La Daniella/25

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XXV


9 avril.

Comme j’étais là, attendant avec le plus de patience possible, il m’arriva une aventure énigmatique dont je n’ai pas encore, dont je n’aurai peut-être jamais le mot. Un moine sortait de la via Piccolomini, c’est-à-dire de l’extrémité de la ville, et semblait se diriger vers la via Falconieri, un de ces petits chemins enfoncés qui circulent entre les parcs et qui portent le nom de celui auquel ils aboutissent. Cet homme passa si près de moi, que je pensai qu’il ne me voyait pas et que je fis un mouvement pour n’en être pas heurté ; mais il me voyait, et, en m’effleurant, il me mit rapidement dans la main un objet qui me parut être une petite plaque de métal carré ; puis aussitôt, sans attendre la moindre question, il s’enfonça dans le chemin creux et disparut. Ce n’était pas le capucin oncle de la Daniella ; c’était un grand moine noir et blanc, qui me rappela celui que j’avais rencontré dans les ruines du théâtre de Tusculum, et qui m’avait semblé vouloir éviter mes regards. Pourtant celui-ci me parut beaucoup plus mince.

Je m’assurai que l’objet mystérieux était une tablette de fer battu de la grandeur d’une carte de visite et percée de plusieurs trous incompréhensibles au toucher. Je me demandai si c’était quelque symbole de dévotion distribué aux passants, ou un avis quelconque donné par Daniella. Mais comment et pourquoi ce moine serait-il intervenu dans une histoire d’amour ?

Averti pourtant comme je l’avais été par Brumières et par lord B*** que, dans ce pays-ci, il faut s’attendre aux choses les plus surprenantes, je crus devoir ne pas m’obstiner à secouer la cloche de Piccolomini, et je m’enfonçai, à mon tour, dans la via Falconieri, sans dessein d’y suivre les traces du moine, mais de manière à dérouter les espions, si espions il y avait, en me perdant dans l’obscurité.

Quand j’eus atteint un endroit complètement ombragé par les grands arbres des deux parcs limitrophes, je me hasardai à frotter une allumette comme pour allumer mon cigare, mais, en effet, pour constater que j’étais bien seul, et pour regarder le talisman du moine. Ce ne peut être qu’un talisman, en effet, mais à quelle religion il peut appartenir, voilà ce qu’il m’est impossible de présumer. Les jours percés dans le métal n’ont aucune signification que je sois capable de traduire. Après les avoir bien examinés, je mis, à tout événement, l’amulette dans ma poche, et, poursuivant mon chemin, je pénétrai dans l’enclos de Piccolomini par un des talus qui bordent le plant d’oliviers, au delà de la petite porte qui fait face à la grille de la villa Falconieri. La nuit était chaude et sombre, et de Frascati partaient mille bruits joyeux qui étaient une nouveauté pour mon oreille. Pendant le carême, et pendant la semaine sainte surtout, sauf la voix des cloches et des horloges, c’est un silence de mort. Quiconque ferait entendre le son d’un instrument ou d’une chanson indiquant la pensée de boire ou de danser, risquerait de cadere in pena, c’est-à-dire de subir l’amende ou la prison. Aussi, dès le jour de Pâques, tout ressuscite, tout chante, tout crie, tout danse dans les États du pape. Les cabarets sont rouverts, les lumières brillent, tout hangar devient salle de bal, et on s’étonne de voir ce pauvre peuple condamné, de par le sbire et le geôlier, à une austérité toujours abrutissante quand elle n’est pas volontaire, reprendre, avec tant d’énergie et de naïveté, sa gaieté d’oiseau, ses gambades et ses cris d’enfant en récréation.

Quand je fus dans le palais, je reconnus que j’aurais eu beau sonner. Il était complètement désert, et je sentis quelque dépit de voir que ma résolution désespérée d’arriver là à l’heure dite n’aboutissait qu’à une déception. J’attendis en vain un quart d’heure ; puis, l’impatience et l’humeur me gagnant, je pris le parti de ressortir pour aller voir la physionomie de Frascati en fête, et probablement la Daniella en danse, oubliant le rendez-vous qu’elle m’avait donné ; mais je fis en vain le tour de la ville et du faubourg, jetant un regard furtif sur toutes les guinguettes ; je n’aperçus que la Mariuccia, qui prenait grand plaisir à voir sauter les jeunes filles, et qui ne fit pas la moindre attention à moi.

Je rentrai, en proie à une véritable colère, une mauvaise et honteuse colère, en vérité, et je trouvai la Daniella, dans ma chambre, à genoux contre un fauteuil et disant sa prière, qu’elle n’interrompit nullement en me voyant entrer ; ce qui me donna le temps de me repentir, de me calmer, et enfin de m’émerveiller du sang-froid héroïque avec lequel cette étrange fille, murmurant un reste de patenôtres et se signant dévotement, alla retirer la clef de ma porte et pousser le verrou.

Alors seulement elle me regarda, et pâlit tout à coup.

— Qu’est-ce que vous avez ? me dit-elle. Vous m’examinez d’un air moqueur et froid !

— Et vous qui ne me regardez pas du tout depuis cinq minutes que je suis là, vous que j’attends et que je cherche depuis une grande heure…

— Ah ! c’est là ce qui vous a fâché ? Vous croyez donc que c’est une chose bien facile pour moi de me trouver ici à l’heure qu’il est, quand mon frère est à Frascati et quand tout Fracasti est debout ? Allons, sachez comment j’ai pu arranger les choses sans que ma tante se doutât de rien ; car il ne faut pas vous imaginer qu’elle m’approuverait de venir vous trouver sans avoir exigé de vous une promesse de fidélité. Je suis censée passer cette nuit à la villa Taverna-Borghèse, à un quart de lieue d’ici, dans les jardins. Je me suis engagée à y travailler pendant un mois, et, sous prétexte que la course est longue quand il pleut, j’ai demandé à la femme de charge Olivia de me loger pour tout ce temps. C’est une affaire arrangée. Cette femme-là est de mes amies ; elle m’a donné une chambre placée de manière à ce que je puisse sortir et rentrer sans que les autres gardiens du palais Taverna s’en aperçoivent. Ainsi, je suis partie, ce soir, avec elle, en présence de mon frère et de ma tante, et j’ai attendu le moment de pouvoir me glisser de la villa Taverna dans la villa Falconieri, et de la villa Falconieri jusqu’ici, tout cela par les petits sentiers que je connais, et me voilà.

Ce dernier mot me voilà, fut dit avec un charme inexprimable. Il y avait, dans la belle voix et dans le beau regard de cette fille, je ne sais quelle candeur angélique dont j’aurais dû être frappé, mais dont je subis l’entraînement sans réflexion. Je la pris dans mes bras, et tout aussitôt je m’arrêtai, étonné et inquiet : mes lèvres avaient senti de grosses larmes sur ses joues.

— Qu’est-ce donc, Daniella mia ? lui dis-je. Est-ce à regret que tu te livres à mon amour ?

— Tais-toi, dit-elle ; ne mens pas ! Tu n’as pas d’amour pour moi !

Ce reproche m’irrita.

— Eh ! mon Dieu ! allons-nous recommencer à dire des subtilités et à faire des conditions ?…

— Des conditions !… M’avez-vous promis seulement deux jours d’attachement ? Et pourtant, je suis là !

— Tu es là tout en larmes… C’est comme si tu n’y étais pas ; car je te jure que je ne veux rien devoir à une résolution que tu regrettes. Si je te déplais, ou si tu te repens de ta confiance, va-t’en donc !

— Non, je suis venue et je reste ; car je vous aime, moi ! C’est la seule chose dont je sois sûre. Et, là-dessus, elle cacha sa figure dans ses mains, et pleura avec tant d’effusion, que mes premiers transports firent place à de secrètes angoisses.

— Voyons, Daniella, repris-je, si vous êtes une fille sérieuse et passionnée, quittons-nous ; car je suis un homme d’honneur, et je ne peux ni rester dans votre pays ni vous emmener dans le mien ; et, si vous êtes encore pure, comme vous avez voulu me le faire entendre, sortez, sortez ! Je ne veux pas vous séduire et me créer un devoir au-dessus de mes forces. Je suis pauvre et ne peux vivre honorablement que dans une situation indépendante, je vous l’ai dit. Adieu donc. Allons, partez, pendant que j’ai encore le courage de le vouloir.

— Vous vous feriez donc un grand crime de séduire une fille dont vous seriez le premier amant !

— Oui, si elle avait, comme vos larmes me le font croire, la conscience de son sacrifice. Or, je ne veux pas accepter ce sacrifice, n’en pouvant offrir aucun en échange.

— Vous dites cela bien sérieusement ?

— Je vous le dis sur mon honneur.

— Rien en échange ! répéta-t-elle en se dirigeant vers la porte. Pas un jour, pas une heure de fidélité, peut-être !

Elle ouvrit la porte et sortit lentement, comme pour me donner le temps de la rappeler ; mais j’eus la force de n’en rien faire, car je m’étais senti, et je me sentais encore si étrangement ému, que je me voyais perdu, dominé à jamais, si j’acceptais le plaisir d’une nuit à titre d’immolation de toute une vie de chasteté.

Quelques instants de silence me firent croire qu’elle était partie, en effet. J’avais les nerfs si excités, la tête si malade, que je sentis des larmes de dépit ou de regret couler aussi sur mon visage. J’en fus indigné contre moi-même ; je me trouvais absurde et stupide. Je pris mon chapeau et j’allais sortir.

— Où allez-vous ? me dit-elle impétueusement en me barrant le passage dans le grenier qui précède ma chambre.

— Je vas courir les guinguettes de Fracasti, et, comme, tout à l’heure, j’ai vu là beaucoup de jolies figures très-agaçantes, j’espère rencontrer facilement une conquête à qui je ne ferai pas verser de pleurs.

— Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous voulez ? Une nuit d’amour sans lendemain ?

— Sans lendemain, je n’en sais rien ; mais sans conditions et sans regrets, à coup sûr, voilà tout ce que je veux !

— Allez ! dit-elle, je ne vous retiens pas !

Et elle s’assit sur la première marche de l’escalier, lequel est si étroit dans ce taudis, que, pour le descendre, il me fallait la repousser de propos délibéré et l’obliger à me faire place. Elle ne pleurait plus, elle avait la voix sèche et l’attitude dédaigneuse.

— Daniella, lui dis-je en la relevant, à quel jeu puéril et douloureux perdons-nous des heures qui nous sont comptées et qui ne reviendront peut-être plus ? S’il est vrai que vous m’aimiez, pourquoi ne pas prendre l’amour que je peux vous donner et qu’il dépend de vous de rendre d’un poids si léger dans votre vie ? Soyez sincère si vous êtes folle, et soyez forte si vous êtes sage. Partez ou restez ; mais ne me faites pas souffrir et divaguer plus longtemps.

— Tu as raison, me cria-t-elle en me jetant ses bras autour du cou. Il vaut mieux être sincère. Eh bien, oui, je suis une folle, et mes sens me gouvernent !

— À la bonne heure ! J’en remercie ma bonne destinée. Donc, je ne suis pas ton premier amour ?

— Non, non ! je mentais ! Ne te reproche rien, et aime-moi comme je suis, comme tu peux, n’importe comment ! Mais silence ! Éteins cette bougie, j’entends la Mariuccia qui rentre. Elle va venir voir si tu es rentré aussi ; fais semblant d’être endormi ; ne bouge pas ; si elle parle, ne réponds pas.

Quand le jour parut, je n’étais plus dans les bras de Daniella, j’étais à ses pieds. Ah ! mon ami, je pleurais comme un enfant, et ce n’était plus de dépit, ce n’était plus de crispation nerveuse, c’étaient des larmes du fond de mon cœur, des larmes de reconnaissance et de repentir surtout. Chère et charmante jeune fille ! Elle m’avait trompé ; elle avait voulu être à moi à tout prix, méconnue, calomniée, avilie par ma méfiance, par ma passion égoïste et brutale. Et j’étais châtié comme j’avais craint de l’être : une fille pure avait assouvi ma soif de voluptés, et j’avais été le possesseur inepte et indigne d’un trésor d’amour et de candeur !

— Oh ! pardonne-moi, pardonne-moi ! lui disais-je. Je t’ai désirée comme on désire une chose de peu prix ; j’ai rougi en moi-même du sentiment qui me poussait vers toi ; je l’ai combattu, je l’ai souillé tant que j’ai pu dans ma pensée. J’ai fait comme les enfants qui ne voient que l’éclat des fleurs, et qui les brisent sans se douter de leur parfum. J’ai été indigne de mon bonheur, de ton dévouement, de ton sacrifice, et me voilà à tes pieds, rougissant de moi, car tu méritais des hommages, des prières, de longues aspirations, et j’ai profané l’amour pur que je te devais avant de te posséder : mais, va, je réparerai mon crime ; je t’aimerai aujourd’hui comme j’aurais dû t’aimer hier, et je serai ton adorateur, ton cavalier servant, ton esclave aussi longtemps que tu le voudras, avant de redevenir ton amant. Commande-moi ce que tu veux, éprouve-moi, punis-moi, venge ta fierté outragée ; car je t’aime, oh ! oui, je t’aime, à présent, mille fois plus que tu ne peux et ne dois m’aimer !

Et puis je tombai dans le silence et dans une enivrante rêverie, en contemplant cette créature si séduisante et si naïve, si coquette et si chaste, si impétueuse et si humble, assez fière pour avoir pleuré en se livrant, assez dévouée et assez passionnée pour s’être livrée quand même.

— Une vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui qu’elle aime et qui la méconnaît ! Mais c’est le monde renversé, pensai-je ; c’est un bonheur invraisemblable qui m’arrive ; c’est un rêve que je fais !

Et je pressais ses genoux contre ma poitrine soulagée et purifiée. Je me prosternais devant elle ; je me donnais corps et âme. J’offrais mon cœur sans réserve et ma vie pour toujours. J’étais exalté, j’étais fou ; et, à l’heure où je vous écris, je le suis encore. Bien que seul dans des ruines, depuis cinq ou six heures, j’éprouve toujours la même ivresse et je ne sais quelle joie intérieure, mêlée de repentir et d’attendrissement, qui est, certainement, ce que j’ai ressenti de plus énergique et en même temps de plus doux, depuis que j’existe. Ô Daniella, Daniella ! devrais-je dire que ceci est une folie ? Devrais-je dire que j’ai existé avant aujourd’hui ? Non, certes ; car j’aime pour la première fois, et je sens que, dusse-je payer ce jour-là de ma vie, ou, ce qui est pire, des souffrances d’une longue vie, je remercierais Dieu avec enthousiasme de me l’avoir donné ! Oh ! vivre de toute la puissance de son être ; se sentir inondé de voluptés, esprit et matière ; ne plus compter pour rien ces misérables préoccupations, ces montagnes et ces abîmes de si et de mais qui se dressent et se creusent autour des plus vulgaires existences, pour les tourmenter bêtement de rêves sinistres et vains ; se sentir fort, à soulever le monde sur son épaule, calme, à défier la chute des étoiles, ardent, à escalader le ciel, tendre comme une mère et faible comme une femme, ému comme une eau qui frissonne au moindre souffle, jaloux comme un tigre, confiant comme un petit enfant, orgueilleux devant tout ce qui est, humble devant le seul être qui compte désormais pour quelque chose, agité de transports inconnus, apaisé par une langueur délicieuse… et tout cela à la fois ! toutes les situations, toutes les sensations, toutes les forces morales et physiques se révélant avec une intensité, une clarté et une plénitude suprêmes !

C’est donc là l’amour ! Ah ! j’avais bien raison d’y aspirer comme au souverain bien, dans mes premières heures de jeunesse ! Mais que j’étais loin de savoir ce qu’un pareil sentiment, quand il se réveille tout entier, renferme de joies et de puissance ! Il me semble que, d’aujourd’hui, je suis un homme. Hier, je n’étais qu’un fantôme. Un voile est tombé de devant mes yeux. Toutes choses m’apparaissaient troubles et fantasques. J’attribuais à la solitude et à la liberté une valeur qu’elles n’ont pas. J’avais, de mon repos, de mon indépendance, de mon avenir, des convenances de ma situation, de mon petit bien-être intellectuel, de ma raison vaine et vulgaire, un soin ridicule. Je voyais faux. C’est tout simple : j’étais seul dans la vie ! Quiconque est seul est fou, et cette sagesse qui se préserve et se défend de la vie complète est un véritable état aliénation.

Mais vivre à deux, sentir qu’il y a sous le ciel un être qui vous préfère à lui-même et qui vous force à lui rendre tout ce qu’il se retire pour vous le donner ; sortir absolument de ce triste moi pour vivre dans une autre âme, pour s’isoler avec elle de tout ce qui n’est pas l’amour, mon Dieu ! quelle étrange et mystérieuse félicité !

Et pourquoi est-ce ainsi ? Autre mystère ! Pourquoi cette femme, et non pas toute antre plus belle peut-être et meilleure ou plus éprise encore ? La raison, la fausse raison d’hier s’efforcerait vainement de rabaisser mon choix et de me montrer l’image d’une maîtresse plus désirable. La raison souveraine d’aujourd’hui, cette extase, cette vision du vrai absolu, répondrait victorieusement que la seule maîtresse qu’on puisse désirer est celle qu’on a, et que la seule femme qu’on puisse adorer est celle qui vous a jeté dans l’état surnaturel où me voici.

Oui, je me sens, en ce moment, au-dessus de la nature humaine ; c’est-à-dire hors de moi, et plus grand, et plus fort, et plus jeune que moi-même. Je m’estime plus que je ne croyais pouvoir m’estimer jamais ; car mes préjugés et mes méfiances, mon aveuglement et mon ingratitude ne me semblent plus venir de moi, mais d’un rôle que j’étais forcé de jouer dans la comédie sociale. J’ai dépouillé ce costume d’emprunt ; j’ai oublié ces paroles de routine et ces raisonnements de commande. Je me trouve tel que Dieu m’a fait. L’amour primordial, la principale effluve de la divinité, s’est répandu dans l’air que je respire ; ma poitrine s’en est remplie. C’est comme un fluide nouveau qui me pénètre et me vivifie. Le temps, l’espace, les besoins, les usages, les dangers, les ennuis, l’opinion, tous ces liens où je me débattais sans pouvoir faire un pas, sont maintenant des notions erronées, des songes qui fuient dans le vide. Je suis éveillé, je ne rêve plus ; j’aime et je suis aimé. Je vis ! je vis dans cette région que je prenais pour un idéal nuageux, pour une création de ma fantaisie, et que je touche, respire et possède comme une réalité ! Je vis par tous mes organes, et surtout par ce sixième sens qui résume et dépasse tous les autres, ce sens intellectuel qui voit, entend et comprend un ordre de choses immuable, qui coopère sciemment à l’œuvre sans fin et sans limites de la vie supérieure, de la vie en Dieu !

Ah ! le positivisme, le convenu, le prouvé, le prétendu réalisme de la vie humaine dans la société ! Quel entassement de sophismes qui, à notre réveil dans la vie éternelle, nous paraîtront risibles et bizarres, si nous daignons alors nous en souvenir ! Mais j’espère que cette mémoire sera confuse, car elle nous pèserait comme un flux de divagations notées pendant la fièvre. J’espère que les seuls jours, les seules heures de cette courte et trompeuse existence dont il nous sera possible de nous souvenir, seront les jours et les heures où nous aurons ressenti l’extase de l’amour dans tout son rayonnement divin ! Ô mon Dieu ! je vous demande de me laisser, dans l’éternité, le souvenir de l’heure où je suis !