La Daniella/6

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VI


Passé Gênes, 16 mars, onze heures du soir.

Toujours à bord du Castor ! Mais j’ai passé une magnifique journée. Ce matin, je me suis éveillé à six heures, après avoir un peu dormi, bien malgré moi, car c’est un vrai plaisir, pour qui n’en a pas l’habitude, d’entendre, de voir et de sentir le flot, même dans les ténèbres. Je dis voir, parce que les sillages phosphorescents dessinent mille arabesques changeantes autour des flancs du navire. On s’hébète à regarder cela, il me semble que je ne m’en lasserais jamais.

Je m’étais assoupi ayant froid, je me suis éveillé ayant chaud. Le soleil brillait déjà, le soleil d’Italie ! C’est lui que j’ai salué le premier, et ensuite j’ai été libre de saluer le Gigante. Vous connaissez par les gravures et par le daguerréotype cette riante entrée du port de Gênes, cette colonnade des jardins du palais Doria, et cette statue colossale (qui n’est pas celle d’André) qui, de la colline où elle se tient depuis si longtemps sur ses grosses jambes, semble, d’un air bonhomme, vous souhaiter la bienvenue. Je vous ferai donc grâce de cette description. Le premier aspect de la ville a, vous le savez, plus d’étrangeté que de beauté ; mais c’est une étrangeté souriante ; et, ici, le moyen âge n’a rien laissé d’imposant, rien de lugubre non plus.

On vous fait attendre le débarquement pendant deux mortelles heures, et ensuite, pour vous permettre de passer une journée sur le territoire sarde, on vous rançonne sous prétexte de visa, sans compter le temps qu’on vous prend encore à vous faire attendre le bon plaisir de la police et des ambassades. L’accueil n’a rien d’hospitalier, je vous jure, pour les pauvres diables. Enfin, il m’a été possible de pénétrer dans la ville et d’y chercher, à tout hasard, un coin pour déjeuner. Mon camarade Brumières n’avait pas voulu débarquer, sa princesse grecque ne débarquant pas. Je l’ai donc laissé tout le jour sur le Castor, occupé à tâcher de renouer la conversation avec l’objet de ses pensées et à tirer les vers du nez à ses domestiques. Et puis il est un peu comme le harpiste, il méprise Gênes, il méprise tout ce qui n’est pas Rome et les Sept-Collines.

Le hasard m’a conduit devant la porte du café de la Concordia. La vue du petit jardin m’a tenté. Je me suis fait servir le café sous des orangers, de véritables orangers couverts d’oranges, au milieu de plates-bandes fleuries auxquelles le soleil donnait des tons resplendissants. Mais ne soupirez pas trop. Le climat de cette région est, sinon aussi froid, du moins aussi variable que le nôtre. Nos déplorables printemps de ces dernières années ont eu ici leur contre-coup, et j’entendais dire autour de moi que cette belle journée était la première de l’année. J’en ai remercié le ciel, qui m’a permis de voir ainsi l’ancienne reine de la Méditerranée dans toute sa splendeur. En tant que cité commerçante, progressive et civilisée, elle est bien détrônée aujourd’hui par Marseille ; mais, comme arrangement et distribution pittoresques, il y a la différence d’une belle aventurière à une belle bourgeoise. La première un peu follement accoutrée et mêlant des ornements exquis à des parures risquées, mais ayant ces grâces qui entraînent ou ces originalités qui plaisent ; l’autre plus sage, plus soumise à la mode, décente, riche, propre, mais ressemblant à tout le monde.

En somme, l’aspect général de Gênes n’est pas satisfaisant, mais le détail est souvent adorable. Les maisons peintes sont décidément une laide chose ; heureusement, la mode s’en perd. La ville, jetée sur des plans inégaux, n’a ni queue ni tête, mais les belles rues sont curieuses et amusantes. On appelle ici les belles rues celles qui sont bordées de beaux palais ; par malheur, elles sont si étroites, que ces beaux palais y sont enfouis. On passe en admirant les portes et les dessous de la construction ; mais il faut se tordre le cou pour voir l’édifice, et encore, ne se fait-on, quelque part qu’on se mette, qu’une idée vague de ses proportions et de son élégance.

Il faudrait consacrer une journée à chacune de ces demeures d’un style varié au dedans comme au dehors. Cette variété étonne, éblouit, amuse et fatigue. Il y a beaucoup de marbres, beaucoup de fresques, beaucoup de dorures, et tout cela a coûté beaucoup d’argent. C’est petit et mignon à l’extérieur. Au dedans, les salles sont vastes et l’on s’étonne qu’elles tiennent dans des palais qui semblent tenir eux-mêmes si peu de place. Plus loin, il y a de belles promenades bordées de vilaines petites maisons ; des églises riches et encombrées de choses précieuses et coûteuses ; et puis des sentiers à pic, bordés de hautes maisons très-laides, des passages noirs qui s’ouvrent tout à coup sur des verdures éblouissantes, puis le roc à pic devant et derrière soi ; puis la mer vue d’en haut et toujours belle ; des fortifications gigantesques, interminables ; des jardins sur les toits ; des villas jetées au hasard sur les collines environnantes, profusion de bâtisses criardes, qui, vues de loin, gâtent le cadre naturel de la ville ; enfin, c’est incohérent : ce n’est pas une cité, c’est un amas de nids que toutes sortes d’oiseaux sont venus construire là, chacun faisant à sa tête et s’emparant de la place et des matériaux qui lui plaisaient. Si on ne se disait pas que c’est l’Italie, on se persuaderait volontiers que ce n’est pas ce que l’on attendait ; mais il faut ne point penser à cela, et plutôt se livrer à cette influence de désordre et de caprice qui rend un peu fou à première vue.

Après avoir couru deux ou trois heures, tantôt choqué, tantôt ravi, je suis entré dans quelques palais. Ah ! mon ami, que j’ai vu de beaux Van Dyck et de beaux Véronèse ! Mais les étranges intérieurs que ceux de ces nobles Génois ! Quels drôles de petits détails attestent l’incurie ou l’absence du goût ! quelles croûtes de portraits modernes, quels mesquins petits meubles, quelles plaisantes acquisitions de la veille au milieu de ces chefs-d’œuvre, de ces décorations splendides et de ces raretés rapportées par les ancêtres voyageurs ou trafiquants éclairés ! Comme la petite faïence anglaise jure à côté de la monumentale potiche de Chine, et comme nos colifichets d’industrie française à bon marché d’il y a dix ans sont étonnés de se trouver mêlés à ces vieux marbres et à ces fières peintures !

Il semble que les descendants des illustrissimes navigateurs aient pris en dégoût tout ce luxe de pirates, ou que la lassitude du cérémonial ait gagné les têtes, comme celle de mon Anglais de la Réserve. Peut-être ont-ils perdu quelque chose de plus que le goût de la magnificence, le goût du beau. On va jusqu’à dire que, dans certains palais, des toiles de grands maîtres ont été vendues aux étrangers par des gardiens infidèles, remplacées par des copies médiocres, et que les propriétaires ne s’en sont pas encore aperçus.

Je ne vous affirme nullement le fait ; mais, pour vous résumer mon impression générale, je vous dirai qu’ici tout est surprise charmante ou brusque déception. Si j’eusse été en humeur de travailler, le pittoresque m’eût pourtant retenu ; il est à chaque pas, dans une ville aussi raboteuse ; il faudrait s’arrêter devant toutes ces ruelles qui se tordent et se précipitent d’un plan à l’autre, passant sous des arcades multipliées qui relient les maisons entre elles et projettent, sur ces profondeurs brillantes, des ombres d’un velouté et d’une transparence inouïs. Oh ! s’il ne s’agissait que de peinture, la vie tout entière d’un artiste minutieux pourrait bien se consumer devant une de ces ruelles à perspective mouvementée ! Mais il s’agit d’autre chose ; il s’agit d’avancer, de comprendre, de vivre si faire se peut !

Pendant que j’avalais Gênes des yeux, des jambes et de l’esprit, mons Brumières poursuivait sa déesse. Mais voilà où recommence l’aventure, qui, j’espère, va vous faire oublier l’informe esquisse que je viens de mettre sous vos yeux.

Quand, à huit heures du soir, je suis remonté, affamé et harassé, sur le Castor, j’ai trouvé le pont tellement encombré de beau monde, qu’on eût dit d’une fête. Ce bruit et cette foule venaient d’un notable surcroît de passagers à bord ; des Anglais, toujours des Anglais, et puis quelques Français et quelques indigènes, ces derniers ayant amené là toute leur famille et tous leurs amis, qui, en manière d’adieux, causaient gaiement avec eux, en attendant le moment de lever l’ancre.

Au milieu de cette bagarre, que rendaient plus étourdissante les chanteurs et guitaristes ambulants postés dans des barques autour du Castor, et tendant leurs casquettes aux passagers, j’eus le temps de remarquer, encore une fois, que le Génois était expansif, babillard, enjoué, commère et avenant. Cela était, du moins, écrit sur toutes les figures et dans toutes les intonations de ceux qui parlaient le patois. Les prêtres surtout me parurent gais et sémillants, ressemblant fort peu, dans leurs allures, à ceux de France. On voit qu’ils sont mêlés plus que les nôtres à la société locale et à ses préoccupations temporelles. Pourtant, l’opinion générale est ici en grande réaction contre eux, à ce que l’on m’a dit.

Enfin, le son de la cloche nous délivra de tous les visiteurs qui s’envolèrent sur leurs barques, envoyant de gais adieux et de bons souhaits à l’équipage, et, quand l’ordre eut un peu agrandi l’espace, je pus chercher et retrouver mon ami Brumières, tandis que le steamer se remettait en marche.

— J’ai passé une sotte journée, me dit-il ; ma princesse à dormi tout le temps dans sa cabine, d’où elle est enfin sortie, parfumée et coiffée à ravir, il n’y a pas plus d’une heure. J’ai réussi à l’accoster ; mais sa chère tante, n’ayant plus le mal de mer, est venue me l’enlever ; vous pouvez les voir là-bas qui se moquent de nous !

Je regardai la tante, qui m’avait paru vieille, hier, mais qui, débarrassée de ses coiffes et de l’affreux abat-jour vert que les Anglaises mettent maintenant en voyage autour de la passe de leur chapeau, est une assez jolie femme grasse, sur le retour. La princesse avait, en effet, arrangé ses magnifiques cheveux bruns d’une façon très-artiste et daignait nous les laisser admirer, en tenant à la main son petit chapeau de paille à rubans de velours vert. Du reste, ces deux dames ne me paraissaient faire aucune attention à nous.

— Et, maintenant, dis-je à Brumières, puisque vous étiez si intrigué, vous savez du moins qui elles sont ? vous avez eu le temps de vous en enquérir ?

— La tante est une Anglaise pur sang, répondit-il. La nièce n’est peut-être pas sa nièce. Voilà tout ce que je sais. Leurs bagages sont au fond de la cale ; pas un nom, des chiffres tout au plus, sur leurs nécessaires de voyage. Le domestique ne sait pas un mot de français, et je ne sais pas un mot d’anglais ! Quant à la soubrette italienne, elle est malade, à ce que prétend Benvenuto.

— Qui ça, Benvenuto ?

— Votre harpiste ! il s’appelle Benvenuto, l’animal ! J’espérais qu’il me serait utile. Il avait flairé ma préoccupation sentimentale, et, venant au-devant de mes désirs, il se mettait au service de ma passion avec cette inimitable courtoisie et cette délicieuse pénétration qui caractérisent certaine classe d’hommes très-employés et très-répandus en Italie… sur les sept collines, particulièrement ; mais je soupçonne le drôle d’avoir bu ma bonne-main et de ronfler sous quelque malle. Bref, je ne sais rien du tout, sinon que l’on va à Rome, ce qui laisse mon espérance intacte. Si cette diable de mer que voilà coulante comme de l’huile pouvait se courroucer un peu, j’espérerais que la tante retournerait vite à ses oreillers… Mais qu’est-ce que vous avez, mon cher, et à qui est-ce que je parle ?

— À quelqu’un qui vous écoute d’une oreille, mais qui, de l’autre, reconnaît une voix… Tenez, mon cher, cette dame qui emmène votre princesse en Italie est bien sa tante, c’est milady trois étoiles. Je ne connais que son nom de baptême, Harriet ; mais je sais qu’elle a épousé par amour un cadet de famille qui s’est laissé enrichir de huit cent mille livres de rente, un très-bon et très-honnête homme, pas gai tous les jours ; mais ceci ne fait rien à l’affaire. Votre héroïne est bien réellement une personne de grande maison, et peut-être l’héritière future de cette grande fortune, car milord et milady n’ont pas d’enfants.

— Zadig ! s’écria Brumières transporté de joie, où diable avez-vous appris tout cela ?

— Vous voyez bien, repris-je en lui montrant un Anglais chauve, à pantalon grillagé, qui s’était approché assez respectueusement des deux femmes, que voilà milord qui parle à sa femme !

— Ça ? C’est le domestique !

— Je vous jure que non ; et, s’il n’a pas voulu vous répondre, c’est que vous ne lui êtes pas présenté, et que, devant milady, il ne veut pas paraître ce qu’il est, un homme sans morgue et parlant te français aussi facilement que vous et moi.

— Encore une fois, Zadig, expliquez-vous !

Je refusai de m’expliquer, autant pour me divertir de l’étonnement de mon camarade, que pour obéir à un sentiment, peut-être exagéré, de délicatesse. J’avais surpris les secrets du ménage de lord trois étoiles, en écoutant, avec une attention dont je pouvais bien me dispenser, ses confidences à un ami, à travers une cloison du cabaret de la Réserve. Je crois que je devais m’en tenir là, et ne pas les divulguer.

Maintenant, mon ami, vous allez aussi me traiter de Zadig et me demander comment je reconnaissais un homme dont je n’avais pas aperçu la figure. Je vous répondrai que d’abord sa voix, sa prononciation, ses intonations tristes et comiques à la fois m’étaient restées dans l’oreille d’une façon toute particulière. Si je voulais me faire valoir comme devin, j’ajouterais qu’il est certains traits, certaines physionomies et certaines tournures qui s’adaptent si parfaitement à certaines manières de s’exprimer, et à certaines révélations de caractère et de situation, qu’il n’y a pas moyen de les méconnaître. Mais, pour rester dans l’exacte vérité, je dois vous avouer qu’au moment où je quittais le cabaret de la Réserve, je m’étais trouvé face à face sur l’escalier extérieur avec les deux personnages, au moment où un garçon leur présentait sa lanterne pour allumer leurs cigares. L’un me parut un officier de marine ; l’autre, c’était l’homme à front chauve, à casquette vernie renversée en arrière, à pantalon grillagé, que je voyais en ce moment échanger quelques paroles avec milady. Leur conversation ne fut pas longue. Je ne l’entendis pas ; mais, à coup sûr, je la traduirais ainsi : « Vous avez fumé ? — Je vous jure que non. — Je vous jure que si.» Et milord s’éloigna d’un air résigné, sifflota un moment, en regardant les étoiles, et s’en alla fumer derrière la cheminée de la chaudière. Il n’y eût peut-être pas songé, mais sa femme venait de lui en donner l’envie.

Brumières, enchanté de mes découvertes, vient de voir un autre de ses souhaits exaucé : le temps s’est brouillé, la mer s’est fait sentir plus rude. Lady Harriet a quitté le pont. La nièce, qui paraît d’une solidité à toute épreuve, est restée sur le banc avec la femme de chambre, et j’ai laissé mon camarade tournant autour d’elles. Je vous écris du salon, où, en ce montent, je vois apparaître milord trois étoiles avec un très-vilain chien jaunâtre que je le soupçonne d’avoir acheté à Gênes pour se faire renvoyer plus souvent par sa femme. Ils se font mutuellement (milord et son chien) de grandes amitiés. Pauvre lord trois étoiles ! Il sera peut-être aimé, au moins, de ce chien-là ! Mais le roulis augmente et il me devient difficile d’écrire. La nuit se fait maussade en plein air, et je vais me reposer des rues perpendiculaires et du terrible pavé de briques de Gênes la Superbe.