La Décadence de la liberté

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La Décadence de la liberté
La Nouvelle Revue FrançaiseTome XIII (p. 498-522).


LA DÉCADENCE DE LA LIBERTÉ[1]


Nous avons combattu « pour le Droit et pour la Liberté ».

Je ne comprenais pas d’abord très bien le sens de cette formule ni toute sa portée ; elle me paraissait vague et abstraite ; elle n’exprimait que très imparfaitement l’objet de mon enthousiasme guerrier. Si l’on m’eût un peu poussé, j’eusse probablement avoué n’y voir qu’une vaine fleur de rhétorique parlementaire.

Et sans doute était-elle cela principalement. Mais si disgraciés de la nature qu’on suppose nos hommes politiques, on ne peut leur contester un certain instinct de ce qu’il faut dire, une divination plus ou moins nette des sentiments secrets de la masse et l’art de les flatter en les traduisant. Ils n’eussent certainement pas insisté si fort sur ces notions de Droit et de Liberté, si elles eussent été véritablement sans aucun rapport avec les aspirations de ceux qu’ils voulaient entraîner au combat.

Et en effet, à force de vivre au plein milieu du peuple, à force d’épier ses paroles, de suivre et de prolonger ses pensées, j’ai distingué peu à peu tout ce qu’elles signifiaient pour lui et combien elles s’harmonisaient à ses préoccupations profondes : sans doute les exprimaient-elles à leur état de plus haute généralité, mais elles représentaient bien leur épanouissement le plus naturel. Ces braves gens, ces voyous, ces endormis eux-mêmes, ou ces froussards, à côté de qui je vivais, tous — leurs moindres gestes le proclamaient avec évidence — c’était bien pour défendre leur droit, c’était bien pour être libres, pour rester libres, qu’ils avaient pris les armes avec une si parfaite absence d’hésitation.

C’était même pour quelque chose de plus : pour permettre aux autres peuples d’être, de rester libres ; pour obliger à le devenir ceux qui ne l’étaient pas encore. Ce qui s’était enflammé dans leur cœur à la première menace allemande, c’était plus que de la jalousie nationale, plus que le souci un peu étroit de protéger la borne de leur champ, d’interdire à l’envahisseur le sol de la Patrie. Qu’ils en eussent ou non conscience, un ancien et vaste idéal s’était réveillé, avait déployé en eux ses ailes. Des esprits biscornus comme le mien pouvaient bien en secret se proposer d’autres fins. Eux n’en connaissaient et n’en poursuivaient qu’une : l’émancipation des peuples :

Tyrans, descendez au cercueil !

La vieille phrase solennelle gardait pour eux tout son sens et toute sa saveur. C’est de toute leur âme qu’ils la clamaient, je m’en souvenais maintenant, dans les trains de mobilisation, assis, les jambes pendantes, aux portes des wagons. Visiblement, dès cet instant, elle leur disait quelque chose.

La haine des tyrans ! Que l’on songe au rôle qu’aura joué dans la formation et dans l’entretien de notre courage l’image de Guillaume, conçu comme le mauvais prince qui opprimait son peuple et le poussait de force contre nous. Les plus monarchistes d’entre nous ne la considéraient pas sans se sentir émus d’une sorte de colère organique, à laquelle ils ne comprenaient rien. « La tête de Guillaume » : c’est ce que tous nous avons tout de suite demandé, voulu ; et c’est l’appât qui, malgré les déceptions, par-dessus les fatigues, à travers tant d’épreuves, nous a menés jusqu’à la victoire. Oui, je voudrais bien savoir ce qu’il fût advenu, aux mauvais jours, de notre résolution, si nous n’avions toujours eu devant les yeux cette tâche que nous ne pouvions pourtant pas laisser inaccomplie : Guillaume, le kronprinz à détrôner, à souffleter, à punir.

Rien ne peut rendre mieux sensible la direction de notre instinct profond, que la façon dont nos prisonniers en Allemagne essayaient de travailler leurs gardiens : ils ne visaient à rien moins qu’à leur enseigner la liberté. Les plus humbles, à cet égard, se sentaient des âmes de missionnaires. J’ai vu de simples paysans entreprendre, avec une patience et une bonne volonté inénarrables, l’éducation de leur sentinelle ; ils la « prenaient » un certain nombre d’heures par jour, ils lui serinaient ses droits, ou plutôt ses devoirs d’homme libre. Qu’un feldwebel la bousculât, aussitôt ils lui expliquaient ce qu’il y avait d’inadmissible dans l’incident ; ils lui remontraient qu’en France ça ne se serait jamais passé comme ça et qu’un soldat, brutalisé par un supérieur, n’eût pas hésité à se défendre à coups de pied et à coups de poing. « Fallait lui f… un marron dans la gueule ! » concluaient-ils immanquablement.

La leçon prenait, ou ne prenait pas. J’ai connu un Allemand que ses prisonniers avaient ainsi peu à peu complètement redressé : au bout de quinze jours il tenait tête à son feldwebel, et si fermement que l’autre, mal habitué à cette sorte de résistance et ne sachant comment la réduire, choisissait de le laisser tranquille.

Mais pour l’instant, plus que ses fruits qui dans l’ensemble restaient assez médiocres, c’est la nature même du prosélytisme français qui nous intéresse. Je le vois comme un grand effort pour arracher chaque individu à la masse sociale, pour le désengager, pour le « désubordonner », pour lui rendre de l’indépendance, de la taille et, si j’ose dire, de la tige. Il ne tend nullement à l’établissement d’un ordre nouveau. Il cherche surtout d’abord à relâcher une trame trop serrée pour son goût ; il veut réintroduire les intervalles qu’on lui semble oublier ; son œuvre est avant tout de disjonction, et de restitution des individus à eux-mêmes ; son but est leur affranchissement pur et simple, sans aucune préoccupation des suites possibles ; il leur remet la bride sur le cou, et ensuite, d’une petite tape sur la croupe, il leur conseille simplement d’aller.

Pour le Droit et pour la Liberté. Nous avons combattu, avec une colère et une obstination prodigieuses, pour que chaque homme au monde puisse enfin faire ce qui lui plaira et ne soit plus « embêté par personne ». Pour rien de moins, mais pour rien de plus. On n’a peut-être jamais vu, dans toute la suite des temps, un peuple retrouver aussi exactement sa propre tradition, recommencer aussi textuellement, à un siècle d’intervalle, la tâche qu’il s'était une fois donnée. C’en est touchant, c’en est presque un peu ridicule. L’idéal que s’étaient formé nos pères de la Révolution, à notre tour nous l’avons saisi, embrassé, adoré, nous l’avons serré tel quel contre notre cœur. C’est lui qui a fait le cran de nos hommes à l’assaut, leur patience au fond des tranchées. C’est lui peut-être qui s’est glissé comme un peu de lumière encore entre les paupières de nos mourants.

Et je prétends que c’est lui qu’ont suivi en fait tous nos intellectuels, à quelque doctrine qu’ils fussent officiellement inféodés. « Nous sommes, de race, des hommes de liberté », écrivait Péguy, justement dans cette Note sur M. Descartes qui a paru ici même et qui est comme son testament. Et encore : « C’est pour cela que nous ne nous abusons pas quand nous croyons que tout un monde est intéressé dans la résistance de la France aux empiétements allemands. Et que tout un monde périrait avec nous. Et que ce serait le monde même de la liberté. »

Non pas seulement les petits lieutenants de Normale, non pas seulement les instituteurs, déjà tout caparaçonnés d’orthodoxie républicaine, mais les plus exaltés des nationalistes, si l’on eût pu soulever le couvercle de leur cerveau et y regarder directement, c’est cette croyance, si bien exprimée par Péguy, c’est cette image de la France rempart de la Liberté, qu’on y eût avant tout découvert. Et c’est aussi, chez la plupart, un véritable fanatisme libéral, un besoin féroce de délivrer tout ce qu’il pouvait y avoir dans l’univers d’enchaîné, de replié, de contraint. Les quinze cents mètres à la baïonnette sous les mitrailleuses, et plus tard le bond par-dessus le parapet, le dur carnage dans la tranchée ennemie, l’impitoyable besogne du nettoyage (si l’on fait abstraction d’un certain goût natif pour l’œuvre guerrière), c’est pour défendre « le monde de la liberté », mieux encore, c’est pour donner la liberté au monde que tous ces gens de bibliothèque, d’école ou de bureau s’y sont si facilement, si joyeusement résignés. C’est pour la liberté du monde que l’intelligence française s’est fait pendant plus de quatre ans décimer.

Or, voici où commence le drame. Voici où notre situation devient vraiment tragique.

Il n’est pas bien sûr que le monde ait besoin de cette liberté que nous pensons lui avoir acquise au prix de si monstrueux sacrifices. Il n’est pas bien sûr que la liberté soit aujourd’hui son vœu le plus cher, l’aliment dont il ait le plus faim. On peut en douter, on est en droit de s’inquiéter s’il n’aurait pas par hasard de tout autres appétits. Il semble bien que la demande, en matière de liberté, soit à l’heure actuelle, pour l’humanité, prise dans son ensemble, de beaucoup au-dessous de l’offre que nous faisons. Il est à craindre que le marché ne soit pas du tout tel que nous l’avions supposé ; nous risquons fort de rester avec notre stock sur les bras.

Si nous prenons la guerre dans son ensemble, si nous cherchons à la considérer d’un point de vue extra-national, il nous sera bien difficile de la voir comme la suite ou le complément des guerres de la Révolution. Elle a été cela pour nous, la chose est incontestable. Mais on peut se demander si nous n’avons pas fait notre guerre tout seuls. N’aurions-nous pas, par hasard, combattu dans un plan mental absolument différent de celui où tous les autres peuples sont placés ? L’idéal des « droits de l’homme » ne serait-il pas quelque chose de relativement subjectif ? Ne serions-nous pas les seuls aujourd’hui, je ne dis pas à le comprendre, mais à le sentir ? les seuls qu’il puisse encore faire vibrer ? Je ne puis m’empêcher de voir que nous sommes infiniment moins porte-flambeaux qu’il y a cent ans. Ce que nous croyons apporter aux peuples de nouveau et d’indispensable, peut-être l’ont-ils déjà dépassé sans en avoir eu besoin.

En tous cas, même s’il y a eu, sur notre initiative, une guerre des démocraties contre l’autocratie, ce n’a pas été la seule.

Voilà le fait qu’il faut oser regarder en face et qui, seul, peut donner la clef des événements auxquels nous assistons maintenant. Il y a eu deux guerres à la fois, qui ont été menées l’une dans l’autre jusqu’au bout. On ne les a jamais très bien distinguées ; c’est leur mutuelle implication qui a fait tout le temps l’obscurité de la situation, et l’impossibilité de deviner d’un jour à l’autre ce qui allait se passer. C’est elle, encore aujourd’hui, qui rend si étrange, si peu décisive, si peu purgative, la victoire. Car sans doute l’une des deux guerres est finie et son résultat est aussi clair que possible : c’est celui que nous avions toujours attendu, toujours passionnément cherché et voulu ; les rois sont en fuite, la démocratie triomphe. Mais l’autre guerre subsiste par-dessous et ses soubresauts ébranlent la mince croûte d’acquisitions positives dont nous nous félicitons.

Jamais victoire ne fut aussi partielle, aussi provisoire, aussi conditionnelle que la nôtre. Non pas en ce sens qu’il faille craindre le réveil des forces dont elle représente l’anéantissement, mais au contraire en ceci que nous n’avons vaincu que les forces dont l’anéantissement était comme entendu d’avance. En venir à bout n’était qu’une question de temps et de moyens : leur condamnation était écrite lisiblement dans l’histoire. Il n’y a eu qu’à faire ce qu’il fallait. Mais par leur suppression même, d’autres ont été libérées qui grouillaient par-dessous et qui sont maintenant pour nous à vaincre ou à subir. Notre victoire ne les atteint nullement. Au contraire, elle ne fait que leur donner incitation, courage et conscience. Et voici qu’elles se dressent contre elle avec une résolution dont elles avaient été jusqu’ici incapables : elles la contestent radicalement ; elles manifestent ouvertement leur intention de la réviser.

Cette guerre des démocraties contre l’autocratie, que nous avons cru ou voulu croire être toute la guerre, elle a duré bien longtemps. Ce fut un tort de sa part. Pour une question si limpide et, en principe, si bien réglée à l’avance, tant de lenteur fut une faute. Car dans la vaste machine des peuples au travail les uns contre les autres, une usure intérieure s’est produite ; un plus grand nombre de valeurs que certains n’auraient voulu ont été soumises à l’examen, au doute, à la détérioration. Notamment le libéralisme. Jusqu’au bout il a paru mener le jeu ; mais il était déjà sérieusement accroché par de nouveaux et solides adversaires ; il traînait une grappe de lutteurs sur son dos ; une pesée formidable s’exerçait sur lui tout le temps. Et le voici qui sort plus que fatigué de l’affaire.

Il tient son ennemie, l’autocratie, sous son genou. Mais dans l’obscure bagarre, dans ce corps à corps de quatre ans, il semble bien qu’il ait reçu un mauvais coup, lui aussi. On était trop près les uns des autres. C’était fatal qu’il lui arrivât quelque chose. Il est vainqueur, c’est entendu. Mais il a bien mauvaise mine. Il y a des contusions internes dont on ne meurt qu’après des années. On peut se demander s’il n’est pas secrètement et irréparablement atteint.

Plus on y réfléchit, plus il apparaît naturel et normal qu’une aussi effroyable épreuve que celle que nous venons de traverser ait consommé plus d’une doctrine, et peut-être successivement les deux qui semblaient s’opposer, entre lesquelles on pouvait croire que se jouait la partie : le libéralisme après le despotisme.

Peut-être l’acmé de la liberté dans le monde vient-elle d’être dépassée. Au moment même où nous autres Français pensons, par notre effort, y avoir porté l’humanité tout entière, peut-être au contraire celle-ci commence-t-elle de redescendre la pente et s’avance-t-elle vers un nouvel idéal (car elle en change). Peut-être les hommes commencent-ils à trouver meilleur d’être moins libres. Pour offrir aux dures conditions que leur fait la vie un front plus résistant, peut-être ont-ils besoin avant tout aujourd’hui de se coaliser et pour cela d’offrir à la société en holocauste leurs droits les plus essentiels et cette indépendance individuelle dont ç’aura été la gloire de la France dans le passé de les avoir dotés. La liberté n’aura peut-être été qu’une phase dans l’évolution de l’humanité. De même que l’existence humaine semble bien avoir revêtu d’abord la forme collective, de même il est possible qu’elle tende maintenant à la reprendre. Peut-être entrons-nous aujourd’hui dans un âge collectiviste.

Mais ce sont là de grandes hypothèses auquel il ne serait pas français de donner trop de crédit. Je m’en voudrais de tomber dans le genre prophétique et de faire concurrence aux Allemands dans le domaine de la Geschichtsphilosophie[2].

Un point de vue plus modeste et plus positif reste possible. Sans préjuger de ses chances de réalisation, nous pouvons étudier comme un fait le nouvel idéal qui vient de naître dans le monde. Il existe, plus ou moins nettement formulé, dans des millions d’esprits. On peut le constater expérimentalement ; il s’offre et se prête à une analyse parfaitement scientifique.

Il est de première importance, pour nous Français qui sommes si mal prédisposés à le comprendre, de le contempler, au moins une fois, avec attention et impartialité. Parce qu’il est principalement celui de nos ennemis, nous ne devons pas l’ignorer ni le méconnaître. Au contraire, et du point de vue même du plus étroit patriotisme, nous avons tout intérêt à le laisser se développer tranquillement et complètement sous nos yeux. Quoi de plus important, quoi de plus avantageux que de savoir emprunter pour un moment le regard de son adversaire et que d’apercevoir ses idées sous le jour même où il les considère ?

Il faut nous rendre compte combien la liberté peut prendre, pour des esprits d’une autre complexion que le nôtre, un aspect détestable et funeste. Je me souviens d’avoir lu, dans une revue allemande, une lettre écrite du front par un jeune officier ; il y expliquait, comme tant d’autres dans les deux camps, ses aspirations, ses espoirs, l’avenir qu’il rêvait pour le monde, et sous sa plume était venue tout naturellement cette phrase : « Il faut espérer que cette guerre nous permettra d’en finir une bonne fois avec les vieilles idoles rationnelles de Liberté et d’Égalité. » Il ne voulait pas dire du tout : par l’établissement d’un impérialisme universel. Non, c’était autre chose qu’il caressait dans son imagination et souhaitait de pouvoir mettre enfin à la place de l’idéal français. La liberté ici pour lui n’avait pas pour inconvénient de s’opposer à l’hégémonie de l’Allemagne sur le monde. C’est d’un tout autre crime qu’il l’accusait, et non pas peut-être tout à fait injustement.

Qu’on se place mentalement dans la situation des opprimés d’aujourd’hui. Que peuvent-ils désirer d’abord ? Est-ce le droit de faire tout ce qu’ils voudront ? Est-ce le droit d’être libres ? De quoi leur servirait-il ? Où iraient-ils avec leur liberté ? Qui voudrait la recevoir comme monnaie ? Leur donnerait-elle du pain ? Non, mais ils désirent d’abord, ils veulent, ils exigent avant tout d’être protégés contre la liberté des autres. La cause permanente, inflexible, inexorable de leurs souffrances, ils le savent bien maintenant, c’est la liberté des autres. Et, en effet, si, par un décret de la raison on suppose tous les individus égaux et si on confère à chacun le droit de tout faire, excepté de tuer, de voler et de se parjurer, c’est exactement comme si on remettait les plus faibles aux plus forts pour qu’ils les mangent. Si l’on se contente d’interdire à chacun tout ce qui nuit directement au prochain et si pour tout le reste on lui met la bride sur le cou, c’est absolument comme si on lançait les plus avides, les plus dégagés aux trousses des timides et des indigents.

Rien de moins tutélaire aujourd’hui que le Droit et que la Liberté, tels que notre Révolution les a conçus. Car les conditions économiques de la vie ont changé par-dessous : des armes redoutables ont été remises secrètement aux mains des entreprenants, qui multiplient sans mesure leur puissance et dont absolument rien ne leur interdit de faire usage contre leurs soi-disant égaux. Les Droits de l’homme : sans doute ils mettent l’individu à l’abri des outrages, des violences, du knout ; ils lui garantissent l’honneur ; mais ils ne lui garantissent nullement la vie.

Tous les attentats à sa dignité et à son indépendance sont prévus et exclus. Mais l’attentat, le guet-apens de la misère, non seulement le Droit et la Liberté ne les empêchent pas : ils les favorisent presque ouvertement. Car si l’on vient prévenir le riche d’avoir à relâcher un peu les mailles du filet où il tient le pauvre enserré, aussitôt il a la Loi pour lui, il peut faire valoir son droit : n’est-il pas libre comme les autres ? S’il ne pouvait pas exercer son activité sans contrôle et sans limitation, ne serait-il pas moins libre que sa victime ? Qu’on ne vienne pas se mêler de ses affaires. On lui a promis, en même temps qu’à tous les autres, de le laisser tranquille. Il ne demande rien de plus.

Rien ne fait apparaître avec plus de force que ce langage, hélas ! trop facile à recueillir sur trop de lèvres, les inconvénients désastreux que d’immenses masses populaires commencent aujourd’hui de reprocher à la Liberté. Elle leur apparaît comme la plus cruelle des marâtres, c’est elle qui leur semble former de ses propres mains leur détresse. Elle encore qui les prive de tout recours et de tout espoir. Car si elles s’avisent d’élever la voix et de faire entendre leurs doléances : « Ne vous gênez pas, leur répond-on. Réclamez ; protestez ; vous êtes bien libres. La loi est la même pour vous que pour vos oppresseurs. Vous pouvez dire tout ce qui vous chantera. À condition que vous respectiez les droits qui s’exercent à vos dépens, nous vous garantissons la liberté de vos meetings ; vous pourrez y exposer sans retenue toutes vos revendications. »

Et ainsi de partout la Liberté se moque d’elles. Du moins elles l’en accusent. Aussi n’en veulent-elles plus. Elles la chassent délibérément de leur programme. Leur idéal devient exactement le contraire de celui que nous avons pris l’habitude en France de considérer comme le seul révolutionnaire[3] : suppression de tout le jeu dont profitait jusqu’ici l’individu, réglementation de plus en plus étroite de son activité, resserrement de la trame sociale jusqu’à ce qu’il s’y trouve pris et parfaitement empêché, transmission à la collectivité de tous ses droits, stricte surveillance par elle de toutes ses démarches même les plus indifférentes moralement.

Je ne me donnerai pas le ridicule de définir après tant d’autres l’idéal socialiste. En gros, c’est lui qu’embrassent et chérissent, avec une force jusqu’à ce jour inconnue, des peuples entiers, et particulièrement ceux qui ont combattu contre nous ou qui ont retourné contre nous leurs armes : l’Allemagne et la Russie.

Je voudrais, dans ce qui va suivre, expliquer quelles raisons profondes prédisposaient chacun d’eux à le choisir et, du même coup, le rendaient hostile à notre vieux rêve d’universelle liberté. Ce sont choses peut-être qu’il n’est pas très agréable pour nous de considérer. Mais il faut absolument que nous perdions l’habitude de traiter par le dédain et par l’ignorance tout ce que nous n’aimons pas. J’ai moi-même un peu trop cédé à ce penchant si français et c’est pour calmer mes remords, et en quelque façon à titre de pénitence, que je me décide à entrer dans les considérations que voici.

Je n’ai pas la présomption d’avoir pénétré jusqu’en son fond l’âme russe. C’est la plus difficile, la plus dérobée, la plus décevante qui soit. Je pense que dans son essence elle reste à jamais insaisissable, comme à peu près impossible à dominer pour un étranger reste sa langue. Il y a un proverbe russe qui dit : « Quoi que tu donnes à manger au loup, il tire toujours vers la forêt ; si loin que la Russie s’avance à la rencontre de l’Europe, elle reste toujours toute tournée vers l’Asie. » Et en effet, on a l’impression que par cette immense ouverture vers l’Est s’enfuit à chaque fois chaque trait de son génie qu’on a cru saisir. Pas de peuple, je le dis sans haine, plus « carottier » que le russe, et au point de vue psychologique même : ce qu’il vous laisse dans les mains, c’est presque toujours une « attrape ».

Cependant il y a quelques traits très évidents de son caractère qui, bien aperçus, bien suivis, eussent permis de prévoir combien peu de raisons il avait de s’éprendre de la liberté, et au service de quel idéal tout différent il devait fatalement être amené à employer ses forces. Avec un peu de perspicacité nous nous fussions évité la déconvenue presque ridicule que nous a donnée sa révolution.

Je me rappelle avoir eu, dès les premiers temps de ma captivité, la sensation directe de ce que j’appellerai le phénomène du soviet.

Les Allemands nous avaient réunis avec les Russes et distribués en nombre égal dans chaque baraque. C’était, nous disaient-ils, pour que nous apprissions à connaître « nos chers alliés », autrement dit pour nous dégoûter d’eux. Nous vivions donc côte à côte, ou plutôt les uns sur les autres, car nous étions si serrés que pour bien faire il eût fallu le soir nous coucher tous en même temps ; celui qui rentrait après les autres risquait de ne plus trouver entre les corps étroitement tassés l’alvéole à laquelle il avait droit. J’ai vu plus d’un camarade, après beaucoup d’injures, être obligé de s’étendre sur la mince frange de paille aplatie qui dépassait seule les pieds des dormeurs.

Eh bien ! malgré la promiscuité dont ce détail donne une idée, il était curieux de voir comment les Français trouvaient moyen de réserver leur indépendance. Si vous les eussiez vus dans la journée, chacun avait sa petite occupation, qu’il fondît des bagues en aluminium ou sculptât un jeu d’échec, il le faisait tout seul ; pour manger sa soupe, il « dégotait » immanquablement un tabouret ; il avait sa poêle à frire, faite d’une moitié de bidon et pour faire « revenir » son hareng il passait au poêle à son tour. L’espace insuffisant dont nous jouissions était utilisé avec génie pour le maintien de la plus grande discrétion possible entre nous.

Au contraire les Russes, à eux tous, n’employaient même pas tout celui qui leur était réservé. Ils vivaient spontanément à l’état aggloméré. Ils formaient une seule troupe, un véritable « banc ». Je les revois encore, tous en paquet autour du poêle, se racontant interminablement des histoires (quand je leur demandais ce qu’ils faisaient : « Onne razskazivaïette, il raconte ! » me répondaient-ils), ou bien chantant en chœur avec une douceur, une tendresse, une harmonie inimitables. Il y en avait qui étaient assis sur des tabourets, d’autres debout juste dans leur dos, d’autres à califourchon au-dessus d’eux sur les porte-selles (nous étions logés dans une écurie). Et cet étagement n’était que l’image sensible de la mutuelle et toute naturelle implication de leurs âmes.

Il y avait des disputes entre eux, et même peut-être plus fréquentes et plus durables qu’entre nous. Quand il en éclatait une, on pouvait compter qu’elle occuperait la journée tout entière. Mais tout de suite on y sentait un manque inouï de gravité. Elle prenait comme un incendie à ras de terre, mais qui ne consumera jamais que des brindilles. Ce n’étaient pas des individualités qui s’affrontaient, se colletaient, qui cherchaient le faible l’une de l’autre, et à se jeter par terre l’une ou l’autre. Rien de méchant, rien de mortel. D’avance on était sûr qu’il n’y aurait pas de victimes. Il ne fallait que les entendre gazouiller, avec leur voix perchée, douce et fausse, pareils à une nichée d’oiseaux. Ils se moquaient les uns des autres, et de temps en temps un tendre rire secouait à la fois toute l’assemblée. Surtout ils n’avaient aucune envie de finir. Leur différend était entre eux comme le furet qu’on se fait passer en cachette dans la main et qui circule à travers la compagnie sans qu’on sache jamais bien où il est. En réalité il leur appartenait à tous à la fois, et c’est surtout pour ça qu’aucun ne voulait céder : les autres aussitôt l’eussent tenu pour un voleur.

Des âmes étonnamment peu retranchées. Rien ne leur est plus facile que d’habiter les unes chez les autres. Il faut toujours se souvenir de Dostoïewski. Combien de ses personnages qui n’ont pour tout domicile qu’un « coin » de chambre sous-loué chez un étranger ! Et ils vivent là derrière un pan de rideau qui est un merveilleux symbole de ce presque rien par quoi seul leur individu reste séparé de celui du voisin. Ils n’existent, psychologiquement aussi, qu’à l’état parasitaire ; en regardant bien, on trouverait sur chacun le logement d’au moins un autre[4].

Ce sont des êtres sans carapace ; ils ne sont doués ni pour la défense et pour la limite, ni pour l’attaque et pour la prétention. L’individu chez eux est sans poids ; son insuffisante densité l’oblige à craindre les chocs, l’empêche de se « poser là ». Il ne s’affirme que par la tendresse, la plainte, la ruse ou la trahison. Certes, il ne manque pas de personnalité ; mais toutes les manifestations en sont obliques ; tendre la main, supplier, pleurer, aimer, voler, tromper, fuir : telles sont les voies où elle se révèle. Pour prendre tout son développement, surtout il faut qu’elle n’aille rencontrer personne ; elle ne s’épanouit que par le détour.

Je ne connais rien de plus admirable, rien de plus attendrissant que les chansons de guerre russes. Elles sont pleines d’un héroïsme timoré. Le beau kazak, tout harnaché, part en campagne ; il brandit sa lance ; on entend son petit cheval trotter joyeusement. Il va tout détruire, tout raser. Le Turc en verra de cruelles. Mais qu’au moins le gredin n’aille pas s'aviser d’être trop fort ! Le hardi guerrier aurait tôt fait de tourner bride ; dans la cadence même de la conquête, se dessine comme à l’envers, apparaîtrait par la plus simple des conversions la cadence de la fuite.

Je me promenais souvent seul le long de notre baraque : un Russe avait pris la même habitude, et nous nous croisions quinze ou vingt fois de suite chaque jour ; c’était un haut gaillard, avec toutes les apparences de la santé et de la robustesse ; mais je me rappelle ce regard qu’il me jetait en passant ; je retrouve ses yeux si grands, si beaux, si aimants, si effrayés, si faux : ils m’effleuraient à peine, ils eussent voulu me gagner, ils cherchaient la petite porte de mon âme. Mais si j’eusse agité les bras, si j’eusse poussé un cri, ils se fussent tout de suite dérobés : je ne les eusse jamais revus.


Tant de timidité interdisait au Russe tout désir, toute volonté d’émancipation individuelle. Ce n’est pas avec son cœur tendre mais « flanchard » qu’il pouvait souhaiter la liberté et le droit de faire tout ce qu’il voudrait. Rien ne pouvait être plus étranger à cet être sensible et faible que notre dur idéal d’indépendance et de labeur.

Rien ne pouvait lui être plus odieux. Le Russe a contre le libéralisme une hostilité de principe et, si l’on peut dire, de complexion. Il faut comprendre le sens profond de sa haine pour l’Anglais. Cet homme calme et fort, bien campé, bien équipé, muni de son « habeas corpus » comme d’une sorte de waterproof et qui pense d’abord à faire des affaires et à s’assurer une honnête place dans le monde, cet homme droit, simple, court, paisible et impitoyable, ce grand fabricant de richesse, le Russe lui en veut comme à sa plus exacte antithèse.

Il exècre son aisance dans les deux sens du mot et cette manière qu’il a de se suffire. Il ne peut pas supporter un être qui se tient debout tout seul, qui va, qui vient, qui marche, sans jamais penser aux autres que pour les respecter. Il lui découvre un affreux égoïsme ; ses entrailles s’émeuvent contre tant d’assurance et d’isolement.

Non, certes, jamais il ne s’éprendra d’un idéal aussi bref et aussi féroce que le libéralisme. Quel usage y pourraient bien trouver ses vertus craintives ? Comment y adapterait-il son âme communicative et balbutiante ?

Il ne se trouve pas ainsi séparé, agressif. Il n’a aucune envie de gagner de l’argent et de se « faire une situation ». Il n’a besoin d’aucune loi qui vienne protéger son initiative ; et d’abord pour cette bonne raison que d’initiative il n’en a pas.

Au contraire, il a besoin de faire reconnaître et sanctionner avant tout son état naturel qui est une combinaison de son âme avec les autres, une fraternité obscure, une mystérieuse disposition à l’amas. En Russie, il n’y a pas de poussée de l’individu comme tel, mais une poussée directe des masses. Ce sont elles qui cherchent l’autonomie politique. Il ne faut s’attendre à y voir parvenir que des colonies d’âmes du genre de celle que je décrivais tout à l’heure[5].

Une fois libres, les Russes ne pouvaient avoir qu’une idée : mettre au monde leur socialisme intérieur, faire aboutir le soviet qu’ils formaient déjà avec leurs cœurs et avec leurs esprits. Le tsarisme au fond ne les gênait que dans la mesure où il voulait les forcer à une unité d’ensemble, qui dépassait leur pouvoir spontané d’agrégation. La violence que nous les plaignions de subir, les brutalités policières, les emprisonnements illégaux, la Sibérie, tout cela ils ne le sentaient pas. Qui eût bien connu leur nature profonde, eût dû prévoir que la disparition de la contrainte tsariste ne pouvait être saluée par eux que comme le moyen de s’organiser enfin en droit, comme ils l’étaient depuis longtemps en fait, c'est-à-dire en groupes, en sociétés, en soviets.

Le bolchevisme n’est peut-être pas un régime viable ; il est peu probable que la Russie le conserve définitivement. Mais elle ne pourra le remplacer qu’en faisant appel à l’étranger, car il est, de toute évidence, le plus naturel, le plus ressemblant à son essence qu’elle ait jamais connu. Il est le produit tout à fait immédiat de ses aspirations ; pour y aboutir, ses vœux n’ont eu presque aucune distance à parcourir ; elle y est tombée au premier pas qu’elle a essayé de faire toute seule.

On verra, dans le livre si intéressant de M. Antonelli sur la Russie bolcheviste, dont je citais tout à l’heure un passage, la façon dont Lénine et Trotsky s’y sont pris pour établir et pour asseoir leur régime[6]. Au fond ils n’ont pas eu vraiment à l’imposer ; ils n’ont fait œuvre que de psychologie. Partout ils ont prévu et prévenu les désirs essentiels des masses. À la différence de tous les partis qui les avaient précédés au pouvoir, ils ont su démêler la tendance vraiment profonde et primitive du génie russe, et tout leur programme n’a été que de lui donner satisfaction. Les premiers ils ont su comprendre que le Russe cherchait, appelait de tout son instinct la vie collective et qu’il ne rêvait de liberté que pour le groupe dont il faisait partie.

Les bolcheviks ont su transformer le socialisme exactement dans la mesure où il le fallait pour qu’il devînt l’exercice le plus spontané et le plus agréable que le peuple russe pût souhaiter de ses fonctions psychologiques. En effet : « Rompant totalement avec les méthodes occidentales que les libéraux ou les socialistes démocrates s’efforçaient, pendant la première partie de la Révolution, de plaquer sur le vieux fond slave, les bolcheviks n’ont jamais conçu le pouvoir comme une nappe d’autorité s’étendant de la source au peuple, de telle sorte que le maître de la source soit toujours le maître de l’épandage autoritaire. Ils ont, au contraire, laissé l’autorité s’épanouir directement de la masse sociale, sans aucun sens de l’unité du pouvoir ou de la personnalité de l’État. L’anthropomorphisme juridique qui a créé l’État, « être de droit », personne morale » et qui n’est qu’un aspect particulier de notre philosophie occidentale de l’individu considéré comme fin et centre du droit, est totalement ignoré par le bolchevisme. On assiste alors à une floraison confuse et luxuriante d’autorité, à de singuliers chevauchements, à de surprenantes contradictions apparentes, qui nous donnent l’impression, à nous Occidentaux, qui avons une âme géométrique, du gâchis total, mais qui laisse l’âme slave évoluer très librement à travers ces contradictions et ces superpositions. C’est ainsi que l’on pourra voir un soviet « local » — celui de Moscou — décréter la « nationalisation » de l’industrie textile ; parfois même ce sera un simple quartier — celui du rayon de Poluostrovo — qui décrétera la « nationalisation » de tous les immeubles. On verra, dans la même ville, des autorités très différentes coexister, sans qu’il y ait opposition violente ou incohérence réelle. À Moscou, par exemple, les anarchistes établiront une autorité tout à fait distincte des bolcheviks, réquisitionnant les immeubles et y installant des services. Le désordre n’est pas accru : le drapeau noir remplace seulement le drapeau rouge sur les lieux réquisitionnés[7]. »

Le bolchevisme est l’épanouissement à peine organisé, à peine systématique, des instincts russes. Ce qui nous trompe et nous fait croire qu’il est un régime adventice et arbitraire, imposé par la force à une masse récalcitrante, c’est la tyrannie qu’il exerce envers les individus. Mais il faut nous rendre compte que les Russes n’ont pas de quoi percevoir cette tyrannie : elle ne froisse et ne contrarie en eux que des velléités idéalement faibles, tandis qu’elle en flatte au contraire et en favorise de très puissantes : et d’abord le besoin de commandement collectif. Le Russe n’imagine rien de plus beau que de pouvoir discuter, décréter, régenter, mais toujours par le moyen et par l’intermédiaire du groupe auquel il adhère. Il se moque pas mal d’être morigéné et même violenté en tant qu’individu, il recevra volontiers le fouet, pourvu qu’il puisse, en tant que membre de quelque « conseil », manifester son autorité, prescrire des règlements, dicter des lois.

Encore une fois le soviet lui donne toutes les satisfactions dont il a jamais pu rêver : c’est d’abord un endroit où l’on est à plusieurs, où l’on peut bavarder et se plaindre ensemble ; où l’on peut se livrer, sans crainte désormais d’être dérangé par la police, à ces interminables razgovori[8] dont parle M. Antonelli[9]. C’est ensuite un moyen de fixer aux individus des devoirs et des charges, de les rappeler sur un ton mi-grondeur, mi-suppliant, à l’humilité, à la charité, à la misère, de détruire ce produit monstrueux de la liberté qu’est la richesse, de prendre des mesures draconiennes contre l’égoïste initiative de l’industriel et du marchand, de réduire à coups de prikazi[10] tout ce qui dépasse le niveau de l’Évangile. Le Russe est tout entier, avec sa petitesse et avec sa sainteté, dans le soviet. C’est pour lui le milieu idéal, le seul où il puisse vraiment prospérer et porter ses fruits. Je dirais presque qu’il ne prend de véritable existence qu’au moment où son être individuel vient ainsi se perdre, ou plutôt se retrouver, dans l’être social, et qu’il ne reçoit le signe positif qu’en s’intégrant dans cette entité.


C'est là un fait dont il faut bien comprendre toute l’importance pour l’avenir du monde. Jusqu’ici le socialisme était quelque chose qu’on conçoit, qu’on étudie, ou même qu’on applique. Il existait dans les livres et il y avait des hommes de bonne volonté qui, à grand ahan, s’efforçaient d’en faire passer quelque chose dans la vie. Mais le mal qu’ils se donnaient était si grand, si violente la résistance qu’ils avaient à vaincre et si minces les résultats auxquels ils parvenaient, qu’on pouvait à bon droit se demander si leur doctrine était autre chose qu’une généreuse utopie, si elle était vraiment susceptible d’incarnation.

Grâce aux Russes commence pour le socialisme une ère, non pas certes pratique, non pas de réalisation, mais — ce qui est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins — de réalité. Il naît des socialistes, des socialistes tout faits, antérieurs à leur doctrine et qui ne l’adoptent qu’à cause de ses affinités avec leur tempérament. Il naît des gens qui se mettent à vivre — bien ou mal ? dans le bonheur ou dans la misère ? la question reste réservée — à vivre tout de même socialement. Un peuple, sans avoir à se forcer, dépouille toute envie d’être libre ; au moment même où la déconfiture de son « tyran » lui en donne enfin le loisir, il préfère autre chose. Il passe hardiment d’un seul coup par-dessus la phase libérale de l’évolution politique, qu’on pouvait croire imprescriptible, et il revient tendre docilement les mains à un nouveau despote, le despote social. Ou plutôt il devient lui-même ce despote ; il nous le montre pour la première fois en chair et en os ; sans doute pas aussi concentré ni aussi « groupé » que les descriptions théoriques le faisaient attendre ; tout de même à l’état naturel, doué déjà de vie et de respiration. « Les morceaux en sont bons », pourrait-on dire : chaque soviet représente déjà, d’une façon très suffisamment concrète, cette « autorité directe de la masse sociale », qui est un phénomène absolument nouveau et dont la possibilité même pouvait faire jusqu’ici l’objet d’une question. Il faut voir les choses en face : même s’il est vrai que le peuple russe subit en ce moment d’affreuses misères, même s’il se repent d’être bolcheviste, un fait subsiste : c’est qu’il l’est, et que, par lui, en un point du globe, l’existence socialiste a commencé.

jacques rivière


  1. Cet essai est le premier d’une série de trois qui paraîtront, avec des intervalles, dans la Nouvelle Revue Française.
  2. Philosophie de l’histoire.
  3. Dans un discours récent sur le programme de la Confédération Générale du Travail, M. Léon Jouhaux observait avec beaucoup de raison : « Si nous avons été nourris dans la tradition révolutionnaire, nous nation française, nous l’avons été dans une tradition révolutionnaire politique et non pas dans une tradition révolutionnaire économique. »
  4. Dans la langue russe elle-même, il arrive sans cesse que des lettres supplémentaires, adventices viennent s’incorporer aux mots sans qu’on en puisse toujours donner pour explication une nécessité euphonique. C’est ce que les grammairiens appellent : l’épenthèse. (Voir la grammaire de Reiff.) De même presque chaque verbe en a plusieurs autres qui vivent sur lui, se nourrissent de ses formes, y en ajoutent. Chaque action est exprimée non pas par un seul verbe qui se conjuguerait pour correspondre à tous ses aspects, mais par un groupe de verbes, à la fois parents et distincts, qui se substituent les uns aux autres à mesure qu’il faut faire face à ses différentes modalités.
  5. « Pour lui (pour le bolchevik) l’individu n’est rien ; l’âme, l’idée, le « Douch » est tout : le fondement de la vie sociale n’est pas juridique, mais affectif. » (Étienne Antonelli : la Russie bolcheviste, p. 210, Bernard Grasset.)
  6. Voir en particulier le chapitre III : Les bolcheviks et le peuple, p. 69.
  7. Voir la Russie bolcheviste, p. 213-14.
  8. Conversations, délibérations.
  9. Voir la Russie bolcheviste, p. 72.
  10. Ordre, décret.