La Daniella/45

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Librairie Nouvelle (2p. 149-159).
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XLV


Nous n’attendîmes pas longtemps ; mais les pas qui vinrent vers nous, par le côté des trois pierres, nous causèrent un moment d’inquiétude. Il nous semblait entendre marcher deux personnes au lieu d’une. Daniella, attentive, et, sinon calme, du moins toujours pleine de présence d’esprit, ayant remonté un peu le rocher pour se rendre mieux compte de ces bruits mystérieux, redescendit vers moi en me disant :

— Je sais qui vient avec mon parrain. Ils ont échangé deux ou trois mots. J’ai reconnu la voix et l’accent : c’est M. Brumières.

C’était lui en effet.

— Je vous amène un ami, me dit Felipone en s’avançant le premier pour nous reconnaître ; un ami qui vous apporte des nouvelles de Rome. Je ne le connais pas ; mais ma femme a répondu de lui. Seulement, j’aurais autant aimé qu’il ne s’obstinât pas à m’accompagner ici. C’est un homme qui ne peut pas rester cinq minutes sans vouloir faire la conversation ; et vous savez si c’est facile de causer sur un chemin comme celui qui nous amène ; outre que c’est assez dangereux pour moi. Il est aimable, gai, gentil ; mais il parle trop quand il faudrait se taire. Peut-être qu’il se tait quand il faudrait parler : il y a des gens comme ça.

Brumières nous rejoignit, et, après m’avoir embrassé avec une véritable effusion de cœur :

— Puis-je parler ici ? dit-il à Felipone, sans voir Daniella, qui, cachée sous sa mante, était à deux pas de nous. — Si vous avez quelque chose qu’il faille absolument lui dire ici, faites vite, dit Felipone, pendant que je me reposerai un moment auprès de ma filleule.

— Sa filleule ? me dit Brumières à l’oreille, en essayant de voir ma compagne. Est-ce réellement Daniella qui est avec vous ?

— Pourquoi en doutez-vous donc ?

— Je vais vous le dire ; mais venez plus loin… encore plus loin ! ajouta-t-il quand nous eûmes fait quelques pas : le bruit de cette cascade est agaçant…

— Il faut en prendre notre parti. C’est ce bruit qui nous permet de causer sans crainte. Voyons, cher ami, pourquoi et comment êtes-vous ici ?

— Mon cher ami, c’est pour vous, si vous voulez ; c’est afin de vous aider en cas de mauvaise rencontre. Voyons, pensez-vous avoir besoin de moi ? Je vous jure sur l’honneur que je suis prêt à vous assister.

— Je n’en doute pas et je vous en remercie ; mais, si vous avez quelque autre projet, ne vous dérangez pas. Si Felipone vient me chercher, c’est que je peux abandonner sans danger mon asile.

— Eh bien, soyez sincère avec moi, et je m’en vas de ce pas à Rocca-di-Papa. La femme qui est avec vous est-elle bien Daniella Belli ?

— Oui. Après ?

— Sur l’honneur ?

— Sur l’honneur !

— Et l’autre, où est-elle ?

— Quelle autre ?

— Vous savez bien ! la dame de mes pensées, la céleste et extravagante nièce de lady Harriet.

— En vérité, mon ami, je ne sais pas si je dois vous le dire. De quelle part la cherchez-vous ?

— De la mienne, d’abord ; ensuite, de la part de son oncle et de sa tante, qui sont arrivés ce soir à Frascati, et qui, avec la prudence indispensable en pareil cas, la font chercher, ne pouvant le faire eux-mêmes. Lady Harriett est malade, et son mari n’ose la quitter. Elle a une fièvre nerveuse dans le genre de celle vous avez eue, la fièvre romaine ; et, quand les accès viennent, on ne sait jamais si c’est peu de chose ou si c’est mortel.

— Si c’est de la part de lady Harriett que vous agissez, je crois qu’il est de mon devoir de vous dire que miss Medora doit être très-près d’ici, dans une des villas à mi-côte de Rocca-di-Papa ou de Monte-Cavo.

— Vous ne savez pas laquelle de ces villas ?

— Non, je ne le lui ai pas demandé ; et, d’ailleurs elle ne paraissait pas savoir elle-même où elle descendrait.

— Mais avec qui est-elle ?

— Seule avec un jockey.

— Un jockey ? Le prince dont m’a parlé lord B*** a au moins quarante ans. Il ne peut pas s’être déguisé en groom !

— Ledit prince est parti sans elle, à moins qu’il ne soit redébarqué quelque part pour courir après elle ; mais elle m’a dit l’avoir vu prendre le large hier matin.

— Ainsi vous l’avez donc vue depuis ?

— Oui, aujourd’hui.

— Ah ! traditore ! J’en étais bien sûr que vous étiez d’accord avec elle, et qu’elle faisait semblant de se sauver avec un vieux sigisbée pour courir après vous et avec vous dans les montagnes !

— Est-ce là la pensée de lady Harriett et de son mari ?

— Je n’en sais rien, mais c’est la mienne.

— Il vous faut donc toujours des serments ? Eh bien, je vous jure encore, sur l’honneur, que je ne suis pour rien dans les résolutions excentriques de miss Medora.

— Valreg, je vous crois. Quand je suis auprès de vous, votre air de franchise me persuade. Quand je n’y suis plus, je vous confesse que je me défie même de vos serments. Voyons, mettez-vous à ma place ! Je ne vous connais que parce que j’ai senti pour vous une vive sympathie dès le premier jour ; car je pourrais compter le petit nombre d’heures que nous avons passées ensemble depuis notre rencontre à Marseille. Je vois que vous avez aux yeux des femmes, je ne sais quel attrait. C’est peut-être parce que vous êtes un drôle de garçon sentimental, et que vos théories sur le parfait amour les enchantent ; mais c’est peut-être aussi parce que vous êtes un petit jésuite, ne reculant devant aucun mensonge et aucune perfidie. Vous avez été élevé par un prêtre, que diable ! et peut-être vous a-t-il enseigné l’art des restrictions mentales, qui annulent les serments les pins sérieux.

— Si vous avez de si agréables soupçons sur mon compte, ne m’adressez donc plus jamais de questions, car je me jure à moi-même que je ne vous répondrai plus.

— Voyons ! ne nous brouillons pas ! Que vous soyez sincère on non, vous voyez bien que je suis très-naïf, moi, puisque je m’avoue dominé et convaincu par votre air et vos paroles. Si je suis dupe, je me réserve de vous proposer l’échange de quelques balles quand je serai sûr d’avoir posé. En attendant, soyons comme si cela ne devait jamais arriver, et aidez-moi.

— À quoi, s’il vous plaît ?

— À mettre à profit la folie que miss Medora vient de faire, et que je sais innocente de tous points. Je vas la dépister et me présenter à elle comme son chevalier dans cette solitude où elle se réfugie, comme l’envoyé de paix, la colombe de l’arche de lady Harriett. Je vas faire de mon mieux pour la dédommager, par une passion franchement déclarée, de votre superbe indifférence et de l’outrage que vous lui avez fait en lui préférant sa suivante ; car toute sa fantaisie est là, je le sais ! Dépit de femme qui cherche à se venger par une fantaisie nouvelle ! Pourquoi ne serais-je pas l’objet de cette fantaisie aussi bien que le personnage qui a failli l’enlever et qu’on dit peu jeune et peu beau ? Elle s’est donc ravisée à temps, puisqu’elle l’a laissé partir seul ?

— Apparemment ; mais par quelle inspiration veniez-vous la chercher par ici ?

— Parce que la Providence me sert toujours bien. Je suis un de ses enfants chéris. Figurez-vous, mon cher, que ce matin, en m’informant de vous et d’elle auprès de mon ancienne amie Vincenza, aujourd’hui madame Felipone, laquelle m’a tout raconté, j’ai vu accourir en liberté le cheval noir de Medora ; il avait cassé sa bride et arrivait gaîment à Frascati, où il paraît qu’il a ses affections ou ses aises. Comme il avait la selle de femme sur le dos, j’ai été effrayé, en songeant que quelque accident avait pu arriver à l’amazone : mais Vincenza ne partageait pas mes inquiétudes. « Ce cheval les aura embarrassés à un moment donné, disait-elle, ils l’auront lâché, et il a retrouvé le chemin de sa plus récente demeure.» J’ai pris des informations en me promenant, et des paysans, qui avaient rencontré Otello, m’ont dit qu’il était venu par le chemin de Rocca-di-Papa. Voilà comment j’ai fait, dans mon esprit, un rapprochement entre votre retraite au buco et la présence de mon étoile aux environs. Vous voyez que, moi aussi, j’ai ma malice. Abdiquez la vôtre, et dites-moi, puisque vous avez vu Medora…

— Allons ! allons ! nous cria Felipone, il faut partir !

Il s’impatientait, et il fallut que Brumières se remît en route avec nous, en silence. Il nous quitta aux trois pierres, après m’avoir encore offert ses services, et prit le chemin de Rocca-di-Papa, qu’il ne connaissait pas beaucoup, mais qui est facile à suivre.

Nous regagnâmes les Camaldules par un nouveau sentier moins difficile et plus court que le lit du ruisseau qui nous avait amenés, la veille, au buco, et nous pûmes pénétrer, sans aucune mauvaise rencontre, dans la chapelle de Santa-Galla : c’est le nom du petit édifice qui donne entrée au souterrain.

Quand je me vis enfin dans la mystérieuse galerie avec ma Daniella, je ne pus me défendre de la presser dans mes bras.

— Vous êtes contents de vous retrouver ensemble sous terre ? dit Felipone, qui nous regardait en souriant, tout en allumant une lanterne pour nous diriger dans ces ténèbres. Allons ! c’est bien, mon garçon, d’avoir préféré l’amour à la liberté. Moi, je comprends cela. La femme est tout pour celui qui mérite le nom d’homme. Pour ma Vincenza. je consentirais à demeurer dans un souterrain toute ma vie. Elle est mon soleil et mes étoiles, et celui qui m’ôterait son cœur pourrait bien dire vite son in manus.

Je pensai au docteur et à Brumières, lequel, dans la causerie dont je vous ai donné l’abrégé, m’avait fait entendre qu’il consolait déjà la Vincenza du départ de son dernier amant. Il y a des dupes intéressantes, et j’avoue qu’au lieu d’avoir envie de rire de la confiance du fermier, je me sens porté à m’indigner de la trahison qui l’environne. Cet homme est jeune, agréable, beau de santé et de physionomie. Il se pique, avec un peu de forfanterie vulgaire, de ne croire à rien au delà de vie, et traite de préjugés les croyances les plus sérieuses ; mais sa charité, sa bravoure, son dévouement et sa bienveillance donnent des démentis continuels à ce prétendu athéisme. Il a cette demi-éducation qui ouvre l’esprit du paysan à des notions de progrès, sans lui ôter l’originalité naïve de ses formes. Si j’étais femme, je le préférerais beaucoup à Brumières et au docteur, l’un qui fait de l’amour une satisfaction d’appétit, l’autre un chemin de fortune ou de vanité. Cette généreuse nature de Felipone n’est pourtant qu’un manteau pour couvrir les caprices de sa femme, et cet homme, qui nie Dieu et qui croit en elle, ne lui inspire ni respect, ni reconnaissance véritable. Il n’y a pas là le plus petit mot pour rire, selon moi, et, sous ce joyeux cocuage, je m’imagine sentir gronder je ne sais quel drame déchirant ou terrible.

— À présent, nous pouvons causer, dit Felipone en nous éclairant. Marchons doucement, je suis un peu las. Apprenez où nous en sommes, mes enfants. Les perquisitions ont eu lieu aujourd’hui. On a découvert dix anciennes cachettes dans le château. Un architecte, que l’on avait amené là, a très-bien expliqué comment les personnes réfugiées dans Mondragone avaient dû s’enfuir ; mais quand on a examiné de près ces prétendues issues, on a reconnu que le diable seul avait pu y passer ; et la seule chose vraisemblable, la communication du petit cloître avec le terrazzone, et celle du terrazzone avec Santa-Galla, ont été celles que personne n’a su pressentir ni trouver. Si bien que mon secret me reste et que madame Olivia s’en mord les poings. Le capucin ne pouvait rien dire et n’a rien dit, sinon qu’il avait bien faim, et on l’a mis en liberté, atteint et convaincu d’imbécillité ; je te demande pardon de l’expression, ma filleule ! Tartaglia, comptant que j’aurais soin de son cher maître, — c’est comme cela qu’il appelle Valreg, — a pris la traverse, pour n’avoir pas de désagrément avec la police locale. Les carabiniers sont partis ; ils ont porté leurs recherches du côté de la mer, trop tard, bien entendu. Le seigneur cardinal a défendu que l’on s’occupât davantage de la sotte histoire de la madone de Lucullus, et je l’ai entendu dire au giudice processante : C’est assez attirer l’attention sur une profanation qui n’a été faite que par les auteurs de l’accusation. Ils ont été tués, et vous ne trouverez personne pour la soutenir. Rien n’est misérable et fâcheux comme d’insister sur un grief que l’on ne peut pas prouver. Laissez donc tomber cette invention misérable, et si l’artiste français reparaît dans le pays, où l’on dit qu’il a une maîtresse, contentez-vous de le mettre en prison, sans bruit et pour longtemps, à moins qu’il ne lui plaise de révéler, tout de suite, d’où lui vient le signe de ralliement trouvé dans sa chambre.

Quant à Onofrio, Son Éminence l’a mandé devant elle pour l’interroger elle-même en particulier. Il paraît qu’on a voulu lui faire avouer qu’il avait donné asile et secours au prince dans son paillis, et qu’une bonne récompense lui a été offerte s’il voulait en convenir. Mais, je vous l’ai dit, Onofrio est un saint. Il aurait pu nous servir et se bien servir lui-même, en laissant croire qu’il avait secouru le prince ; mais je lui avais dit de se taire, et, ne comprenant pas, il s’est tu. Alors, le cardinal, émerveillé d’une vertu si rare chez un pauvre paysan, lui a proposé de l’envoyer paître des troupeaux à dix lieues d’ici, dans une de ses terres, pour le soustraire à la vengeance des bandits ; mais Onofrio, regardant cette offre comme un piège, a encore refusé cela. Il a dit qu’il était engagé, pour deux ans encore, aux pâturages de Borghèse, et qu’il aimait Tusculum, où les étrangers lui faisaient toujours gagner quelque chose avec sa petite vente d’antiquités. Il assure, du reste, qu’il ne craint aucune vengeance, et que ceux qu’il soupçonne d’avoir accompagné Campani et Masolino dans leur tentative sont trop lâches pour revenir se mettre au bout de son fusil. En cela, il ne se trompe pas : morte la bête, morte le venin ; et n’ayant plus de chef, ces canailles quitteront le pays, si ce n’est déjà fait. Bref, le cardinal a renvoyé le berger de Tusculum, en se recommandant à ses prières, et en disant de fort belles choses sur la foi et le désintéressement des âmes simples et vraiment pieuses. Moi, c’est mon avis aussi, que le berger de Tusculum est un saint, vu qu’il a menti comme un chien pour la bonne cause, et c’est ainsi que j’entends la religion.

Au reste, le brave garçon est bien récompensé de sa discrétion. Tout le pays lui attribue la gloire d’avoir débarrassé Frascati de ce Campani, qui faisait peur aux femmes enceintes par sa laideur, et de ton coquin de frère, ma pauvre Daniella ! À présent qu’il est mort, il n’a plus d’amis, et ceux qui lui payaient à boire, il y a deux jours, pour n’être pas dénoncés, disent aujourd’hui que c’était un fattore, et ne lui payeraient pas pour un baïoque d’eau bénite. On va en promenade à Tusculum pour complimenter le berger, voir le lieu du combat et se faire raconter l’aventure, qu’il arrange de son mieux.

Pour conclure, continua le fermier quand nous eûmes pénétré dans la Befana, où nous trouvâmes Vincenza occupée à nous préparer une sommaire installation, vous allez encore rester ici cette nuit ; après quoi, vous pourrez, je pense, reprendre possession de votre casino, et passer quelque temps à attendre prudemment les événements.

— D’autant plus, dit la Vincenza, qu’il y a, à Frascati, un Anglais et une Anglaise, les anciens maîtres de la Daniella, qui auraient voulu voir aujourd’hui le cardinal, et qui auraient tout arrangé avec lui pour monsieur Valreg, si la dame ne s’était trouvée malade en arrivant. Mais ils disent qu’ils répondent de tout, pourvu qu’il ne se montre pas. Ainsi, soyez tranquille et prenez patience.

Il m’était bien facile de suivre ce conseil. Je rentrais dans ma prison comme Adam fût rentré dans l’Éden, s’il lui eût été permis d’y retourner après quelques jours d’exil sur la terre. Mon Eve avait péché contre Dieu, il est vrai, en péchant contre l’amour. Elle avait cueilli le fruit amer du doute et de la jalousie ; mais, en dépit de cette crise terrible, nous étions si heureux de nous retrouver ensemble avec l’espoir de ne plus nous quitter, que nous ne pensions pas avoir payé ce bonheur trop cher par quelques jours d’effroi et de souffrance.

Il était cinq heures du matin quand nous pûmes nous reposer, et ce repos dura jusqu’à midi. Le réveil dans les ténèbres effraya ma compagne. Notre lampe s’étant éteinte, elle ne savait plus où nous étions ; mais elle reprit sa gaieté quand nous eûmes fait de la lumière, et elle me ferma la bouche avec ses baisers en m’entendant plaindre la triste vie où je l’entraînais. Elle s’habilla en chantant, et, pour se reposer de ses fatigues des jours précédents, elle se mit à danser autour de moi. Certes, le lieu n’était pas gai, vu ainsi à la clarté d’une seule lampe, et délaissé par l’active et bruyante compagnie qui m’y avait accueilli trente-six heures auparavant. Mais, en dépit de l’eau qui coule à travers ce vaste édifice et des fenêtres murées de toutes parts, il y fait chaud et sec comme dans toutes tes constructions établies dans le sol volcanique, comme dans les catacombes romaines, et comme dans toutes ces caves des vieux palais, où les pauvres ouvriers de la campagne sont heureux qu’on leur permette de se réfugier pendant l’hiver.

Mais nous sommes en plein printemps, et il nous tardait de revoir le ciel. Nous portâmes notre déjeuner dans le Pranto, où le soleil nous rendit tout à fait la confiance et la joie.