La Découverte du nouveau monde par Christophe Colomb

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LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
PAR CHRISTOPHE COLOMB.

(EL NUEVO MUNDO DESCUBIERTO POR CHRISTOBAL COLON.)


NOTICE.


La découverte du nouveau monde présentait des difficultés de toute espèce au poëte qui voudrait la mettre en drame. C’était un motif de plus pour que ce sujet tentât l’audacieux génie de Lope.

Nous n’avons point la prétention de tracer ici l’histoire de Colomb et de sa découverte ; ce serait d’ailleurs une tâche à laquelle nous nous sentons disproportionné. Mais nous ne croyons pas inutile de rappeler sommairement les faits.

Christophe Colomb, de qui le plus grand événement des temps modernes devait immortaliser le nom à jamais, naquit, selon l’opinion la plus commune, à Nervi, dans le territoire de Gênes, vers 1441, d’une famille assez pauvre. De bonne heure il étudia les mathématiques, la géographie, l’astronomie. À l’âge de quatorze ans il entra dans la marine ; et dans toutes les expéditions auxquelles il prit part, il se distingua par une grande intelligence et un rare courage. Ce fut, à ce qu’il paraît, vers 1474, à Lisbonne, où il s’était établi, qu’à la suite de longues études et de profondes méditations, il conçut l’idée d’un nouveau monde. Il la soumit au Florentin Paolo Toscanelli, le plus savant cosmographe de ce temps, et Toscanelli le confirma dans ses conjectures. Dès ce moment Colomb n’a plus qu’une pensée, la découverte du nouveau monde. Il s’y dévoue tout entier. Ni les obstacles ni les railleries ne l’arrêtent : une volonté puissante et le sentiment de sa gloire future soutiennent sa patience. Enfin, après dix-huit ans d’une attente toujours trompée, et après avoir vu ses offres refusées par toutes les cours de l’Europe, il parvient à persuader les rois d’Espagne Ferdinand et Isabelle ; il part comme leur mandataire le 3 août 1492, et le 11 octobre suivant le nouveau monde était découvert.

Ce sujet, avons-nous dit, présentait au poëte dramatique d’immenses difficultés. Et en effet, comment mettre de l’unité dans cette vaste composition ? Quel peintre ne sera pas ému devant la figure imposante de Colomb ? Et enfin, que de génie, que d’esprit, que d’imagination, ne faudra-t-il pas pour que la beauté des détails, — pensées ou images, — réponde à la grandeur de l’événement ? — Voyons comment Lope a réussi.

La pièce me semble supérieurement conçue au point de vue espagnol et catholique. De ce point de vue, la découverte de l’Amérique, c’est un nouveau monde conquis à la foi. La vision de Colomb, au premier acte, la plantation et l’adoration de la croix au deuxième, et à la fin du troisième, le baptême des Indiens, mettent bien cette idée en relief, et ces divers épisodes forment un ensemble harmonieux.

Le caractère de Colomb est fort bien tracé. La supériorité de son intelligence, la noblesse de ses sentiments, la vivacité de cette imagination italienne, sa présence d’esprit, son sang-froid, son courage, son adresse, son humanité, tout cela est admirablement compris et non moins admirablement rendu. Dès qu’il paraît, dès qu’il parle, on reconnaît l’homme supérieur, l’homme destiné à de grandes choses.

Toutefois je regrette que Lope n’ait pas dès l’abord fait dire à Colomb les motifs scientifiques sur lesquels il se fonde pour annoncer un nouveau monde. Ces motifs, je le sais, Colomb les déduit çà et là dans le premier acte ; mais ce n’est pas assez, selon moi : j’aurais voulu qu’il nous les confiât dès le commencement de l’exposition, par exemple dans la scène avec le roi de Portugal. L’histoire vraie ou fausse du pilote qui lui aurait révélé l’existence d’une terre inconnue à l’ouest de l’Océan, il ne fallait pas l’omettre, puisque c’était une tradition populaire ; mais elle ne devait venir qu’après. En procédant ainsi, le poëte posait, ce me semble, son héros d’une manière plus haute et plus sérieuse.

Les caractères de Ferdinand et d’Isabelle, — Ferdinand, opiniâtre, circonspect et cauteleux, elle, intelligente, pieuse, prudente et résolue, — sont conformes à l’histoire. — Barthélemy Colomb, dévoué à son frère et plein de confiance en son génie, est également vrai. — Dans Pinzon est indiqué, en quelques traits rapides, le hardi navigateur andaloux. — En idéalisant Gonzalve de Cordoue, Lope aura voulu sans doute témoigner sa reconnaissance au duc de Sessa, arrière-petit-fils du grand capitaine et le plus généreux de ses protecteurs. — On retrouve dans Mahomet les habitudes voluptueuses des derniers rois de Grenade, et l’on reconnaît le prince à qui sa mère disait, quand il lui fallut quitter le pays sur lequel il avait régné : « Pleure maintenant comme une femme ce royaume que tu n’as pas su défendre comme un homme. »

Quant à la plèbe des Espagnols qui accompagnèrent Colomb, Terrazas, Arana et les autres, ce sont bien là ces hommes braves et dévots, sensuels et avides, qui cherchaient les plaisirs et de l’or en même temps qu’ils travaillaient à établir leur religion dans le nouveau monde.

Les mœurs des Indiens, leurs passions, leurs croyances, leur ignorance, sont peintes avec beaucoup d’art. Mais surtout ce que j’admire, c’est la manière dont Lope a rendu l’impression produite par l’arrivée des Espagnols sur l’esprit des Indiens. Sans savoir précisément quel danger les menace, ils s’étonnent, s’inquiètent ; leurs amours, leurs haines, leurs rivalités, tout est suspendu : ils semblent pressentir qu’un grand événement s’accomplit.

Parmi les beaux détails qui abondent dans cet ouvrage, je n’en citerai qu’un seul. Lorsque, au début de la pièce, Colomb parle à son frère du trésorier Quintanilla, un des hommes remarquables de l’époque, et le seul jusque-là qui ait ajouté foi à son projet : « Les grands hommes, dit-il, croient aisément aux grandes choses. » Comme cela est profondément vrai, surtout dans la bouche de Colomb ! et comme cette noble pensée devait enchanter l’orgueil espagnol !

Quelques critiques chagrins blâmeront peut-être certains épisodes qui ont un caractère plutôt épique que dramatique. C’était l’inconvénient du sujet. Aurait-il mieux valu que Lope se fût abstenu de le traiter ?

M. Lemercier a donné au théâtre, il y a environ trente ans, une pièce intitulée Christophe Colomb, mais qui n’a aucun rapport avec celle de Lope. Les deux ouvrages procèdent d’idées tout à fait différentes : l’un respire l’enthousiasme et la foi, l’autre est une comédie satirique.

La Découverte du nouveau monde est citée dans le catalogue du Peregrino, et par conséquent antérieure à 1603.


LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
PAR CHRISTOPHE COLOMB.

ACTE PREMIER[1].


PERSONNAGES DU PREMIER ACTE[2].
CHRISTOPHE COLOMB. LE ROI DON FERDINAND.
BARTHÉLEMY COLOMB. LA REINE DOÑA ISABELLE.
LE ROI DE PORTUGAL. PINZON, pilote.
LE DUC D’ALENCASTRE. ALVARO DE QUINTANILLA, premier trésorier du roi.
MAHOMET, roi de Grenade. LA PROVIDENCE.
DALIFA, morisque. L’IMAGINATION.
ZÉLIN, alcayde[3]. LA RELIGION CHRÉTIENNE.
LE DUC DE MEDINA-CELI. L’IDOLÂTRIE.
LE DUC DE MEDINA-SIDONIA. UN DÉMON.
DEUX PAGES.
GONZALVE DE CORDOUE.



Scène I.

À Lisbonne.


Entrent CHRISTOPHE COLOMB et BARTHÉLEMY.
Colomb.

Maintenant, mon frère, tu peux partir pour l’Angleterre, et aller parler au roi Henri.

Barthélemy.

J’ai idée que le roi de Portugal va te donner audience. Il ne peut pas tarder, puisqu’on lui a communiqué ton projet… et ce serait ce qu’il y aurait de mieux pour toi.

Colomb.

Je ne partage pas ton espoir ; la nouveauté de mon projet me le défend. — Eh ! mon frère, quel homme pourra entendre dire que je m’engage à lui donner un monde jusqu’à présent inconnu, qui ne réponde aussitôt que je prétends conquérir les espaces imaginaires ! Moi-même, que de fois je suis revenu en arrière ! que de fois j’ai considéré mon audacieux projet comme une trompeuse illusion, une flatteuse erreur ! Mais je ne sais quelle divinité m’encourage à mon entreprise, en me disant que c’est bien la vérité ; et, soit dans mon sommeil, soit dans la veille, sans cesse elle me poursuit. Qu’est-ce donc que ce qui est entré en moi ? Qui donc me meut ainsi ? Où vais-je donc ? Quelle mystérieuse puissance me pousse et m’entraîne ?… Comment un homme pauvre, dénué de ressources, et qui vit à grand’peine de l’état de pilote, s’est-il mis en tête d’ajouter à ce monde un autre monde si lointain ?… Mais c’est cela même qui m’incite à le chercher. Ma fierté naturelle s’indigne dans l’humble position où je languis ; mon cœur brûle d’augmenter la gloire de Gênes, mon illustre et bien-aimée patrie… Et si je réussis dans mon dessein, la renommée du Grec Euclides s’éclipse devant la mienne, et les exploits d’Alcide ne sont plus rien auprès d’un tel exploit.

Barthélemy.

Espère dans le ciel, mon frère, — dans le ciel, qui ne t’a pas envoyé sans motif cette pensée extraordinaire, et qui te donnera également, n’en doute pas, les moyens de la mettre à exécution.


Entrent LE ROI DE PORTUGAL, LE DUC D’ALENCASTRE, et leur Suite.
Le Roi.

Cet homme a conçu là un bien hardi dessein. — Ne serait-ce pas, par aventure, un Espagnol ?

Le Duc.

Le voilà, sire ; il ne tient qu’à vous de l’interroger.

Le Roi.

Lequel est-ce des deux ?

Le Duc

Celui-ci.

Le Roi.

C’est donc toi ce nouveau Thalès, qui prétends sortir de ce monde pour en aller découvrir un autre sur ce globe ?

Colomb.

Noble roi de Lusitanie, je suis Christophe Colomb. Je suis né à Nervi, petit village de Gênes, fleur de l’Italie, et j’habite maintenant l’île de Madère. C’est là qu’aborda naguère un pilote à qui je donnai l’hospitalité dans mon humble maison. Il avait été longtemps battu par la tempête ; il revenait avec une santé détruite, et ne tarda pas à mourir. Or, cet homme, arrivé au moment suprême, et, sur le point de rendre son âme à son créateur : « Colomb, me dit-il d’une voix faible et tremblante, je n’ai qu’un moyen de reconnaître l’hospitalité généreuse que tu m’as donnée malgré ta modeste fortune : ce sont ces papiers, ces cartes marines qui contiennent mon testament, mes dernières dispositions. Je n’ai point d’autres biens ; en te les laissant, je te laisse toutes les richesses du pauvre pilote. Mais tu sauras qu’à mon dernier voyage, comme j’allais sur la mer, vers le ponant, tout à coup s’éleva une affreuse tempête, laquelle m’emporta dans des parages où je vis de mes yeux un ciel tout nouveau et une terre inconnue, — une terre dont l’existence n’est pas même soupçonnée par les hommes, et que cependant j’ai touchée de mes pieds. La même tempête qui m’avait porté là malgré moi, me ramena en quelque sorte en Espagne, après avoir exercé sa fureur non-seulement sur les mâts et les agrès du vaisseau, mais sur ma propre vie, à laquelle elle a porté un coup funeste. Prends mes cartes, et vois si tu te sens suffisant à une telle entreprise, persuadé que si Dieu te vient en aide, tu obtiens un renom immortel. » À peine il achevait ces mots, qu’il rendit le dernier soupir. — Pour moi, qui, malgré l’humilité de ma condition, me sens l’intelligence et le courage qu’exigent les grandes choses (c’est sans vanité que je me donne cet éloge), je veux, si vous m’accordez votre protection, être le premier argonaute de ce pays inconnu. Oui, sire, je veux vous donner un nouveau monde qui vous paye en tribut de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, et d’où vous tiriez plus encore d’honneur et de gloire. Confiez-moi un certain nombre de Portugais, quelques vaisseaux, quelques caravelles ; je franchirai avec eux des eaux qu’on n’a point franchies jusqu’à ce jour, et je vous ferai reconnaître comme seigneur souverain de ce monde et de ses habitants.

Le Roi.

Je ne sais, Colomb, comment j’ai pu sans rire t’écouter jusqu’à la fin. Tu es, en vérité, l’homme le plus fou que l’on ait jamais vu sous le ciel. Eh quoi ! un pauvre diable que tu as vu mourir dans un accès frénétique a pu t’abuser ainsi en te donnant quelques chiffons de papier ! car j’aime à croire que tu n’es pas un rusé intrigant, et que tu n’aurais pas osé te jouer à moi. — Les cosmographes les plus célèbres ont toujours divisé la terre en trois parties que l’on nomme l’Europe, l’Asie et l’Afrique. L’Europe, qui est la plus petite des trois, a pour ville principale Rome, et pour principales contrées l’Espagne, l’Italie, la France, la Grèce, la Germanie[4] ; l’Afrique, plus importante (je dis en étendue, en grandeur), et qui autrefois s’enorgueillissait de Carthage, contient la Libye, l’Éthiopie, l’Égypte, la Numidie, la Mauritanie ; l’Asie, qui jadis obéissait à Troie, renferme la Médie, la Perse, l’Albanie, la Palestine, la Judée, l’Arabie, les Indes. Hors de ces trois parties, il n’est pas possible, selon moi, que tu en trouves d’autres, à moins que tu ne les subdivises, ou que tu n’en saches plus que le grand Ptolémée. — Va-t’en, mon ami, guérir ton cerveau malade, et au lieu d’imiter les alchimistes, occupe-toi de la réalité, et ne cherche à découvrir que ce qui est déjà connu. Sur quels frivoles fondements tu as bâti un monde ! et comment as-tu pu croire qu’une raie tracée sur un papier était la route du soleil ?… — (Au duc d’Alencastre.) Insensés ! qui vont toujours cherchant leur perte et procurant des soucis aux rois !

Le Duc.

Cependant, sire, il doit y avoir quelque chose dans un homme si fier et si résolu.

Le Roi.

Laissons cela, duc ; il n’est pas convenable que j’en entende davantage. (À Colomb.) Va-t’en, Colomb, va-t’en conter tes merveilles en Castille, où l’on est plus crédule. Quant au Portugal, je désire que tu n’y demeures pas plus longtemps.

Le Roi et le Duc sortent.
Colomb.

Le ciel garde votre vie ! — Eh bien, Barthélemy, tu le vois, mon espérance, née de la mer, vient d’y retomber… Qu’allons-nous faire ?

Barthélemy.

Si tu l’approuves, je pars à l’instant pour l’Angleterre.

Colomb.

Moi, je vais en Castille, car c’est le pays pour lequel j’ai le plus de sympathie. Si le roi n’a pas accepté mon projet, tu me retrouveras à ton retour, soit à San-Lucar, soit à Puerto, où je t’attendrai[5].

Barthélemy.

Le roi Henri VII est vanté partout comme un habile cosmographe, et je suis persuadé qu’il agréera une entreprise où il verra tant de profit.

Colomb.

Je tâcherai de parler au roi d’Espagne. Seulement je crains qu’il n’ait trop d’occupation sur terre pour donner les mains à une entreprise maritime : car la guerre de Grenade absorbe sa pensée, son trésor et son peuple, et il aimera mieux conquérir le pays où il règne qu’un pays idéal. — Mais je verrai les ducs de Medina-Sidonia et de Medina-Celi.

Barthélemy.

Eh bien, embarque-toi sans retard.

Colomb.

Ô mon frère ! je vois d’ici la mer frémir, comme si elle devinait mon dessein !

Ils sortent.



Scène II.

À Grenade, dans le palais.


Entrent MAHOMET, jeune roi de Grenade, DALIFA, deux Musiciens, et Cortége.
Mahomet.

Ici, charmante Dalifa, tu pourras mieux respirer la fraîcheur de l’air.

Dalifa.

C’est un faible soulagement contre le feu d’amour qui me consume, quoique, par la respiration, l’air qui court en ce bocage doive arriver jusqu’à mon cœur.

Mahomet.

Je suis trop heureux si c’est pour moi que ton cœur est ainsi enflammé. Oh ! répète-moi ces douces paroles qui ont tant de charme à mon oreille… Quant à moi, l’air est impuissant à rafraîchir mon sein, et mes soupirs sont des soupirs de feu.

Dalifa.

Les soucis de la guerre vous détournent de l’amour, et vous n’êtes plus le même depuis que le roi Ferdinand, avec ses chrétiens, occupe ce pays.

Mahomet.

Ne le crois pas, Dalifa… Et cependant qu’y aurait-il d’étonnant à ce que le dieu Mars fût plus fort que l’Amour, quoiqu’on prétende qu’un jour, à Chypre, Vénus elle-même vainquit ce dieu puissant ? — Mais, pour parler sérieusement, bien que le roi chrétien me veuille enlever Grenade, je ne redoute point les efforts de son bras, et je suis sans inquiétude… Toutefois, je l’avoue, si mon oncle révolté ne se fût point emparé de l’Alhambra, et qu’il n’y eût dans cette ville qu’un seul chef, un seul roi, il serait plus facile de la défendre. Les divisions de ce malheureux royaume pourront bien finir par lui être fatales. Je n’ai plus sous mes ordres que l’Albaycin, et un si petit nombre de serviteurs fidèles, qu’il leur sera difficile d’empêcher ma ruine. Cependant jusqu’ici le roi Ferdinand n’a pas pu réussir à vaincre mes cavaliers, qui vont tous les jours courant la Vega[6] et lui causant de grands dommages.

Dalifa.

Qu’Allah veille sur votre jeunesse et augmente votre puissance ! — Le roi Ferdinand se fatiguera sans nul doute de ce long siége inutile, et comme voilà l’hiver qui approche, il se retirera dans son royaume. — Asseyons-nous ici sur le tapis coloré de ces fleurs.

Mahomet, aux Musiciens.

Pendant que les tambours et les clairons font silence, vous pouvez bien tous deux chanter. (À Dalifa.) C’est ainsi qu’Alexandre se préparait aux combats.

Dalifa.

Je n’entends aucun bruit de guerre : je n’entends que le vent qui se joue dans ce feuillage, et le murmure de la fontaine.

Les Musiciens chantent, et sont presque aussitôt interrompus par un bruit de tambours.


Entre L’ALCAYDE ZÉLIN.
Zélin.

Noble et vaillant roi, pour qui la disgrâce est venue plus tôt que les années[7], est-ce bien le moment de vous livrer à l’amour, alors que l’ennemi vous appelle aux combats ? Est-ce bien le moment de vous oublier comme Hercule aux pieds d’Omphale, alors que l’ennemi mesure avec sa lance vos tours et vos murailles ? Est-ce bien le moment d’écouter ces instruments de musique, lorsque retentissent au loin les tambours des chrétiens ? — Pendant que vous écoutez ces chants voluptueux, j’entends d’ici les Espagnols montés sur vos remparts, qui crient : Feu et sang ! Votre oncle Abdoul a prononcé contre vous d’effroyables malédictions et appelé sur votre tête le courroux d’Allah. Muça est mort près de Loja, de part en part traversé par la lance d’un insolent chevalier de Calatrava. Albenzayde a été tué dans la campagne par le comte de Palma. Zelinde et Azarque ont péri par la main de don Garcie de Tolède. Ali et Zulema sont tombés sous les coups du fameux capitaine de Cordoue, Gonzalve Hernandez. De même Tarfe, lorsqu’il s’est mesuré avec Garcilaso. Le marquis de Cadix a donné la mort au brave Reduan. Le comte de Tendilla a tué quatre alcaydes. Les Velascos et les Pimentels ont plus d’une fois porté le deuil parmi les Gomèles et les Zégries, les Zaros et les Vanégas[8]. En même temps s’élève et s’achève la ville de Santa-Fé, à la construction de laquelle ont concouru neuf cités, — Séville, Cordoue, Andujar, Xérès de la frontière, Jaen, Ubeda, Baeza, Carmona, Ecija, — et bientôt ses remparts pourront rivaliser avec ceux de Grenade. Il faut, sire, ou vous rendre ou vous défendre activement ; car attendre que l’on vienne vous égorger dans votre palais, ce ne serait point le fait d’un noble roi, mais celui d’un lâche esclave. Laissez l’Albaycin et ses jardins, laissez l’ambre et les fleurs, et montez à cheval, prenez la lance. Songez-y, déjà Grenade ouvre ses portes, et lorsque les grenades s’entr’ouvrent, c’est signe qu’elles sont mûres[9]. Le roi Ferdinand a juré que d’ici à trois jours il aurait placé un si beau fruit sur sa table royale[10].

Mahomet.

Hélas ! quel malheur est le mien ! — Crois-tu, Zélin, que je puisse défendre la ville ?

Zélin.

Il est bien tard, et ce sera difficile. Le roi Ferdinand a juré d’y entrer de vive force et de la saccager.

Mahomet.

Si je me rendais ?

Zélin.

Le roi Ferdinand vous imposera de dures conditions.

Mahomet.

Ah ! Zélin, je suis perdu. J’ai besoin de tes conseils, ne me les refuse pas. — Il faut, Dalifa, que je m’occupe de ton salut et du mien.

Dalifa.

Je mets ma confiance dans Allah !

Mahomet.

Il est mon seul espoir. — Aujourd’hui même Zélin ira trouver de ma part ce grand capitaine.

Zélin.

Eh quoi ! vous vous rendez déjà ?

Mahomet.

Ai-je donc quelque autre ressource ?

Ils sortent.



Scène III.

À Santa-Fé.


Entrent COLOMB, LE DUC DE MEDINA-CELI, LE DUC DE MEDINA-SIDONIA, et leurs Pages.
Celi.

Je n’ai jamais vu un homme aussi plaisant. — (À Colomb.) D’où êtes-vous, l’ami ?

Colomb.

Nobles ducs des deux Médinas, généreux descendants des Guzmans et des Cerdas, daignez seulement me prêter un moment d’attention, et puisse, en récompense, votre postérité demeurer à jamais illustre dans ce beau royaume d’Espagne ! Comme je vous l’ai déjà dit, je m’appelle Colomb ; je suis né au pays de Gênes, et j’habite l’île de Madère.

Sidonia.

Et vous auriez mieux fait, ma foi ! d’y rester. Ce n’était pas la peine de venir ici pour nous parler de projets si extravagants. Vous, des antipodes ? Vous, un monde nouveau ?

Colomb.

Voyez cette carte marine.

Celi.

Laquelle ?

Colomb.

Celle-ci.

Celi.

C’est une vraie carte de folie. Vous n’y avez oublié qu’une chose… la route du bon sens.

Sidonia.

Ô ambition ! où ne pousses-tu point les hommes !… Voyez : sur la carte de ce fou le Nil, l’Indus, le Gange, l’Euphrate, sont devenus imperceptibles !

Colomb.

Vous doutez ? et cependant voilà le chemin tout tracé.

Celi.

Il faudrait le croire sur parole !

Sidonia.

Son costume jure pour lui !

Celi.

Ne savez-vous pas, brave homme, que mille fois les anciens et les modernes ont agité la question de savoir si dans la zone torride il pouvait vivre des hommes qui pussent souffrir un feu éternel ?

Colomb.

Il y a bien, mon seigneur, dans la Scythie des hommes qui vivent malgré le froid rigoureux du climat. Pourquoi dès lors n’y aurait-il pas d’habitants dans un pays brûlé par le soleil ?

Sidonia.

Alors il faut admettre les antipodes ; il faut admettre qu’il y a des hommes à l’opposite de nos pieds, et qui marchent comme je marche à présent !

Colomb.

Ce sont eux que je veux aller découvrir.

Sidonia.

Voilà une plaisante fable ! Je la recommanderais à Ésope s’il vivait encore. — Quoi ! il y a des hommes debout sous nos pieds !

Colomb.

Pourquoi pas ? Pourquoi, de même qu’il y a des hommes qui vivent la moitié de l’année plongés dans les ténèbres de la nuit, — pourquoi n’y en aurait-il pas d’autres vivant dans des conditions toutes contraires ? — Songez combien sont âpres les froids de la Norwége.

Celi.

Alors, l’ami, vous êtes à vous seul plus savant que toute l’antiquité, qui cependant avait mesuré la terre jusqu’en ses moindres fractions. Eh bien, allez… allez dans ce charmant pays que le soleil brûle de ses rayons enflammés ; mais prenez garde de renouveler l’aventure de Phaéton.

Sidonia.

Quelle bizarre idée ! — Dans un pays que le soleil chaufferait ainsi, les hommes n’y seraient-ils pas brûlés ? et comment se figurer que des hommes brûlés puissent vivre ?

Colomb.

On peut, seigneur, le supposer par induction en voyant ce qui se passe dans le nord.

Sidonia.

Pour ceci, c’est un fait reconnu.

Colomb.

Et ce que je dis le sera plus tard également. Oui, quand bien même tous les mathématiciens[11] du monde combattraient ma proposition, je la maintiendrais pour vraie.

Celi.

Il est inutile, duc, de causer davantage avec lui. Laissons-le. (À Colomb.) Il y a, dites-vous, un nouveau monde ? Eh bien, s’il y en a un, prenez-le !

Colomb.

C’est précisément pour cela que je demande votre appui.

Sidonia.

Merci ! — Celi seul est pour moi le monde.

Celi.

Et Sidonia est tout mon univers.

Ils sortent.
Colomb, à part.

Ah ! palais plein d’ignorance et de moquerie ! chaos de confusion ! nouvelle Babylone !

Premier Page.

Seigneur Colomb, à moi qui ne partage pas l’erreur de ces seigneurs, est-ce que vous ne me donnerez pas un petit peu de ce monde ?

Colomb, à part.

Peu s’en faut que ces enfants mêmes ne me traitent de fou  !

Deuxième Page.

Moi, seigneur, j’ai si froid en hiver, que j’irais volontiers dans cet autre monde où le soleil, bien ardent, bien rouge, vous rôtit de ses rayons.

Colomb, à part.

Sortons d’ici.

Il sort.
Premier Page.

Le voilà qui s’en va avec sa marotte.

Deuxième Page.

Pour moi, le principal motif qui m’empêche de croire à ce monde dont il parle, c’est que s’il eût existé, il aurait été découvert depuis longtemps, soit par Alexandre, soit par la cupidité.

Ils sortent.



Scène IV.

Au camp, devant Grenade.


Entrent LE ROI FERDINAND, LA REINE ISABELLE, le grand capitaine GONZALVE DE CORDOUE, et ZELIN.
Gonzalve.

Je vous en supplie, sire, accordez-moi la permission que je demande.

Ferdinand.

Cette entreprise, grand capitaine, serait digne de votre valeur ; mais la reine s’y oppose.

Gonzalve.

Alors j’ai le droit de me plaindre d’elle et de vous ; et je puis me plaindre ici, car vous êtes tous deux présents. — Mais ne me retenez point, madame, au nom du ciel. Vous n’aurez pas à regretter de m’avoir laissé faire cette démarche.

Isabelle.

Je ne veux pas que vous vous exposiez à ce péril. (À Zélin.) Dis, More, est-ce que le roi ton seigneur ne pourrait pas venir ici ?

Zélin.

Il croirait déroger. Puis, noble reine, si l’on savait la chose à Grenade, on le mettrait à mort pour avoir livré ainsi une ville de cette importance.

Isabelle.

Comment donc Gonzalve peut-il aller en sûreté traiter de cette paix ?

Zélin.

Si vous l’approuvez, il y a une poterne par où il pourrait entrer. Je l’introduirai la nuit dans Grenade, et il pourra régler les conditions. Tout ce que Mahomet promettra au grand capitaine il le tiendra pour sacré comme l’Alcoran même.

Ferdinand.

Me tuer un si vaillant soldat, lorsqu’il serait entré de bonne foi dans la ville, ce serait renoncer à ma clémence, m’empêcher d’écouter désormais aucune prière, et m’obliger à doubler au besoin mes troupes pour prendre Grenade. — Il est impossible, madame, que le roi more se rende coupable de cette trahison.

Zélin.

Par le prophète Mahomet, que j’adore, il n’y a rien à craindre. On peut me croire, puisque je jure par Mahomet.

Isabelle, riant.

Oui, car il n’irait pas demander l’absolution à Rome. — Eh bien, grand capitaine, je vous laisse libre.

Gonzalve.

Je ne pouvais rien demander de plus, et je suis trop heureux. Permettez donc, madame, que j’aille déterminer la reddition de Grenade.

Isabelle.

Prenez bien vos précautions, au moins, et que Dieu veille sur vous !

Gonzalve.

Avec sa protection et la vôtre, la réussite est certaine.

Ferdinand.

Écoutez attentivement le More, Gonzalve. Il y a toujours profit à tirer de ce que dit un ennemi.

Zélin.

Le roi de Grenade n’aspire qu’à devenir votre ami et votre vassal. Grenade est à vous, n’en doutez pas.

Ferdinand.

Venez, alcayde. — Votre nom ?

Zélin.

Zélin Zayde. — Il convient que vous revêtiez un autre habit, afin qu’on ne vous reconnaisse pas quand vous entrerez par la poterne. Je vous le demande pour moi.

Gonzalve.

Eh bien, viens dans ma tente, et nous attendrons là que la nuit nous permette d’entrer dans la ville sans que nous ayons rien à craindre. Je me fie à ton roi.

Zélin.

Et vous avez raison. D’après notre loi, c’est un grand péché que de tuer en trahison ; et surtout l’on verrait avec horreur qu’il vous arrivât mal à vous, que tous les Mores admirent et vénèrent pour vos beaux exploits dignes d’un laurier immortel. En Afrique même tout le monde vous aime, tous les cœurs vous sont soumis, et l’on ne vous appelle que le second Cid. Aussi, veuillez croire, illustre Gonzalve, que Mahomet est disposé à se rendre, et qu’il acceptera toutes les conditions que vous lui ferez, pourvu qu’elles ne soient point trop dures. Lui et son oncle sont divisés, et cela donne aux chrétiens un grand avantage sur eux… L’oncle est accablé par l’âge. Quant au jeune roi, il ne pense qu’aux plaisirs, perdu d’amour pour une Morisque que le ciel dans sa fureur a donnée à Grenade. Il nous serait impossible de résister. Le roi Ferdinand va achever sa conquête, et l’Espagne sera enfin délivrée du joug qu’elle a subi si longtemps.

Gonzalve.

Ce sera là le plus bel exploit du roi Ferdinand ; ce sera le plus beau titre de gloire de sa glorieuse vie.

Zélin.

Allah lui-même a prononcé contre nous. Il protége Ferdinand, et lui donnera la victoire.

Ils sortent.



Scène V.

À San-Lucar.


Entrent COLOMB, BARTHÉLEMY, et LE PILOTE PINZON.
Colomb.

Voilà donc la réponse du roi d’Angleterre ?

Barthélemy.

Voilà ce qu’il a dit. Je l’ai trouvé plus intraitable encore que le roi de Portugal.

Colomb.

Comment ! il n’y aura pas un roi qui veuille s’enrichir !… cela est étrange !

Barthélemy.

Il n’a pas même voulu consulter de mathématiciens, ni écouter mes propositions.

Colomb.

Hélas ! les pauvres marins sont parfois bien ballottés sur la terre !

Barthélemy.

Il disait qu’il n’était pas possible qu’il y eût un autre monde habité en dehors du monde connu, et que trouver des êtres humains dans la zone torride ne serait pas moins extraordinaire que de voir le pôle glacé devenir brûlant. Il a ajouté que si en sa qualité de roi il a quelque droit sur le monde dont tu parles, il y renonce en ta faveur, et t’abandonne tous les profits.

Colomb.

Il est vraiment singulier que sur mille personnes auxquelles j’ai parlé de ce monde inconnu, toi seul, mon cher Pinzon, aies consenti à l’admettre !… Concevez-vous le roi don Juan qui emploie toutes ses forces à conquérir l’Inde, ce qui est d’un avantage si incertain, et qui juge si difficile la conquête que je lui propose ! Et le roi d’Angleterre qui ne veut pas consacrer à cette entreprise deux navires et une centaine de soldats, qui viendraient avec nous pour la curiosité de voir une nouvelle terre !… Eh bien, vive Dieu ! je n’en crois pas moins qu’elle existe. Ma conviction n’en est pas moins entière.

Pinzon.

Mon pauvre Colomb, vous voilà bien désolé.

Colomb.

Hélas ! tout secours, toute protection me manque.

Pinzon.

Je vous ai conseillé de vous adresser au roi Ferdinand et de donner à ma patrie, à mon roi, cette augmentation et cette gloire, et vous négligez tous les moyens d’arriver !

Colomb.

J’ai déjà fait une tentative ; mais ç’a été pour tous une occasion de me railler. Tous disent, de manière ou d’autre, que ce nouveau monde, s’il existe, ne saurait être habité. Ils allèguent l’exemple de l’Éthiopie, dont les habitants, quoique moins rapprochés du soleil, sont par lui brûlés.

Barthélemy.

À qui donnerons-nous le projet, puisque chacun le déclare impraticable ?

Colomb.

Seul le trésorier en chef[12] Alvaro de Quintanilla a mieux pris cela que les autres. Il est vrai qu’il n’y a peut-être pas en Castille un autre personnage qui ait autant d’intelligence et de mérite. C’est lui qui a composé les règlements de la Sainte-Hermandad[13]. Lui seul m’a écouté avec quelque faveur et m’a paru disposé à me croire ; car un esprit supérieur croit aisément aux grandes choses. Il m’a adressé au cardinal de Mendoce. Celui-ci a été fort bon pour moi, a approuvé l’entreprise, et en a donné communication au roi Ferdinand. Moi-même j’ai vu le roi. Mais, en définitive, il a répondu qu’il était absorbé par le siége de Grenade ; qu’avant de s’occuper d’autre chose il fallait qu’il eût pris cette place, et que jusque-là ce serait folie d’aller chercher au loin un pays incertain. Enfin il m’a laissé, comme vous voyez, dans le même dénûment et sans beaucoup d’espoir. — Ô Dieu ! dire qu’il n’y a pas un roi qui veuille un nouveau monde et tous les trésors que cette main lui donnerait !

Pinzon.

Attendez que les Mores de Grenade se soient rendus, et comptez sur le roi catholique. Faites ce bien-là à l’Espagne.

Colomb.

Non ! j’aime mieux partir. Moi aussi j’ai besoin de repos. Allez donc tous deux préparer nos effets. — Pour moi, je vous attendrai ici, tout en parcourant ces cartes et m’amusant avec mon compas.

Barthélemy.

Ne va pas, selon ton habitude, t’enfoncer à mille lieues dans tes rêveries ; et puisque tu es décidé à revenir à la maison, et que tu renonces à ton projet, pourquoi t’en occuper encore ? Pourquoi ces plans, ce compas ?

Barthélemy et Pinzon sortent. Colomb, assis et le compas à la main, considère dans une profonde attention une mappemonde.
Colomb.

Je vais les attendre assis au pied de ce chêne. — La terre et l’eau font un niveau égal… La terre est de forme sphérique, comme le prouve l’ombre de la lune dans les éclipses, et l’immobilité du globe au milieu de l’univers[14]. Cinq zones la partagent comme les cercles partagent la sphère : la région équinoxiale, les pôles et les tropiques. Les zones froides sont habitées, quoique médiocrement. Les zones tempérées sont d’un séjour aimable et facile. Celle-ci, qui est au milieu, et placée sous les tropiques, est constamment frappée par les rayons d’un soleil ardent, et elle paraît à nos yeux inhabitable. Mais le ciel m’inspire le contraire ; il me dit qu’il doit y avoir là des êtres humains, et que notre pôle a des antipodes… Mais à quoi bon me fatiguer incessamment sur la même pensée ? Le pauvre, quel que soit son génie, ne devrait jamais s’abandonner à ces hautes spéculations ; car il a beau se sentir des ailes, la nécessité, comme une pierre pesante, le retient invinciblement attaché à la terre.


Entre L’IMAGINATION. Elle descend d’en haut, et elle est vêtue d’habits aux couleurs éclatantes et variées.
L’Imagination.

À quoi penses-tu, Colomb ? Pourquoi promener ainsi ton compas sur ces cartes ?

Colomb.

Qui es-tu, toi qui m’interroges ?

L’Imagination.

Ta propre imagination.

Colomb.

Eh bien, je pensais que le sage qui est pauvre meurt ici-bas sans gloire.

L’Imagination.

Non pas : j’entends d’ici retentir la trompette de la Renommée qui t’appelle.

Colomb.

Je veux retourner dans ma patrie, car je n’ai personne ici qui me veuille protéger.

L’Imagination.

Tu peux compter sur l’Espagne aussitôt que la guerre sera terminée.

Colomb.

Mon malheur me conseille de me retirer. Laisse-moi aller enfin goûter quelque repos.

L’Imagination.

Je ne puis te laisser. Il faut que je t’emmène avec moi.

Colomb.

Où veux-tu me conduire ?

L’Imagination.

Attache-toi à moi fortement.

Colomb.

Arrête, Imagination. Veux-tu donc me pousser au désespoir ?

L’Imagination.

Viens, viens avec moi. Partons.

Colomb.

Où donc m’entraînes-tu ?

L’Imagination.

En un lieu où tu apprendras si tu dois réaliser ton projet.


L’Imagination emporte Colomb, à travers les airs, de l’autre côté du théâtre. Une toile se lève, et l’on voit LA PROVIDENCE, assise sur un trône, ayant à sa droite LA RELIGION CHRÉTIENNE, et à sa gauche L’IDOLÂTRIE.
L’Imagination.

Sois attentif, Colomb ; car dans ce tribunal s’agite un débat qui t’intéresse.

Colomb.

Quel est ce juge assis sur cette estrade ?

L’Imagination.

C’est la divine Providence. À sa gauche est l’Idolâtrie, qui t’accuse avec sa vaine rhétorique, et de l’autre côté est la Religion chrétienne, qui te défend. (S’avançant vers la Providence.) Tes ordres sont exécutés, divine Providence : j’ai amené en ta présence le grand Christophe Colomb.

La Providence.

Que dis-tu, Idolâtrie ?

L’Idolâtrie.

J’invoque la possession.

La Providence.

Et toi, Religion chrétienne ?

La Religion chrétienne.

Que j’ai des prétentions sur cette terre, parce que de droit elle est mienne.

L’Idolâtrie.

Après d’innombrables années que je vis dans les Indes occidentales, abusant et trompant les peuples, toi, Religion chrétienne, tu veux, par l’intermédiaire d’un homme obscur et pauvre, m’en enlever la possession et les conquérir à ta foi ! Le Démon, avec mon autorisation, en a fait son séjour.

La Religion chrétienne.

Celui qui possède de mauvaise foi[15] ne peut en aucun temps invoquer la prescription. Or il est reconnu que depuis la rédemption du genre humain tu possèdes injustement ce pays. Je l’ai suffisamment prouvé. J’ai présenté à l’Église le testament du Christ, et c’est elle qui est son héritière, comme tu l’as vu par cette copie.

L’Idolâtrie.

Je ne reconnais point ce testament.

La Religion chrétienne.

Il est signé avec du sang et scellé de sept sceaux qui sont les sept sacrements. D’après cela les Indes doivent revenir à la foi ! Dieu les attend ; rends-lui, infâme, ce qui lui appartient.

L’Idolâtrie.

Il n’y a plus maintenant de rédemption possible.

La Providence.

Eh bien, ma chère Religion, ne parlons pas davantage de ce qui a été usurpé par l’Idolâtrie, et que ce qui a été mal gagné tourne à mal. Il faut dans l’intérêt du Christ entreprendre cette conquête.

L’Idolâtrie.

Moi, je défendrai mon bien avec des troupes, des armes et la ruse. Quelques Indiens ignorants qui n’adorent que la lumière du soleil s’inclineront-ils jamais devant votre croix ?

La Religion chrétienne.

Oui ; et si promptement que tu en seras étonnée.

L’Idolâtrie.

Ô Providence ! ne permets pas que cette injustice me soit faite. Car, tu ne peux pas l’ignorer, c’est l’avarice seule qui les pousse vers ces lointains climats. Sous prétexte de religion, ils vont chercher l’or et l’argent qu’enserre ce pays.

La Providence.

Dieu ne juge que l’intention. Il sera beau, pour de l’or, de sauver des âmes, et de même qu’il y a une récompense dans le ciel, il est tout simple qu’il y en ait une sur la terre… D’ailleurs, avec le roi catholique Ferdinand, qui entreprendra cette conquête, tout soupçon doit cesser.

Une Voix, du dehors.

Je demande qu’il me soit permis d’entrer.

La Providence.

Qui va là ?

La Voix.

Le roi de l’Occident.

La Providence.

Je sais maintenant qui tu es. Entre, maudit.


Entre LE DÉMON.
Le Démon.

Ô juge trois fois saint ! ô Providence éternelle ! où donc envoies-tu Colomb ? Veux-tu donc renouveler mon dommage ? Oublies-tu donc que de temps immémorial j’ai possession de ce pays ? — Ne réveille point Ferdinand, et laisse-le s’occuper de ses guerres, au lieu de lui désigner ces terres inconnues. Autrement je dirai qu’il n’y a en toi aucune justice.

La Providence.

Tais-toi, bouche malfaisante.

Le Démon.

Ce qui les conduit là-bas ce n’est pas l’esprit religieux et chrétien : c’est l’avarice, c’est l’amour de l’or. Eh bien, l’Espagne n’a pas besoin d’aller chercher de l’or au loin ; elle en a dans ses entrailles, et c’est là qu’elle le doit chercher. Moi-même je m’engage à le lui indiquer ; mes souterrains ministres le lui montreront. Laisse donc n’exister que pour moi cette terre inconnue. Ne me fais pas un tel outrage.

La Providence.

La conquête doit s’accomplir.

Le Démon.

Eh quoi ! suis-je sans pouvoir ? suis-je sans force et sans science ? Eh bien, qu’il parte, j’y consens… Mais moi et lui nous nous retrouverons là-bas !

Il sort.
La Providence.

Va avec lui, Imagination, là où est le roi Ferdinand.

L’Idolâtrie.

Tu es bien sévère envers l’Idolâtrie.

L’Imagination.

Allons-nous-en, mon cher Colomb.

Colomb.

Qu’est ceci, Imagination ? Ne m’abuses-tu pas ?

Ils sortent.



Scène VI.

À Grenade. — Musique, tambours et clairons. Des voix nombreuses crient : Grenade pour le roi Ferdinand !


Entrent FERDINAND, ISABELLE, MAHOMET, et Cortége.
Ferdinand.

Ce sont des cris bien agréables à mon oreille, Grenade, que ceux que j’entends dans tes murs.

Isabelle.

J’aime à voir flotter cette bannière sur ce rempart.

Ferdinand.

Grande a été la peine, grande est la récompense.

Mahomet.

Invincible prince, c’est ta valeur incomparable qui t’a valu du ciel cette conquête.

Ferdinand.

Le ciel a considéré mon zèle pieux, et il a remis ton empire en mon pouvoir. Ne t’afflige pas ainsi, montre la constance d’un roi.

Mahomet.

La noble ville où je régnais et que j’ai perdue doit être fière de son nouveau roi. Grenade, après avoir vaillamment repoussé les attaques de tant de rois chrétiens qui voulaient la placer sous leurs lois, peut sans honte obéir à Ferdinand. Pour moi, je vais me retirer à Almeria[16], puisque tu veux bien me donner cette ville ; et là je pleurerai les exploits qui ont enlevé l’Espagne aux Africains.

Ferdinand.

Où se propose d’aller ton vieil oncle ?

Mahomet.

Il ira, je crois, à Fez. — Tu me pardonneras, j’espère, noble Ferdinand, ma folle résistance. Oh ! combien il faut que tu sois aimé de Dieu, puisqu’il t’a choisi pour venger l’Espagne du châtiment qui lui avait été infligé sous le roi Rodrigue[17]. Permets à présent, ô mon roi ! que je prenne congé de toi. Entre dans ta cité d’où je suis, hélas ! exilé à jamais. Et vous, illustre reine, soyez heureuse avec le plus noble et le plus généreux prince du monde.

Isabelle.

Il m’a tout attendrie.

Ferdinand.

Il est roi.

Isabelle.

Et il pleure.

Ferdinand.

Allons ; car il nous faut consacrer la mosquée à celui qui a retiré cette ville aux Mores pour nous la donner.

Isabelle.

Je vois d’ici le comte sur les tours, et j’entends les applaudissements et les cris.

Le Roi, la Reine et le Cortége sortent.
Des Voix, du dehors.

Grenade pour don Ferdinand !

Zélin.

Qu’est-ce donc que vous écoutez là, roi Mahomet, en ce triste moment ?

Mahomet.

Je succombe accablé sous le poids d’une telle disgrâce. — Adieu, fameuse et illustre Grenade, noble laurier d’Espagne qui caches ton front blanc dans cette Sierra-Nevada[18], aujourd’hui toute rougie de sang. Adieu, mon Albaycin ! adieu, mon cher Alhambra ! adieu, tours charmantes du Généralife ! adieu, adieu, ma douce patrie, qui m’es enlevée par la trahison de mes proches et par l’épée chrétienne ! En te considérant, je sens plus vivement la grandeur de ma perte. — Si jusqu’à présent on m’a appelé en Espagne le petit roi, dès ce jour on doit cesser de m’appeler ainsi après une si grande disgrâce !

Ils sortent.



Scène VII.

Dans le palais.


Entrent COLOMB et DON ALVARO.
Don Alvaro.

Il est bien naturel, Colomb, que les Espagnols soient étonnés de la promesse que vous leur avez faite d’un nouveau monde. Ce n’est pas une invention ordinaire que celle de ces Indes… car ici nous ne savons pas d’autre nom à ce pays.

Colomb.

Déjà, seigneur trésorier, je vous ai soumis mon projet, au cardinal de Mendoce et à vous. Quelque nouvelle que soit cette découverte, elle n’a rien qui la doive faire repousser. Si la nature a donné à de vils animaux la faculté d’inventer des arts, de connaître la vertu de certaines plantes, de prévoir le temps orageux ou serein, pourquoi des hommes, des hommes qui ont longtemps étudié et médité, ne pourraient-ils pas savoir des choses dont on n’a pas parlé avant eux ?

Don Alvaro.

C’est précisément là ce qui excite le doute, et ce qui fait que la raison ne les admet pas aisément. Il n’est pas facile de croire à l’existence d’un monde inconnu aux anciens.

Colomb.

Il ne leur était pas inconnu. J’invoquerais, au besoin, les auteurs. Le témoignage de plusieurs d’entre eux prouve qu’il avait été découvert à l’époque de César-Auguste. Cela se voit dans Virgile, qui dit, au sixième livre de l’Énéide, que, en dehors de la route du soleil et des étoiles, il y avait un pays où Atlas appuyait ses épaules contre un feu dévorant[19].

Don Alvaro.

Selon Servius[20], cela s’appliquerait à l’Éthiopie.

Colomb.

Non pas, croyez-le, ce sont les Indes que je cherche. Et, n’en doutez pas, il y a dans ce pays de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des animaux divers, des oiseaux variés, des arbres qu’on n’a jamais vus, enfin tout un monde nouveau. — C’est le ciel qui m’a inspiré mon projet ; c’est lui qui m’encourage.

Don Alvaro.

Voici les rois qui viennent vous parler[21].


Entrent FERDINAND, ISABELLE, et quelques Seigneurs.
Colomb.

Que votre altesse me permette d’embrasser ses genoux.

Ferdinand.

Lève-toi, mon cher Colomb, et dis-moi comment tu conçois ton entreprise.

Colomb.

Sire, maintenant que vous avez heureusement terminé la conquête de Grenade, le moment est venu pour vous de gagner un monde, car ce n’est pas moins que je vous offre. L’Espagne sans doute est grande ; mais vous êtes tous deux si grands, que si vous n’y ajoutez pas un nouveau monde, vous ne pourrez pas vous y tenir à l’aise. Celui que je vous offre en ce moment a été perdu de vue par les anciens qui l’avaient découvert. Ptolémée ne l’a point mis sur ses Tables ; mais s’il a ignoré l’existence des îles Fortunées, et s’il n’a pas connu Thulé[22], comment s’étonner qu’il n’ait pas non plus connu les antipodes ? Si vous daignez m’aider, seigneur, j’irai vous conquérir ces Indiens idolâtres, lesquels doivent, ce me semble, être soumis à la foi chrétienne par un roi que l’on a surnommé le Catholique, et par la plus sage et la plus pieuse reine que l’on ait vue depuis l’âge d’or.

Isabelle.

Le ciel ne peut manquer de favoriser un zèle et des vues si louables. Je suis d’avis que l’on tente l’entreprise.

Ferdinand.

Que te faut-il, Colomb, pour cette expédition ?

Colomb.

Une seule chose, sire : de l’argent. Car l’argent est en tout souverain. L’argent, c’est l’étoile polaire, la boussole, la carte marine du navigateur ; l’argent, c’est l’intelligence, la force, l’adresse, le plus sûr appui et le meilleur ami de l’homme.

Ferdinand.

Tu dois savoir tout ce que m’a coûté la guerre de Grenade ?

Colomb.

J’espère, sire, qu’avec l’aide de Dieu, l’Espagne sera bientôt riche, et qu’il viendra un temps où l’or et l’argent seront communs chez elle, et où les pierres jusqu’ici réputées précieuses se vendront à vil prix. Il me faut, sire, trois caravelles avec environ cent vingt hommes d’équipage, qui puissent se battre au besoin, ou rester dans le pays que je vais découvrir. D’après mes calculs, seize mille ducats me sont absolument nécessaires.

Ferdinand.

Dites, don Alvaro, pourra-t-on trouver quelqu’un qui nous prête cette somme, à moi et à Colomb ?

Don Alvaro.

Je crois, sire, que Louis de Santangel, votre ancien greffier des rations[23], pourra la fournir.

Ferdinand.

Eh bien, qu’on la donne à Colomb ; et puisse le ciel être favorable à ses hautes pensées, afin que la monarchie d’Espagne soit agrandie, et que les idolâtres soient réunis à l’Église !

Colomb.

Permettez maintenant que je me retire. Je vais composer ma flotte à Palos[24], et puis, avec l’aide de Dieu, j’irai trouver cette terre qui nous donnera, à vous, sire, d’immenses richesses et à moi une gloire immortelle.

Isabelle.

Que le ciel te conduise !

Colomb.

Je m’engage, illustre princesse, à donner à la terre que je découvrirai un nom qui rappelle le vôtre. Je la nommerai Isabelle, et cette terre laissera bien loin derrière elle les fondations si vantées d’Alexandre et de César.

Ferdinand.

Argos ne fut pas un si hardi navigateur.

Isabelle.

Quelle merveilleuse pensée !

Ferdinand.

Espérons !

ACTE DEUXIÈME.


PERSONNAGES DU DEUXIÈME ACTE.
COLOMB. DULCAN, Indiens.
BARTHÉLEMY. TAPIRAZU,
FRÈRE BUYL. TÉCUÉ,
PINZON, Espagnols. TACUANA,
TERRAZAS, MARÉAMA,
ARANA, PALCA,
AUTÉ,





Scène I.

Sur la mer.


On voit sur le théâtre un vaisseau voguant au milieu des cris usités dans la manœuvre, et sur le vaisseau, COLOMB, BARTHÉLEMY, PINZON, ARANA, TERRAZAS et FRERE BUYL.
Arana.

Chef arrogant de malheureux que tu as abusés, et qui maintenant, par suite de ta folle ambition, sont plus près de la mort que de la terre que tu avais annoncée, — où nous conduis-tu donc, à travers des milliers de lieues et d’ennuis, pour que nous devenions la nourriture des poissons qui fréquentent ces mers lointaines ? Fabricateur d’intrigues et de ruses, où sont ces beaux rivages dont tu flattais notre espoir ? Second Prométhée, où est ton nouveau monde ? Partout, partout nous ne voyons que la mer ; et d’aucun côté nous ne pouvons apercevoir ta conquête imaginaire. Je ne te demande plus maintenant de richesses ; garde, garde pour toi toutes les mines d’or, et montre-moi seulement un épi de blé.

Terrazas.

Beaucoup dans l’antiquité ont voulu se faire passer pour des dieux ; et les uns se sont donné la mort ; les autres, pour montrer leur divinité, se sont métamorphosés de diverses manières. Il y en eut un qui sut imiter le bruit du tonnerre. Un autre était parvenu à instruire des oiseaux qui disaient : « Celui-là est dieu ; il faut l’adorer. » Notre capitaine, comme un nouveau Luzbel, a voulu se faire dieu, et pour prouver son pouvoir il a voulu créer un monde. Eh bien, celui qui, comme le mauvais ange, a voulu s’égaler à Dieu et usurper sa puissance, si nous ne pouvons pas le précipiter dans les enfers… la mer est là… nous pouvons l’y jeter.

Pinzon.

Maudites soient, mathématicien imposteur, tes mappemondes qui, avec ton compas, te servent à couvrir tes mauvais desseins ! Nous allons voir par quels diaboliques stratagèmes tu échapperas à notre juste fureur. Tu auras le sort de Jonas… et comme celui qui le premier imagina les courses de taureaux, tu périras dans ta propre invention. Allons, amis, saisissons-le.

Colomb, à part.

C’en est fait de moi.

Frère Buyl.

Au nom du ciel, arrêtez.

Arana.

À la mer ! et là, s’il veut, il se transformera en poisson, comme celui qui, à force de nager, finit, dit-on, par se métamorphoser de la sorte.

Frère Buyl.

Si Dieu permit que Jonas fût jeté dans la mer, ce fut parce qu’il ne s’était pas conformé à ses ordres. Il n’en est pas ainsi de Colomb.

Terrazas.

Et pourquoi ?

Frère Buyl.

Colomb, lui, obéit à Dieu, de qui lui est venue cette inspiration, et il marche où Dieu l’envoie.

Pinzon.

Laissez donc, père ; il ne nous a emmenés avec lui que pour nous perdre. S’il avait eu une inspiration d’en haut, Dieu lui-même, pour qu’il accomplît sa volonté, lui aurait indiqué la terre promise, comme il fit pour Moïse et Aaron.

Frère Buyl.

Prenez garde ! ceux qui en révoquèrent l’existence en doute ne purent pas ensuite en jouir.

Arana.

Ainsi donc, il nous faut errer quarante années sur les mers ?

Frère Buyl.

Ceux qui surent souffrir arrivèrent.

Terrazas.

Vive Dieu ! voilà qui est plaisant !… S’ils souffrirent, du moins ils mangeaient, ils avaient la manne pour apaiser leur faim. Ici tout nous manque, et nous serons bientôt réduits à manger le bois du vaisseau. Encore si c’était Dieu qui nous eût fait cette promesse, on pourrait supporter la faim et la soif… Mais comment croire à cet homme, qui est tout au moins un rêveur ?

Colomb.

Celui qui sait attendre avec patience voit facile le but le plus difficile à atteindre.

Pinzon.

Eh bien, s’il faut que nous attendions, allons, nouveau Moïse, dessèche la mer au moyen de ta baguette ; fais, comme lui, jaillir une source qui puisse arroser l’Oreb, et nous passerons comme les Hébreux le désert de Raphidim[25]. Mais sans nourriture, sans eau, et loin de la vue de la terre, nous sommes destinés à périr.

Colomb.

Il est temps que cette révolte finisse. Considérez l’exemple de tous ces hommes qui en souffrant volontairement les plus durs travaux sont arrivés, malgré leurs ennemis, au comble de la prospérité. Voyez Argos, voyez Ulysse.

Pinzon.

Pour Dieu ! vous aussi, voudriez-vous nous métamorphoser en bêtes ?

Colomb.

Laissez cela, Pinzon, ne me tourmentez pas. C’est vous qui m’étonnez le plus ; car vous, avec votre expérience, vous savez bien que je ne vous trompe pas.

Pinzon.

Si fait, il nous trompe. — Halte ! en Espagne !

Terrazas.

Halte ! maître[26] !

Colomb.

Pourquoi tant désirer l’Espagne ?

Arana.

Elle est notre Égypte à nous. Si tu ne veux pas que nous y retournions, donne-nous quelque nourriture ; fais-nous voir un nuage, un oiseau.

Terrazas.

Débarrassons de lui le navire.

Arana.

À la mer ! à la mer !

Barthélemy.

Un moment ! arrêtez !

Arana.

Laisse-nous, Barthélemy.

Barthélemy.

Je ne souffrirai point que l’on tue mon frère.

Arana.

Il n’y a pas de milieu. Qu’il nous fasse voir la terre, ou nous lui ferons voir la mer de près.

Pinzon.

Et où voulez-vous qu’il trouve la terre ? Son esprit bizarre, et semblable à un moulin à vent, a rêvé un monde impossible, et c’est ce monde qu’il veut découvrir. Qu’attendons-nous davantage ? À la mer !

Colomb.

Arrêtez ! écoutez, je vous prie, un seul mot.

Arana.

Dites-en dix, dites-en vingt. Mais vous en diriez mille, que vous ne réussiriez plus à nous tromper.

Colomb.

Si d’ici à trois jours je ne vous ai pas montré la terre, je me livre à vous, tuez-moi.

Terrazas.

Quoi ! vous persistez ?

Barthélemy.

Le délai n’est pas si long. Vous pouvez bien attendre jusque-là.

Frère Buyl.

Au nom du ciel, Espagnols, accordez-moi trois jours encore, et l’on vous montrera les nuages colorés d’un autre horizon.

Arana.

Et sans doute un autre soleil ?

Frère Buyl.

Allons, faites cela pour moi.

Arana.

Eh bien, qu’il en soit ainsi : encore trois jours !

Terrazas.

Voici un bon levant.

Colomb.

Qu’on hisse les vergues, et qu’on fasse jouer la pompe ! (À part.) Seigneur, Seigneur, souvenez-vous de moi !

Le navire disparaît au milieu des cris.



Scène II.

Dans l’île de Guanahami[27].


Entrent DULCAN-QUELLIN, TACUANA, TÉCUÉ, AUTÉ, PALCA, MARÉAMA, et d’autres Indiens. Plusieurs portent des tambourins. Dulcan-Quellin et Tacuana s’asseyent.
Une Indienne.

Dulcan-Quellin le beau cacique
Épouse la belle Tacuana.

Tous.

Dulcan-Quellin le beau cacique
Épouse la belle Tacuana.

Une Indienne.

C’est un beau jour
Pour l’amour !

Tous.

C’est un beau jour
Pour l’amour !

Une Indienne.

Chantons, chantons la joie,
Que notre dieu le Soleil leur envoie.

Tous.

Chantons, célébrons leur joie.

Dulcan.

Mes amis, vous avez bien chanté et bien dansé ; mon mariage a été bien célébré par vous. Mais, charmante Tacuana, on ne pouvait faire moins pour mon bonheur et pour ta beauté ; et maintenant je bénis mon ancienne peine et tout ce que j’ai souffert pour toi. Désormais ceci est ton pays, et tout ce que tu vois t’appartient. Désormais, soit que tu te promènes sur le rivage de la mer azurée, ou dans la plaine, ou sur les montagnes, partout tu seras dans ton domaine. Ne t’afflige pas de ce que je t’ai enlevée à ton pays ; tu ne devais pas demeurer parmi des gens qui étaient incapables de t’apprécier, puisqu’ils ne t’adoraient pas comme un second soleil. Pour moi, quand je te regarde, je te vois briller comme cet astre, tu m’éclaires comme lui, et mon âme se contemple en toi.

Tacuana, à part.

Ah ! si je pouvais dire ce que je pense ! Mais, mon cœur, il te faut dissimuler devant ce tyran farouche qui, à défaut de raison et de justice, a pour lui la force.

Dulcan.

Parle moi donc, et ne me traite pas avec ce dédain ; car tu as en moi un mari qui mérite ton amour. — Y a-t-il dans toute la contrée un cacique aussi brave, aussi vaillant ? — Depuis l’endroit où naît chaque matin notre soleil jusqu’à ce lieu où il va se cacher tous les jours, y a-t-il, excepté lui qui conduit ici-bas toutes choses, y a-t-il un être qui soit plus puissant que moi sur terre et sur mer ? — La nature et la fortune semblent avoir été d’accord pour faire mon bonheur. La nature m’a donné la santé, la force, l’adresse, l’intelligence, le courage. La fortune m’a donné, avec le pouvoir qui me soumet ce pays, tous les biens que je puis désirer. C’est pour moi que la mer a des coraux et des perles. C’est pour moi que la terre enserre de l’argent et de l’or. C’est pour moi que se trouvent au fond des mines et le diamant dont la dureté ne résiste pas au travail de l’homme, et la belle topaze, et la douce émeraude, et le rubis coloré, et enfin toutes ces pierres précieuses que forme le soleil depuis Guayra jusqu’à Potosi. Tout cela je le mets à tes pieds ; tout cela servirait d’ornement à ta personne, si tu avais besoin de parure ; et je veux couvrir de ces pierres les tambos[28] où tu vas habiter avec moi. Ce pays te fournira toute sorte d’animaux, le taureau bondissant, la brebis robuste[29], le daim léger, le lièvre rapide. Dans nos forêts, sur des arbustes embaumés, se trouvent mille oiseaux variés, l’autruche à l’épais plumage, le paon élégant, le brillant perroquet, le magnifique guacamaye[30], la timide perdrix ; et la mer nous donne et le dauphin, et le tiburon qui a coutume de déposer ses œufs sur le sable du rivage, et la baleine qui nous fournit nos arcs. Tu auras, en outre, à volonté du maïs, du miel, des cocos et toute sorte de fruits d’où nous exprimons une eau savoureuse. En un mot, ce pays est le plus fortuné qui existe. Mais il n’est pas plus fortuné que mon amour, qui possède en toi tous les trésors qu’il désire.

Tacuana.

Dulcan, je connais ton pays et j’apprécie ta tendresse ; mais le cœur d’une femme ne peut se vendre pour rien au monde. Je ne veux pas dire pour cela que je te haïsse, mais que tu m’as enlevée d’auprès de mon père et de mon époux pour me transporter en ce lieu. Cette nuit même notre mariage devait se faire si tu ne fusses venu brusquement l’attaquer. Tu as su de quoi il était question, et comme mon futur est ton ennemi, tu es venu à l’improviste envahir sa terre, et dans le tumulte tu m’as enlevée. Aussi tu comprendras qu’après de si tristes événements, il n’est pas possible que mon âme éprouve quelque plaisir de ces noces ; et je te supplie, Dulcan, par le soleil que tu adores, je te supplie humblement que tu m’accordes quelque délai, pendant lequel je puisse venir à t’aimer, afin que nous soyons heureux de ce mutuel amour. Car une femme qui n’éprouve que de l’indifférence, fût-elle d’ailleurs d’une beauté parfaite, doit paraître bien laide à l’homme qui la tient dans ses bras ; et peut-être te deviendrais-je odieuse autant qu’en ce moment je te parais aimable, par la même raison qu’une laide paraît belle quand elle aime. C’est pourquoi rends-moi des soins, fais ma conquête, gagne mon cœur par ces bons traitements qui finiront par le soumettre ; et pour satisfaire ton caprice, ne perds pas le bien si doux que l’on trouve dans l’amour partagé. — À quoi penses-tu ? Est-ce que ma demande te déplaît ?

Dulcan.

Je m’attendais à ta conduite. Mon offense l’a méritée, et je ne puis m’en plaindre. Celui qu’on te donnait pour époux est mon ennemi mortel ; et je triomphe de lui avoir causé ce chagrin ; car il n’est pas de peine plus grande pour un homme que de se voir enlever sa femme ; il souffre alors tout à la fois dans son orgueil et dans son amour. — Mais afin que tu ne me regardes pas comme un barbare, je m’engage, Tacuana, à me conduire avec toi selon tes vœux. Je me contenterai de te rendre des soins alors que je pourrais te posséder ; et se vaincre ainsi est la plus grande preuve d’amour. J’attendrai donc un mois, un an, un siècle, s’il le faut, et si je souffre dans cette longue attente, ta vue me dédommagera. Mais songes-y, ne cherche pas à m’échapper ; et afin que je vive en repos là-dessus, et pour te lier toi-même, fais-moi le serment de ne jamais t’enfuir.

Tacuana.

Par notre divin Ongol, représentant du soleil, je jure de ne te quitter jamais.

Dulcan.

J’accepte ta parole.

Auté.

Debout ! debout, Dulcan-Quellin !

Dulcan.

Quel est ce bruit, Auté ?

Auté.

Lève-toi de ton lit nuptial ; car j’ai vu apparaître sur le haut de la colline un homme armé.

Dulcan.

Un homme seul peut t’effrayer ?

Auté.

Prépare-toi, car cet homme vient disposé à la guerre ; et lorsqu’un homme est armé il ressemble au nuage qui renferme la tempête.

Dulcan.

Tu as raison, ami. Va voir qui est cet homme ; car souvent celui qui n’a pas craint le nuage souffre de la tempête. — Mais le voilà qui s’avance, et je crois reconnaître Tapirazu.

Auté.

Veux-tu le viser, ou que moi je tire sur lui ?

Dulcan.

Arrête.


Entre TAPIRAZU, portant une massue.
Dulcan.

Eh quoi ! insolent, tu oses venir jusqu’à ma maison ?

Tapirazu.

Je ne sais où mon désespoir ne me ferait pas pénétrer. Un homme qui veut mourir ne craint rien ; il ne redoute pas mille flèches lancées contre lui, et tu m’as assez offensé pour que je ne craigne pas de mourir. J’étais occupé à offrir à Ongol un sacrifice, j’allais lui immoler la plus belle tigresse de nos bois ; je l’avais couverte d’ambre et de parfums, et entourée de branches de myrrhe et de laurier, lorsque j’ai entendu du bruit. Je suis accouru, et j’ai vu que toi-même venais de sacrifier mon bonheur à ta vengeance. J’ai voulu réunir ma nation : ils ont eu peur, et n’ont pas voulu marcher contre toi. Mais moi je n’ai pas eu peur, et me voici, et seul je suis venu mourir aux yeux de ma fiancée pour lui montrer mon amour, duquel déjà elle ne peut douter. Ainsi donc, cacique, je t’en prie au nom du soleil et de ton courage, prends ton arc et perce-moi le cœur. Ou si cela te paraît mal, dispute-moi Tacuana, et voyons qui de nous deux est le plus digne d’elle. Veux-tu prendre un rocher, un tronc d’arbre, nous en charger tour à tour les épaules, et voir qui de nous le portera plus longtemps ? Aimes-tu mieux, toi avec ton arc, moi avec une pierre, essayer à qui atteindra le mieux un but éloigné ? Préfères-tu jouer de la massue avec moi ? Ou si tu veux, nous lutterons dans la science du ciel ? ou à qui peindra le mieux un arc ? ou à la course, à la chasse, à la pêche ? Enfin je te défie à quoi que ce soit, dans ta maison ou sur le rivage.

Dulcan.

Mieux que tout ce qu’on raconte, ton exemple prouve aujourd’hui à quel point l’amour rend insensé. Est-ce que, le soleil excepté, je puis redouter quelqu’un ? Est-ce que jamais mortel m’a défié ? Pardonne, ô soleil ! pardonne, car si je saisis cet homme, je le lance vers toi, et malgré lui je le fais entrer dans le ciel. — Sais-tu, par aventure, que je suis Dulcan-Quellin ?

Tapirazu.

Et toi, ne sais-tu donc pas que je suis Tapirazu ? — Tu oses traiter ainsi un cacique souverain seigneur de sept rivières. Tu me menaces de me lancer contre le ciel ; et moi, si je te prends avec ce bras, je te lance au milieu de la mer, et même par delà.

Dulcan.

Pour que nous pussions vivre en paix, il faudrait, en effet, que l’un de nous fût dans le ciel ou par delà la mer. — Laisse ta massue. Me voici prêt.

Tapirazu.

Laisse ton arc.

Dulcan.

Le voilà à terre. — Mais fais-y attention, dès que je t’aurai enveloppé dans mes bras, tu tomberas brisé.

Tapirazu.

Ta présomption m’amuse. Mais, sache-le, mon souffle suffit pour t’anéantir.

Ils vont autour l’un de l’autre, en cherchant à se saisir, lorsque tout à coup l’on entend deux ou trois décharges d’arquebuse.
Des voix, du dehors.

Terre ! terre ! terre !

D’autres voix.

Terre ! terre ! terre !

Dulcan.

Que le soleil me soit en aide ! Est-ce le tonnerre que je viens d’entendre ? ou la terrible voix d’Ongol ?

Tapirazu.

Ceci renferme quelque mystère.

Dulcan.

Auté, va sans délai du côté d’où vient le bruit.

Auté.

J’y cours.

Dulcan.

Insensé et lâche, tu dois rendre grâce à ce bruit que nous venons d’entendre sans savoir qui le produit. C’est à cela que tu dois la vie.

Tapirazu.

Et moi je pense, au contraire, misérable, que c’est le sol qui s’entr’ouvre avec fracas pour t’engloutir, sachant bien que tel est mon désir le plus vif.

Tacuana.

Suspendez votre défi, le temps et le lieu ne vous manqueront pas plus tard pour le réaliser. Veillez à ce qui se passe. J’ai idée que le ciel se détache de l’endroit où il est suspendu et menace de tomber.

Des voix, du dehors.

Terre ! terre !

D’autres voix.

Terre ! terre !

Une voix.

Te Deum laudamus[31].

Dulcan.

Eh bien, avez-vous encore entendu ?

Tapirazu.

Le bruit vient du côté de la mer.

Une voix.

Au nom de Dieu !

Les Espagnols.

Holà ! oh !

Dulcan.

Ô ciel ! qu’est ceci ?

Une voix.

Sainte Marie !

Les Espagnols.

Holà ! oh !

Une voix.

Saint Jean !

Les Espagnols.

Holà ! oh !

Dulcan.

C’est ce jour que nos aïeux avaient annoncé.

Une voix.

Saint Pierre !

Les Espagnols.

Holà ! oh !

Colomb.

Terre ! terre !

Dulcan.

D’où viennent ces tonnerres et ce bruit sinistre ? En quoi t’ai-je offensé, Ongol ?


Entre AUTÉ.
Auté.

Ô vaillant cacique ! gardien et protecteur de cette île, tourne les yeux vers la mer, et tu y verras trois maisons… Ce sont des maisons en apparence, mais en réalité des êtres vivants, qui, enveloppés dans de vastes linges, cheminent sur les eaux. Dedans sont des hommes qui ont sur le visage comme sur le dessus de la tête des cheveux et des poils. Les uns se saisissent de cordes, au moyen de quoi ils soulèvent les linges, et les autres poussent des cris, afin que leurs maisons les entendent. L’air joyeux et animé, ils s’embrassent les uns les autres, et quelques-uns même sont descendus à terre, où je les ai vus sautant et dansant. Ils ont le corps coloré ; ils n’ont la peau blanche qu’au visage et aux mains. Dans leurs mains ils tenaient des bâtons d’où s’échappait par moments de la flamme et de la fumée avec un grand bruit. Cela m’a laissé sans parole… Je n’ai rien pu comprendre à leur langage, bien qu’à tous moments ils répétassent Dieu, Vierge, et terre, qui sont sans doute les noms de leurs maisons… à moins que Dieu et la Vierge ne soient leur père et leur mère, et que la terre ne soit quelque ami qu’ils ont retrouvé loin de leur patrie. — Voyez à décider ce qu’il faut faire ; car à la manière dont marchent les maisons, elles seront bientôt ici ; et si elles courent vite sur les eaux, elles courront plus vite encore sur la plage.

Dulcan.

Tu parles en ignorant. Ne vois-tu pas que ce sont des poissons, des poissons d’une espèce inconnue, qui, voyageant du côté de ces îles pour y manger de la chair humaine, ont dévoré ces hommes, lesquels appellent leurs dieux à grands cris ? Les poissons s’étant trop gorgés, les vomissent avec effort sur la plage ; et ce tonnerre, c’est un gémissement qu’ils poussent à mesure qu’un de ces hommes sort de leurs entrailles.

Tapirazu.

Je sais mieux que vous deux ce que c’est. Évidemment ce sont les restes des géants qui vinrent jadis dans ces montagnes. C’étaient des hommes de la hauteur d’un pin, et qui allaient toujours sur le rivage de la mer, où ils pêchaient du haut de ces rochers. Mon aïeul racontait de ces hommes que, comme ils s’unissaient les uns avec les autres, un jour le ciel s’ouvrit en divers endroits, et il en descendit un jeune homme revêtu d’une toile blanche, qui leur fit la guerre en lançant contre eux des flammes : on en voit encore les traces sur ces rochers, qui sont par endroits brûlés et noircis. Mais les voilà qui descendent à terre. Que tardons-nous à fuir ? Sauvons-nous, Tacuana.

Tacuana.

Que le soleil me soit en aide ! Je me meurs.

Auté.

Que l’idole Ongol me protége !

Dulcan.

Ce sont plus que des êtres humains.

Tous les Indiens s’enfuient.


Entrent COLOMB, BARTHÉLEMY, FRÈRE BUYL, PINZON, ARANA, TERRAZAS, et d’autres Espagnols. Frère Buyl porte une croix de couleur verte.
Colomb.

Terre ! terre tant désirée !

Barthélemy.

Ô mon frère ! la voilà ta terre bien-aimée.

Colomb.

Il faut que je l’embrasse, puisqu’enfin elle se montre à mes désirs après tant de fatigues. Nous l’appellerons la Désirée.

Arana.

Le nom est bien choisi.

Terrazas.

Il rend bien nos sentiments.

Colomb.

Je te vois donc enfin, ô terre ! ma mère bien-aimée. (Aux Espagnols.) Eh bien ! ai-je tenu ma parole ?

Pinzon.

Nous nous jetons à vos pieds. Pardonnez-nous, pardonnez-nous, Colomb, d’avoir pu manquer de confiance en vous.

Colomb, à frère Buyl.

Mon père, donnez-moi cette croix ; je la veux planter ici. Elle doit servir de fanal au Nouveau-Monde.

Frère Buyl.

Voici un endroit qui me semble propice.

Colomb.

Tous, tous à genoux !

Frère Buyl.

Heureux le rivage sur lequel va croître cette plante sacrée ! — Que chacun de nous l’invoque à son tour.

Colomb.

C’est à moi de te parler le premier, illustre et sainte couche sur laquelle Dieu est mort étendu. Tu es la noble bannière qu’il leva contre le péché, celui qui en mourant vainquit la mort et nous donna la vie, et je vois encore sur ton bois la trace de son sang glorieux.

Frère Buyl.

Indestructible mât du vaisseau de l’Église qui montes jusqu’au ciel comme l’échelle mystérieuse de Jacob, tu as pour voile le linceul qui enveloppa la dépouille du Dieu fait homme, et nul pilote n’égala jamais le grand prêtre qui te conduit.

Barthélemy.

Verge divine de Moïse, qui partageas la mer Rouge ; fanal lumineux et brillant qui guides l’homme dans sa marche, je te plante, non sans inquiétude, sur cette terre, quoique indigne de toi, puisqu’elle ne connaît pas le vrai Dieu. C’est ici le désert d’Égypte ; et si nous avons un peu de foi, nous aussi nous verrons la terre promise.

Pinzon.

Verdoyant laurier de victoire sur lequel se posa la tête du Christ, maintenant que tu as paru pour ton honneur dans un nouveau monde, purifie ce pays des souillures de l’idolâtrie, car le sang dont tu es teint a coulé pour tous les hommes ; et croîs en ce lieu où t’a planté notre audace chrétienne.

Arana.

Harpe mélodieuse de David sur laquelle fut fixé douloureusement celui dont tu as prophétisé la venue, et sur laquelle le saint roi chanta un jour cette musique mélancolique dont le ciel fut attristé, c’est à toi, Harpe sainte, de convertir à la foi par tes accents tout ce pôle barbare.

Terrazas.

Navire sur lequel la vie a traversé la mer de la mort, en dépouillant les attributs de la divinité et en se faisant homme, — linceul encore rougi du sang innocent de ce nouveau Joseph que pleura Marie, — linceul glorieux et vénéré, sois notre guide et notre bannière parmi ces peuples sauvages.

Colomb, se levant.

Voilà qui va bien. — Maintenant il nous faut savoir si ces parages sont habités.

Pinzon.

Ils doivent l’être.

Frère Buyl.

Il y a dans cette île des apparences d’habitations.

Arana.

Qui vient là ?

Terrazas.

On dirait une femme.

Barthélemy.

Oui, c’est une femme.

Colomb.

Laissons-la approcher.


Entre PALCA.
Palca, à part.

En fuyant, je suis tombée dans le péril.

Colomb.

Arrête, femme.

Palca, à part.

Me voilà au milieu de ces inconnus, qui vont me tuer. Pauvre Palca ! avec la foudre ils vont te donner la mort.

Colomb, aux Espagnols.

Je vais essayer de nous la rendre amie par des présents. — Arrête ! écoute ! calme-toi !

Palca, à part.

Hélas !

Colomb.

Nous sommes des hommes : vois, donne-moi la main. Parle.

Palca, à part.

Peu à peu le courage me revient, et il me semble que mes pieds ne sont plus enchaînés par la terreur. Ce sont des hommes. Comme ils sont beaux ! comme ils sont blancs ! comme ils paraissent dignes d’être aimés ! — Ils font des signes. Peut-être me demandent-ils mon nom. Je veux leur répondre. (Haut.) Palca… Palca.

Colomb.

Est-ce le nom du pays ? — est-ce un roi ? — est-ce la guerre ou la paix ?

Palca, à part.

Il me demande sans doute le nom du chef. (Haut.) Cacique. — Dulcan-Quellin.

Colomb.

Je n’y puis rien comprendre.

Frère Buyl.

En effet, c’est une langue barbare.

Barthélemy.

Sans doute, par ce mot cacique, elle veut dire que dans l’intérieur de l’île il y a de quoi manger. Par Dulcan, que nous serons bien reçus. Et Quellin signifie probablement du pain ou du vin.

Colomb.

Du vin ici ! — Quelle folle idée !… Voyez les beaux coteaux de Candie ! les beaux vignobles du Rhin[32] !

Palca, à part.

Ils me demandent, je crois, s’il n’y aurait pas dans l’île quelque autre seigneur aussi puissant. Je vais leur dire que oui. (Haut.) Tapirazu, Tapirazu.

Arana.

Elle a regardé vers l’intérieur de l’île comme pour dire que nous y trouverions des vivres. (À Palca, en lui faisant des signes.) Vous avez des vivres ? vous avez de quoi manger, n’est-ce pas ?

Palca, à part.

Il demande à manger. (Haut.) Cassave, manioque.

Pinzon.

Vous voyez, elle indique sa bouche.

Barthélemy.

Oui, il doit y avoir ici des vivres.

Colomb.

Cette femme nous amènera d’autres naturels du pays. Je veux étudier leur personne, leurs mœurs, leur puissance. Maintenant qu’elle est familiarisée avec nous, montre-lui un miroir, donne-le-lui, ainsi qu’une sonnette. (À Palca.) Prends, et regarde-toi. (Aux Espagnols.) Elle n’est pas très-adroite à s’en servir ; elle regarde derrière. (À Palca, en retournant le miroir.) Tourne-le de ce côté, et mire-toi dans la glace.

Palca, effrayée.

Ah !

Colomb.

Avez-vous vu comme elle a reculé avec épouvante ? — Retenez-la. (À Palca, en lui donnant des sonnettes.) Tiens, prends ceci.

Palca, à part.

Ciel ! une autre Palca comme moi a pris ceci en même temps.

Colomb.

Donnez-lui un collier.

Palca.

Encore l’autre Palca.

Terrazas.

Elle est toute absorbée par le miroir.

Frère Buyl.

Le vif-argent ne se vendrait pas si cher si nos dames espagnoles avaient aussi peur du miroir[33]. (À Palca.) Va, et appelle les autres. (Aux Espagnols.) Donnez-lui quelques colliers pour qu’elle les donne aux autres.

Palca, à part.

Il me dit d’aller chercher les autres. J’y vais tout de suite.

Elle sort.
Colomb.

Pendant qu’elle va chercher ses compatriotes, préparons nos armes.

Barthélemy.

Tu as raison ; il est sage de ne pas se laisser prendre au dépourvu. Tu dois toujours avoir présent à l’esprit, ô mon frère ! ce qu’il en coûta au grand Alexandre pour n’avoir point pris de précautions parmi les nations barbares où il porta son drapeau victorieux.

Colomb.

Il est différent de l’ancien, ce monde, qui est mon domaine, ou, pour mieux parler, le domaine de Ferdinand d’Espagne, pour qui l’a conquis votre valeur. Alexandre, tout grand qu’il était, n’a jamais vu ce monde, que Colomb a découvert, et sur lequel vous posez en ce moment les pieds.

Frère Buyl.

Cependant, de quelle Inde voulait-il parler en écrivant à son maître Aristote, ainsi que cela se voit dans Quinte-Curce ?

Colomb.

De celle qui était alors découverte. Quant à celle-ci, Ptolémée lui-même ne l’a pas connue.

Frère Buyl.

Quelle est donc la gloire immortelle que le ciel t’a réservée, ô Colomb ! Personne ne t’a précédé, et tu n’auras point de successeur.

Colomb.

Allons prendre nos armes. (S’exclamant.) Nouveau monde !

Tous.

Nouveau monde !

Ils s’éloignent.


Entrent LES INDIENS, qui s’avancent avec inquiétude vers la croix.
Dulcan.

Ils sont retournés vers la mer.

Tapirazu.

Vois ce qu’ils ont laissé.

Tacuana.

Qu’est ceci ?

Tapirazu.

C’est un morceau de bois.

Dulcan.

En effet. — Alors je vais le toucher.

Tapirazu.

Touche-le.

Dulcan.

Je l’ai touché. Touche-le à ton tour. — Touchez tous. — Oui, vraiment, c’est du bois.

Tacuana.

Comme il brille !

Dulcan.

Les yeux peuvent à peine en supporter l’éclat. Pourquoi l’a-t-on placé ici ?

Tapirazu.

Voyez : il y a trois morceaux de fer qui y sont cloués, l’un au pied, les deux autres sur les côtés.

Dulcan.

Je devine pourquoi.

Auté.

Tu peux nous l’apprendre.

Dulcan.

Ceux qui viennent de naviguer sur la mer, bien longtemps peut-être, l’auront, au moyen de ces clous, fixé sur le sable pour mettre à terre leurs maisons qui sont sur la mer, en attachant les cordes à ces fers.

Auté.

Il a raison.

Dulcan.

Ils se mettront où nous sommes, et les tireront jusqu’ici.

Tapirazu.

Eh bien ! qu’attends-tu ? Donne l’ordre que ce bois soit arraché.

Dulcan.

Il dit bien. Mettons-nous tous après.

Tacuana.

Sur ma vie ! il me vient à l’idée que nous nous abusons, et que nous faisons mal en tirant d’ici ce bois.

Dulcan.

Et comment ?

Tacuana.

Ce doit être quelque chose de sacré.

Tapirazu.

Tu plaisantes, belle Tacuana.

Tacuana.

Ne le vois-tu pas resplendir ?

Tapirazu.

C’est sans doute quelque tour qu’ils ont élevée là pour voir au loin le pays[34].

Dulcan.

Il dit bien. Et ils voudront regarder de là leurs maisons, la mer et la plage.

Auté.

Moi, je pense que c’est une machine au moyen de laquelle ils veulent connaître le cours du soleil en jugeant des heures d’après son ombre.


Entre MARÉAMA.
Maréama.

Que faites-vous ici, caciques ? — Ils vont revenir, ceux qui ont des cheveux sur le visage.

Tacuana.

Est-ce que tu les as vus, Maréama ?

Maréama.

Oui, je les ai vus ; car ils sont sortis de leurs logis flottants et reviennent à terre.

Dulcan.

Soleil, juge des hommes, double la force de mon bras, et si ces gens-là ne sont pas des dieux, donne-moi sur eux la victoire.


Entre TÉCUÉ, en courant.
Técué.

J’ai eu assez de courage pour m’approcher et les voir. Mais je tremble rien que d’y penser.

Tapirazu.

Qu’est-ce donc que tu as vu, Técué ?

Técué.

Vous me voyez encore rempli de terreur, et je ne sais comment vous dire cela. — Ces maisons qui recélaient des hommes les ont enfantés, et la terre, foulée par eux, s’est émue. Parmi eux, Dulcan, j’en ai vu un, si grand, si grand, que, je le jurerais, il dépassait les pins qui sont là-bas sur la montagne. Il avait deux têtes, dont l’une à la moitié du corps.

Dulcan.

Cela est étrange. — Que signifie, ô ciel ! ce prodige ?

Técué.

Celle d’en haut m’a paru petite ; mais celle qui est au milieu du corps m’a épouvanté.

Dulcan.

Elle est grande ?

Técué.

Elle est énorme, a les narines immenses et ouvertes, et elle est à demi cachée sous de longs cheveux, qui retombent de chaque côté. Toute la bouche est entourée d’écume. Elle a de longues oreilles dressées. Cet homme a une voix haute et forte, avec laquelle il pousse de longs cris. Sa poitrine est large ; mais il a des jambes menues, sur lesquelles il court avec une inconcevable rapidité. Il a quatre jambes.

Dulcan.

Qu’est-ce donc ?

Técué.

En cela il ressemble à la brebis et au daim.

Dulcan.

Ayant quatre jambes, il doit courir vite.

Técué.

Il a un ventre énorme.

Tapirazu.

Je le crois sans peine.

Dulcan.

Tu dis qu’il a des cheveux ?

Técué.

Oui, mais voici la différence : c’est que les cheveux que l’homme a sur le dessus de la tête il les a par derrière.

Dulcan.

Je vois, Tapirazu, que nous sommes perdus.

Técué.

Et puis ces cheveux sont plus longs que les nôtres. Ils tombent presque à terre.

Dulcan.

Allons, arrachons ce bois, qui est planté là sans doute pour amener jusqu’ici leurs maisons.

Ils entourent la croix et vont la saisir, lorsqu’on entend une décharge de mousqueterie. Ils tombent à terre pleins d’effroi.
Dulcan.

Ah !

Técué.

Je me meurs.

Dulcan.

Dieu, ou qui que tu sois, aie pitié de nous. (Aux Indiens.) Frappons-nous la poitrine.

Tapirazu.

Est-ce donc ainsi, Ongol, que tu veux nous détruire ? (À la croix.) Bois saint et charmant, si tu es par aventure l’image d’un Dieu puissant irrité de notre outrage, pardonne, car voici que nous t’adorons !

Dulcan.

Nous voilà agenouillés devant ta majesté, ô bois plus beau et plus suave que l’odorant cinnamome ! ô bois digne que le phénix te choisisse pour mourir et pour renaître ensuite plus brillant de ta flamme parfumée !

Técué.

Arbre maintenant dépouillé, si tu prends pitié de notre repentir, puisses-tu bientôt, s’il te plaît ainsi, te voir chargé de branches et de fruits !

Auté.

Plante chérie du soleil, ne tonne plus une autre fois, et puisse au printemps ta cime verdoyante s’élever jusqu’au ciel !

Dulcan.

Adresse-lui, toi aussi, une prière, ô ma bien-aimée ; car les rochers mêmes ne sont pas insensibles aux prières d’une femme, surtout quand elle est belle.

Tacuana.

Accorde-nous notre pardon, arbre sacré, et puisse de ton écorce couler une liqueur bienfaisante qui ait le privilége de guérir les blessures des hommes et de les ressusciter de la mort à la vie !


Entre PALCA.
Palca.

Que faites-vous là ? Levez-vous.

Dulcan.

N’est-ce point Palca ?

Palca.

C’est moi-même.

Dulcan.

Toi ?

Palca.

Oui.

Dulcan.

Ta vue seule me console. N’étais-tu pas captive ?

Palca.

Taisez-vous ; car le ciel vous visite, et chassez loin de vous ces soupçons qui vous privent du bonheur de voir nos hôtes. Ils ne viennent pas pour la guerre, mais pour la paix.

Dulcan.

Je demande pardon au ciel de les avoir mal jugés. Ils t’ont parlé ?

Palca.

Certainement.

Dulcan.

Qu’as-tu compris ?

Palca.

Qu’ils désiraient manger, et qu’en retour de ce que vous leur donneriez, ils vous apporteraient des objets comme ceux que voici.

Dulcan.

Oh ! comme cela est beau !… et comme cela sonne bien !

Palca.

Voyez encore les belles choses.

Tacuana.

Est-ce qu’ils en apportent beaucoup de semblables ?

Palca.

Beaucoup, belle Tacuana. (Montrant le miroir.) Et en voici un qu’ils m’ont donné qui est uni et brillant comme la surface de l’eau, et dans lequel il y a un visage.

Dulcan.

Quel heureux destin les a conduits vers ces lieux où jamais étranger n’est venu ?

Palca.

Regarde, Tacuana.

Tacuana.

Ô ciel !

Auté.

Montre-moi. (Il se regarde.) — Ah ! qu’ai-je vu ? — Reprends cela.

Tapirazu.

Fais-moi voir. (Il se regarde.) En vérité, il me semble que c’est moi. — Regardez-vous tous. Que craignez-vous ?

Dulcan.

Tu as raison, cacique ; ce sont leurs visages.

Tapirazu.

Et maintenant c’est le tien.

Dulcan.

Regardez-moi.

Tapirazu.

Nous te voyons.

Dulcan.

Quoi ! ce visage est le mien ?

Tapirazu.

Absolument le même.

Dulcan.

Ainsi donc nous sommes maintenant deux caciques pour gouverner ce pays ! — Si ces hôtes n’étaient point venus, je vous jure bien que dès ce jour je cesserais d’adorer le Soleil.

Tapirazu.

En voilà cinq ou six qui s’avancent. Fuyez à travers ces rochers.


Entrent COLOMB et LES ESPAGNOLS.
Palca.

Descendez, descendez ; n’ayez pas peur.

Colomb.

Pourquoi vous enfuir, mes amis ?

Frère Buyl.

Appelez-les. Faites-leur des signes.

Colomb.

Descendez, mes amis. Revenez. (Leur montrant des verroteries.) Prenez, prenez.

Barthélemy.

Les voilà qui descendent.

Arana.

Ils ne sont pas trop sauvages.

Terrazas.

Ils ont de l’intelligence.

Colomb, à Dulcan.

Embrassez-moi, mon hôte. (Aux Espagnols.) Embrassez-les tous, et partagez-leur ce que vous apportez.

Pinzon, à un Indien.

Ne me regarde pas avec étonnement : je suis un homme comme toi.

Colomb, aux Espagnols.

Traitez-les avec bienveillance, et faites-leur bon visage.

Frère Buyl.

J’avais peur qu’ils n’outrageassent ma croix, et ils lui rendent hommage ! — Ô croix ! c’est aujourd’hui pour toi un beau jour. Tu commences d’achever la rédemption du genre humain, et le démon frémit en perdant son royaume. Quel miracle plus surprenant que de voir ces hommes à demi brutes t’adorer dans un respectueux silence !

Colomb.

Demandez-leur s’il y a ici d’autres habitants.

Frère Buyl.

Par leurs signes ils répondent que oui.

Colomb.

Nous vous apportons la paix, mes amis.

Barthélemy, faisant des signes.

Comment se nomme cette terre ?

Dulcan.

Guanahami, Guanahami.

Colomb.

Ils ont vraiment beaucoup d’intelligence, et l’on pourrait s’en étonner. (Aux Indiens.) Y a-t-il plus loin une autre contrée ?

Dulcan.

Barucoa, Barucoa.

Colomb.

Ce doit être un grand continent.

Arana.

N’en doutez pas, illustre général. Jamais la puissance humaine n’avait accompli un tel exploit.

Colomb.

Je veux retourner en Espagne, en emportant d’ici ce que je trouverai. Durant mon absence je laisserai le commandement à mon frère, en qui j’ai toute confiance ; et ceux qui ne voudront pas revenir resteront avec lui.

Frère Buyl.

Tous, Colomb, seront charmés d’obéir à votre frère, car c’est un autre vous-même. Mais que pensez-vous emporter comme trophée ou comme échantillon du nouveau monde ?

Colomb.

C’est à quoi je songeais. — J’emmènerai dix de ces hommes, et en même temps j’emporterai les animaux et les oiseaux qu’on n’a pas en Europe.

Terrazas.

Vous ne l’ignorez pas, l’Espagne attend autre chose.

Colomb.

De l’or, veux-tu dire ?

Pinzon.

Justement.

Colomb, montrant de l’or à un Indien.

Avez-vous de cela ?

Terrazas.

Il a dit que oui !

Colomb.

Pourquoi témoigner tant de joie ?

Arana.

C’est que vous trouverez ici de l’or.

Colomb.

Le salut de ces hommes est pour moi le premier des biens.

Terrazas.

Quel bonheur !… Cherchons l’or… cela est permis. (À un Indien.) Va, mon ami, et apporte-nous de cela.

Arana.

Il y va.

Pinzon, à Colomb.

Cela ne peut pas vous fâcher ?

Colomb.

Ce qui me fâche, c’est que vous en ayez sitôt demandé.

Pinzon.

Nous ne faisons de mal à personne. — Jamais le ciel n’a donné l’or avec plus de bonté, puisqu’il est ici pour rien. En général on ne l’acquiert que par de longs travaux, en labourant, en écrivant ; et ici il vient tout seul, on le recueille sans l’avoir semé. (L’Indien revient avec des lingots.) Ma foi, le voilà déjà avec des lingots.

Colomb.

Prenez, et n’en soyez plus si avide.

Pinzon.

Cela nous appartient justement. Nous l’avons bien gagné.

Arana.

Bénies soient mes fatigues !

Terrazas.

Bénies soient mes souffrances !

Frère Buyl.

Quoi ! vous baisez ces lingots ?

Terrazas.

Mon père, occupez-vous d’instruire ces braves gens.

Colomb, à Dulcan, en faisant des signes.

Avez-vous des vivres ?

Dulcan.

Je soupçonne qu’ils nous demandent à manger.

Palca.

Il faut les mener à ton palais[35].

Dulcan.

Auté, va tuer quatre de mes prisonniers, les plus gras ; et quand ils seront cuits, tu les mettras sur la table.

Auté.

Je pars.

Dulcan, à Colomb.

Venez.

Colomb.

Ô Ciel ! permets que j’établisse la religion chrétienne dans ce monde, où jusqu’ici elle n’avait point pénétré ; et toi, Espagne, je vais t’apporter un monde, — le nouveau monde.

Les Espagnols.

Le nouveau monde !

ACTE TROISIÈME.


PERSONNAGES DU TROISIÈME ACTE.
COLOMB. DON ALVARO.
BARTHÉLEMY. DULCAN, Indiens.
TERRAZAS. TAPIRAZU,
ARANA. TACUANA,
PINZON. AUTÉ,
FRÈRE BUYL. PALCA,
LE ROI ET LA REINE. TÉCUÉ,
GONZALVE DE CORDOUE. UN DÉMON.





Scène I.

À Guanahami.


Entrent TERRAZAS et ARANA.
Arana.

À la fin Colomb est parti pour l’Espagne, et il nous laisse ici.

Terrazas.

Moïse parti, son frère Aaron resta pour commander les pauvres Israélites. Colomb est allé demander des instructions aux rois catholiques, et les prier d’étendre leur joug, à travers les vastes mers, sur ces taureaux sauvages.

Arana.

Comme on va être étonné en Espagne en apprenant l’existence d’un nouveau monde, et d’un monde si grand !

Terrazas.

Le soleil, dans sa course immense, ne voit rien de semblable. — Aussi dès que se répandra la nouvelle de ce monde que Colomb va donner à Ferdinand d’Espagne, il n’y aura pas de royaume étranger qui n’en conçoive la plus vive jalousie.

Arana.

Que diront-ils ceux à qui il a demandé leur aide et qui la lui ont refusée ?

Terrazas.

En admirant l’audace de Colomb, ils comprendront toute la grandeur de leur faute. L’Angleterre, la France, le Portugal et les autres peuples reconnaîtront leur ignorance.

Arana.

Combien de cœurs va attirer l’aimant puissant que nous avons trouvé ici !

Terrazas.

La soif de l’or, — de cet or qui, selon l’expression d’un grand poëte, soumet tous les rangs et tous les âges, — va s’étancher dans les richesses du nouveau monde. L’Europe se dépeuplera pour venir visiter ce vaste continent, et l’Océan sera témoin sans doute de quelque nouvelle Pharsale.

Arana.

Un homme d’esprit disait de l’or, que s’il est jaune, cela tient à l’inquiétude continuelle où il est à cause de la foule de gens que l’avarice précipite incessamment à sa poursuite. Tant de monde va maintenant se mettre à sa recherche qu’il en deviendra plus jaune encore.

Terrazas.

Il deviendra aussi plus commun.

Arana.

Oui, mais il finira par se cacher et manquer.

Terrazas.

En as-tu beaucoup ?

Arana.

J’en ai, grâce à Dieu, tout autant qu’il m’en faut pour vivre à l’aise en Espagne à mon retour ; car ici l’on dépense plus de patience que d’or.

Terrazas.

Je reconnais à présent que sans contentement la richesse n’est rien. À quoi me servent maintenant tous mes lingots ? À quoi puis-je les employer dans ce pays barbare ? Plus j’en ai, plus j’en veux, et ne suis jamais satisfait. Puisque tu n’es point dans l’or, où donc es-tu, contentement ? Tu n’es sans doute nulle part, car j’ai importuné le ciel pour m’enrichir, et à présent que je suis riche en ai-je plus de joie ?

Arana.

Vous avez raison ; et moi aussi, je l’ai remarqué, cet or n’est qu’une imagination, une chimère comme les coffres du Cid[36]. Le bonheur ne se trouve guère qu’entre Tolède et Madrid.

Terrazas.

Ou à Séville. J’étais heureux à Séville quand je mangeais de bonnes olives et de beaux fruits.

Arana.

Ô bonheur ! il n’est pas étonnant que tu ne te trouves pas en ce pays, si ton centre est la Castille… Mais non : le bonheur n’est nulle part ici-bas, et ceux qui pensent l’obtenir s’abusent étrangement. Le bonheur n’est ni dans la vie, ni dans les honneurs, ni dans les richesses, et ceux qui espèrent le trouver dans l’or le cherchent là surtout où il n’est pas.

Terrazas.

Dieu veuille que nous puissions retourner dans un pays où nous jouissions de nos trésors !

Arana.

Et quand nous serons en Espagne, peut-être envierons-nous l’or qui restera ici.


Entrent PINZON et AUTÉ. Pinzon tient une corbeille d’oranges.
Pinzon.

Tu remettras ceci au Père. Tu m’entends, Auté ?

Auté.

Je ferai comme tu l’ordonnes.

Pinzon.

Eh bien, pars, et ne manque pas de dire ce que je t’ai dit, et de lui donner ces oranges. (Aux Espagnols.) Comme nous n’avons pas dans ce pays les maisons de campagne de Séville et de Valence, une orange ici vaut mieux qu’un lingot d’or.

Auté sort.
Arana.

Où envoies-tu cet Indien ?

Pinzon.

À Hayti, messeigneurs.

Terrazas.

Avec une lettre ?

Pinzon.

Ce n’est rien. — Ce brave Indien va me faire un message, et en partant il me laisse pour otages deux jeunes filles du pays.

Arana.

Allons, je vois que tu ne passes pas mal la vie. Vive Dieu ! je connais un homme qui donnerait beaucoup pour trouver à Guanahami une aussi bonne fortune. — Est-ce que frère Buyl ne vient pas ?

Pinzon.

Je lui écris de se dépêcher, que l’on attend sa messe avec la plus grande impatience ; qu’Indiens et chrétiens soupirent après ce jour fortuné où ils verront Dieu lui-même descendre du ciel dans le saint sacrifice. — Ce retard est sans doute causé par la conversion de Hayti et de Barucoa.

Terrazas.

Alors il n’est pas permis de s’en plaindre.

Pinzon.

J’envoie au Père douze oranges ; c’est plus de la moitié de ce qui me restait. Pourvu que cet Indien ne me les mange pas en route ! Mais j’ai quelque confiance en lui ; il est d’ailleurs intelligent et parle un peu espagnol.

Arana.

Si le Père part sur-le-champ de Hayti, il sera ici ce soir et pourra dire demain sa première messe.

Terrazas.

Voici Tacuana qui vient de ce côté. Laisse-moi causer avec elle, pour que je juge des progrès qu’elle a faits dans l’espagnol.

Pinzon.

Pour moi, je vais voir si je trouve mes deux jeunes filles.

Arana.

Il paraît que tu es un fameux coq, puisque tu n’as pas assez d’une poule.

Pinzon.

C’est possible. Sans faire tant de bruit, on peut être bon compagnon.

Il sort.


Entre TACUANA.
Tacuana.

Vaillants Espagnols, si vous êtes réellement les fils du Soleil, comme l’annonce la foudre dont vous êtes armés, et votre noble taille, et votre beau visage, et votre langue harmonieuse, — puissiez-vous voir toute cette contrée soumise à vos lois, votre Dieu et votre Christ triomphant de tous nos dieux, et votre croix, que nous prêche ce prêtre béni qui l’a apportée sur ses épaules pour notre salut, adorée depuis Hayti jusqu’aux dernières limites du Chili ! Puissiez-vous voir cet or, objet pour nous de tant de craintes, croître ici à votre hauteur comme fait votre blé d’Europe, et se reproduire chaque année durant des siècles ! Puissiez-vous retourner contents dans votre patrie, en emportant assez de ce métal pour que vos enfants aient des jouets d’or ; et puis les amener dans ce pays, afin qu’ils mêlent leur sang au nôtre, et que tous les Indiens deviennent Espagnols ! — Je viens vous prier de me délivrer du cacique barbare qui me tient ici captive en son pouvoir depuis le jour où vos maisons flottantes, après avoir traversé la mer, abordèrent notre plage. Je suis Tacuana de Hayti ; Dulcan m’a enlevée à mon époux le jour de mes noces ; mon époux est Tapirazu ; mon père me l’avait choisi comme l’homme le plus brave qu’il y ait dans la contrée. J’ai su par un des nôtres qu’il m’attend dans la forêt prochaine avec un hamac et dix Indiens qui m’emporteront en courant. Si vous daignez me conduire jusque-là, je vous ferai des présents si riches et en tel nombre, que dix chevaux d’Espagne ne pourront pas les porter. Je vous donnerai de beaux arcs, des boucliers doublés de peaux de bêtes ou d’écailles de poisson, des casques ornés de plumes magnifiques et recouverts de feuilles d’or. Je vous donnerai vingt boucliers et vingt casques. Je suis femme, et en cette qualité je puis demander la protection d’un homme, surtout d’un homme vaillant ; je puis lui demander qu’il ait pitié de moi et qu’il m’aide à retrouver mon époux.

Terrazas.

Il suffit, Tacuana ; suis-moi et sois sans crainte. En te voyant sous ma protection, personne ne songera à te faire la moindre offense. Je sais que Dulcan t’opprime et ne veut pas te rendre à ton mari ; mais tu le reverras aujourd’hui. Quant à tes présents et à ton or, garde tout cela ; garde-le pour en broder un riche hamac où tu reposes.

Tacuana.

Que le ciel te protége, généreux Espagnol !

Terrazas.

L’amour a entendu ma plainte. (À demi-voix.) Tu as entendu, Arana ?

Arana.

Où mènes-tu cette femme ?

Terrazas.

Et où veux-tu que je la mène, sinon en un lieu où je puisse me consoler avec elle de mon long veuvage ? Me crois-tu donc de marbre ?

Tacuana, à part.

Cet Espagnol, je le vois maintenant, n’est pas un dieu. S’il était un dieu, il aurait deviné mes sentiments, il aurait deviné l’amour qui m’a conduite vers lui. Je n’ai inventé cette ruse que pour me donner à ses désirs, et lui, il pense qu’il me va posséder malgré moi !

Terrazas.

Partons, belle Tacuana.

Tacuana.

Je voudrais savoir ton nom.

Terrazas.

Rodrigue.

Tacuana.

Tu ne me trompes pas ?

Terrazas.

Tu aurais tort de le croire. Je me nomme Rodrigue, et mon nom de famille est Terrazas.

Tacuana.

Es-tu noble ?

Terrazas.

Tous les Espagnols le sont.

Tacuana.

Tu n’useras pas de violence à mon égard ?

Terrazas.

Jamais.

Tacuana.

Donne-moi la main[37].

Terrazas.

La voilà. (À part.) Serment d’amour n’est pas obligatoire. (Haut.) Partons.

Il sort avec Tacuana.
Arana.

Suis-je assez malheureux ! — Tous ici, jusqu’au dernier matelot, ont quelque amourette, et moi seul n’en ai pas, et je meurs d’ennui.


Entre PALCA.
Palca.

Espagnol, est-ce que Tacuana n’était pas ici tout à l’heure ?

Arana.

Oui, belle Palca. Tu la cherches donc ?

Palca.

Je ne suis sortie que pour cela. Dulcan s’est aperçu qu’elle avait disparu, et il fait retentir son palais de ses cris.

Arana, à part.

Il faut que cette femme soit à moi, dussent en enrager tous les Indiens. (Haut.) Que caches-tu dans ton sein, Palca ? Voyons.

Palca.

Je n’y ai point d’or.

Arana.

Ce n’est pas non plus ce que je désire. J’aime mieux ta poitrine charmante ; et je ne cherche point de l’or quand j’ai un trésor sous ma main.

Palca.

Tu n’aimes pas l’or ?

Arana.

Tu es l’or que j’aime.

Palca.

Eh bien ! alors tu auras tout l’or que tu voudras.

Arana, à part.

Jamais on n’a vu autant de facilité ; elles regardent un refus comme un déshonneur. Cela tient probablement à ce qu’elles vont toutes nues. (Haut.) Tu es donc à moi ?

Palca.

Je suis à tes ordres.

Arana.

Il faudrait que nos dames espagnoles fussent d’aussi bonne composition. Il est vrai que si elles avaient de l’argent de reste comme ici, elles ne demanderaient pas pour leurs épingles.

Ils sortent.



Scène II.

À Hayti.


Entrent FRÈRE BUYL et AUTÉ.
Frère Buyl.

Donne-moi la lettre, bon Indien.

Auté.

Voici ce qu’on m’a remis pour toi. Mais dis-moi, est-ce que cela doit te parler ?

Frère Buyl.

Voyons ce dont il s’agit. (Il lit.) « Mon père, les chrétiens et les Indiens désirent vivement que vous reveniez de Hayti. »

Auté.

Par le Soleil ! voilà un étrange prodige !… — Le papier qui parle !

Frère Buyl, lisant.

« La croix seule a fait des miracles à Guanahami ; elle a suffi à les convertir, et tous voudraient entendre une messe. »

Auté.

Divin Soleil ! cela n’a pas dit un mot de tout le chemin, et ici tout de suite cela parle ! — Vraiment cet hpomme est un dieu, puisqu’il fait parler les objets muets.

Frère Buyl, de même.

« Je partage avec vous ce que j’ai. Je vous envoie douze oranges sur deux douzaines à peine qu’il me reste. » (Il compte les oranges.) Il n’y en a que huit (À Auté.) Qu’est-ce donc, mon fils ? il en manque quatre.

Auté.

Qui te l’a dit ?

Frère Buyl.

Le papier.

Auté.

Je ne l’aurais jamais pensé.

Frère Buyl.

Tu les as mangées ?

Auté.

Oui.

Frère Buyl.

Oui ?

Auté.

Oui. — Mais je t’en demande humblement pardon… et aussi au papier. Si j’avais su qu’il te le dirait, je ne les aurais pas mangées.

Frère Buyl.

Ne recommence pas une autre fois.

Auté.

Oh ! non, tu verras !

Frère Buyl.

Son effroi m’amuse.

Auté.

Le traître !

Frère Buyl.

Songe que Dieu te punirait.

Auté.

Il se taisait pendant que je mangeais, et à peine ai-je donné les autres qu’il parle.

Frère Buyl.

Pour aujourd’hui, je suis en grande occupation, et d’ailleurs il se fait tard. Viens demain à Barrucoa, et tu me ramèneras.

Auté.

À quelle heure, Espagnol ?

Frère Buyl.

Le matin, au lever du soleil, trouve-toi ici avec le canot.

Auté.

Tu seras obéi.

Ils sortent.



Scène III.

À Guanahami.


Entrent DULCAN et TERRAZAS.
Dulcan.

Tu dis, Rodrigue, qu’elle est partie ?

Terrazas.

Oui, Dulcan, je l’ai vue.

Dulcan.

Pourquoi ne m’as-tu pas averti ?

Terrazas.

Je me suis hâté d’accourir.

Dulcan.

Ainsi le féroce Tapirazu m’a enlevé Tacuana !

Terrazas.

Tu te plains et tu cries comme un lion en fureur.

Dulcan.

Ah ! Espagnol, si tu savais tout ce que j’ai fait pour l’avoir. Ceci me prouve la colère du ciel. Ongol est irrité contre moi de ce que je l’ai abandonné pour celui que vous appelez le Christ.

Terrazas.

Au contraire, Dieu te punit de ce que tu rends encore des honneurs à Ongol, et aussi de ce que tu as enlevé la femme d’un autre… Ce qui n’est permis à personne, non pas même à un cacique ou à un roi. (À part.) Je prêche à merveille… mais ce n’est pas pour moi.

Dulcan.

J’enrage… je suis au désespoir !

Terrazas.

Je le conçois. Mais tu dois comprendre aussi qu’il est juste qu’elle retourne auprès de son mari.

Dulcan.

Comme elle a mal reconnu ce qu’elle devait à mon amour !… comme elle a mal récompensé mes soins ! — Il est vrai que toutes les preuves de tendresse ne sont comptées pour rien par qui n’aime pas. — Ils ont pris le chemin de Hayti ?

Terrazas.

La crainte les a fait entrer dans la forêt.

Dulcan.

Y sont-ils encore ?

Terrazas.

C’est là que je les ai vus.

Dulcan.

Dis-moi, pourrais-je me tenir sur un de vos chevaux ?

Terrazas.

Pourquoi ?

Dulcan.

Pour les poursuivre.

Terrazas.

Tu aurais tort. C’est demain le jour de la messe que doit célébrer notre père, et pour rien au monde tu ne peux t’exempter d’y paraître. Toi, le chef, le roi de ce pays, tu donnerais, en y manquant, un mauvais exemple qui produirait du scandale ; car nous autres Espagnols, nous avons l’habitude de dire que les rois sont des miroirs où les vassaux voient la conduite qu’il doivent suivre. Si tu ne venais pas, outre que le ciel en serait grandement offensé, tu fâcherais Barthélemy Colomb, et le roi d’Espagne, en apprenant cela, bouleverserait toute la contrée qui est derrière la mer d’Occident. Mais je te donne ma parole que, la messe célébrée, je t’accompagnerai avec mon épée et ma foudre, et te seconderai dans tes recherches.

Dulcan.

Tu t’engages à me faire retrouver mon épouse ?

Terrazas.

Je m’engage à te la ramener.

Dulcan.

Il suffit, Rodrigue. — Quand vient le Père ?

Terrazas.

Je crois que demain il sera ici.

Dulcan.

Et il dira la messe ?

Terrazas.

Oui.

Dulcan.

Je désire l’entendre. — Viens m’instruire sur le sacrifice de l’autel.

Terrazas.

Dieu te récompensera.

Dulcan.

Je ne puis faire plus en de telles circonstances.

Ils sortent.



Scène IV.

À Hayti.


Entre AUTÉ, portant une lettre et un bocal rempli d’olives.
Auté.

Il est l’heure, ce me semble, que le Père sorte de Hayti afin d’arriver demain au point du jour à Guanahami. — Pinzon m’a envoyé avec une bouteille remplie d’un fruit étranger, dont il apporta d’Espagne un plein baril. — Je meurs d’envie d’y goûter, mais je n’ose ; j’ai peur que ce démon, ce papier ne me trahisse. — Parleras-tu ? — Il ne répond pas. J’en étais bien sûr ; il garde toujours le silence au moment où je vais parler, et puis ensuite… — Si je le cachais derrière ces broussailles pour qu’il ne me voie pas ? Il ne bouge pas… il fait semblant de ne pas voir, mais je le vois par une petite ouverture. Couvrons-le. — Là, bien. Maintenant je puis manger. (Il ouvre le bocal et prend une olive.) Dieu me soit en aide ! commençons par une, après avoir ôté l’écorce. (Il mange le noyau.) C’est bien dur, et je soupçonne que cet Espagnol se sera moqué de moi. — À une autre. — Elle est de même, je m’y casserais les dents. — Mais il me vient une idée ; ce qu’il faut manger de ce fruit c’est précisément ce que je jetais, c’est l’écorce. (Il mange la chair de l’olive.) Oh ! que c’est bon ! Encore une. (Il en mange une autre.) En voilà quatre… je m’arrête ; ma gourmandise est satisfaite et aussi ma curiosité. — Essuyons-nous la bouche pour que le papier n’y connaisse rien. (Il reprend la lettre.) Mais voici l’Espagnol à qui je dois la remettre. Il n’y aura pas de bavardage cette fois.


Entre FRÈRE BUYL.
Frère Buyl.

Il est donc l’heure, mon cher Auté ? car je t’ai aperçu de loin.

Auté.

J’étais sur la plage avant le lever du soleil. — Le canot t’attend. — Voici ce que Pinzon m’a donné pour toi afin que tu fisses collation, pensant, je crois, que je te verrais le soir.

Frère Buyl.

M’apportes-tu une lettre ?

Auté.

La voici. (Au papier.) Aujourd’hui, j’espère, tu ne diras rien.

Frère Buyl, lisant.

« J’ai fait préparer le canot pour votre retour. Notre général désire que vous ameniez avec vous tous les Indiens de Hayti. »

Auté, à part.

Cela ne va pas mal. Comme le papier ne m’a pas vu manger, il ne lui dit rien.

Frère Buyl, lisant.

« Ils pourraient tous réunis entendre la messe à Guanahami. »

Auté, à part.

Il n’a pas encore fini de parler ; je commence à craindre quelque chose.

Frère Buyl, lisant.

« Suivant mon habitude, et afin que vous vous aperceviez le moins possible de la stérilité de ce pays, je vous envoie douze olives. » (À Auté.) Donne-moi cela. — D’où vient ton trouble ? (Il compte les olives.) Comment ! tu en as mangé quatre ?

Auté, à part.

Eh bien ! il m’a encore vu, quoique je l’eusse couvert. (Haut.) C’est que, mon père, comme elles ont été dans l’eau, elles se sont gâtées, et je les ai jetées pour qu’elles ne gâtassent pas les autres.

Frère Buyl.

Je sais ce qui en est ; et si tu recommences, je te châtierai comme tu le mérites.

Auté.

Je ne me fierai plus jamais au papier.


Entrent TAPIRAZU et un grand nombre d’Indiens.
Tapirazu.

Allons tous avec lui pour lui voir tenir sa promesse ; car il a dit que ce Dieu devait descendre dans ses mains.

Frère Buyl.

Mes enfants, mes chrétiens bien-aimés.

Tapirazu.

Nous allons avec toi, mon père ?

Frère Buyl.

Oui, mes enfants, pour entendre la messe… Y a-t-il des canots pour tous ?

Tapirazu.

Nous en aurons. Dites-nous ce qu’il faut faire.

Frère Buyl.

Vous n’avez qu’à m’accompagner, et à prier pendant le voyage.

Tapirazu.

Eh bien, nous sommes prêts.

Frère Buyl.

Alors partons. — Et répétez ce que dis : — Je crois en Dieu…

Tous.

Je crois en Dieu…

Frère Buyl.

… Le Père tout-puissant.

Tous.

Le Père tout-puissant.

Frère Buyl.

C’est en prononçant ces paroles qu’il vous faudra entrer dans l’église. (À part.) Seigneur, puisque vous les avez rachetés, remplissez-les de votre esprit ; et puisque vous avez donné votre sang pour eux, donnez-leur l’eau du baptême. (Aux Indiens.) Dites tous les mêmes paroles que moi sur mer comme sur terre.

Tapirazu.

De grâce, enseignez-nous.

Frère Buyl.

Notre Père qui êtes aux cieux…

Tous.

Notre Père qui êtes aux cieux…

Ils sortent.



Scène V.

À Guanahami.


Entrent DUNCAN, BARTHÉLEMY, PINZON et TERRAZAS.
Barthélemy.

C’est ainsi que je l’ai disposé. Mais, sache-le, dès que cette cérémonie s’accomplira, tes dieux impuissants seront chassés du temple ; car nos livres saints disent que Christ et Bélial, Dieu et le démon ne peuvent demeurer ensemble.

Dulcan.

Je te crois, je te respecte, Barthélemy, et je crains ton Dieu. Considère cependant que nous professons notre culte comme il nous a été transmis. Nos pères l’avaient reçu de leurs aïeux, et leurs aïeux l’avaient reçu de leurs prédécesseurs ; en sorte qu’il se perd dans la nuit des temps. Pour moi, certes, cela ne m’empêcherait pas de renverser Ongol, que vous appelez une idole, ni même de renoncer au Soleil, comme s’il n’était pas ; mais considère la coutume de mon peuple. Laisse qu’ils entendent cette messe, et que les habitants de Guanahami, de Hayti et des autres îles s’affectionnent peu à peu à ton Christ et à sa religion, et ensuite d’eux-mêmes, sans doute, ils jetteront à bas leurs idoles et demanderont d’adorer ce Dieu que tu dis si grand, si puissant.

Barthélemy.

Je ne veux pas t’affliger, Dulcan ; mais prends-y garde, n’excite pas la colère de Dieu, de Dieu qui tient en sa main et ton empire et le monde. J’attends le Père qui doit célébrer la messe, et quoique le temple soit suffisamment orné, je ne voudrais pas y voir les idoles.

Pinzon.

Laissez, seigneur, leurs faux dieux dans le temple. Quelle plus grande honte peut-il y avoir pour eux que de se retrouver face à face avec le vrai Dieu contre lequel ils voulurent jadis se révolter et qui les chassa du ciel !

Dulcan.

Eh quoi ! est-ce qu’avant ce jour mes dieux ont eu querelle avec le tien ?

Terrazas.

Veux-tu que je te montre brièvement quel est notre Dieu et quels sont les tiens ? Je le ferai d’une façon grossière, afin que ton entendement si inculte encore me comprenne.

Dulcan.

Je le veux bien.

Terrazas.

Que Dieu donc ouvre ton intelligence et t’envoie sa lumière. — Notre Dieu existe unique en trois personnes : le Père incréé et, toujours le même, le Fils engendré de lui, et le Saint-Esprit qui des deux procède. Lorsqu’il créa les deux mondes, celui-ci et l’autre, — il créa en même temps neuf chœurs d’excellents esprits. Or le premier de ces chœurs était si beau, si puissant, si parfait, qu’il l’emportait sur les autres comme le cyprès sur le myrte, et que les esprits qui le composaient avaient le privilége de se tenir incessamment devant Dieu, comme les principaux vassaux devant le prince. Or Dieu, qui a dans son sein les choses futures, leur ayant parlé de la venue de son Fils qui devait se faire homme, Luzbel (ainsi se nommait le chef de ces esprits), jaloux de voir qu’il y aurait un homme qu’il lui faudrait adorer, se révolta contre Dieu, réunit les superbes, et tous se présentent armés dans les vastes plaines du ciel. Les bons, qui sont contents de l’exaltation de l’homme et de son retour à la grâce, marchent contre les rebelles ; et les frappant avec l’épée flamboyante de la Justice divine, les précipitent dans les enfers ; et dès ce moment, comme parle Isaïe, commença pour les mauvais anges une nuit éternelle. Ainsi fut châtié l’orgueilleux Luzbel, qui disait en son cœur : « Je surpasserai les étoiles du ciel et je me rendrai égal à Dieu. » Et depuis lors il s’applique à tromper les hommes et à détourner vers lui-même le culte qu’ils ne doivent qu’à Dieu seul. C’est ainsi qu’il vous a trompés à cause de votre ignorance, et qu’il se joue de vous en vous annonçant l’avenir par la bouche de ses statues : car il est très-savant, comme l’a reconnu le prophète Ézéchiel lorsqu’il l’a nommé Cherub, ce qui signifie plein de science. — Mais le Christ, effrayé de voir Luzbel régner dans ces contrées lorsqu’il a versé pour vous son sang sur la croix, — le Christ a inspiré à Ferdinand d’Espagne, le roi catholique, de vous envoyer Colomb pour vous convertir à la foi. — Considérez donc maintenant ce que sont ces idoles que vous préférez au Christ, — au Christ, mort pour le salut des hommes, ensuite ressuscité au ciel, et qui, pour se rendre présent parmi nous, a voulu dans son amour descendre du ciel sous l’image du pain et du vin toutes les fois que le prêtre célèbre le sacrifice de la messe.

Dulcan.

Tout cela me paraît bien obscur et bien difficile à comprendre. Vienne le Père, et nous en parlerons de nouveau avec détail. Comment ne serais-je pas affectionné au Christ, puisque je vous ai donné l’or avec lequel vous avez fait votre calice et les autres vases ? — Il faut que je vous apprenne quelque chose d’étrange. Cette nuit, pendant mon sommeil, Ongol est venu me trouver dans mon palais, et il m’a recommandé de jeter cette croix que le Père m’a donnée. Je n’ai point voulu lui obéir ; et il est sorti en poussant des cris qui ont réveillé tous mes serviteurs. Ce matin, au point du jour, il est revenu me voir, et il m’a dit qu’il se fâcherait contre moi si je persistais à porter la croix sur ma poitrine.

Barthélemy.

Le perfide !… De là tu peux facilement induire, cacique, qu’Ongol est moins puissant que le Christ, puisqu’il le craint, et qu’il est le même que ce Luzbel, qui fut, comme te l’a dit Rodrigue, chassé du ciel.

Dulcan.

Je le crois ainsi.


Entre ARANA.
Arana.

Illustre commandant, voici le Père qui vient d’arriver, et il attend à la porte du temple où il doit célébrer la messe.

Barthélemy.

Que le ciel vienne en aide à nos pieuses intentions ! Et puisque Dieu va descendre ici, que le Démon en sorte !… M’accompagnes-tu, Dulcan ?

Dulcan.

Je te suis. J’attends seulement mon brancard, afin de sortir avec les cérémonies auxquelles je suis accoutumé.

Barthélemy.

Ne tarde pas.

Dulcan.

J’y vais à l’instant.

Ils sortent.
Dulcan, seul.

Que faire ? Dois-je laisser Ongol pour ce dieu étranger ? Dois-je laisser le soleil, la lune, les étoiles, pour ce Dieu homme, pour ce Dieu espagnol ? Dois-je cesser d’adorer leur lumière pour adorer cette croix de bois sur laquelle leur Dieu est mort ? — Il le faut : car si je ne faisais pas comme ils veulent, ils pourraient bien me tuer ; et je dois me soumettre, quoique l’on doive chercher Dieu par amour et non par crainte. — Ah ! combien il est difficile de renoncer à son antique foi… Mais si Ongol n’est qu’un ange rebelle, et si le Christ est ce Dieu puissant qui châtia sa rébellion, il vaut mieux suivre le Christ.

Il va pour sortir.


Entre LE DÉMON, sous le costume d’un Indien.
Le Démon.

Arrête, Dulcan ; où vas-tu ?

Dulcan.

Qui es-tu ?

Le Démon.

Ton dieu.

Dulcan.

Pourquoi m’empêcher de sortir ?

Le Démon.

Pour que tu n’ailles point là-bas ?

Dulcan.

Je ne puis t’écouter : je l’ai promis.

Le Démon.

Je te tuerai.

Dulcan.

J’espère que non.

Le Démon.

Alors où vas-tu ?

Dulcan.

À la messe.

Le Démon.

Insensé, qui crois à cette feinte amitié ! Ne vois-tu pas que ces hommes, sous prétexte de religion, viennent ici prendre ton or, et qu’ils feignent de travailler à l’établissement du christianisme jusqu’à ce que d’autres les remplacent, qui achèvent de t’enlever toutes tes richesses ? — Car voilà que Colomb arrive en Espagne.

Dulcan.

Alors, Ongol, dis-moi, à quoi verrai-je que ces gens-là me trompent ?

Le Démon.

À ce que le Soleil vient de voiler sa face pour ne pas être témoin de ton abandon. — Et puis, écoute. Ce perfide Rodrigue qui se dit ton ami, c’est lui qui t’a enlevé Tacuana. Il prétend qu’un autre l’a enlevée, l’a conduite à travers la forêt, et la tient cachée dans le creux d’un rocher. C’est lui qui la garde, lui qui la possède, lui qui vient de passer la nuit auprès d’elle. — Que dis-tu maintenant de leur religion ?

Dulcan.

Rodrigue avec Tacuana ?

Le Démon.

Si tu ne me crois pas, veux-tu venir à son logis ?

Dulcan.

Oh ! les perfides ! les traîtres ! cruels Espagnols, qui commettent des crimes sous les dehors de la piété chrétienne !… Aux armes, Indiens ! aux armes !

Le Démon.

Appelle, appelle aux armes ! La justice, la raison est pour toi ; pour toi sera la victoire. — Va troubler la messe qu’ils célèbrent.

Dulcan.

Qu’ils meurent ! qu’ils meurent !

Le Démon.

Il faut joindre l’effet aux paroles.

Dulcan.

J’y consens. — Qu’ils meurent ! qu’ils meurent !

Le Démon.

Marche ! hâte-toi.

Dulcan.

Je veux aujourd’hui que leur joie soit convertie en deuil !

Il sort. Une toile se lève ; on voit un autel couvert de cierges et surmonté d’une croix : de chaque côté de l’autel tombe la statue d’une idole, et il en sort six démons.
Le Démon.

Tu as vaincu, Galiléen, comme disait Julien l’Apostat, tu as vaincu ! Ma résistance a été inutile ! tu triomphes !… Maintenant que tu es descendu du ciel dans ton sacrifice, tu as pris possession des Indes, je te cède cet empire et retourne en ma prison. Dans le corps de ces hommes brutaux, j’étais comme ces esprits qui jadis entrèrent dans le corps d’animaux immondes, et comme eux tu me précipites dans les abîmes. Désormais j’abandonne la terre où je suis sans pouvoir. Tu as racheté le monde, et le monde entier est à toi !

Il sort.


Entrent TERRAZAS, l’épée à la main, et DULCAN, armé d’une massue. À leur suite, entrent LES ESPAGNOLS et LES INDIENS, qui se battent.
Dulcan.

Frappez ! frappez ! car ils nous trompent.

Terrazas.

Hélas ! je suis mort.

Dulcan.

Meurs, infâme.

Arana.

Où sont nos foudres ?

Tapirazu.

Vous ne les aurez pas !

Dulcan.

Vous venez, avec vos faux dieux, nous enlever notre or et nos femmes.

Auté.

Ils sont tous morts.

Dulcan.

Eh bien ! que sans retard on enlève cette croix de la place où elle est.

Técué.

C’est bien dit. — Tirons tous. — La voilà à terre.

Dulcan.

Emportez-la vite, et jetez-la dans la mer. (On entend une musique mélodieuse, et une croix sort de l’endroit même où s’élevait la première, et va peu à peu grandissant). Mais écoutez. — Regardez : le tronc a repoussé aussitôt… C’est un arbre divin.

Técué.

Voyez comme il s’élève et grandit.

Tapirazu.

Cela est prodigieux. D’aujourd’hui je commence à trembler.

Dulcan.

Nous avons mal fait de les tuer. Allons trouver le Père.

Tacuana.

Bois sacré, dès aujourd’hui tu dois régner sur ces contrées. — Pardonne-nous une seconde fois.

Dulcan.

Il n’en faut pas douter, la religion chrétienne est la seule véritable. — Que celui qui dira le contraire meure.

Tapirazu.

Fais-le proclamer par un héraut.



Scène VI.

À Barcelone.


Entrent FERDINAND, ISABELLE et le Cortége.
Ferdinand.

Oui, madame, Colomb est de retour. Il est entré aujourd’hui à Barcelone, nous apportant la couronne d’un nouveau monde. Cela est positif ; beaucoup de gens l’ont vu.

Isabelle.

C’est la plus grande merveille de notre siècle.

Ferdinand.

Les siècles passés n’ont rien vu, ni les siècles futurs ne verront rien de semblable.


Entre GONZALVE DE CORDOUE.
Gonzalve.

Madame, Colomb vient d’arriver entouré d’une foule immense. C’est un spectacle étonnant.

Ferdinand.

Il mérite de tels honneurs, l’homme qui a accompli de si grandes choses ; et le monde peut l’admirer comme un prodige sans égal, puisqu’il a donné un monde aux rois de Castille.


Entre DON ALVARO.
Don Alvaro.

Colomb est à la porte du palais.

Ferdinand.

Qu’on l’ouvre des deux côtés, ou même qu’on abatte le mur, comme on fit à Troie pour le Palladium[38] ; car il faut de la place à un homme qui vient avec un monde.

Isabelle.

Qu’on ouvre toute la porte au conquérant d’un monde, puisque la Renommée lui a déjà ouvert la porte de la Gloire.


Entre COLOMB. Il est suivi de six Indiens à demi nus et tatoués ; deux Pages l’accompagnent portant sur des plats d’argent, l’un des lingots d’or, l’autre des perroquets.
Colomb.

Illustre prince, et vous, héroïque princesse, permettez que j’embrasse vos genoux.

Ferdinand.

Je ne puis en croire mes yeux. C’est bien lui.

Isabelle.

Oui, c’est lui-même.

Colomb.

Rois catholiques, dans l’espace de huit mois je vous ai conquis et je vous apporte un autre monde à gouverner. Vous voyez, comme prémices de ce monde, ces hommes et cet or.

Ferdinand.

Et je vous en rends grâce. — Levez-vous, levez-vous, nouvel Alexandre plus grand que le premier : car lui, il passa sa vie à conquérir une partie du monde alors connu, et vous, en huit mois, vous avez conquis un nouveau monde tout entier. Non, mon cher amiral, il n’y a pas un homme dans l’antiquité que l’on puisse vous comparer ; vous les surpassez tous. Qu’il est beau, qu’il est glorieux à vous d’avoir donné un continent à l’Espagne, et à Dieu toutes ces âmes ! Mais, Christophe Colomb, j’ose dire que votre nom de baptême vous prédestinait à cet exploit ; car l’auteur de cette rédemption devait avoir quelque chose du Christ[39]. Comme le saint dont on vous a donné le nom, vous avez fait traverser les mers, — ces vastes mers qui désormais sont nôtres, — aux naturels de ce monde lointain, en les portant sur vos puissantes épaules[40] ; et en leur faisant traverser les mers, vous les avez conduits au port du ciel… Je reçois de votre main le don immense que vous m’offrez, — ce don, le plus grand qu’un homme ait jamais offert à un roi. Je ne sais que vous donner en retour. Mais pour essayer de m’acquitter, ou plutôt pour vous témoigner ma reconnaissance, je vous nomme duc de Beraguas, grand amiral de la mer, et je vous donne pour armes deux châteaux et deux lions sur la mer, pour la Castille et pour Léon[41].

Colomb.

Sire, en me comblant ainsi de vos éloges et de votre libéralité, vous m’inspirez le regret que je ne puisse pas vous découvrir un autre monde pour vous montrer ma gratitude. — (Montrant les Indiens.) Ces hommes, sire, ont été instruits dans notre religion, et ils désirent le baptême.

Ferdinand.

C’est moi qui serai leur parrain.

Colomb.

Ils se prosternent devant vous. — J’ai beaucoup de choses, sire, à vous conter sur notre découverte.

Ferdinand.

Il me tarde d’être seul avec vous pour vous entendre. (À la Reine.) Cet or, madame, je vous le cède ; il est pour vous.

Isabelle.

Et moi, sire, je veux le donner à l’église de Tolède, qui aura là de quoi faire un magnifique tabernacle.

Ferdinand.

Je brûle d’entendre le récit de cet exploit héroïque. (À Colomb.) Venez, duc. (À la Reine.) Et vous, madame, venez écouter la relation de Colomb, la découverte du nouveau monde.

Le Roi, la Reine et Colomb sortent.
Gonzalve.

Je suis, je l’avoue, émerveillé de cet événement. À la bonne heure ! voilà une conquête !… et elle n’a coûté que huit mois !

Don Alvaro.

Honneur à Gênes ! elle peut être fière d’avoir produit tant de grands hommes, et particulièrement Colomb, le plus grand de tous. Déjà de l’Espagne, comme du haut d’une montagne élevée, on voit les Indes-Occidentales. Déjà nous pouvons juger de ses habitants et de ses richesses.

Gonzalve.

Croyez-vous qu’il y ait assez d’or pour couvrir les avances ?

Don Alvaro.

Certainement. On a prêté à Colomb seize mille ducats, et les lingots en valent le double.

Gonzalve.

Et puis, il y a les présents.

Don Alvaro.

Oui, des pierres du plus grand prix, des oiseaux du plus beau plumage, et surtout les nouveaux vassaux.

Gonzalve.

Voilà qu’on sort pour le baptême.

Don Alvaro.

Le roi et la reine serviront de parrains.


Entrent des Musiciens, les Indiens, COLOMB, FERDINAND, ISABELLE, et le Cortége. On porte devant Colomb une bannière avec ses armes entourées d’une devise.
Ferdinand.

Que dites-vous, madame, de cette bannière et du blason ?

Isabelle.

Tout cela est bien dû à Colomb, l’inventeur d’un nouveau monde.

Ferdinand.

Je ferai écrire au saint-père cet événement. J’en ferai part également à Gênes, noble mère d’un si glorieux fils.

Isabelle.

Que dit cette devise ?

Colomb.
Pour la Castille et le Léon
Un nouveau monde a trouvé Colomb.
Ferdinand.

Elle dit bien sa gloire et la nôtre. — Allons donner le baptême à ces représentants de l’Inde, et offrir à Dieu nos prières et nos cœurs. — C’est un beau jour pour Colomb que celui où il a étendu la domination du Christ et la puissance de l’Espagne.

Colomb, au Public.

Ainsi finit, noble assemblée, l’histoire du nouveau monde.


FIN DE LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.

  1. Dans le texte espagnol imprimé en 1614, les divisions de cette pièce sont intitulées actes (actos), et non pas journées (jornadas). Cela semblerait indiquer qu’à l’époque où elle fut composée (dans les dernières années du seizième siècle), la dénomination de jornada n’était pas encore généralement admise.
  2. Dans l’espagnol, on a placé de même en tête de chaque acte les noms des personnages qui y figurent. Cela tient sans doute au grand nombre de personnages qui jouent un rôle dans la pièce, et aura eu pour but de soulager la mémoire du lecteur.
  3. Le mot arabe alcayde signifie le gouverneur d’un château, et devait aussi, ce me semble, servir à désigner un certain grade militaire.
  4. Parmi les principales contrées de l’Europe, l’Angleterre n’est pas nommée. Serait-ce à cause qu’elle est détachée du continent ? ou bien serait-ce que Lope, en bon Espagnol, lui gardait rancune de l’échec de l’Armada ?
  5. San Lucar de Barrameda et Puerto de Santa Maria (Port Sainte-Marie), petites villes et ports de mer en Andalousie.
  6. Le mot espagnol vega veut dire plaine. Ici il sert à désigner spécialement la plaine de Grenade. Voyez Le dernier Abencerrage, de M. de Chateaubriand.
  7. Mot à mot : « Ô valeureux roi Petit, mais grand pour la disgrâce ! » Mahomet avait été surnommé Chico (petit). Il y a dans le texte plusieurs allusions à ce surnom, qu’il nous a été impossible de reproduire.
  8. Illustres familles de Grenade, dont les divisions contribuèrent à faire tomber cette ville au pouvoir des chrétiens.
  9. Y es señal que estan maduras
    Quando las granadasse abren.

  10. Jurado Fernando tiene
    Que no ha de llegar el Martes,
    Sin ponerla por principio
    En sus manteles reales.

  11. Le mot mathématicien (matematico) servait à désigner en même temps un physicien, un astronome, un géographe.
  12. El contador mayor.
  13. Nous avons cru devoir conserver cette locution semi-française et semi-espagnole familière à tous les lecteurs de le Sage.
  14. Il faut se rappeler qu’à l’époque de Colomb on ne connaissait pas encore le mouvement de la terre, qui ne fut proclamé qu’environ un siècle et demi plus tard par Galilée. La pièce même de Lope fut composée quinze ou vingt ans avant cette importante découverte.
  15. Quien possee con mala fe.
  16. Ville d’Espagne, sur les côtes de Grenade.
  17. Sous le roi Rodrigue, l’Espagne fut envahie et conquise par les Maures.
  18. Chaîne de montagnes près de Grenade.
  19. ......Jacet extra sidera tellus
    Extra anni solisque vias, ubi cœlifer Atlas
    Axem humero torquet stellis ardentibus aptum.

  20. Le texte porte Herbio. Mais nous avons pensé qu’il s’agissait ici du commentateur Servius, et, en effet, cette explication se trouve dans son commentaire à la suite des vers cités dans la note précédente.
  21. On sait qu’en Espagne on appelait Ferdinand et Isabelle les rois (los reyes). Isabelle était de son chef roi de Castille et de Léon.
  22. Que si no vio las Fortunadas islas
    Ni Atile conoció, etc., etc.

    Pour traduire ce passage nous avons été obligé de supposer dans le second vers une faute d’impression, et au lieu de ce mot Atile nous avons lu de Tule. Il est possible que Lope eût écrit, d’après l’orthographe grecque, á Tyle ou á Tile. De là, sans doute, l’erreur.

  23. Nous avons traduit littéralement escribano de raciones. Le greffier des rations était chargé de payer aux domestiques du palais l’argent de leur nourriture et de leurs gages.
  24. Ce fut en effet du port de Palos que partit Colomb pour aller découvrir l’Amérique. Palos est un petit village situé sur la rive gauche du Rio-Tinto. C’était alors l’entrepôt du commerce de l’Andalousie.
  25. Voyez l’Exode, chap. xvii.
  26. Alto, maestro.

    Ces mots s’adressent au pilote.

  27. L’île de Guanahami, qui fait partie d’un groupe d’îles (les Lucayes) qui sont comme les sentinelles avancées de l’Amérique, fut la première découverte par Christophe Colomb. Il lui donna le nom de San-Salvador.
  28. Tambo est un mot indien qui signifie habitation, logis.
  29. Mot à mot : la brebis qui porte charge. Lope veut sans doute désigner le lama ou la vigogne. Mais ces animaux ne se trouvent que dans les Andes, au Pérou et au Chili.
  30. Le guacamaye (guacamayo) est un perroquet qui n’apprend pas à parler.
  31. Dans le texte ces mots sont également en latin.
  32. Vino aqui ? que desatino !
    Ved que gentil Candia, o Rin.

  33. Poco soliman vendieran
    Si assi del espejo huyeran
    Las mugeres de Castilla.

  34. Sin duda que es atalaya
    Para subirse sobre ella.

    L’atalaya était une tour d’invention arabe, et nous en avons dit l’usage et le but en traduisant ces deux vers.

  35. Littéralement : « À ton royal tambo. »
  36. Suivant les traditions espagnoles, le Cid emprunta une somme assez considérable à des Juifs, en leur donnant pour gage deux coffres qui étaient censés pleins d’argenterie et qui ne contenaient que du sable. On pourrait reprocher au Cid cette petite supercherie ; mais, après tout, comme il le dit lui-même avec esprit dans les romances, ces coffres renfermaient l’or de sa parole.
  37. En signe de serment.
  38. Y sino hazelde lugar
    Como en Troya al Paladron.

    Le Palladium des Troyens était la statue de Pallas. Mais je ne sache pas qu’on ait abattu le mur pour la faire entrer dans la ville. Évidemment Lope se sera laissé préoccuper par le souvenir du cheval de Troie ; et même je soupçonne qu’il aura fait exprès de confondre.

  39. Christophe, en latin Christumferens.
  40. Allusion à la légende de saint Christophe, qui, établi à demeure près d’un torrent impétueux, le faisait passer aux voyageurs en les portant sur ses épaules.
  41. Parce que la découverte de l’Amérique s’était faite sous les auspices d’Isabelle, roi de Castille et de Léon.