La Daniella/18

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XVIII


3 avril.

— Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? demandai-je à la Mariuccia. Que vous a-t-elle donc dit, à tous tant que vous êtes ?

— Les choses comme elles se sont passées, répondit-elle ; cette Anglaise, la grosse dame, je la connais bien ! Elle vient presque tous les ans à Frascati ; mais je n’ai jamais pu dire son nom…

— Eh bien ?

— Eh bien, il y a deux ans, elle a pris ma nièce en amitié et elle l’a emmenée. Elle la payait bien et la rendait très-heureuse ; et puis, quand elles ont été là-bas, en Angleterre, je crois, lady Bo…, lady Bi…, au diable son nom ! a pris une nièce, la… la…

— N’importe !

— La Medora ! Voilà son nom, à elle ! Il parait qu’elle est belle : comment la trouvez-vous ?

— Je n’en sais rien ; allez toujours.

— Eh ! vous savez bien qu’elle est belle et riche, mais méchante… Non : la Daniella dit qu’elle est bonne, mais folle. Elle a commencé par aimer ma nièce comme si la pauvre fille eût été sa sœur. Elle a voulu l’avoir à elle seule pour son service. Elle lui donnait des robes de soie, des bijoux, de l’argent. Oh ! dans une année, la Daniella a plus gagné qu’elle ne gagnera dans tout le reste de sa vie, à moins qu’elle ne veuille encore quitter le pays et suivre d’autres forestieri ; mais je ne le lui conseille pas : vous autres étrangers, vous êtes tous maniaques, bizarres !

— Merci ; après ?

— Après, après ! Vous savez bien que vous avez dit à ma nièce qu’elle était plus jolie que sa maîtresse. Depuis ce moment-là, la signorina n’a plus voulu la supporter ; elle l’a tourmentée, chagrinée, offensée. La petite a répondu deux ou trois paroles un peu vives, et, pendant que vous étiez encore malade, on l’a renvoyée. Allons, il n’y a pas grand mal ; on lui a fait un beau cadeau, et elle pourra bien se marier ici avec qui elle voudra. On est toujours mieux dans son pays que sur les chemins ; et, si vous l’aimez, ma nièce, si elle vous plaît, et que vous souhaitiez rester chez nous, il ne tient qu’à vous d’être son mari. Vous êtes peintre, vous trouverez de l’ouvrage dans les villas. Justement, la princesse Borghèse veut faire réparer Mondragone. Vous ferez de la fresque et vous gagnerez bien de quoi élever vos enfants.

— Ainsi, répondis-je, émerveillé du plan rapide de la Mariuccia, vous avez arrangé tout cela en famille, avec la vieille femme, le capucin et… la Daniella ?

— La Daniella ne dit rien du tout ; on ne sait pas si elle vous aime ; mais…

— Mais vous le pensez, puisque vous me mariez avec elle ?

— Eh ! qui sait ?

Le chi lo de la Mariuccia est son grand et dernier argument. Elle le dit si souvent à tout propos, que j’ai déjà compris que cela signifiait en certaines occasions : Laissez-moi faire, et en certaines autres : Je n’y tiens pas.

— Cette fois, l’accent était problématique, et je dus insister pour savoir si j’étais tombé dans une de ces intrigues dont Brumières et Tartaglia m’avaient signalé les fâcheuses conséquences ; mais l’œil clair et la figure enjouée de Mariuccia ne permettaient pas le soupçon, et, dans ses réponses subséquentes, je ne vis que l’empressement d’une bienveillance irréfléchie pour sa nièce et pour moi.

— S’il en est ainsi, pensai-je, je dois avoir une franchise égale.

Et, comme la Daniella ne reparaissait pas, je priai sa tante de monter avec moi dans ma chambre, où nous la trouvâmes occupée à brosser mes habits et à ranger mes ustensiles de toilette, comme si elle eût été à mon service.

— Que faites-vous là ? lui dis-je en entrant, avec un peu de dureté.

Elle me regarda avec un mélange de décision et de douceur qui paraît être dans son caractère comme sur sa physionomie.

— Je nettoie et je range votre appartement, répondit-elle, comme je faisais à Rome, pendant que vous étiez malade.

Le souvenir des soins empressés et intelligents de cette bonne fille me fit rougir de ma brusquerie.

— Ma chère enfant, lui dis-je, asseyez-vous, et causons. Je veux savoir comment je suis la cause de votre séparation d’avec la famille B***. Vous avez dit, à ce sujet, ce que vous avez cru devoir dire ; il faut que je le sache, afin de redresser la vérité si vous vous êtes trompée en ce qui me concerne.

— C’est aisé à dire, répondit-elle avec assurance. Vous avez fait le projet d’épouser la Medora. Comme vous avez beaucoup d’esprit, vous avez deviné que, pour la rendre amoureuse de vous, elle qui n’a jamais pu être amoureuse de personne, il fallait faire semblant de devenir amoureux d’une autre, sous son nez, et vous avez réussi à le lui persuader. Moi, j’aurais été sacrifiée à ce jeu-là, si j’avais eu affaire à de mauvais maître ; mais lady Harriet est généreuse, et, avec ce qu’elle m’a donné en me congédiant, j’aurais tort de me plaindre. N’est-ce pas là ce que j’ai dit, ma tante Mariuccia ?

— Peut-être, répondit la tante ; mais j’avais compris que le signore te plaisait, et je pensais que tu lui avais plu. À présent, si les choses vont autrement, s’il doit épouser l’Anglaise et que ton dos lui ait servi d’échelle, il te devra un beau cadeau de noces, et tout est dit.

Bien que l’explication de la Daniella dût couper court à toute pensée d’alliance entre elle et moi dans l’esprit de ses parents, je ne pus supporter le plan ridiculement fourbe qu’elle m’attribuait à l’égard de sa maîtresse. Je crus devoir m’en expliquer avec elle.

— Ma chère, lui dis-je, il vous a plu d’interpréter ma conduite dans un sens que je désavoue absolument. Je n’ai pas fait semblant d’être épris de vos charmes. Ç’a été une plaisanterie dont j’étais loin de prévoir les conséquences et que personne, je l’espère encore, n’a prise au sérieux. Quoi qu’il en soit, j’ai eu un grand tort, puisque le résultat de ceci a été une mésintelligence momentanée entre vous et des personnes auxquelles vous deviez être attachée. Je suis assez coupable sans que vous me prêtiez un projet aussi absurde et aussi cupide que celui de vouloir me faire aimer d’une personne trop riche pour moi et que je ne connais pas assez pour l’aimer moi-même. Je vous prie donc, dans vos épanchements avec votre nombreuse famille, de ne pas me faire jouer inutilement ce vilain rôle.

— Inutilement ! reprit-elle en français, français qu’il me faut vous traduire plus que si c’était de l’italien. Vous consentiriez cependant à ce que je le fisse utilement ?

— Voulez-vous bien vous expliquer ?

— Si ma famille se persuadait que nous nous aimons, vous et moi, il y aurait pour vous quelque inconvénient à le laisser croire, et il vaudrait mieux donner à penser que vous ne songez qu’à la Medora.

— Et quel serait l’inconvénient dont vous parlez ?

— Des coups de couteau pour vous et des coups de poing pour moi.

— De la part de qui ? Je veux tout savoir.

— De la part de mon frère, un méchant homme, je vous avertis… Je ne dépends que de lui, je n’ai plus ni père ni mère.

— Alors, c’est une menace sous laquelle il vous a plu de me placer, en faisant vos confidences…

— Moi, vous menacer et vous exposer ! s’écria la Daniella en levant au ciel ses yeux étincelants. Cristo ! croyez-vous que j’aurais dit seulement que je vous connaissais, si Tartaglia ne fût venu ici ce matin ?

— Tartaglia ? Bon ! voici le bouquet ! Et qu’est-il venu faire à Frascati ?

— Il est venu savoir de vos nouvelles de la part de la Medora, mais en secret, et en se servant d’un prétexte, car il paraît qu’elle est inquiète de vous et qu’elle s’en cache, parce qu’elle craint de vous avoir fâché par ses refus. Alors, comme ce pauvre garçon s’est mis en tête de faire réussir votre mariage avec elle, il a dit à la Mariuccia qu’il fallait m’empêcher de vous voir, parce que vous me feriez la cour et que vous ne m’épouseriez pas. Voilà comment, en venant ici rapporter votre linge, j’ai été forcée de répondre à des questions, et, si tout cela s’est embrouillé dans la cervelle de ma tante, ce n’est pas de ma faute ; mais le capucin est prudent, la vieille femme est bonne, la Mariuccia est excellente, et les choses en resteront là, pourvu que vous me permettiez de leur dire que vous ne pensez qu’à la Medora. Autrement…

— Autrement ?

— Autrement, des idées viendront à mon frère, et il vous fera un mauvais parti.

— C’est assez revenir sur ce danger-là, ma chère, lui dis-je avec impatience. Je me suis pas habitué à me battre au couteau ; mais, de quelque façon que je m’y prenne, gare à votre frère et à tous vos parents et amis, s’ils me cherchent noise. Je suis d’un naturel très-doux ; mais je sens qu’avec des exploiteurs comme avec des bandits, je peux devenir très-méchant et vendre ma peau extrêmement cher à quelques-uns.

En parlant ainsi à Daniella, en italien, afin que la Mariuccia l’entendît, je les observais attentivement l’une et l’autre, la première surtout, que je crois assez rusée et qui pourrait bien avoir pour moi, non pas une passion de keepsake, comme miss Medora, mais un sentiment fondé sur des vues intéressées. La Mariuccia, quoique fine, me parut n’avoir que de bonnes intentions. Quand à la stiratrice, il me fut difficile de pénétrer ses sentiments. Elle semblait épier les miens propres : nous restions donc tous deux sur la défensive.

Quand j’eus fini de parler, elle garda un instant le silence, comme pour chercher une solution à une situation qu’il lui plaisait apparemment de croire embarrassante ou périlleuse ; et, tout à coup, au lieu de me répondre elle s’adressa à sa tante.

— Je vous ai raconté, lui dit-elle, que le signore avait tué un voleur et mis deux autres en fuite auprès de Casalmorte, Je sais comme il est hardi, et plus fort qu’il n’en a l’air : je l’ai vu se battre avec ces mauvaises gens. Si quelqu’un doit avoir peur, ce n’est pas lui, et Masolino fera bien de se tenir tranquille.

Puis, se retournant vers moi, elle ajouta en français :

— Mais pourquoi donc, pour éviter des querelles, ne voulez-vous point passer pour amoureux de la Medora ?

— Parce que cela n’est pas vrai, et que je déteste le mensonge, répondis-je avec impatience. Il vous a plu d’inventer cela ; mais soyez sûre que, si j’établis ici quelque relation qui me mette à même de vous démentir, je n’y manquerai dans aucune occasion.

Ses yeux brillèrent d’une satisfaction si vive, que je compris qu’entre la maîtresse et la suivante, il y avait un duel de vanité féminine en règle, dont le hasard m’avait rendu l’objet litigieux.

— C’est étonnant, cela ! dit-elle en se maniérant avec beaucoup de gentillesse, il faut l’avouer. Comment est-il possible que vous ne vouliez pas d’elle qui vous aime tant ?

Sur ce mot-là, je me fâchai tout rouge. Que Medora se soit follement confiée à mon honneur, cela n’est pas douteux ; mais il ne sera pas dit qu’elle s’y soit confiée en vain ; et, fût-elle tout à fait indigne de ma loyauté, il me resterait encore à la disculper pour l’honneur de lady Harriet et de l’excellent lord B***. J’imposai donc silence aux malices de la soubrette avec tant de sévérité, qu’elle baissa les yeux comme effrayée, et se retira bientôt avec une confusion feinte ou réelle.

Je regrettai qu’elle n’eût pas témoigné quelque regret qui me permît de la congédier plus amicalement. Elle m’a soigné si bien, que je lui dois de la reconnaissance, et je n’ai pu encore trouver le moment de la lui exprimer, puisqu’elle avait disparu du palais *** avant mon départ de Rome.

En outre, bien que j’aie d’elle une médiocre opinion, je dois reconnaître que j’ai pour sa figure et ses manières des moments de sympathie réelle. Je l’entendis causer jusqu’à minuit avec la Mariuccia dans le grenier voisin de ma chambre. Je ne voulais ni ne pouvais saisir un mot de leurs longs discours ; mais je vis bien à l’intonation tantôt narrative, tantôt gaie de leur dialogue, que Daniella n’était pas très-inquiète de son sort. La durée de ce tranquille babillage, qui accompagnait je ne sais quel travail, me prouvait aussi qu’elle n’était pas sous le coup d’une surveillance bien redoutable. Enfin, j’entendis ouvrir les portes, descendre l’escalier de bois de l’étage que nous occupons, Mariuccia et moi, et grincer sur ses gonds la grille de l’enclos qui donne sur la ruelle malpropre et montueuse décorée du nom emphatique de via Piccolomini.