où vous devez évoluer ; c’est toute une littérature, l’Autre Littérature, dont il est malséant même de parler.

                                   IV

Quelles doivent être vos lectures ? Sérieuses et variées. Vous lirez tous les livres qui ont eu du succès, principalement parmi les modernes, car jadis le mérite et le succès se confondaient souvent ; à cette heure, le premier de ces mots n’a plus aucune signification précise : il est encore quelquefois le synonyme de succès dans la bouche des libraires et des critiques, mais toujours prononcé le second, lorsque la dépense en papier a été assez considérable peur justifier une telle hardiesse de pensée et d’appréciation. Lisez donc d’abord les catalogues et marquez d’une croix tous les ouvrages signalés par une mention flatteuse. Au-dessous du quarantième mille, un roman n’a qu’une fort médiocre valeur littéraire — naturellement proportionnelle au chiffre inscrit ; — à quinze, on peut lire un volume de vers ; à dix, un traité de métaphysique ; un pamphlet littéraire qui ne dépasse pas vingt-cinq est à peine digne d’être feuilleté. Il s’agit, bien entendu, de mille soudains et vertigineux, de vogues immédiates, de livres « enlevés », pile, fièvre et queue, car je ne vous crois pas homme à vous accommoder de ces probes et lentes fortunes qu’un demi-siècle n’épuise pas. Lisez, mais vite, afin de lire beaucoup et d’engrosser rapidement votre mémoire. Au bout déjà de quelques tomes, vous aurez découvert le point commun, le faîte de convergence de tous les livres à succès de notre époque : cette conquête assurée, fermez vos tomes et mettez-vous au travail ; vous avez le diamant, il ne reste plus qu’à le sertir à la dernière mode. Ce point commun, je ne l’ai pas cherché, et l’aurais-je trouvé par hasard que je resterais muet ; il faut que vous entrepreniez vous-même cette chasse dont le résultat vous enrichira non seulement d’un mot de passe, mais aussi d’une méthode.

                                    V

Vos doutes sur le style vous font le plus grand honneur. Non, il ne faut pas « écrire ». Des jeunes gens fort bien doués se sont fermé toutes les portes, ont gâché, par la puérile vanité du style, le plus bel avenir littéraire. Sans doute, l’art d’écrire est, aujourd’hui, assez répandu (pas tant qu’on le croit), mais l’art de ne pas écrire l’est bien davantage, quoique personne n’en ait encore formulé les principes ; c’est la tendance actuelle et demain ce sera la loi de tous les gens de goût. Le joli traité à rédiger sous ce titre : « Du Style ou de l’Art de ne pas écrire ! » En voici la première règle : « N’employez jamais une image qui ne soit journellement d’usage dans le langage familier ». Toutes les autres règles découlent de celle-là ; bien observée, elle suffit à préserver de « l’écriture » un homme de bon sens et de bonne grâce.

Mais si l’on veut jouir d’une réputation intacte et de l’estime totale il est nécessaire d’arriver du premier coup à la non-écriture. Quelques premiers livres écrits, quelques pages même, déterrées par un ennemi littéraire, pourraient, après des vingt ans de labeur et de succès, compromettre tout d’un coup votre popularité. J’ai vu la vente d’un roman sans aucun style coupée net par un article où un journaliste affirmait : «… livre très beau et d’une « écriture » neuve et hardie… » Rien n’était plus faux, mais ce romancier avait publié dans sa jeunesse un premier livre qui autorisait jusqu’à un certain point de telles plaisanteries. Que votre livre de début soit donc bien franchement un livre sans style ; qu’en ses pages fraîches on cueille aisément, ainsi que dans un pré, toutes les fleurs communes ; que toutes vos descriptions aient cet air de déjà-vu qui ravit le public en lui faisant croire qu’il a lu tous les livres et qu’on ne saurait plus rien inventer. Un roman où tout, jusqu’aux noms des personnages, jusqu’à la nuance des tentures, jusqu’à la forme des fauteuils, où tout, dialogues, paysages, gestes, sourires, cheveux, accidents, scènes d’amour, jalousies, souliers, jupes et consciences, où tout, dis-je, donnerait la sensation de retrouver un chien perdu ou une amante égarée ! Qui nous fera ce roman-là ? Plusieurs écrivains célèbres se vantent, dit-on, d’un tel chef-d’œuvre ; j’avoue qu’ils en approchèrent, mais pas au point que je les admire sans réserve ; il leur manque d’avoir évité la vulgarité. Car vous comprenez sans doute que si je bannis le style, j’exige la distinction ; et davantage encore, je veux que ce livre sans écriture, sans idées, mais distingué, ait « un air de littérature » qui séduise les plus difficiles et les plus délicats.

                                    VI

En vous interdisant les idées, il est bien évident que je ne pense qu’aux idées originales ou assez renouvelées pour paraître nouvelles. Les idées, c’est ce que je vous ai déjà allégué sous le nom de pacotille ; vous n’en avez pas ; le temps vous manque pour réfléchir, et d’ailleurs les idées naissent spontanément de germes promenés dans l’air et qui se posent sur le terrain qui leur plaît et là poussent et se développent et fleurissent naïvement, heureuses d’avoir fleuri. Donc, ne gaspillez pas les heures précieuses à interroger votre crâne vide, à remuer l’inutile sable où le vent n’a déposé que des graines aussitôt sèches et mortes ; il vous faut des idées, pourtant : eh bien, soyez brave, volez ! Les écrivains que vous dépouillerez le plus fructueusement, ce sont vos prédécesseurs immédiats. A peine à mi-chemin de la montée, les bras occupés de pioches et de haches, tout au labeur, ils n’auront ni le temps ni le souci, peut-être, de se défendre ; les voix ne sont bien entendues que du sommet ; s’ils crient leurs cris mourront dans les broussailles : vous pouvez donc opérer avec une heureuse sécurité.

Un autre motif de choisir vos aînés les plus proches, c’est que leurs idées déjà un peu connues seront mieux accueillies du public, qui n’y verra pas l’injure d’imaginations trop neuves et trop fraîches ; elles peuvent, par un coup de succès, se répandre d’un jour à l’autre ; c’est de la besogne à moitié faite, profitez-en sans scrupule, car il faut arriver, et celui qui arrive le premier peut se mettre à table pendant que les autres peinent dans la nuit, sous la pluie. Je vous recommanderai même, quand vous serez entré dans l’hôtellerie, de fermer la porte à double tour ; si l’on frappe, si l’on appelle, suggérez que cela pourrait bien être cette troupe de voleurs que vous avez rencontrée en route ; et si l’on insiste, n’hésitez pas à armer toute la maison et à tirer par les fenêtres.

Ainsi arrivé du premier coup où d’autres, qui valent mieux que vous, n’arriveront que plus tard ou peut-être jamais, vous prendrez une importance vraiment théâtrale ; vous aurez l’air de résumer honnêtement les talents divers que vous aurez dérobés avec adresse et décision, et les vieux pensionnaires de l’hôtellerie vous fêteront comme un miracle. Tous sans doute ne seront pas dupes, mais il suffit que ceux-là le soient qui, les jours de migraine, ont besoin d’un sujet d’article facile et à la portée du peuple. Songez toujours à cela ; soyez, au moins deux ou trois fois dans votre vie, un sujet d’article : le moins qui puisse vous échoir, c’est une productive célébrité.

                                   VII

Mais il faut prévoir le cas où la crainte de manquer de jarret vous arrêterait au bas de la montée : alors vous choisiriez un maître qui, ayant compris vos signes, viendrait vous chercher, vous prendrait par la main, vous ferait gravir sans fatigue la pente abrupte. C’est la méthode la plus sûre et celle que je vous recommande, sachant que vous préférez toujours la finesse à la force, et à la violence la ruse.

Les vieux maîtres les plus hirsutes et les plus moroses se laissent prendre à la pipée avec une facilité dont on n’a pas d’exemple dans un âge plus tendre. Comme ils ont beaucoup d’ennemis (il suffit de vivre pour être haï), ils acceptent de tous côtés les secours d’une sympathie même hautaine, et ils sont souvent reconnaissants, car à leur âge ils ne craignent plus rien, et un bon sentiment peut, sans péril, leur faire honneur. Prenez donc un de ces vieillards roulés dans la poussière et dans les crachats, et protégez-le hardiment. Prononcez son panégyrique dans une de ces petites revues où votre copie encore humble est bénie entre toutes les pages, et n’hésitez pas à « remettre à sa place, qui est la première, ce grand écrivain, victime des rancunes de toute une génération ». Si vous l’avez élu parmi les plus méprisés et les plus dégradés, le résultat de votre petit travail sera très heureux et très profitable. Dès votre première jeunesse vous partagerez une gloire, sans doute équivoque, mais lucrative et en somme honorable, si on s’en rapporte à l’opinion publique. Cependant, comme de telles accointances, le profit bien réalisé, peuvent à la longue devenir dangereuses, comme ce vieil homme de lettres peut, du jour au lendemain, se trouver fort déprécié au jugement de la foule, votre maîtresse, soit par de tristes histoires de mœurs, soit par des lâchetés trop malpropres, soit même par la stupide complaisance qu’il aura montrée à votre égard, soyez toujours prêt à couper la corde, le jour où votre intérêt l’exigerait impérieusement. Alors vous parlerez, « la mort dans l’âme, » mais avec véhémence, et vous verserez sur le vieil hypocrite ce qu’il faut d’injures pour vous laver vous-même d’une intimité trop connue. Tout ce qu’il faut, mais sans excès ; et vous saurez garder dans cette exécution la dignité d’un jeune ami à la fois respectueux et affligé. Ainsi vous aurez montré à la fois l’indépendance de votre jugement et la tendresse de votre cœur.

                                  VIII

Répandez sur tous vos camarades, tous vos confrères, tous les hommes de lettres en général, les calomnies les plus turpides et les anecdotes les plus honteuses. Tâchez de les atteindre dans leurs œuvres, dans leur famille, dans leur santé ; insinuez le plagiat, le bagne, la syphilis ; vous passerez pour un homme bien renseigné, spirituel, un peu mauvaise langue, et votre compagnie sera recherchée par les journalistes, — ce qui est toujours bon, car la célébrité, comme le tonnerre, est faite de petit échos multipliés qui ricochent et redondent les uns sur les autres.

Mais, et voici ce qui donne à ce conseil, assez banal, une véritable valeur : soit que vous parliez à ces mêmes confrères que vous avez si ingénieusement salis par d’adroites paroles, soit que vous leur écriviez, changez de ton, faites volter votre cheval tête en queue, virez lof pour lof, et donnez le change avec tant de candeur que votre mauvaise foi ne puisse être un instant soupçonnée. Cela est important. Le poète qui tiendra, signée de votre main, une lettre où, vaincu par l’évidence, vous confessez son doux génie, refusera toujours de croire aux vilains propos que ses amis vous attribuent ; s’ils insistent, il les tiendra pour des menteurs et des envieux, se brouillera avec eux peut-être, et vous aurez toute liberté pour achever un travail souterrain si utile à vos intérêts. Il n’y a pas très longtemps, un écrivain qu’un vieux maître venait de dépecer devant moi avec une dextérité vraiment répugnante me déclama avec exultation une lettre où cet habile écorcheur lui caressait l’épiderme avec les plumes de paon les plus subtiles et les plus riantes. Cette aventure me fit réfléchir.

Quand vous remerciez de l’envoi d’un livre, que votre réponse soit mesurée non à l’intérêt du livre, mais à l’importance de l’auteur. En principe, le livre que vous venez de recevoir doit toujours être le meilleur de tous ceux de la même main, et l’auteur toujours en progrès sur son œuvre : ceci admis, variez et dosez les compliments selon l’âge, la réputation, l’influence ; vous prendrez votre revanche en causant librement avec vos amis, et le plaisir que vous éprouverez à émietter une œuvre sera d’autant plus grand que cette œuvre aura plus de mérites : large et résistante, elle donne mieux prise aux coups de talon, et on peut danser dessus pendant des nuits entières.

Ne faites jamais de critique littéraire, hormis le cas très particulier exposé dans mon septième paragraphe. Rien n’est plus dangereux que de faire imprimer ses opinions ; on est le maître de celles que l’on garde sous clef, dans sa tête ; on est l’esclave de celles auxquelles on a ouvert la porte. Si par hasard, ce que je ne crois pas, vous teniez à vous mêler à quelque grand débat littéraire, usez de voie détournée et prenez pour prétexte la peinture ; les peintres peuvent supporter les critiques les plus absurdes, car ils ne répondent pas et il est facile, en visant un artiste, de blesser grièvement un littérateur qui avoue les mêmes principes que lui. Ce jeu a réussi, mais il est dangereux. Je ne vous conseillerai pas davantage d’obéir sans mûre réflexion à l’insinuation de Jonathan Swift : «… Que votre premier essai soit un coup d’éclat dans le genre du libelle, du pamphlet ou de la satire. Jetez-moi bas une vingtaine de réputations et la vôtre grandira infailliblement… » Sans doute, si le coup est vraiment un « coup d’éclat », mais qui oserait en répondre ? Démolir vingt réputations, surtout si elles ont été conquises bravement et loyalement, c’est là pour un jeune écrivain un bonheur trop rare pour qu’une telle tentative ne comporte pas des risques graves, et vous savez que je suis inflexible sur la question des risques. On acquiert bien des amis par vingt déboulonnements exécutés avec soin, mais que de haines ! Et si le bronze résiste, si sa chute n’est pas immédiate et foudroyante, il peut s’animer et vous faire de ses mains froides un terrible collier de métal. A mon avis, les plus beaux coups en ce genre seront toujours malheureux, surtout à une époque où l’opinion est si divisée, où il est si facile de se faire condottière, de recruter un parti et une armée. Comme je vous l’ai dit, attaquez plutôt par des paroles, que vous pouvez toujours renier.

La seconde partie du conseil de Swift me semble au contraire très recommandable et franchement je l’approuve de prohiber la louange. Cela est mauvais : ceux que vous louez de votre mieux, en illuminant les parties belles, en ménageant les ombres, se trouvent toujours estimés au-dessous de leur valeur, et quand même vous eussiez monté le ton du panégyrique jusqu’à l’hyperbole et jusqu’au ridicule, ils ne vous pardonneront jamais, à moins d’avoir la candeur du génie où la fraîcheur des âmes généreuses, le signe d’amitié que vous faites à leurs voisins ; quant à ceux que vous auriez tus, ils vous rendraient silence pour silence, et votre entreprise ne serait nullement profitable.

                                    IX

Quelles que soient votre force, vos armes et votre insolence, vous aurez besoin de faire partie d’un cénacle ou d’une coterie, comme on a besoin d’un cercle ou d’un café. En cette occurrence, agissez comme les députés qui n’ont d’autre opinion que leur ambition, faites-vous inscrire à tous les groupes, mais fréquentez d’abord le plus redoutable, celui des Arrivistes. Ayant ainsi des relations contradictoires, vous connaîtrez de petits secrets qui ne vous seront pas inutiles pour vous pousser dans le sens de votre véritable intérêt, qui est de capter la confiance des belligérants afin de les mieux trahir, le moment venu. Sachez seulement que les Arrivistes sont fort soupçonneux et fort méchants : je les ai vus, pareils aux loups de Sibérie, manger résolument l’un de leurs amis tombé dans la neige : ils ont un bon appétit et de belles dents. A la moindre imprudence, ils se jetteront sur vous et vous dévoreront en commençant par les parties molles, mais tout y passera jusqu’aux os et jusqu’aux excréments, et on les admirera sur le boulevard, fiers de leurs lèvres encore sanglantes. C’est à vous de demeurer solide sur vos jambes, la main sur votre épée et le visage plat comme une mer hypocrite. Si quelqu’un des vôtres prenait une attitude arrogante, ou seulement si, quand vous passez, le public le regardait avec trop de complaisance, n’hésitez pas à le faire tomber adroitement le nez sur le pavé et à prendre aussitôt la tête du troupeau, pendant que les autres s’arrêteront à le frapper et à le mordre : dans la vie, il faut savoir sacrifier un plaisir immédiat à la réalisation future d’un plus grand bien.

                                   X

Vous aurez à prendre une attitude touchant les choses de l’amour. Si vos goûts vous portent vers les femmes, ne faites pas étalage d’une inclination trop commune pour qu’elle puisse jamais attirer sur vous l’attention du monde. Apprenez le langage secret et les gestes maçonniques des invertis, efforcez-vous d’acquérir (cela est difficile) cette incroyable voix molle et blanche par quoi un de ces êtres se reconnaît infailliblement dans les concerts humains : cela vous sera utile, car, outre que ces gens forment une secte très unie et assez puissante, la singularité d’un tel cynisme doublera votre réputation, si vous en avez déjà, et, si vous êtes encore inconnu, suffira à vous mettre en bon rang parmi les curiosités littéraires.

Dans le cas où vous auriez vraiment ce goût à la mode, je vous conseillerais au contraire une certaine réserve. Un homme soupçonné de mauvaises mœurs est incontestablement plus estimé qu’un homme convaincu de mauvaises mœurs ; la possibilité d’actes très malpropres excite l’imagination d’une quantité de personnes retenues seulement par la prudence ou par la lâcheté ; mais, s’il est avéré que les actes ont été perpétrés, les désirs reculent devant une certitude trop brutale. Je crois que tel est le mécanisme de ce singulier revirement, et je vous engage à la prudence. D’ailleurs, il est toujours bon de feindre : ainsi on ménage sa propre nature et on se réserve, en cas d’accident, la suprême ressource de la sincérité.


                                   XI

Soyez sans pitié, mais n’en laissez rien paraître. Un louis donné à propos vous fera passer pour un bon camarade, pour un homme dont il y a profit à être l’ami. Naturellement, en cas de bataille, tous vos obligés passeront à l’ennemi, mais vous en serez quitte pour une dépense modérée, si vous avez besoin de les ramener, car ces gens-là se contentent de peu. Soyez généreux avec les ivrognes : l’homme retrouve quelquefois au fond de son verre, comme une peau de raisin, un lambeau de conscience ; en cet état, sa reconnaissance se traduira peut-être par un de ces mots heureux qui ne nuisent pas aux réputations littéraires.

Souscrivez à toutes les œuvres de charité qui présentent une chance de réclame, aux livres de vos confrères pauvres, aux statues de poètes défunts, mais ayez soin, chaque fois que vous pourrez le faire avec décence, de refuser la quittance de recouvrement ; en beaucoup de circonstances, car il y a peu d’ordre en ces sortes d’entreprises, cela passera inaperçu ; dans les autres cas, mettez la faute sur le compte de la poste. J’ai connu un jeune écrivain riche et économe qui, par ce moyen, tout en gardant les apparences, s’épargnait tous les ans plus de cent cinquante francs, avec lesquels il achetait une bague à sa maîtresse.

XII


N’adoptez pas un costume particulier, et si vous laissez reproduire votre portrait, que cela soit d’après un dessin très beau, mais très inexact : il y a dans la vie bien des circonstances où il est agréable de ne pas être reconnu par les imbéciles. Vous aurez encore le plaisir de tromper le public et de duper les physionomistes.

Pas plus que de costume distinct, vous n’avez besoin d’une religion définie. Sur ce point, comme généralement sur tous les autres, à moins que votre intérêt ne vous oblige à choisir, ayez l’opinion moyenne, l’opinion de tout le monde. Si vous étiez Juif, je vous conseillerais de fréquenter les chrétiens et de mépriser votre race, de feindre une conversion imminente afin de profiter des avances et des craintes des deux partis ; aryen, je vous engage au silence et même à l’ignorance : d’ailleurs, rien n’est plus malséant, dans le monde littéraire, que d’avouer une conviction religieuse ou métaphysique ; instruisez-vous plutôt de la question des tirages et des passes, devenez une autorité en cette matière, qui est comme la pierre de touche du véritable écrivain.

La politique vous sera un peu moins indifférente. Soyez socialiste, sans hésitation. C’est aujourd’hui le seul parti qui puisse, sans ironie, promettre à un jeune homme, pour ses vieux jours, un siège de sénateur.


                                  XIII

Ne commettez jamais d’indélicatesse sans être absolument sûr de l’impunité. Si un inconnu vous confie pour le lire un manuscrit où rôde quelque idée, prenez-la en note, mais ne vous en servez que le jour où vous serez assez fort pour braver toute réclamation. Ce système est utile quand il s’agit d’une pièce de théâtre qui souvent ne repose que sur un mot ou une situation qui feront tout aussi bon effet avec n’importe quel dialogue.

Quand vous démarquerez un confrère, citez son nom, en passant ; ainsi, il ne peut se plaindre et le public croit que tout l’article est de vous, moins une phrase, choisie exprès parmi les plus insignifiantes.

N’usez pas de la lettre anonyme ; mais gardez soigneusement celles qu’on vous adressera ; les écritures sont souvent mal déguisées, un hasard peut vous en faire découvrir l’auteur. Collectionnez de même tous les petits papiers par quoi on peut compromettre quelqu’un et le tenir à sa discrétion. Plusieurs journalistes ne doivent qu’à cette persévérance la situation, inexplicable autrement, qu’ils tiennent dans la presse.

Des gens hardis recommandent cette ruse : se faire introduire comme secrétaire chez un homme influent, et là, tout en acceptant les ordinaires obédiences : promener les enfants, sortir le chien à l’heure de son besoin, allumer le feu, aller reporter les parapluies empruntés, et plusieurs autres besognes qui préparent merveilleusement à la vie littéraire ; là, s’offrir, un jour que le maître est malade, à rédiger son article, peu à peu en prendre tout à fait l’habitude, et un jour aller dire la vérité au directeur du journal. J’ai vu tenter l’aventure, qui ne réussit pas, car c’est le nom et non l’œuvre qui a de la valeur pour un journal et pour le public.

Voilà, mon cher ami, les premiers conseils que je vous donne, ou plutôt les idées que je soumets aux méditations de votre esprit précoce. Jeune, ambitieux, intelligent, riche, sans préjugés ni scrupules, vous avez tout ce qu’il faut pour arriver, mais j’espère que cette petite collection de principes ne sera pas la moindre de vos armes.

Septembre 1896.

                                   II
                  DERNIÈRE CONSÉQUENCE DE L’IDÉALISME

                      Quid videat nescit ; sed quod videt, uritur illo.
                                            Ovide, Métam., III, 430.

                            INTRODUCTION


Ayant eu, ces derniers temps, quelques doutes sur la valeur, non point philosophique, mais morale et sociale, de l’idéalisme, je ne pus, malgré des méditations assidues, triompher de mes hésitations par la méthode de la logique directe. Et bien au contraire ; poussée à son extrême, la théorie idéaliste aboutissait, en mes déductions, pratiquement, au néronisme ou au fakirisme, selon qu’elle évolue en des intelligences actives ou en des intelligences passives ; socialement (comme je l’ai noté antérieurement)[1], au despotisme ou à l’anarchie[2].

Or, sans être pourtant le disciple de la prudence philosophique qui, arrivée au croisement de deux routes, s’assied et se demande : vers quel point cardinal reprendrai-je ma promenade, quand je me serai bien reposée ? je me suis assis, comme elle, au croisement des deux routes, et, ayant réfléchi, je résolus de ne suivre aucune des routes frayées, et de m’en aller à travers champs.

En somme, tout en ne répugnant ni à l’une, ni à l’autre des deux conséquences que j’ai dites, — car elles pouvaient être nécessaires et inéluctables — j’ai songé que peut-être elles n’étaient ni nécessaires, ni inéluctables, soit en métaphysique, soit en politique, soit relativement à notre conduite privée dans la vie, lorsque, mus par l’absurde besoin de logique qui nous tyrannise, nous souhaitons de mettre notre vie d’accord avec nos principes.

(Il serait si simple de mettre nos principes d’accord avec notre vie.)

On trouvera peut-être, malgré mes affirmations, que je me contredis ; mais les jugements, quoique j’aie besoin, autant que nul autre, de la sympathie humaine, me troublent peu. D’ailleurs, aller tout droit, comme une balle (tout droit, ou selon la trajectoire prévue), dans la droite voie de la logique, est plutôt le fait des esprits simples, — je ne dirai pas médiocres, ce qui serait bien différent. Aucun des grands philosophes allemands[3] n’a été purement logique : ni Kant, bifurquant vers la raison pratique, ni Fichte, prônant le patriotisme[4], ni Schopenhauer dont le pessimisme s’abreuve d’illusoires antidotes ; et Jésus, lui-même, parlant comme Dieu, s’est contredit sciemment, puisque, après le « Mon royaume n’est pas de ce monde », il profère le « Rendez à César… » Logiquement, il devrait dire : « J’ignore tout, hormis mon royaume, qui n’est pas de ce monde, et César comme le reste ». Mais en prononçant cette négation : « pas de ce monde, » il affirmait « ce monde », et il dut songer aux relations qu’avec « ce monde » devaient nécessairement avoir ses disciples, les hommes de bonne volonté.

Revenons à la pathologie de l’idéalisme.

Négligeant provisoirement les conséquences sociales d’une doctrine qui, d’ailleurs, est impopulaire, je ne veux alléguer qu’un néronisme de dilettante et qu’un fakirisme de bonne compagnie ; et même, pour simplifier l’enquête, laissons encore de côté le pseudo-fakirisme. Il nous suffira d’avoir à faire la critique du néronisme mental, plus clairement appelé le narcissisme.

Narcisse,

   Quid videat nescit ; sed quod videt, uritur illo,

et, ne connaissant que soi, il s’ignore lui-même : Ovide, sans le savoir, a mis bien de la philosophie dans les quinze syllabes de son vers élégant[5].

Mais il faut reprendre les choses de plus haut et redire, hélas ! afin d’être clair, des choses mille fois déjà redites. C’est une éternelle nécessité : les hommes sont si crédules à la négation que la vérité leur semble un conte de fées, et que tous vivent, les réprouvés dans l’obscure forêt de l’indifférence, les privilégiés dans l’obscure forêt du doute :

    Nel mezzo del camino di nostra vita Mi ritrovai in una selva
    oscura Che la diritta via era smarrita[6].

                           CHAPITRE PREMIER
                          HOMUNCULUS-HYPOTHÈSE


Il est bien entendu que le monde n’est pour moi qu’une représentation mentale, une hypothèse que je pose[7], nécessairement[8], quand la sensation éveille ma conscience : l’objet n’est perçu par moi que comme partie de moi ; je ne puis concevoir son existence en soi : il n’a de valeur pour moi que s’il vient graviter autour de l’aimant qu’est ma pensée ; je ne lui accorde qu’une vie objective, précaire et limitée par mes besoins d’hypothèse[9].

Ceci admis, et constatée d’abord (malgré la contradiction des termes) la subjectivité de l’objet, je songe à pousser plus loin l’analyse.

Laissant le moi qui m’est connu (au moins par définition), je veux, pour m’instruire et savoir comment et par quoi je suis limité, étudier l’objet c’est-à-dire l’hypothèse du monde extérieur ; l’objet se mêle à moi, mais à la manière de l’eau qui entre dans le vin, en le modifiant, et une telle modification ou même moins négative, ou même positive, ne peut me laisser indifférent.

Je suis donc limité, ou modifié, — et j’admets encore à priori cette limitation, sans toutefois préjuger si elle m’est imposée ou si je me l’impose moi-même par une loi de mon organisme psychique ; j’admets l’objet ou monde extérieur ; j’admets que, inexistant et projeté hors de moi par moi, il soit néanmoins la cause hypothétique de ma conscience, — bien que lui-même causé par ma conscience ; j’admets cela, car Homunculus, créé dans ma cornue, surgit et me tient tête ; — et il parle !

En effet, en décomposant l’objet, selon le plan de mon analyse, j’ai trouvé qu’il se différencie selon deux modes, deux illusions, mais que différentes ! l’objet qui ne me résiste pas et l’objet qui me résiste, l’objet esclave et l’objet contradictoire, l’objet signe et l’objet pensée : — l’homme, l’homme effrayant, l’homme qui m’épouvante, parce qu’il me ressemble.

Je me connais et je m’affirme ; je suis, car je me pense, et le monde extérieur où je rencontre ce frère n’est autre chose, je le sais, que ma pensée même hypothétiquement extériorisée. Mais si ce frère gravite autour de mon aimant, particule de mon désir, moi aussi, particule de son désir, je gravite autour de son aimant ; le monde dont il fait partie n’existe qu’en moi ; mais le monde dont je fais partie n’existe qu’en lui, — et, relativement à sa pensée, je dépends de sa pensée : il me crée et il m’annihile, il me conçoit et il me nie, il m’écrit et il m’efface, il m’illumine et il m’enténèbre.

Je suis lui : Homunculus-Hypothèse grandit et m’écrase, car s’il n’est rien que ma pensée, quand je le pense, — il est tout quand il se pense lui-même, et je n’existe plus qu’avec son consentement.

Me voilà donc limité par mon hypothèse, c’est-à-dire par moi-même, et je reconnais, cette fois indubitablement, que je ne puis pas ne pas me limiter, car, dès que je pense, je pose l’hypothèse de la pensée. Me voilà donc limité par ma propre pensée, et plus je pense plus je me limite, plus je crée d’obstacles au développement de mon primordial absolutisme ; devenue pareille à l’œil à facettes d’une mouche, ma pensée multiplie les ennemis de son unité et j’ai devant moi la formidable armée des Autres. Mais que l’ennemi soit un ou multiple, il gêne également ma liberté, et, m’ayant forcé à le concevoir, il me force à « entrer en pourparlers » avec lui.

A condition qu’il ne me nie pas, j’admettrai, autant que je puis le faire, autant que me le permet ma nature, son existence hypothétique, — et nécessairement s’il me rend la pareille. Ce n’est, après tout, qu’un échange de bons procédés et de réciproques concessions. Au lieu de la guerre, je propose la paix ; je laisse la vie à celui qui me la laisse, — et à celui qui m’a retiré de l’abîme et qui en m’en retirant y est tombé lui-même, je jette à mon tour la corde du salut. Nouveaux Dioscures, nous vivrons chacun notre jour, nos nuits ne seront que de périodiques instants et nous y jouirons des magnifiques alternatives de la lumière et de l’ombre :

…Fratrem Pollux alterna morte redemit[10].

Et voici comment raisonne Pollux :

« L’arbre n’existe que parce que je le pense ; pour la pensée hypothétique que je pressens et que je veux bien admettre, douloureusement, au-delà de mon domaine, je suis une sorte d’arbre et je n’existe qu’autant que cette pensée me pense… »

Il se reprend :

« Pourtant, je suis, — et absolument[11] ! »

Il réfléchit et continue :

« Oui, mais Homunculus ne dit pas autre chose de lui-même ; il dit, lui aussi : Je suis, — et absolument. Or, si j’admets mon affirmation, je dois admettre la sienne, mais deux absolus sont contradictoires ; ils se nient en s’affirmant ; ils s’affirment en se niant.

»Pour être pensé, il faut donc que je me nie moi-même, — mais je retrouverai dans l’autre pensée l’image de ma propre négation renversée et redevenue positive : je vis et je suis en celui qui me pense ».

Voilà pourquoi Pollux partagea son immortalité avec son frère mortel.

                          CHAPITRE DEUXIÈME
                            VIE DE RELATION


La métaphysique pose des axiomes, l’expérience les vérifie ; si elle n’en a pas le droit, elle le prend.

L’Intelligence absolue pense dans la solitude absolue de l’Infini, et sa pensée œuvre la tapisserie que nous sommes — à l’envers — : hommes, bêtes, plantes, pierres. Elle a son moteur en soi ; elle part d’un point du cercle pour revenir au même point du cercle, et ce simple mouvement, toujours le même, est infiniment fécond.

Pour l’intelligence limitée, les conditions de la pensée sont toutes différentes ; elle a besoin de l’excitation du choc extérieur. Réduite à soi, c’est le prisonnier au secret. Dans ce cas, la pensée se résorbe et, ne vivant plus qu’autosubstantiellement, se dévore elle-même et se résout en la non-pensée[12]. La pensée d’autrui est le miroir même de Narcisse, et sans lequel il serait ignoré éternellement. Il s’aime, parce qu’il s’est vu ; on se voit dans un miroir, dans des yeux, dans le lac de la pensée extérieure. Tel Narcisse intellectuel, contenté par un auditoire composé d’une femme qui fait semblant d’écouter, s’épandrait moins s’il n’avait pour confidents que les arbres de la forêt, ou Mnémosyme, plâtre pourtant indulgent. Mais, à défaut de l’objet-pensée, Narcisse s’amuse encore à interpeller la patience muette des rochers et la bruissante sympathie des arbres ; il écoute, il a créé Echo. Echo est la pensée en laquelle il peut vivre : il la nie et il meurt[13].

ou porion [b] — il faut que la fleur soit

cueillie. Nous l’entremêlerons à l’hyacinthe, au lys, au lychnis, au lierre, et nous en couronnerons nos amies à l’heure de nos festins métaphysiques [c] :

           Hederae Narcissique ter circumvoluto circulo
           Tortilium coronarum…

Et nous jouerons à les orner d’inédites et touchantes grâces.

— Tu vero admodum variam e floribus coronam gestabis mollissimam, suavissimam.

— Summe Jupiter, illam habentem, quis osculabitur

Oui, qui baisera sur la bouche la reine du jeu ? ]

[Note a : Commentaires de Philostrate, Tableaux (Paris, 1620, in-folio).]

[Note b : Commentaires d’Athénée, Deipnosoph. (Paris, 1598, in-folio).]

[Note c : Citation d’Athénée, édit. gr. lat. (Ibid.)] ]

Le Narcisse raisonnable et logique ne s’inquiéterait même pas des reflets qui dorment dans les sources. A l’écart de tout, en une solitude rigoureuse et farouche, il soignerait, jaloux et silencieux, la fleur précieuse de son jardinet, trop précieuse pour l’œil d’autrui. Tels peut-être les solitaires de jadis ? Non, car ils ne cultivaient leur moi que pour l’arracher, attendant que la plante fût devenue assez solide pour donner prise aux mains du renoncement[14]. Illogique, il convie autrui à visiter ses plates-bandes et ses serres, car, horticulteur à la mode, et non plus pauvre jardinier, il exhibe d’alléchantes collections d’azalées et de phénoménales orchidées, images provignées de son orgueil. Lui seul est le grand horticulteur, mais sa propre affirmation défaille si les autres ne la confirment.

Nietzsche, le négrier de l’idéalisme, le prototype du néronisme mental, réserve, après toutes les destructions, une caste d’esclaves sur laquelle le moi du génie peut se prouver sa propre existence en exerçant d’ingénieuses cruautés. Lui aussi veut qu’on le connaisse et que l’on approuve sa gloire d’être Frédéric Nietzsche, — et Nietzsche a raison[15].

L’homme le plus humble a besoin de gloire : il a besoin de la gloire adéquate à sa médiocrité. L’homme de génie a besoin de gloire ; il a besoin de la gloire adéquate à son génie[16]. Quel poète et qui donc serait content de la seule couronne qu’il se poserait lui-même sur la tête, comme Charles-Quint ? L’empereur ne se couronna pas dans l’ombre de son oratoire ; il se couronna devant toute la terre et devant les princes de toute la terre, disant ainsi que, premier juge de sa propre gloire, il n’en était que le premier juge, et non pas le seul.

Pensé par les autres, le moi acquiert une concience nouvelle et plus forte, et multipliée selon son identité essentielle.

Multiplier une rose, cela fait un jardin de roses ; multiplier une ortie, cela fait un champ d’orties.

Car la déviation de l’idéalisme, telle que je la conçois, ne va pas, et tout au contraire, à ratifier la baroque loi du nombre, qui se base sur de fabuleuses additions où sont ensemble comptés les roses et les orties, les rats et les zèbres. La pensée s’individualise différemment ; il n’y a pas deux individus identiques ; les miroirs sont bons ou mauvais, — et encore le miroir n’absorbe et ne réfléchit qu’une manière d’être et non l’être en soi. L’être en soi est inviolable, mais il faut qu’il subisse des tentatives de viol pour apprendre qu’il est inviolable.

Le Stylite vit tout seul sur sa colonne, mais il a besoin de la foule des pèlerins qui se presse au pied de sa colonne ; il a besoin de la salutation de Théodose ; il a besoin de la vaine flèche de Théodoric.

Sans la pensée qui le pense, le Stylite n’est qu’un palmier dans le désert.

Février 1894.

                                III
                        LE PRINCIPE DE LA CHARITÉ


Le principe d’un acte, ou sa cause génératrice et maîtresse, importe plus que l’acte lui-même, car c’est par son principe que l’acte acquiert son degré de valeur esthétique, c’est-à-dire morale. Réduit au mécanisme physique, l’acte est indifférent : c’est l’extériorisation d’une force et rien de plus. Que l’effort des muscles se résolve en un sauvetage ou en un meurtre, les deux actes sont les mêmes, et pour les différencier il faut avoir compris leur principe initial ; mais ce principe peut être commun, avidité, vanité, obéissance, courage : — et un meurtre apparaîtra vêtu de toute la sanglante beauté du désintéressement, et un sauvetage sali de toute la vase du fleuve et de toute la boue de la récompense. Que, les principes déterminés, le châtiment intervienne et efface le crime ; que la récompense, aussi sûrement, efface l’œuvre qui la motiva, et l’on retrouve l’état d’indifférence qui est l’état normal de l’acte et qui sera l’état même de l’Activité le jour où tous les actes possibles auront été accomplis. Il faut donc, si l’on veut absolument juger, ce qui est un jeu défendu, mais bien humain, juger non les actes qui ne sont que des mouvements et dont la direction peut être à chaque instant déviée par des causes secondaires ou postérieures, mais les pré-actes les actes en puissance, les actes au moment même où ils vont être déterminés par le principe initial ; il faut juger le principe même et non le fait, et, ici, chercher quel est le principe qui peut conférer à un acte la qualité d’acte de charité, en opposition avec la foule des actions ainsi qualifiées d’ordinaire, mais indûment.

                                    I

La vie, qui est un acte de foi, puisque l’homme est incapable de vérifier les notions sur lesquelles s’appuie son existence même quotidienne, est aussi un acte de charité puisqu’elle est un échange perpétuel de notions et de sentiments entre les hommes et entre l’homme et le reste de la nature. Parmi ce torrent d’effluves, les actions communément appelées charitables ne sont qu’un tout petit souffle, et souvent de vanité, — mais qui siffle comme un jet de vapeur, afin de capter l’attention et la sensibilité des âmes. Ces actions n’ont que le mérite d’être conscientes ; elles le sont jusqu’à l’ostentation et jusqu’au mensonge, car elles arrivent à faire croire qu’elles ont seules droit au nom d’actes de charité, alors que leur principe les range parmi les plus ordinaires gestes du commerce.

Les actes charitables ne sont le plus souvent que des actes commerciaux, vente, achat, échange : gagner le ciel, gagner l’estime générale, gagner sa propre estime, gagner le repos de sa conscience ; acheter une joie ; se défaire d’un remords ; échange d’une monnaie contre une bénédiction ; achat d’une chance favorable, d’un avantage, encore que problématique, d’un bonheur, encore qu’illusoire. Tous ces actes obéissent au principe du gain, atténué çà et là par le principe du plaisir. Ce dernier principe est seul en cause quand la charité, acte d’amour ou acte de pitié, prend un caractère noblement égoïste et conforme à la destinée de l’homme, qui est de s’affermir dans sa vie et de s’affirmer dans l’exercice des sentiments qui lui font éprouver fortement la joie de la supériorité personnelle. Par les actes d’amour et de pitié qui souvent se confondent (surtout chez les femmes, et c’est un socle où elles haussent délicieusement), l’homme conquiert la sensation de se grandir et même de devenir unique ; créateurs d’allégresses vraiment divines, ces actes ont les mêmes effets que la douleur : ils différencient puissamment celui qui les accomplit avec pureté ; ils le dressent sur la colonne du Stylite d’où les cailloux du désert ne sont que des grains de sable, d’où le sable se ride et rit avec des fraîcheurs d’eau. Mais là encore, et puisque l’expérience d’un tel résultat peut s’acquérir, le désintéressement n’est pas absolu ; la conscience du but n’est pas toujours ni tout à fait absente et, quoique rien de social ou de pratique ne souille de tels actes (ils peuvent être, cela est toujours sous-entendu, socialement criminels), c’est encore plus loin qu’il nous faut chercher le principe de la charité parfaite.

Le principe de la charité est le don gratuit, pur et simple, sans désir, sans espérance, sans but. La nature et l’humanité la plus voisine de la nature nous donneraient de cela des exemples si on les devait choisir inconscients : la charité de la fleur, la charité du châtaignier, la charité du boeuf, la charité du chien, — la charité du génie, la charité de la beauté, — la charité de la mer, la charité du soleil, — la charité de Dieu (dont l’être est indéterminé) qui maintient, selon les lois, la succession des phénomènes et l’activité de l’intelligence ; — mais la véritable charité est l’acte de l’homme conscient qui vit selon sa propre personnalité et d’après les règles de sa logique intérieure et individuelle. Cet homme donne ce qu’il a et donne ce qu’il est. Pour fleurir, il n’emprunte pas, chardon, la sève du lys, il n’est ni le lierre ni le miroir : il ne plante pas ses griffes dans la tige plus forte d’autres intelligences, ni ne vole la grâce d’autres âmes ; herbe ou métal ou créature vivante, il n’offre à la frairie des êtres et des choses que l’opulence naturelle d’un généreux égoïsme, conforme au rythme, adéquat aux gestes divins.

La plus grande charité est donc de vivre et de consentir à être dans la prairie une tache d’ocre ou de laque et de borner son rôle aux relations qu’une nuance doit avoir avec les autres nuances. Mais pour vivre il ne suffit pas d’exister ; il faut avoir la conscience de sa vie et de sa couleur et de son jeu et, cette triple conscience acquise, maintenir la succession de ses phénomènes et l’activité de son intelligence : en cela, l’homme est dieu et son propre Dieu, et, devenu son propre Dieu, il atteint le sommet suprême de la charité, qui est l’amour de soi-même en quoi est impliqué le don de soi-même.

Aimer, c’est donner ; s’aimer, c’est se donner : ainsi par le raisonnement le plus simple on identifie, à l’infini, l’amour et l’égoïsme, le moi et le non-moi, dans la conscience de se sentir indéterminé : l’égoïsme pense l’amour, et, pensé l’amour, se vivifie et s’épand en ondes sur le monde. Ces ondes, comme celles que dessine sur l’eau une pluie de pierres, s’entrelacent sans se confondre et sans briser leurs cercles qu’un mouvement sûr extend, à partir du point de chute, jusqu’à une limite inconnue. Parmi l’harmonie de tant d’ondulations invincibles, les actes de la charité commerciale viennent crever comme la bulle d’air revomie par une grenouille.

                                   II

Ce que l’on nomme la vie de relation participe donc en plusieurs de ses mouvements à la charité la plus haute, mais cette vérité ne sera pas plus amplement démontrée, car les choses ayant deux faces et les mots leurs exigences, on attend sans doute un examen bref des faits les plus conformes à la définition des lexiques et que l’on revienne, pour ne pas contrarier plus longtemps le commun des habitudes cérébrales, à l’analyse des actes pratiqués et monopolisés par des « cœurs utiles ».

L’idée que la charité doit être utile est presque nouvelle ; elle date sans doute de saint Vincent de Paul, ou du moins l’on s’accorde à faire honneur de cette invention curieuse au célèbre philanthrope, au Parmentier des petits enfants. Avant lui, la charité n’était qu’un rachat de personnelles fautes ; elle gardait son caractère égoïste et digne de prodigalité ; elle était vraiment, le plus souvent, un don sans conditions, sans but que d’être un don ; elle était un sacrifice ; elle avait la grâce et la pureté de l’oubli : elle ne suivait pas son argent des yeux. Aujourd’hui l’on va jusqu’à produire, presque en justice, le reçu du Pauvre, avec timbre de quittance. On fait un placement de vanité ou de peur. Le carnet à souche de l’aumônière est devenu un bouclier contre les jets de boue, et quand il est périmé on en fait de la pâte à papier d’affiches. La charité est devenue une des formes de la réclame : savoir piper l’argent miséricordieux et le répartir entre les plus adroits hurleurs est un talent apprécié chez les journalistes, qui envient un métier si généreusement productif et chez les petits bourgeois qui ont le respect de la comptabilité, de l’ordre, de l’économie et qui donnent, non au pauvre qui passe, mais à l’indigent certifié par un numéro d’agenda.

Mais qu’elle serve, sycophante, les intérêts d’un audacieux philanthrope ou qu’elle soit l’assurance contre la grêle signée par un trembleur innocent, la charité perd également tous ses caractères essentiels : en d’autres circonstances, elle n’en garde que peu et c’est, par exemple, singulièrement la diminuer en beauté que de la faire descendre au rang de rouage social, moteur d’ordre humain, complice des tyrannies de la civilisation. On a dit que l’aumône était l’une des insultes du riche envers le pauvre. Presque toujours : parce qu’elle n’est presque jamais le don gratuit. On achète, pour quelques argents, le silence et la sagesse du pauvre ; mais l’aumône qui ne demanderait rien en échange, l’aumône d’un verre d’eau-de-vie à un ivrogne, serait-ce vraiment une insulte ? Il est affreux de conduire chez le boulanger la triste créature qui tend la main ; la voilà l’insulte, et impardonnable, l’insulte d’une charité méprisante qui limite le besoin pour limiter le don. Et que savez-vous si ce pauvre n’a pas besoin d’une fleur ou d’une femme ? Le pain que vous lui offrez, il ne devrait le manger que trempé dans le sang amer de vos veines rompues. La charité qui limite et qui choisit est cruelle et dérisoire ; si l’on y mêle la notion du devoir, elle s’ironise encore et s’aggrave, et se déshonorerait, si c’était possible.

Peut-on déshonorer la charité ?

Villiers de l’Isle-Adam, d’un obscène mendiant, disait qu’il déshonorait la pauvreté. C’est aller loin. Si des pauvres sont abjects ils ne déshonorent qu’eux-mêmes ; et la charité est-elle avilie par la danseuse qui, en un hideux bal de bienfaisance, fait choir un plaisir à l’humiliation d’un devoir ? Les mots collectifs ne sont pas responsables des unités qu’ils signifient : élevés au rang d’idées, ils ne peuvent être amoindris par la trahison d’un fait.

Qui peut déshonorer la joie ?

Mais la charité est une joie à laquelle, comme à toutes les joies, il faut un peu d’hypocrisie, le demi-jour, le pas de nom, l’acte d’homme pur et simple, comme la possession d’une femme dont on ne connaîtra que la surface et qui n’entendra que l’anonyme cri de l’Homme, dans l’ombre d’une œuvre secrète.

Février 1896.

                                   IV
                        LA DESTINÉE DES LANGUES


On a publié naguère dans une revue de vulgarisation[17] un article orné de ce titre brillant : « La Guerre des langues ». Malheureusement, quoique muni d’une érudition toute fraîche et assuré des plus récentes statistiques, l’auteur, qui est un étranger, n’a pu proférer les conclusions qui se seraient tout naturellement imposées à un écrivain français. Il voit la question par le côté extérieur : il est plein de sympathie, mais il manque, et c’est bien son droit, de cet amour qui adore jusqu’aux défauts de sa passion et qui veut que l’être unique triomphe tout entier, même contre tout droit, toute justice et sagesse. Il y a aussi bien du souci commercial dans ses calculs ; souci louable et que même un poète partagerait, puisque la littérature se vend : — comme les oranges et comme les fleurs ; mais on songe que ce directeur d’une revue française le pourrait être, si son exode avait fourché, d’un recueil allemand ou d’un magasin anglais, et tel vœu touchant la simplification de notre orthographe et, en vérité oui ! de notre syntaxe, ne laisse pas que de nous troubler au souvenir, évoqué aussitôt, d’un célèbre jugement du roi Salomon. Sit ut est, aut non sit ; ce mot d’un jésuite prénietzschéen, la plus haute parole échappée à l’instinct de puissance, doit être rappelé avant toute discussion. Sa clarté dispense de longs commentaires.

Il est toujours amusant de voir un Tchèque ou un Polonais offrir du fond de son cœur à un Français de Reims ou de Rouen des moyens délicats d’améliorer la langue qu’il apprit dans le ventre de sa mère ; on passe sur l’impudence et l’on rit : on aime à rire sur les bords de la Seine et sur les bords de la Marne. Mais nous avons affaire à un sérieux judaïque qu’aucune plaisanterie n’écorche, et il nous faudrait peut-être traiter sérieusement d’un sujet qui semblait réservé jusqu’ici à égayer la fin des vaines séances académiques.

En voici l’exposé, repris à son commencement :

Jadis, assure-t-on, le français était la langue parlée par le plus grand nombre d’hommes. Ce jadis est imprécis. Je vois bien, d’après les petits bonshommes gradués comme des fioles d’officine (dont le démonstrateur éclaire libéralement l’intellect de ses nombreux lecteurs), je vois bien, dis-je, que le français est aujourd’hui serré d’assez près par le japonais et que, bien au-dessus de la française, la fiole russe dresse sa capsule noire ; je vois bien les rapports arithmétiques qu’il y a entre les chiffres 85, 58 et 40, — mais c’est tout, car il s’agit des langues humaines, c’est-à-dire de pensée, d’art, de poésie, et non pas de sucre, de poivre ou de café. Songez qu’il y a presque deux fois plus de moulins à parole qui broient du russe qu’il n’y en a d’abonnés à moudre du français ! Et quoi ? Il y a encore bien plus de moulins chinois : il y en a trois ou quatre cent millions. La statistique est l’art de dépouiller les chiffres de toute la réalité qu’ils contiennent. Un égale un, parfois ; le plus souvent 1 = x. L’auteur, qui est israélite, devrait se souvenir qu’une petite tribu de Bédouins a imposé sa religion au monde entier. Le grec classique n’a jamais été parlé à la fois par un peuple plus nombreux que les Suisses ou les Danois.

Mais le grec serait mort et sa littérature aurait péri sans la puissance byzantine ; et c’est le javelot romain qui planta le latin dans l’Europe occidentale. La destinée d’une langue est déterminée par deux causes, l’une intime et l’autre d’action extérieure, l’une toute littéraire et l’autre toute politique. Cette seconde cause est la plus forte ; elle peut anéantir la première ; mais si elle s’y ajoute, au lieu de la contrarier, elle peut acquérir une puissance indestructible. L’avenir sera ce qu’il lui plaira ; ce qui est hors de notre influence et de notre raison ne doit pas nous intéresser fortement. Cependant il est évident que la langue de l’Europe future sera la langue du vainqueur de l’Europe ; et s’il est probable que la Russie soit la Rome de demain, il est probable que le russe soit le latin des prochains siècles. Le rôle de la France, avilie par des gouvernements indignes, étant désormais purement littéraire (à moins d’un improbable réveil), la question qui peut amuser est celle-ci : dans quelle proportion, à côté de la langue du vainqueur, les langues des vaincus futurs peuvent-elles espérer de vivre littérairement ?

C’est-à-dire à l’état de langues mortes, de langues de parade ou de cénacles. Car la vie et l’unité d’une langue sont intimement liées à la vie et à l’unité politiques d’un peuple. L’histoire de la langue française l’a montré clairement, quoique à rebours, et l’évolution de l’espagnol dans l’Amérique du Sud sera prochainement un argument pour cette thèse, qui n’est pas d’ailleurs contestable. Les états de l’Europe vaincue, en perdant leur autonomie, verront leurs langues se fractionner rapidement en une quantité de dialectes dont la différenciation sera croissante. Ou, pour mieux dire, les dialectes de France, par exemple, qui sont encore vivants et fort nombreux, n’étant plus dominés par un parler commun qui les régisse et les coordonne, deviendront de véritables petites langues particulières aussi différentes entre elles que le wallon et le provençal, le picard et le portugais. Les Français de Lyon ne comprendront plus ceux de Nantes, ni ceux de Paris ceux de Rennes. Il y aura des années et peut-être des siècles de grand trouble, une anarchie linguistique analogue à la grande anarchie qui suivit la destruction politique de l’empire romain. Mais les hommes, et c’est leur fin, sont ingénieux à tourner les obstacles que la nature leur impose. Ayant besoin d’une langue d’échange, ils accepteront sans aucun doute celle du vainqueur. Ces acceptations, dont il y a tant d’exemples dans l’histoire, semblent inexplicables parce qu’on les croit bénévoles. Mais si l’on réfléchit que les fonctions publiques, l’influence et la richesse ne sont plus abordables pour les vaincus qu’au moyen de la langue du vainqueur, qui est le bac ou le pont joignant les deux rives du fleuve, les apostasies linguistiques apparaissent au contraire absolument conformes à ce que l’on doit entendre de la nature humaine, toujours inclinée du côté du bonheur sensible.

Cependant les Barbares n’imposèrent pas leurs langues au monde romain ; le latin, que les Vandales avaient respecté en Afrique, ne céda que beaucoup plus tard à l’invasion arabe. Il faut sans doute tenir compte, dans l’examen de ces faits contradictoires, soit de l’intelligence, soit du caractère du vainqueur. Pourquoi le latin qui avait résisté aux Vandales ne put-il résister aux Arabes ? Sans doute parce que, malgré que leur nom ait acquis une mauvaise odeur, les Vandales, d’une race douce et intelligente, plus sensuelle que vaniteuse, furent vite amollis et amusés par une civilisation dont tous les éléments n’étaient pas étrangers à leur mentalité. Mais aucun contact ni de sentiment ni d’intelligence ne fut possible entre l’Arabe et le Romano-Vandale ; les vainqueurs exercèrent tous leurs droits et même celui du massacre.

Le caractère orgueilleux des Romains avait eu le même résultat que la stupidité des Arabes. Pas plus que l’Anglais ou le Français d’aujourd’hui, ils ne voulurent considérer comme un outil respectable la langue des vaincus ; les soldats de César ne songèrent pas plus à parler gaulois que mexicain les compagnons de Cortez. Chose singulière, Cortez avait trouvé un interprète au seuil de l’empire mystérieux qu’il allait dompter en quelques semaines ; César en trouva autant qu’il y avait de dialectes en Gaule : il y a des hommes pour qui les défenses de la nature deviennent des complices. Mais le futur vainqueur de l’Europe rencontrera, non des dialectes sans intensité, mais les langues robustes et résistantes, appuyées sur des littératures anciennes, respectées, vivaces, sur des traditions administratives, sur la foi populaire qui, en certains pays d’Europe, identifie avec beaucoup de raison la langue, la race et la patrie politique. Dans ces luttes suprêmes, les littératures seront encore une force ; quand les armées auront été anéanties, au-dessus des mâles égorgés les femmes se dresseront pleines d’imprécations et de gémissements où la langue des vaincus affirmera sa volonté de vivre, même pour la souffrance et pour le désespoir, et les enfants oublieront difficilement le son des syllabes qui auront, autant que les larmes, autant que les sanglots, pleuré leurs pères. Mais la vie, plus forte que les sentiments particuliers, est aussi plus forte que les sentiments nationaux. Les langues de l’Europe périront toutes, malgré ce qu’elles contiennent de beauté et d’humanité ; elles périront toutes selon la tradition orale : si l’une ou deux ou trois d’entre elles doivent échapper à la mort intégrale et vivre, un peu, comme vivent encore un peu, aujourd’hui, le latin et, beaucoup moins, le grec ou l’ancien français, — lesquelles ?

Si l’on suppose que le vainqueur de l’Europe et du monde sera le peuple russe, il faut d’abord éliminer toutes les autres langues slaves, qui seront les premières détruites. Aucune d’elles, d’ailleurs, ne possède une littérature qui puisse ou retarder ou même faire regretter beaucoup leur disparition ; on peut dès maintenant les considérer comme des phénomènes passagers, et avec un peu d’application déterminer, à un siècle près, tout cataclysme écarté, la date de l’extinction totale. Ceci admis, on appliquera le même raisonnement aux parlers scandinaves dont la vie, rénovée par tel écrivain de génie, n’en est pas moins factice et précaire. Même si l’Europe devait, au lieu de la conquête, subir, châtiment bien plus épouvantable, la paix mélancolique que lui prédisent les humanitaires, on ne voit pas la place que pourrait tenir dans le monde, Ibsen disparu, une langue telle que le dano-norwégien. Ces dialectes réservés à un petit nombre d’hommes sont pour ces hommes mêmes un embarras et un piège, et, plus encore, un tombeau.

Le hollandais ne doit pas attendre une meilleure destinée, ni le portugais ; mais ces deux langues pourraient, longtemps encore, évoluer, l’une en Afrique, l’autre au Brésil, où, malgré de singulières modifications, elles garderaient assez de leur figure primitive pour faire douter de leur disparition réelle. Quoique plus vigoureux, mais aussi dénué de force expansive, l’espagnol subirait le même sort et son histoire se continuerait outre-mer, à travers les immensités de plus de la moitié d’un continent immense.

L’envahisseur, qui s’est d’abord attaqué à l’Allemagne, déjà enserrée par une conquête presque circulaire, y trouve une sérieuse résistance linguistique, mais sans profondeur, sans racines. La littérature presque toute de science ou de philosophie s’y renouvelait tous les dix ans, et les derniers siècles, depuis Nietzsche, dont le ferment a ravagé mais non renouvelé un monde, trop décadent et déjà ruiné, y ont été presque inféconds. La folie des analyses et des expériences socialistes ont abruti définitivement le peuple allemand en développant sa double tendance à la rêverie sentimentale et à la jouissance matérielle. Ses dernières activités mentales ignorent, plus encore qu’au vingtième siècle, les joies aristocratiques de la création ; il est devenu tout entier contrefacteur et assimilateur ; il imite, il traduit, il compile. C’est sans répugnance qu’il apprendra la langue du vainqueur ; il emploiera à cette besogne, dont il sentira vivement l’utilité hédémonique, les derniers restes de son énergie et son attention depuis longtemps disciplinée. Sa littérature obscure, lourde et sans éclat n’opposera qu’une faible digue aux puissantes vagues du nouvel océan barbare. Les sentimentalités récalcitrantes trouveront dans la musique un refuge suprême.

Cependant les tentacules de la pieuvre atteignent l’Angleterre et l’Italie. Une île est une proie difficile à atteindre, mais dès qu’elle est touchée, c’est une proie paralysée. Un État insulaire n’a jamais d’armée, quelle que soit sa volonté de se créer cet organe de défense ; au centre de la partie mobile de la population, il y a une masse d’hommes plus ignorants, plus orgueilleux et plus timorés que chez n’importe quelle nation continentale. Tout étranger y tomberait comme un Martien et n’y ferait pas régner un moindre désarroi ni une moindre terreur[18]. La conquête linguistique des grandes îles est plus facile encore que leur conquête militaire ; il n’y faut que de la persévérance. L’entêtement s’amollit bientôt, pénétré par le doux esprit de lucre, par les saines idées d’utilité ; l’instinct commercial étouffe l’instinct national. Pour les peuples uniquement trafiquants, comme les insulaires, la langue des dieux est celle qui est pour l’or la meilleure glu.

L’Angleterre, qui a une littérature, n’a pas ou n’a plus de langue littéraire. Tels Anglais qu’on nous apprend à vénérer comme de grands écrivains ignorent jusqu’à l’art élémentaire de la phrase et du rythme ; ils écrivent comme ils parlent, en oubliant une partie des mots, et comme ils pensent, en oubliant une partie des idées. Quand ils croient composer, ils juxtaposent. Ils envoient leurs pensées à la bataille, comme lord Methuen ses soldats, par petits groupes compacts et isolés. On ne sait pas encore ce que veut dire Hamlet ; on sait qu’enlevée la broderie admirable des images il ne reste de Roméo et Juliette qu’un conte enfantin. Mais Shakespeare est un tel brodeur ! Ici, il y a une langue littéraire, et plus forte que la pensée même dont elle est l’expression. Moment unique : les poètes anglais ne sont presque jamais des artistes, et c’est l’inverse en Italie, où l’art verbal recouvre si peu de vraie poésie. Il n’est pas probable que l’ironie d’un Swift ou d’un Carlyle soit goûtée par un peuple glorieux de sa force et ardent à la vie. Ce n’est pas là de la littérature de vainqueur. Le passage de la langue anglaise de l’état vivant à l’état classique ne pourra donc être déterminé que par le respect dont même des barbares auront appris à entourer le nom de Shakespeare. Si Shakespeare demeure, si le texte de son œuvre est déclaré sacré, des centaines de noms et de livres anglais peuvent entrer dans le temple, escorte du génie sauveur ; mais ce triomphe n’est pas certain. Trop libre et trop passionné, Shakespeare, dans les derniers siècles de l’Europe, aura été fort négligé par une Angleterre de plus en plus méthodiste et commerciale. La mort de Ruskin a clos une ère d’activité esthétique ou du moins de tentatives intéressantes pour l’impossible fusion des idées de beauté et de vie humaine. Après la disparition du prophète de la lumière, l’Angleterre est revenue avec délices à ses joies sombres et closes. La peinture claire et les étoffes transparentes sont incompatibles avec la nécessité de la houille ; là où il faut se chauffer beaucoup et beaucoup activer des machines, le plaisir est d’avoir une maison solide, de manger des choses fortes, de boire en écoutant la pluie battre les vitres. Quelques distractions violentes suffisent, aux jours de beau temps. Mais les revers militaires et des difficultés sociales ont encore durci le caractère de l’Anglais, et les hommes comme la nation se sont enfermés dans un isolement cruel. L’Angleterre se fait souffrir elle-même pour oublier les blessures qu’elle a reçues de l’étranger et c’est la religion qui a bénéficié de cette longue crise d’orgueil. Oublié dans le reste de l’ancienne Europe ou retourné parmi les peuples latins à l’état de superstition païenne, le christianisme est encore vivant en Angleterre au jour même de l’invasion[19]. L’orgueil a fini par se liquéfier en une résignation noire : le peuple de Dieu souffre parce que Dieu l’a voulu, et pour être jusqu’au bout le nouvel Israël, il faut que l’Angleterre souffre en silence, ainsi que les Juifs de jadis. Ces idées ont inspiré toute une vaste et basse littérature. Depuis deux ou trois siècles, les femmes seules écrivent, la baisse des salaires dans les travaux intellectuels ayant à la fin écarté les hommes d’une profession dépréciée. Elles cultivent le seul genre littéraire auquel de tout temps elles aient été propres, le roman. Mais ce roman, depuis qu’elles sont sans concurrents ou plutôt sans maîtres, est toujours le même et toujours optimiste : il s’agit invariablement d’un amour contrarié par l’état de péché d’un des amoureux (l’homme, la femme étant le lys parmi les chardons) et dont une conversion soudaine (ou lente, si la magazine a besoin de copie) permet la délicieuse réalisation. Aucune jeune fille de dix-huit ans, aucun homme dépassant la trentaine, aucun personnage marié, ni mâle ni femelle, hormis de vénérables parents, ne figurent jamais dans ces histoires dévotes, sinon tout au fond du tableau. De même que les insectes, les Anglais n’ont plus d’histoire, franchie leur crise nubile ; ils ne meurent pas immédiatement sans doute, comme les coléoptères, mais ils vivent dans le silence, le travail et la vertu. Entre le vingt-deuxième siècle et l’envahissement de l’Angleterre, une seule romancière osa une timide allusion au mécanisme de l’amour ; elle dut s’exiler en Allemagne. C’est le seul écrivain anglais dont le nom, pendant cette longue période, fut connu sur le continent.

(Ici on pourrait supposer que la décadence de l’Europe du Nord avait été singulièrement accrue par la rigueur croissante des hivers : la limite du seigle était descendue à Christiana ; celle du froment à Newcastle et à Copenhague ; celle de la vigne passait par Bordeaux, Venise et la Crimée. Les lignes isothermes ayant fléchi sur l’ouest et le centre de l’Europe, par suite d’une déviation du grand courant équatorial, la température de Londres se rapprochait de celle de Moscou. La civilisation avait donc reculé vers le sud, Rome était redevenue la vraie capitale du monde, et la Méditerranée avait retrouvé sa primitive splendeur. Un nouvel empire s’étendait, limité au nord par le Danube, de Vienne à Palerme et de Gênes à Constantinople. La courbe du grand fleuve, jadis océan entre deux mondes, arrête longtemps les Slaves, malgré les complicités qui travaillaient pour eux à l’intérieur du cercle…. Et on imaginerait toute une histoire future. — Mais c’est trop facile.)

L’Italie offre aux Barbares (en toute hypothèse) une résistance imprévue. Sa défense, c’est l’éblouissement. Devant ce spectacle d’une vie extérieure régie par la recherche de la volupté, l’envahisseur s’adoucit, enfin heureux de vivre ; les armées fondent ; Capoue renaît dans les roses latines et dans les lys florentins. Comment imposer au sourire milanais la rudesse d’une langue mal élevée ? Si une des langues de l’Europe doit survivre à la conquête de l’Europe, ce sera l’italien, la moins souillée, la plus souple, la plus fraîche et, en même temps, la plus égoïste et la plus fière des sœurs romanes. La paresse du peuple italien, sa délicieuse ignorance lui ont forgé à son insu une force linguistique de premier ordre ; l’Italien n’a jamais accepté aucun mot étranger sans le dépouiller d’abord de son harnais d’origine : cette délicatesse a donné au peuple l’illusion que toutes les nouveautés verbales sont des filles légitimes du génie italien, et la conviction de parler une langue pure lui a inspiré un grand dédain pour tous les autres parlers de l’Europe : elle rit devant tous les sons qui ne sortent pas de sa flûte. Enfin l’italien est le vestibule direct du latin qui, en ces siècles éloignés, a gardé son prestige sacré. La connaissance d’une des deux langues mène à l’autre avec facilité, et comme elles évoluèrent sur le même sol, on les trouve historiquement enlacées dès qu’on éventre une colline, dès qu’on remue les ruines d’une église ou d’un palais. Le latin nous apporta la civilisation antique ; l’italien porterait aux hommes futurs la connaissance où le souvenir des civilisations modernes. Devoir peut-être un peu lourd pour une langue qui s’est perfectionnée dans la bouche du peuple plutôt que dans le cerveau des écrivains. La littérature italienne des derniers siècles est lumineuse et légère, claire et voluptueuse ; elle n’est que cela, et c’est peut-être ce qui la sauvera. Les sensibilités du Nord viendront se réchauffer en ce ruisselet tiède et parfumé ; les hommes, las des philosophies et des sociologies, aimeront la chanson des oiseaux latins.

En linguistique il faut admettre que c’est le peuple qui crée et recrée sans cesse l’instrument ; mais les hommes aptes à manier cet instrument délicat et terrible sont en très petit nombre. Dès que les écrivains sont légion, dès que la culture littéraire s’épand sur la nation entière, substituant à la noblesse de l’inconscient la mesquinerie de l’action volontaire et préméditée, il se produit une déviation esthétique et un abaissement intellectuel. On dirait que la civilisation est un gâteau et que les parts sont d’autant plus petites que les convives sont plus nombreux. Ceci ne peut pas encore se démontrer : mais la notion deviendra évidente. Comme tout se tient, si la houille venait à manquer, la production littéraire baisserait de moitié. Les aphorismes de Malthus sont applicables au génie. Parce que des millions d’imbéciles veulent lire des romans-feuilletons, on manquera peut-être un jour de la rame de papier nécessaire pour faire connaître un nouveau Zarathoustra aux mille cerveaux d’élite qui seuls le pourraient comprendre. On écrira là-dessus des choses très belles et très inutiles quand les Barbares auront incendié Paris.

A ce moment-là il n’y aura plus guère de littérature française que celle des siècle anciens, et la langue, déformée par les étrangers auxquels on l’aura livrée, ne sera qu’un amas grossier de termes exotiques enchâssés chacun dans une orthographe superstitieuse. Déjà pour bien parler français à la mode des bureaux de rédaction et des cercles sportifs, il faut connaître la valeur des lettres selon l’alphabet de cinq ou six langues étrangères ; à la veille de l’invasion, la langue française sera un crachoir international. Nul ne la regrettera, ni même les Français, qu’elle rebutera par son odeur cosmopolite. S’il y a encore quelques poètes, ils useront du latin ou de telle vieille forme séculaire : on écrira en Victor Hugo, en Racine, en Ronsard. La littérature, enfin socialisée, se composera de romans historiques où la civilisation d’aujourd’hui sera représentée sous les couleurs que nous attribuons maintenant à l’homme lacustre ; avec cela, quelques traités de science élémentaire. Un grand silence intellectuel planera sur notre patrie. La contradiction étant impossible, toute puissance appartenant à l’État, seuls pourront parler ceux qui penseront comme l’État ; mais personne n’aura l’inutile courage d’écrire, sinon les scribes officiels appointés pour cette besogne. Les vainqueurs ne toucheront pas à l’admirable organisation française de l’esclavage socialiste ; ce bagne sera l’atelier qui travaillera pour entretenir la civilisation renaissante dans le reste de l’Europe. Mais j’espère qu’il se révoltera, afin que tout recommence et qu’il y ait enfin une science historique[20].

La France périra ainsi ou de toute autre façon, mais elle périra, et tout périra. Cependant, cette part faite au prophète pessimiste qui vaticine en tous les hommes désabusés d’aujourd’hui, il n’est pas inutile de se livrer à quelques réflexions d’un autre ordre, moins amères et plus vérifiables.

Si l’influence linguistique de la France a diminué, surtout depuis trente ans, on n’y peut voir qu’une cause, et cette cause est toute politique. Les peuples ont besoin de savoir la langue du plus fort ; dans cette force, la littérature est un appoint, elle n’est que cela. Le patronage littéraire de la France s’étend encore aujourd’hui sur la plus grande partie du monde civilisé ; il. est plus vaste qu’au dernier siècle ; s’il est moins profond, c’est qu’il n’a plus pour appui la suprématie militaire. De tous les commerces allemands c’est celui de Leipzig qui a le plus gagné, peut-être, au traité de Francfort. Il n’a tenu qu’au génie littéraire allemand de profiter de la situation. C’est parce qu’il s’est obstiné à se taire ou parce qu’il n’a parlé qu’avec timidité que les lettres françaises ont maintenu et peut-être étendu leur vieille domination. Sans ce pacifique empire d’outre-frontières, la vraie littérature de France, et toutes les industries qu’elle fait vivre, n’existerait peut-être plus. Qu’il le veuille ou non, un écrivain français a trois clientèles dont voici l’importance décroissante : Paris, l’Étranger, la Province. Il faut donc distinguer de l’influence littéraire l’influence purement linguistique qui s’exerce par la politique et par le commerce. Les livres français sont lus par des hommes qui ne sauraient parler notre langue ; ils l’ont apprise ainsi qu’une langue classique, langue de luxe et de loisirs aristocratiques. D’autre part les Français de France ne lisent qu’en eux-mêmes ; ce livre unique et quelques fausses nouvelles, voilà tout l’aliment que se permet leur génie égoïste et national.

Pour propager la littérature française à l’étranger, il suffit que nous écrivions de bons livres dans une langue à la fois traditionnelle et renouvelée par les conseils d’une sensibilité originale ; propager la langue française, en tant que langue de commerce et d’usage, il suffirait peut-être, à l’heure actuelle d’une politique ferme, et au besoin un peu impertinente. Mais l’impertinence diplomatique n’est pas un joujou que puissent manier sans danger ou sans ridicule les humbles hommes d’État, les contre-maîtres d’usine, qui ont usurpé en France le rôle de pasteurs de peuples.

Et ce ne sont pas les efforts généreux de l’Alliance française qui pourront suppléer à notre atonie politique, et encore moins tels petits remèdes de bonne femme sérieusement préconisés par des journalistes : nommer des correspondants étrangers de l’Académie française, instituer un Prix de Paris pour les étudiants étrangers ! L’inutilité de ces mesures me les ferait accepter volontiers. La France n’est pas une maison de commerce qui donnerait des primes à ses clients ; ni elle n’est une dame qui doive condescendre à rendre moins âpre l’accès de ses faveurs.

S’il faut simplifier çà et là notre orthographe, ou désencombrer de trop puériles règles nos grammaires, que ce soit par des raisons esthétiques, c’est-à-dire d’une utilité hautaine. Nous ôterons des baleines au corsage pour que le profil soit plus pur de la poitrine plus libre, mais non afin de favoriser les mains grossières.

La langue de Victor Hugo n’est pas un volapuk qu’il soit permis de vouloir accommoder au goût des sauvages comme une fabrication de cotonnade. Il ne paraît pas d’ailleurs qu’il y ait, malgré la logique, le moindre rapport vrai entre la difficulté du français et sa présente inertie d’expansion[21]. Le français est-il plus difficile aujourd’hui qu’il y a un siècle ? Loin de là ; il l’est beaucoup moins par l’abondance des excellentes méthodes répandues dans le public, par l’abondance aussi des livres à bon marché. L’orthographe est la même, mais plus régulière ; la syntaxe est la même, mais plus souple. D’ailleurs, à côté de l’orthographe anglaise, ce résumé de toutes les incohérences, toutes les orthographes, même la française, apparaissent cristallines.

Mais je ne professe pas tout à fait les idées communes sur les obstacles qu’apporté en une langue la complication de son orthographe. Les mots dont l’épellation est la plus anormale sont précisément ceux qui se gravent avec le plus de netteté dans la mémoire. Personnellement j’aurais moins d’hésitation sur l’orthographe anglaise que sur l’italienne, et pourtant autant l’une est démente, autant l’autre est raisonnable. Comment oublier que Brougham se prononce Brôme ou que viz se lit nameley : N’exagérons pas cependant l’attrait de ces chinoiseries. Il en est un peu de la facilité de l’anglais comme de la supériorité des Anglais. C’est un bruit qui courra tant, qu’il aura de bonnes jambes. Une langue très utile est beaucoup plus facile à apprendre qu’une langue de luxe. La difficulté, la vérité, la beauté, autant de valeurs relatives. Il ne faut donc pas trop se fier aux petits graphiques amusants que l’auteur a fait graver à la fin de son article pour conquérir l’aveu immédiat de sa clientèle. Six échelles de hauteur arbitrairement graduée affirment aux plus obtus (et au besoin à ceux qui ne sauraient pas lire) que, trois échelons gravis, on peut se délecter à lire les poèmes de M. Swinburne, tandis qu’il faut délaisser le dixième pour comprendre les vers de M. Sully-Prudhomme (qui ornent les pages suivantes). Mais je crois qu’il y a là une raison de perspective et que, vue de Turin ou de Barcelone, la proposition ne serait pas tout à fait la même que si on contemple ces symboliques échelles d’Amsterdam ou de Hambourg.

C’est par ces moyens qu’un commerçant établi en France travaille à l’extension de la langue française. Ils doivent lui sembler bons, puisqu’il est intéressé dans cette question qu’un écrivain aurait traitée avec plus de désintéressement ou un savant avec plus de compétence. Mais si l’on voulait recueillir sur la situation réelle de notre langue à l’étranger les renseignements précis et valables que ne m’a pas donnés une imagerie, ni ses textes explicatifs, je crois qu’il faudrait s’adresser à ces voyageurs ou à ces touristes qui parcourent sans cesse le monde pour leurs affaires ou leur plaisir. Eux seuls savent la vérité sur le pouvoir d’échange de la langue française, sur la valeur monétaire d’un mot français à Batavia, à Buenos-Ayres, au Caire ou à San-Francisco et en Europe. Pour l’exportation du livre, de la revue, du journal, l’éditeur et le commissionnaire seraient consultés, et il faudrait les croire, car la littérature, par dernier privilège, échappe en grande partie aux douanes. On recommencerait dans dix ans, et on saurait quelque chose.

Il vaut peut-être mieux ne rien savoir, et pour ce qui est de nous, écrivains orgueilleux, dire notre vaine pensée sans nous demander si elle retentira très loin ou si elle mourra à nos pieds.


Janvier 1900.


  1. V. L’Idéalisme, pp. 16-17.
  2. On saura ce que pourrait être le fakirisme-anarchie en lisant un singulier conte de M. Marcel Schwob, l’Ile de la liberté (Echo de Paris, juillet 1892).
  3. Ni des Français. Malebranche, étant oratorien, se croyait chrétien et ne l’était que de cœur. Sa philosophie mène au fakirisme.
  4. Discours à la nation allemande.
  5. Les symboles, souvent, demeurent clos pendant des siècles ; ils sont la fontaine scellée ou le hortus conclusus. On passe devant la source dormante sans même désirer y boire une gorgée d’eau pure ; et devant le jardin muré, sans l’envie de franchir le mur et de cueillir même une toute petite rose au mystérieux rosier. (Un conte, qui détient bien d’autres secrets, la Belle et la Bête, m’a fait comprendre cela et je l’expliquerai un jour, avec plusieurs choses, si j’en suis capable.) En un temps où il n’était pas à la mode d’aller boire à la fontaine de Narcisse, l’abbé Banier disait, en commentant Ovide : « L’histoire de Narcisse, si bien écrite par notre poète, est un de ces faits singuliers qui ne nous apprennent rien d’important ».
  6. Dante, Inf., I, 1-3.
  7. Fichte, Théorie de la Science.
  8. Cette nécessité n’est pas absolue. En tel état physiologique ou psychique, la douleur n’est pas perçue ; dans le sommeil, l’extase, etc., le monde extérieur est nié. Secondement, cette hypothèse peut être créée a priori : fausses sensations ou hallucinations. Le « nécessairement » est cependant la condition de toute vie de relation ; il est supposable jusqu’à preuve du contraire.
  9. La perception est toujours critique, en ce sens qu’elle est relative non seulement à mes facultés perceptives absolues, mais aussi à mes desiderata actuels : elle est influencée par le désir, par la crainte ; elle est modifiée par mes tendances actives ou même virtuelles : je ne perçois pas un tableau de Botticelli aujourd’hui comme il y a dix ans, et je commence sans doute aujourd’hui, à le percevoir comme je le percevrai dans dix ans. Les goûts changent, et d’un jour à l’autre ; appliquée à l’amour, cette insinuation paraîtra très claire.
  10. Virg., Æn., VI, 121.
  11. Dans le sens de Fichte, que le moi est virtuellement toute réalité, — toujours jusqu’à preuve du contraire.
  12. Telle est la signification symbolique de l’histoire d’Hugolin. Prisonnier, séparé de la source de l’activité mentale, il dévore ses enfants, — c’est-à-dire qu’il se dévore lui-même, qu’il dévore ses propres pensées. Pour cela, il est châtié éternellement, car il a voulu nier, par orgueil, les conditions même, de la vie de relation, telles qu’elles nous sont imposées ; il avait obéi aux propres suggestions de ses enfants, de ses pensées, de son égoïsme, et l’égoïsme eut plus de puissance que l’amour, — « et la faim eut plus de puissance que la douleur. Poscia, più che’l dolor pote’l digiuno DANTE, Inf., XXXIII, 75.
  13. Et devenu fleur, si nous attendons jusque-là, œillet-Notre-Dame [a
  14. Le solitaire, même seul, n’était pas toujours seul. Parfois il entendait « la voix qui parle aux solitaires ». (HELLO, Physionomies de Saints, p. 423.)
  15. L’auteur ne change rien à ce paragraphe où apparaît son ignorance d’alors touchant Nietzsche. Mais cette ignorance même est bonne à constater, à cause du parallélisme de certaines idées. Plus d’un esprit libre et logique de ce temps a relu dans Nietzsche telle de ses pensées.
  16. Hello a écrit sur une idée voisine de ceci des pages fort belles (De la Charité intellectuelle dans les Plateaux de la Balance).
  17. On a supprimé le nom, d’ailleurs insignifiant, qui figurait dans la première version de cette fantaisie. Peut-être gagnera-t-elle à être dépouillée de tout caractère polémique.
  18. Récemment, la vue d’un navire au pavillon inconnu, qui fuyait le mauvais temps, fit que les habitants d’un village de pêcheurs écossais s’enfuirent épouvantés, croyant à une invasion des Boers ! Que doit donc être le terrien anglais ?
  19. C’est au nom du christianisme que, cette année même, les juges anglais poursuivent comme obscènes les livres de libre philosophie scientifique édités par l’University Press : la Pathologie des Émotions, la Psychologie sexuelle, le Vieil et le nouvel Idéal, le Rythme des pulsations, Responsabilité de déterminisme. Ce dernier ouvrage est de M. Hamon ; le premier est du D. Fêré. Ce sont des livres que le cléricalisme protestant envoie maintenant au bûcher de Servet. L’Angleterre est manifestement à la veille d’un renouveau de fanatisme.
  20. M. Robert Waldmüller (Duboc), en visitant Victor Hugo à Guernesey, recueillit son opinion sur la future « langue européenne ». Voici l’anecdote résumée par le Temps (7 février), d’après le Litterarische Echo de Berlin : « En 1867, M. Duboc voyageait en France et en Angleterre. Ce fut peut-être un obscur mouvement d’atavisme français qui le poussa à rendre visite, en passant la Manche, au plus grand des poètes français vivant. Il débarqua donc à Guernesey et se fit indiquer Hauteville house. Dès le jardin, il eut de Victor Hugo une première vision à laquelle, certes, il ne s’attendait guère. Hugo, à ce qu’il raconte, était sur la toit plat de sa maison, « vêtu de sa seule dignité, » et se livrait à des mouvements gymnastiques après avoir pris une douche froide. Le visiteur se fit annoncer dans les formes et fut reçu avec une grande affabilité. La conversation s’engagea et tomba, comme il était naturel entre Français et Allemand et à cette époque, sur les rapports des peuples entre eux. M. Waldmüller-Duboc demanda à Victor Hugo s’il était jamais allé en Allemagne. « Non, seulement dans le pays vieux-gaulois du Rhin, que je considère comme français, bien que, ajouta-t-il, pour moi il n’y ait pas de frontières ». Et là dessus Victor Hugo émit justement la même pensée que Nietzsche devait développer plus tard : « Un jour viendra où l’Europe ne connaîtra que des Européens, et non plus des Français, des Allemands, des Russes. Est-ce que les Allemands ont une queue ? Je ne vois pas de différence (Waldmüller reproduit cette boutade en français.) Alors le pêle-mêle des langues prendra fin : une seule suffira. — Laquelle ? — Trois seulement peuvent entrer en ligne de compte : l’italien, l’allemand, le français. L’allemand avec ses consonnes est trop dur pour les méridionaux ; l’italien paraîtrait aux Allemands avoir trop de mollesse : reste le français, la langue où se fondent l’énergie et la douceur. Et Hugo continua, poursuivant son idée : — Si Byron n’avait parlé qu’anglais il n’aurait rencontré partout que des gens qui ne l’auraient pas compris ; car, en dehors des Anglais, qui connaît cette langue absurbe ? — Mais quand l’Europe s’avisera-t-elle que tout le monde doit apprendre le français ? — Qui sait ! Peut-être dès le lendemain de la chute de M. Bonaparte. Alors, en un clin d’œil nous aurons la République. — Et puis ! — Les républicains français tendront la main aux Allemands. Ceux-ci chasseront leurs nombreux princes… les douanes seront supprimées, etc ».
  21. Il ne faut pas trop appuyer sur cette inertie. L’auteur de la « Guerre des langues » a lu dans les journaux qu’une école commerciale de Rotterdam a rayé de son programme le cours de français ; il transforme cette école unique en « certains établissements pédagogiques… » et pousse une hargneuse allusion à l’Affaire… La langue française est fort répandue en Hollande ; moins ou plus qu’hier, c’est une question difficile à résoudre, mais il est manifestement absurde d’écrire : « Les Hollandais s’éloignent de plus en plus de notre langue et de notre littérature ». Pour permettre d’apprécier la question, — et la bonne foi du pamphlétaire, nous donnons en appendice, une pièce justificative. — De temps en temps les journaux (encore !) nous informent que le français va disparaître à Jersey. Or, il y a vingt ans la connaissance de l’anglais était absolument indispensable à Jersey ; aujourd’hui le français suffit. Je me suis fait rapporter l’an passé la collection des carres et prospectus distribués aux étrangers, et tous sont en français. J’ai été surpris. Mais l’Angleterre est un si prodigieux laboratoire de mensonges. Il faudrait vérifier la moindre information avant d’en faire état.