La Daniella/50

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Librairie Nouvelle (2p. 205-214).
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L


— L’autre jour, quand Medora, après avoir fait tout son possible pour te plaire, m’a demandé à parler avec moi, elle était si tourmentée, si humiliée, si en peine de trouver un moyen de relever son orgueil, qu’elle me faisait de la peine à moi-même. Elle était si bien sous mes pieds après avoir échoué, même en t’offrant son amitié, que je ne lui en voulais plus du tout. J’étais assez vengée, je me sentais généreuse. Elle avait une peur affreuse de moi, elle voyait bien que j’avais entendu ce que vous aviez dit ensemble, et l’idée d’être bafouée par une fille de rien comme moi, pour une chose qui n’est pas bien grave, lui faisait plus de mal que si une autre eût surpris le secret de quelque crime. Je t’assure que cela est comme je te le dis. J’ai vu Medora faire des imprudences comme jamais une signora anglaise et une fille du grand monde n’oserait s’en permettre. Elle me racontait cela en riant et en dansant par la chambre ; mais vouloir tourner la tête d’un homme et n’y pas réussir, voilà où je lui étais un témoin bien amer et une rivale qu’il lui eût été bien doux d’étrangler.

— Pourtant, repris-je, tu m’as dit qu’elle avait été douée, loyale et généreuse.

— Oui ; elle n’avait que ce rôle-là à jouer, et elle l’a joué. Tout ce que je t’ai rapporté est vrai. Elle a bien parlé, et elle m’a embrassée.

— Et pourquoi n’aurait-elle pas été sincère ? Si les coquettes recevaient de temps en temps une leçon bien polie, bien discrète, mais bien nette…

— Elles se corrigeraient peut-être, je ne sais pas ! mais je sais que Medora a inventé quelque chose de perfide. Elle m’a offert de l’argent.

— Pour payer ton silence ?

— Voilà ce que je lui ai dit en refusant. J’étais offensée de ses doutes ; je lui avais tendu la main, je lui avais dit : « Ne craignez rien ; tout cela restera entre nous.» Elle devait me croire. Elle a juré alors qu’elle me croyait, qu’elle m’estimait, et elle a prétendu que je n’avais pas le droit de refuser ce qu’elle appelait une petite dot, vingt mille francs ! « Je sais par M. Brumières, m’a-t-elle dit, que M. Valreg possède cela, ni plus ni moins. Je veux que tu sois son égale sous le rapport de la fortune. C’est une preuve de véritable amitié que je te donne, et, si tu ne comprends pas cela, c’est que tu n’aimes pas M. Valreg, qui va être bien pauvre et forcé de se faire ouvrier peut-être, quand il aura femme et enfants.» Enfin, elle m’en a tant dit, et l’idée de te réduire à la misère me faisait tant de mal, que j’ai accepté, et, pendant trois jours, j’ai eu ces vingt mille francs en bank-notes dans la poche de mon tablier.

— Et tu ne les as plus, j’espère ?

— Non, je les ai rendus ce soir. Je n’ai gardé que le joli petit portefeuille de satin blanc, comme souvenir ; et le voilà ! Tiens, regarde, qu’il est bien vide !

J’embrassai encore ma chère Daniella en la bénissant d’avoir repoussé cette tentation.

— C’est moi qui te remercie, reprit-elle, de m’avoir fait sentir ce que je dois être en devenant ta femme. J’étais pourtant bien contente d’avoir ces vingt mille francs ! Je les comptais trois ou quatre fois par jour dans le pianto, quand tu étais dans ton atelier ; mais ; comme j’avais besoin de me cacher de toi pour les regarder, comme je ne pouvais pas me décider à te les montrer, je sentais bien qu’ils étaient mal acquis et qu’ils me pesaient comme s’ils eussent été de plomb. La Mariuccia m’a bien grondée, ce soir, de les avoir rendus ! Elle prétend que nous sommes fous ; mais, si tu es content de moi, je crois que j’ai fait la chose la plus sage du monde.

— Oui, oui, ma chère, ma bien-aimée, tu me rends bien heureux. Ne regrette donc rien. Laisse-moi le bonheur et la gloire de travailler pour toi, et s’il fallait, comme le prétend Medora, devenir ouvrier pour te nourrir, sois sûre que je m’y déciderais sans chagrin et sans honte. Vois-tu, je me suis fait une devise qui dit toute ma foi et toute ma force : Tutto per l’amore !


23 mai, Mondragone.

. . . . . . . . . . . . . . .

Mes papiers n’arrivent pas, non plus que la réponse de l’abbé Valreg, et je suis décidé à procéder au mariage religieux, le seul légal en ce pays-ci. Je me marierai en France à la municipalité, ou bien, au premier jour, nous irons passer quelques heures en Corse pour satisfaire à la loi française. Je souffre de la situation de Daniella, d’autant plus que je la crois grosse, et que l’idée d’ajourner mon devoir de citoyen envers ce citoyen futur qui me fait déjà battre le cœur d’émotion et de ravissement n’est pas admissible pour moi. Encore deux jours d’attente, et, si nous n’avons pas de lettre, nous passerons outre. Medora semble croire encore que je me raviserai. Lady Harriet se scandalise de notre établissement à Mondragone avant le sacrement. Elle a raison : on est responsable devant Dieu et devant les hommes de la conscience et de la dignité de la femme que l’on aime.

La formalité lente de la publication des bans s’expédie très vite en ce pays-ci et s’escamote en partie moyennant finance. J’ai déjà envoyé Felipone chez le parochiale de Frascati à cet effet. Ce sera un mariage sans éclat et sans noce, comme il convient à notre position et au deuil de Daniella.

Ce matin, après avoir pris cette résolution et ces arrangements, je me suis rendu à Piccolomini pour en faire part à lord et à lady B***. J’ai trouvé lady Harriet levée pour la première fois depuis sa maladie. Elle ne doit pas sortir de sa chambre avant une quinzaine, par mesure de précaution. En apprenant que le mariage aurait lieu avant qu’elle fût en état d’y assister, elle a eu un trait de caractère féminin bien marqué. Elle se tourmente, depuis une semaine, de la nécessité pressante de ce mariage ; et, lorsqu’elle a un peu de fièvre, elle redevient dévote au point de dire que si Daniella ou moi mourions en ce moment, nous serions damnés. Pourtant elle a été fort contrariée de mon empressement à la satisfaire. Elle avait résolu de mettre, ce jour-là, pour aller à l’église, une certaine robe du matin qu’elle n’a pas encore exhibée, et elle a été au moment de me prier de différer encore.

Cette robe a été, du reste, l’occasion d’une scène d’intérieur que je veux vous raconter, parce qu’elle m’a touché beaucoup.

Lord B*** était auprès de sa femme, qu’il ne quitte plus d’un instant, et, quand elle a laissé voir son regret, il s’est mis à rire de cet enfantillage avec une bonhomie que je ne lui avais jamais vue auprès d’elle.

— Milord se moque de moi, me dit lady B*** avec un peu de dépit ; c’est son habitude !

— Moi, je me moque ? répondit-il en reprenant son sérieux à ressort. Vraiment non ! Je suis content de vous voir songer à la toilette. C’est signe que vous êtes guérie. Elle est donc bien jolie, cette robe ? Est-ce qu’on peut la voir ?

— Non ! vous ne la trouverez pas jolie ; vous ne vous y connaissez pas !

— Mais Valreg s’y connaît, un peintre !

— Je demande à voir la robe, m’écriai-je, pour prolonger le moment de gaieté des deux époux.

Fanny apporta la robe, que je ne trouvai pas jolie du tout par elle-même, mais dont je pus louer les enjolivements compliqués. Les Anglaises n’ont, je crois, pas de goût. Lady Harriet avait choisi, à Paris, une étoffe d’un ton cru que la couturière avait corrigé par les garnitures. Lord B*** trouva la robe laide, et reprocha à sa femme de ne plus porter de rose. Elle prétendit (avec raison) n’être plus assez jeune. Sur quoi le vieux mari prétendit qu’elle était toujours aussi belle qu’à vingt ans, et cela avec une conviction brusque et obstinée qui valait le mieux tourné des compliments. La bonne Harriet minauda un peu, et finit par avoir l’air de convenir que son mari ne se trompait pas. Mais elle le pria de se taire, trouvant cette galanterie déplacée devant moi, et, comme il revenait en critiquant le bleu dur de la robe, elle lui imposa silence assez sèchement.

Lord B*** se leva et marcha mélancoliquement dans la chambre. J’avais pris un journal pour avoir l’air de ne pas entendre ce débat puéril. Tout à coup lady Harriet me retira doucement le journal et me parla bas : — Il a passé toutes les nuits depuis que je suis malade, me dit-elle, il n’a pas dormi une heure sur vingt-quatre. Il est fatigué, et il ne veut pas se reposer.

— Vous savez donc cela ? lui dis-je. Je pensais que vous ne le saviez pas !

— Il s’en cachait, mais Daniella me l’a dit. Elle est bien singulière, votre Daniella ; elle est maintenant d’une hardiesse avec moi… C’est donc vous qui l’avez rendue comme cela ? Elle me gronde comme un petit enfant.

— Elle vous gronde ?

— Oui, elle me dit que je n’aime pas lord B*** !

— Et elle se trompe ? repris-je vivement en serrant sans façon les blanches mains de lady Harriet dans les miennes.

— Oui, elle se trompe beaucoup, répondit-elle en élevant la voix. Je l’aime de toute mon âme.

— Qui ? dit lord B*** en s’arrêtant au milieu de la chambre.

— Le meilleur et le plus dévoué des hommes.

— Qui donc ?

— Ah ! je vous le demande ?

En parlant ainsi, ils se regardèrent ; elle, souriante et attendrie ; lui, naïvement étonné et ne comprenant pas qu’il fût question de lui. Je me levai, voyant que le pauvre homme allait manquer cette suprême occasion d’être compris, faute de comprendre lui-même. Je le poussai aux pieds de sa femme, qui, oubliant sa pruderie, et comme entraînée par mon émotion, lui jeta ses deux bras autour du cou, non pour l’embrasser, cela eût été un peu trop bourgeois pour elle, mais pour lui dire avec une sensibilité exaltée :

— Milord, vous avez été un ange pour moi, et je vous dois la vie !

Lord B*** ne sût rien répondre. Il était si ému, qu’il devint comme une statue, et sortit au bout d’un instant sans avoir pu trouver une syllabe.

— Eh bien, vous voyez ! me dit sa femme avec dépit. Il est homme d’honneur et de conscience. Il m’a comblée de soins ; il s’est admirablement conduit avec moi ; mais il est tellement dépourvu de sensibilité, qu’il ne s’explique pas ma reconnaissance. Il la trouve ridicule ; toute expansion lui semble affectée.

Je priai lady B*** de faire un effort pour marcher jusqu’à la fenêtre, appuyée sur mon bras, et elle vit son mari assis derrière la petite pyramide qui décore la fontaine du casino. Il se croyait bien caché et ne se doutait pas que nous l’avions sous les yeux en profil. Il tenait son mouchoir sur sa figure ; mais, au mouvement répété de ses épaules, il était facile de voir qu’il sanglotait.

Harriet fut très-émue et pleura elle-même en revenant à son fauteuil.

— Allez donc le chercher, me dit-elle ; il faut enfin que nous nous expliquions ensemble. Il croit que je le dédaigne, et pourtant, depuis quelque temps… depuis surtout que Medora n’est plus entre nous, je fais mon possible pour lui donner confiance en moi.

— C’est de lui et non de vous qu’il se méfie, milady. Si je vais le chercher en ce moment, il refusera de se montrer, ou il viendra à bout de refouler son attendrissement devant vous.

— Mais pourquoi est-il ainsi ?

— Eh ! ne connaissez-vous pas encore cet homme sans expansion, dont vous avez exigé ce que vous seule pouviez lui enseigner ? L’abandon est un don du ciel ; la faculté de traduire ce que l’on éprouve est un art inné chez ceux qui ont l’instinct artiste, mais qui se convertit en démonstrations gauches ou incomplètes chez les natures timides. Lord B*** a trop d’esprit et de fierté pour être ridicule. Il reste impassible en apparence, et vous ne voyez pas qu’il souffre. Au lieu de l’encourager et de lui donner le souffle de la vie par cet incessant magnétisme qu’exerce la volonté d’une femme aimée, vous attendez, depuis quinze ou vingt ans, qu’il se révèle de lui-même, et vous attendez en vain. Il ne se révélera pas tant qu’il ne se sentira pas deviné.

— Ainsi, vous me grondez aussi ? dit lady Harriet… comme Daniella ! Voyons, est-ce vrai, tout ce qu’elle m’a raconté du désespoir de milord pendant que j’étais en danger ?

Je rapportai tout ce qu’il m’avait dit dans la nuit du 1er au 2 de ce mois. Lady Harriet en fut profondément frappée, et sa bonne âme parut se relever d’un long abattement.

— J’ai fait fausse route, dit-elle, je le sens bien ! J’ai mal pris ce caractère facile à froisser. Allez le chercher, vous dis-je, et, devant vous, je veux lui demander pardon de ma légèreté et de mon indélicatesse.

Elle parlait comme une jeune fille qu’elle croit être. Elle s’imaginait réparer un tort d’hier et se corriger, ainsi qu’elle aimait à le promettre d’un air enfantin, naïvement maniéré. Elle accabla son mari d’un déluge de paroles affectées et de pleurs sincères. Il admira le tout, et son enthousiasme de reconnaissance se traduisit par des oh ! et des ah ! qui sont tout ce qu’on peut obtenir de son éloquence. Ils étaient bien un peu risibles, ces amoureux sur le retour, et pourtant, je fus d’autant plus heureux et attendri de leur réconciliation, que c’était, on me l’apprenait, l’ouvrage de ma Daniella.


Le 26, au soir.

. . . . . . . . . . . . . . .

Il nous arrive une chose singulière et assez contrariante. Par un motif inexplicable, le curé de Frascati refuse de nous marier, pour le moment et jusqu’à nouvel ordre. Pendant que j’étais sorti pour faire une étude, il a mandé Daniella devant lui et lui a dit tout ce qu’il croyait propre à la faire renoncer à ce mariage ; que j’étais un inconnu, peut-être un vagabond mal noté à la police, et sous le coup d’une accusation grave ; que le moins qui m’en arriverait serait d’être expulsé à jamais du pays : qu’elle allait donc quitter sa famille et ses amis, sans espoir de les revoir jamais, pour suivre un homme suspect qui n’avait peut-être ni feu ni lieu, etc., etc.

Daniella ayant persisté, il lui a déclaré qu’il lui donnait huit jours pour réfléchir, et qu’a moins d’un ordre supérieur, il ne procéderait pas au mariage avant ce délai. Mis en demeure de promettre au moins de s’exécuter dans huit jours, sans plus, il a hésité ; il a dit :

Peut-être, nous verrons. J’espère que, d’ici là, vous aurez renoncé l’un à l’autre.

Cette situation inquiète et irrite Daniella, d’autant plus que le curé va disant, dans son cénacle de dévotes, que notre mariage n’est pas fait et ne se fera probablement pas. En mandant ma pauvre compagne devant lui, il l’a forcée à se montrer dans la ville, où elle a été accueillie par un empressement de curiosité désagréable pour elle, malveillante à mon endroit. Bien que l’on se soit réjoui tout haut de la mort de Masolino, on prétend maintenant que je l’ai tué pour tromper sa sœur plus aisément, et qu’elle charge son âme d’un grand péché en voulant épouser le meurtrier de son frère. Encore un jour de ces propos, et le curé aura beau jeu à s’en servir contre nous.

— Vous voilà, nous disait Felipone, qui est venu passer la soirée avec nous, comme les promessi sposi de notre Manzoni, et notre parrochiale me fait l’effet de don Abbondio. Vous serez donc forcé de lui jouer le même tour que Renzo voulut lui jouer ?

— Je n’y aurais pas de scrupule, répondis-je, si la chose était encore possible au temps où nous vivons.

— Comment ? reprit Felipone, vous doutez qu’elle soit possible ? Voulez-vous être mariés demain matin ?

— Oui, certes !

— Oui ? bien vrai ? Et toi, ma filleule ?

— Oui, oui, s’écria-t-elle en frappant des mains ; c’est cela ! le mariage alla pianeta !

Je vais vous expliquer ce qui me fut expliqué à l’instant même. Le mariage clandestin est encore valide dans les États romains. Les formalités sont à peu près aussi brusques et aussi simples que celles racontées par l’auteur des Fiancés. Il y faut seulement une messe et deux témoins.