La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle/12

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CHAPITRE XII


CARACTÈRES SEXUELS SECONDAIRES DES POISSONS,
DES AMPHIBIES ET DES REPTILES.


Poissons : Assiduités des mâles, leurs combats. — Les femelles sont ordinairement plus grandes que les mâles. — Mâles, couleurs vives, ornements et autres caractères étranges. — Couleurs et ornements qu’acquièrent les mâles pendant la saison des amours. — Chez certaines espèces, les mâles et les femelles affectent également des couleurs brillantes. — Couleurs protectrices. — On ne peut attribuer au besoin de protection les couleurs moins brillantes des femelles. — Certains poissons mâles construisent les nids, et prennent soin des œufs et des jeunes. — Amphibies : Différences de conformation et de coloration entre les mâles et les femelles. — Organes vocaux. — Reptiles : Chéloniens. — Crocodiles. — Serpents, couleurs protectrices dans quelques cas. — Batailles des lézards. — Ornements. — Étranges différences de conformation entre les mâles et les femelles. — Couleurs. — Différences sexuelles presque aussi considérables que chez les oiseaux.


Abordons maintenant le grand sous-règne des Vertébrés, en commençant par l’étude de la classe inférieure, celle des poissons. Les Plagiostomes (Requins, Raies) et les Chiméroïdes mâles possèdent divers organes qui leur permettent de retenir la femelle, organes analogues à ceux que nous avons observés chez tant d’animaux inférieurs. Outre ces organes, beaucoup de raies mâles portent sur la tête des touffes de forts piquants acérés, et plusieurs rangées de ces mêmes piquants sur « la surface externe supérieure des nageoires pectorales ». Ces piquants existent chez les mâles de certaines espèces, qui ont le reste du corps entièrement lisse. Ils se développent de façon temporaire, pendant la saison des amours seulement ; le docteur Günther affirme qu’ils servent d’organes prenants, l’animal se repliant sur lui-même de façon à former une espèce de cercle. Il est à remarquer que, chez quelques espèces, telles que la Raia clavata, c’est la femelle et non le mâle qui a le dos parsemé de gros piquants recourbés en crochets[1].

Les mâles seuls du Mallotus villosus sont pourvus d’écailles très-rapprochées ressemblant un peu à une brosse, qui permettent à deux mâles de maintenir la femelle en se plaçant à ses côtés pendant qu’elle passe avec une grande rapidité sur les bancs de sable où elle dépose ses œufs[2]. Le Monacanthus scopas, espèce très-distincte, présente une conformation à peu près analogue. Le docteur Günther m’apprend que ce poisson porte aux deux côtés de la queue une touffe de poils droits et résistants comme ceux d’un peigne, qui, chez un individu ayant 15 centimètres de long, atteignaient environ 4 centimètres de longueur ; la femelle porte à la même place une touffe de soies que l’on pourrait comparer à celles d’une brosse à dents. Chez une autre espèce, le M. peronii, le mâle est pourvu d’une brosse qui ressemble à celle de la femelle de l’espèce précédente, tandis que les côtés de la queue de la femelle restent lisses. Chez quelques autres espèces du même genre, la queue est un peu rugueuse chez le mâle et parfaitement lisse chez la femelle ; enfin, chez d’autres espèces, la queue chez les mâles et chez les femelles est parfaitement lisse.

Beaucoup de poissons mâles se livrent des combats acharnés pour s’emparer des femelles. Ainsi, on assure que l’Épinoche mâle (Gasterosteus leiurus) devient « fou de joie » lorsque la femelle sort de sa cachette pour examiner le nid qu’il a construit à son intention. « Il va et vient autour d’elle, retourne au dépôt des matériaux accumulés pour le nid, puis revient, et, si elle n’avance pas, il cherche à l’entraîner vers le nid en la poussant avec son museau, ou en la tirant par la queue ou par l’épine qu’elle porte sur le côté[3]. » Les mâles[4], polygames dit-on, sont très-hardis et très-belliqueux, tandis que les femelles sont très pacifiques. Les mâles se livrent quelquefois des combats acharnés ; ils s’attachent fortement l’un à l’autre pendant quelques instants, et se culbutent mutuellement, jusqu’à ce qu’ils aient épuisé leurs forces. » Les G. trachurus mâles, pendant le combat, tournent l’un autour de l’autre, et cherchent à se mordre et à se transpercer au moyen de leurs épines latérales redressées. Le même observateur ajoute[5] : « La morsure de ces petits poissons cause une blessure très-grave. Ils se servent aussi de leurs piquants latéraux avec tant d’efficacité, que j’ai vu un de ces poissons qui, ayant été pendant la lutte complètement éventré par son adversaire, tomba au fond et périt. Lorsqu’un G. trachurus est vaincu, son air hardi l’abandonne, ses vives couleurs disparaissent, et il va cacher sa honte parmi ses compagnons plus pacifiques, mais il reste pendant quelque temps l’objet constant des persécutions du vainqueur. »

Le saumon mâle a un caractère aussi belliqueux que le petit épinoche, et, d’après le docteur Günther, la truite mâle partage les mêmes dispositions. M. Shaw a observé deux saumons mâles qui ont lutté l’un contre l’autre pendant un jour entier ; M. R. Buist, surintendant des pêcheries, m’apprend qu’il a souvent observé, auprès du pont de Perth, les mâles chasser leurs rivaux pendant que les femelles frayaient. Les mâles « se battent constamment, et se déchirent l’un l’autre sur les bancs de frai ; ils se font assez de mal pour qu’un grand nombre périssent, et qu’on les voie s’approcher des bords de la rivière épuisés et presque mourants[6]. »

Fig. 27. — Tête de saumon commun (Salmo solar) mâle pendant la saison des amours.

Ce dessin, ainsi que tous ceux du chapitre précédent, ont été exécutés par l’artiste bien connu, M. G. Ford, sous la surveillance du docteur Günther, et d’après des spécimens du British Museum.

M. Buist ajoute que le gardien de l’étang de reproduction de Stormontfield a trouvé, en juin 1868, dans la partie septentrionale de la Tyne, environ 300 saumons morts, tous mâles à l’exception d’un seul ; le gardien est persuadé qu’ils ont tous péri à la suite de luttes acharnées.

Fig. 28. — Tête de saumon femelle.


Le saumon mâle présente une conformation curieuse pendant la saison des amours : outre un léger changement de couleur, « la mâchoire inférieure s’allonge, et l’extrémité se transforme en une espèce de crochet cartilagineux qui vient occuper, lorsque les mâchoires sont fermées, une profonde cavité située entre les os intermaxillaires de la mâchoire supérieure[7] » (fig. 27 et 28). Cette modification ne persiste que pendant la saison des amours chez le saumon européen ; mais M. J. K. Lord[8] assure que, chez le S. lycaodon du nord-ouest de l’Amérique, cette modification est permanente et nettement prononcée chez les mâles plus âgés qui ont déjà remonté les rivières. Les mâchoires de ces vieux mâles se transforment en de formidables crochets, et les dents deviennent de véritables crocs, ayant souvent près de deux centimètres de longueur. Chez le saumon d’Europe, selon M. Lloyd[9], la conformation en crochet temporaire sert à fortifier et à protéger les mâchoires lorsque les mâles chargent l’un contre l’autre avec une impétueuse violence ; mais les dents si considérablement développées du saumon mâle américain peuvent se comparer aux défenses de beaucoup de mammifères du même sexe, et indiquent un but offensif plutôt que défensif.

Le saumon n’est pas le seul poisson chez lequel les dents diffèrent selon le sexe. On observe les mêmes différences chez beaucoup de raies. Chez la raie bouclée (Raia clavata), le mâle adulte a des dents tranchantes et aiguës, recourbées en arrière, tandis que celles de la femelle sont larges et aplaties, formant une sorte de pavage ; de sorte que, dans ce cas, les dents, chez les mâles et les femelles d’une même espèce, présentent des différences plus considérables qu’elles ne le sont ordinairement chez des genres distincts d’une même famille. Les dents du mâle ne deviennent aiguës que lorsqu’il est adulte ; dans le jeune âge elles sont plates comme celles de la femelle. Ainsi qu’il arrive souvent pour les caractères sexuels secondaires, les mâles et les femelles de quelques espèces de raies, la raie cendrée (R. batis) par exemple, ont, quand ils sont adultes, les dents acérées et pointues ; ce caractère propre au mâle, et primitivement acquis par lui, paraît s’être transmis aux descendants de l’un et l’autre sexe. Les mâles et les femelles de la R. maculata, possèdent aussi des dents pointues, mais seulement quand ils sont complètement adultes ; elles paraissent plus tôt chez les mâles que chez les femelles. Nous aurons à observer des cas analogues chez les oiseaux ; chez quelques espèces, en effet, le mâle acquiert le plumage commun aux deux sexes adultes, à un âge un peu plus précoce que la femelle. Il y a d’autres espèces de raies chez lesquelles les mâles, même âgés, n’ont jamais de dents tranchantes, et où, par conséquent, les deux sexes adultes, ont des dents larges et plates comme les jeunes et les femelles adultes des espèces précédemment indiquées[10]. Les raies sont des poissons hardis, forts et voraces ; nous pouvons donc supposer que les mâles ont besoin de leurs dents acérées pour lutter avec leurs rivaux ; mais comme ils sont pourvus de nombreux organes modifiés et adaptés pour saisir la femelle, il est possible que leurs dents leur servent aussi à cet usage.

Quant à la taille, M. Carbonnier[11] soutient que, chez presque toutes les espèces, la femelle est plus grande que le mâle ; le docteur Günther ne connaît pas un seul cas où le mâle soit réellement plus grand que la femelle. Chez quelques Cyprinodontes, le mâle n’égale même pas la moitié de la grosseur de la femelle. Les mâles de beaucoup d’espèces ont l’habitude de lutter les uns avec les autres ; aussi est-il étonnant que, sous l’influence de la sélection sexuelle, ils ne soient pas devenus généralement plus grands et plus forts que les femelles. La petite taille des mâles constitue pour eux un grand désavantage ; M. Carbonnier affirme, en effet, qu’ils sont exposés à être dévorés par leurs propres femelles lorsqu’elles sont carnassières, et sans doute par les femelles d’autres espèces. L’augmentation de la taille doit, sous quelques rapports, être plus importante pour les femelles que ne le sont, pour les mâles, la force et la taille afin de lutter les uns contre les autres ; cette augmentation de taille permet peut-être une production plus abondante d’œufs.

Le mâle seul, chez beaucoup d’espèces, est orné de brillantes couleurs ; ou tout au moins ces couleurs sont plus vives chez lui que chez la femelle. Quelquefois aussi le mâle est pourvu d’appendices qui ne paraissent pas lui être plus utiles, pour les besoins ordinaires de la vie, que les plumes de la queue ne le sont au paon. Le docteur Günther a eu l’obligeance de me communiquer la plupart des faits suivants. On a tout lieu de croire que, chez beaucoup de poissons tropicaux, la couleur et la conformation diffèrent selon le sexe ; d’ailleurs, on observe quelques exemples frappants de ces différences chez les poissons des mers britanniques. On a donné le nom de petit dragon pierre précieuse, au Cullionymus lyra mâle, à cause de ses couleurs qui ont l’éclat des pierreries. Lorsqu’on le sort de l’eau, le corps est jaune de diverses nuances, rayé et tacheté de bleu vif sur la tête ; les nageoires dorsales sont brun pâle avec des bandes longitudinales foncées, les nageoires ventrale, caudale et anale sont noir bleuâtre. Linné et après lui beaucoup de naturalistes ont considéré la femelle comme une espèce distincte ; elle est brun rougeâtre sale, avec la nageoire dorsale brune et les autres blanches. La grandeur proportionnelle de la tête et de la bouche, et la position des yeux[12], diffèrent aussi chez le mâle et la femelle ; mais l’allongement extraordinaire, chez le mâle (fig. 29), de la nageoire dorsale, constitue évidemment la différence la plus caractéristique. M. W. Saville Kent, qui a étudié ces poissons en captivité, fait au sujet de cette nageoire les remarques suivantes : « Ce singulier appendice semble jouer le même rôle que les caroncules, les crêtes et les autres parties anormales des gallinacés mâles, c’est-à-dire qu’il sert uniquement à fasciner la femelle[13]. » La conformation et la coloration des jeunes mâles sont absolument identiques à celles des femelles adultes.

Fig. 29. — Callionymus lyra ; figure supérieure, mâle ; figure inférieure, femelle.

N. B. — La figure inférieure est plus réduite que la figure supérieure.


Dans le genre Callionymus[14] tout entier, le mâle est en général plus brillamment tacheté que la femelle, et, chez plusieurs espèces, non-seulement la nageoire dorsale, mais aussi la nageoire anale prennent un développement excessif chez le mâle.

Le Cottus scorpius, ou scorpion de mer mâle, est plus élancé et plus petit que la femelle. La couleur diffère beaucoup aussi selon le sexe. Il est difficile, comme le fait remarquer M. Lloyd[15], « à quiconque n’a pas vu à l’époque du frai, alors qu’il revêt ses teintes les plus éclatantes, ce poisson d’ordinaire si mal partagé, de se figurer le mélange de couleurs brillantes qui le transforment entièrement ». Les Labrus mixtus, mâles et femelles, sont splendides, bien que la coloration diffère considérablement selon le sexe ; le mâle est orangé rayé de bleu clair ; la femelle rouge vif avec quelques taches noires sur le dos.

Fig. 30. — Xiphophorus Hellerii ; figure sup., mâle ; figure infér., femelle.

Dans la famille très-distincte des Cyprinodontes — habitant les eaux douces des pays exotiques, — les caractères du mâle et de la femelle diffèrent quelquefois beaucoup. Le Mollienesia petenensis[16] mâle a la nageoire dorsale très-développée et marquée d’une rangée de grandes taches arrondies, ocellées et brillamment colorées ; chez la femelle, au contraire, cette même nageoire, plus petite, affecte une forme différente, et porte seulement des taches brunes irrégulièrement recourbées. Chez le mâle, le bord foncé de la base de la nageoire anale fait un peu saillie. Chez le mâle d’une forme voisine, le Xiphophorus Hellerii (fig. 30), le bord inférieur de la nageoire anale se développe en un long filament qui, à ce qu’assure le docteur Günther, est rayé de vives couleurs. Ce filament ne contient pas de muscles et ne paraît avoir aucune utilité directe pour le poisson. La coloration et la structure des jeunes mâles ressemblent en tous points à celles des femelles adultes ; nous avons déjà fait remarquer qu’on observe le même fait dans le genre Callionymus. On peut rigoureusement comparer les différences sexuelles de ce genre à celles qui se présentent si fréquemment chez les Gallinacés[17].

Le Plecostomus barbatus[18] (fig. 31), mâle, poisson siluroïde habitant les eaux douces de l’Amérique méridionale, a la bouche et l’inter-operculum frangés d’une barbe de poils roides, dont la femelle est presque complètement dépourvue. Ces poils ont une nature écailleuse. Chez une autre espèce du même genre, des tentacules mous et flexibles s’élèvent sur la partie frontale de la tête chez le mâle, et ne se trouvent pas chez la femelle. Ces tentacules, simples prolongements de la peau même, ne sont donc pas homologues aux poils rigides de l’espèce précédente ; on ne peut guère douter cependant que leur usage, dont il est difficile de conjecturer la nature, ne soit d’ailleurs le même chez les deux espèces. Il n’est guère probable que ces appendices constituent un ornement ; d’un autre côté, nous ne pouvons supposer que des poils rigides et des filaments flexibles puissent être utiles aux mâles seuls dans les conditions ordinaires de l’existence. Le Chimæra monstrosa, monstre absolument étrange, porte au sommet de la tête un os crochu dirigé en avant, et dont l’extrémité arrondie est couverte de piquants acérés ; on ignore absolument quel usage le mâle peut faire de cette couronne « qui fait défaut chez la femelle[19] ».

Les conformations dont nous venons de parler existent à l’état permanent chez le mâle devenu adulte ; mais, chez certains Blennies et dans un autre genre voisin[20], une crête se développe sur la tête du mâle seulement pendant la saison du frai ; en même temps le mâle revêt de plus vives couleurs. Cette crête constitue évidemment un ornement sexuel temporaire, car la femelle n’en offre pas la moindre trace. Chez d’autres espèces du même genre, les deux sexes possèdent une crête ; mais il est au moins une espèce où elle ne se trouve ni chez le mâle ni chez la femelle. Le professeur Agassiz affirme que beaucoup de Chromides mâles, le Geophagus mâle, par exemple, et surtout le Cichla[21], ont une protubérance très-apparente sur le devant de la tête, protubérance qui n’existe ni chez les femelles ni chez les jeunes mâles. M. Agassiz ajoute : « J’ai souvent observé ces poissons pendant la saison du frai, alors que la protubérance prend tout son développement ;

Fig. 31. — Plecostomus barbatus ; figure sup., tête de mâle ; figure inf., de femelle.


je les ai observés aussi pendant d’autres saisons où elle disparaît complètement ; on ne distingue pas alors la moindre différence dans la forme de la tête des mâles et des femelles. Je n’ai jamais pu établir, avec certitude, que ces protubérances remplissent une fonction spéciale, et les Indiens des Amazones n’ont pu me donner aucun renseignement à cet égard. » Ces protubérances, par leur apparition périodique, rappellent les caroncules charnus qui ornent la tête de certains oiseaux ; il est cependant très-douteux qu’on puisse les considérer comme des ornements.

Le professeur Agassiz et le docteur Günther affirment que les poissons mâles, dont la coloration diffère d’une manière permanente de celle des femelles, deviennent souvent plus brillants pendant la saison du frai. Il en est de même chez une foule de poissons dont les individus de sexe différent ont une coloration identique pendant toutes les autres périodes de l’année. On peut citer comme exemple la tanche, le gardon et la perche. À l’époque du frai, « le saumon mâle porte sur les joues des bandes orangées, qui lui donnent l’apparence d’un Labrus, et son corps entier prend un ton orangé doré. Les femelles revêtent alors une coloration plus foncée[22] ; aussi les appelle-t-on ordinairement poissons noirs. » On constate un changement analogue et même plus prononcé chez le Salmo eriox ; les mâles de l’omble (S. umbla) sont également, pendant la même saison, plus vivement colorés que les femelles[23]. Les couleurs du brochet des États-Unis (Esox reticulatus), surtout chez le mâle, deviennent pendant la saison du frai excessivement intenses, brillantes et irisées[24]. L’épinoche mâle (Gasterosteus leiurus) nous en offre un exemple frappant entre tous. M. Warington[25] affirme que ce poisson devient alors « magnifique au-delà de toute expression ». Le dos et les yeux de la femelle sont bruns, le ventre blanc. Les yeux du mâle, au contraire, « sont du vert le plus splendide, et doués d’un reflet métallique comme les plumes vertes de certains oiseaux-mouches. La gorge et le ventre sont cramoisi éclatant, le dos gris cendré, et le poisson tout entier semble devenir diaphane et comme lumineux par suite d’une incandescence interne. » Après le frai, toutes ces couleurs changent ; la gorge et l’abdomen prennent un ton rouge plus terne, le dos devient plus vert, et les tons phosphorescents disparaissent.

Nous avons déjà parlé des démonstrations amoureuses de l’épinoche mâle pour la femelle ; depuis la publication de la première édition de cet ouvrage, on a constaté chez les poissons plusieurs exemples des assiduités du mâle auprès de la femelle. M. W. S. Kent assure que le Labrus mixtus mâle qui, comme nous l’avons vu, diffère de la femelle au point de vue de la coloration, creuse « un trou profond dans le sable du réservoir où il se trouve, puis essaie, par toutes sortes de démonstrations, de persuader à une femelle de la même espèce de venir partager ce trou avec lui ; il va et vient de la femelle au nid qu’il a construit et tâche évidemment de la décider à le suivre. » Le Cantharus lineatus mâle devient noir plombé pendant la saison des amours ; il se retire alors à l’écart pour creuser un trou qui doit servir de nid. « Chaque mâle veille alors avec vigilance sur le trou qu’il a creusé, il attaque et chasse tous les autres mâles qui ont l’air de s’approcher. Sa conduite est toute différente envers les femelles qui, à ce moment, sont d’ordinaire pleines d’œufs. Il emploie tous les moyens en son pouvoir pour leur persuader de venir déposer dans son trou les myriades d’œufs dont elles sont chargées ; s’il y réussit, il veille incessamment sur les œufs[26]. »

M. Carbonnier, qui a étudié avec beaucoup d’attention un Macropus chinois en captivité, a décrit un cas encore plus frappant de la cour que les mâles font aux femelles et de l’étalage qu’ils font de leurs ornements[27]. Les mâles affectent des couleurs beaucoup plus brillantes que les femelles. Pendant la saison des amours, ils luttent les uns contre les autres pour s’emparer des femelles ; au moment où ils leur font la cour, ils étalent leurs nageoires, qui sont tachetées et ornées de raies brillamment colorées, absolument, dit M. Carbonnier, comme le paon étale sa queue. Ils nagent aussi autour des femelles avec une grande vivacité, et semblent, « par l’étalage de leurs vives couleurs, chercher à attirer l’attention des femelles, lesquelles ne paraissent pas indifférentes à ce manège ; elles nagent avec une molle lenteur vers les mâles et semblent se complaire dans leur voisinage. » Dès que le mâle s’est assuré la possession de la femelle, il fait un petit amas d’écume en chassant de sa bouche de l’air et des mucosités ; puis il recueille dans sa bouche les œufs fécondés pondus par la femelle, ce qui causa une certaine crainte à M. Carbonnier, qui crut qu’il allait les dévorer. Mais le mâle les dépose bientôt au sein de l’amas qu’il a fait, les veille avec soin, répare les parties de l’écume qui viennent à se détacher, et prend soin des jeunes quand ils éclosent. Je mentionne ces particularités parce que nous allons voir bientôt que certains poissons mâles couvent les œufs dans leur bouche. Or, ceux qui ne croient pas au principe de l’évolution graduelle peuvent, à juste titre, demander quelle a pu être l’origine d’une semblable habitude. Il est donc intéressant de savoir que certains poissons recueillent les œufs dans leur bouche pour les transporter ; cela, en effet, explique en partie le fait dont nous venons de parler, car, s’il survient un délai avant qu’ils puissent déposer les œufs, ils peuvent finir par prendre l’habitude de les couver dans leur bouche.

Pour en revenir à notre sujet plus immédiat, nous pouvons résumer la question en ces termes : les poissons femelles, autant que je puis toutefois le savoir, ne pondent jamais qu’en présence des mâles ; d’autre part, les mâles ne fécondent jamais les œufs qu’en présence des femelles. Les mâles luttent les uns contre les autres pour s’emparer des femelles. Les jeunes mâles de beaucoup d’espèces ressemblent aux femelles, mais revêtent, à l’âge adulte, des couleurs beaucoup plus brillantes qu’ils conservent pendant toute leur existence. Les mâles d’autres espèces revêtent des couleurs plus brillantes que les femelles, et se parent d’ornements nombreux seulement pendant la saison des amours. Les mâles courtisent assidûment les femelles, et nous avons vu que, dans un cas tout au moins, ils ont soin d’étaler leur beauté devant elles. Or, est-il possible de croire qu’ils le font sans se proposer aucun but ? Ils n’en atteindraient évidemment aucun si la femelle n’exerçait pas un choix, et si elle ne prenait pas le mâle qui lui plaît ou qui l’excite davantage. Si on admet un choix de cette nature, les faits relatifs à l’ornementation des mâles s’expliquent facilement par le principe de la sélection sexuelle.

Il en résulte que certains poissons mâles ont acquis de brillantes couleurs grâce à la sélection sexuelle. Nous devons donc rechercher si, dans cette hypothèse, on peut, en vertu de la loi de l’égale transmission des caractères aux deux sexes, étendre cette explication aux groupes où les mâles et les femelles sont brillants à un degré égal ou presque égal. Quand il s’agit d’un genre tel que celui des Labrus, qui comprend quelques-uns des poissons les plus splendides qui soient au monde, le Labrus pavo, par exemple[28], qu’avec une exagération pardonnable on décrit comme formé de lapis-lazuli, de rubis, de saphirs et d’améthystes, incrustés dans des écailles d’or poli, nous pouvons, très-probablement, accepter cette hypothèse ; car nous avons vu que, chez une espèce au moins, la coloration des mâles et des femelles diffère beaucoup. On peut considérer les vives colorations de certains poissons et de beaucoup d’animaux inférieurs comme la conséquence directe de la nature des tissus et des conditions ambiantes, sans qu’il soit besoin de faire intervenir aucune sélection. Le poisson doré Cyprinus auratus), à en juger par analogie avec la variété dorée de la carpe commune, constitue peut-être un exemple de ce fait, car il peut devoir ses vives couleurs à une variation brusque et unique, conséquence des conditions auxquelles il a été soumis en captivité. Il est plus probable cependant que, grâce à la sélection artificielle, on a considérablement exagéré ces couleurs ; cette espèce, en effet, a été cultivée avec beaucoup de soin en Chine dès une époque fort reculée[29]. On ne peut guère admettre que, dans les conditions naturelles, des êtres aussi hautement organisés que les poissons, et qui ont des rapports si complexes avec tout ce qui les entoure, aient pu acquérir des couleurs aussi brillantes, sans qu’un tel changement ait provoqué des inconvénients ou des avantages, et par conséquent sans l’intervention de la sélection naturelle.

Que devons-nous donc conclure relativement aux nombreux poissons dont les deux sexes sont magnifiquement colorés ? M. Wallace[30] soutient que les espèces qui fréquentent les récifs où abondent les coraux et les autres organismes aux couleurs éclatantes, ont acquis elles-mêmes ces brillantes couleurs afin de passer inaperçues devant leurs ennemis ; mais, si mes souvenirs sont fidèles, ces poissons n’en deviennent que plus apparents. Dans les eaux douces des régions tropicales, on ne rencontre ni coraux ni autres organismes brillamment colorés auxquels les poissons puissent ressembler ; cependant beaucoup d’espèces qui habitent le fleuve des Amazones révèlent de magnifiques couleurs, et un grand nombre de Cyprinides carnivores de l’Inde sont ornés « de lignes longitudinales brillantes affectant des teintes diverses[31] ». M. M’Clelland, en décrivant ces poissons, va jusqu’à supposer que l’éclat particulier de leurs couleurs sert d’appât pour attirer les martins-pêcheurs, les sternes et les autres oiseaux destinés à tenir en échec l’augmentation du nombre de ces poissons ; » mais, aujourd’hui, peu de naturalistes seraient disposés à admettre qu’un animal ait revêtu de brillantes couleurs pour faciliter sa propre destruction. Il est possible que certains poissons soient devenus apparents pour avertir les oiseaux et les animaux carnivores (comme nous l’avons vu à propos des chenilles) qu’ils ne sont pas bons à manger ; mais les animaux piscivores ne rejettent, que je sache, aucun poisson d’eau douce tout au moins. En résumé, l’hypothèse la plus probable à l’égard des poissons dont les deux sexes affectent de vives couleurs, c’est que ces couleurs, acquises par les mâles comme ornements sexuels, ont été transmises à l’autre sexe à un degré à peu près égal.

Nous avons maintenant à considérer un autre point : lorsque la coloration ou les autres ornements du mâle diffèrent sensiblement de ceux de la femelle, faut-il en conclure que le mâle seul a subi des modifications et que ces variations sont héréditaires dans sa descendance mâle seule ; ou bien que la femelle a été spécialement modifiée dans le but de devenir peu apparente afin d’échapper plus facilement à ses ennemis, et que ces modifications se transmettent à sa descendance femelle seule ? Il est évident que beaucoup de poissons ont acquis une certaine coloration dans le but d’assurer la sécurité de l’espèce, et on ne saurait jeter un regard sur la surface supérieure tachetée d’une plie, sans être frappé de sa ressemblance avec le lit de sable sur lequel elle vit. En outre, certains poissons, grâce à l’action de leur système nerveux, ont la faculté de changer de couleur dans un très-court espace de temps, pour s’adapter aux couleurs des objets environnants[32]. Le docteur Günther[33] cite un des exemples les plus frappants d’un animal protégé par sa couleur et par sa forme, autant toutefois qu’on peut en juger d’après des individus conservés ; il s’agit d’une certaine anguille de mer, pourvue de filaments rougeâtres, qu’on peut à peine distinguer des algues auxquelles elle se cramponne par la queue. Mais ce qui nous importe actuellement, c’est de savoir si les femelles seules se sont modifiées dans ce but. Si les individus appartenant à l’un et à l’autre sexe sont sujets à varier, on comprend facilement que la sélection naturelle ne puisse intervenir pour modifier l’un des sexes, afin d’assurer sa sécurité, qu’autant que les individus appartenant à ce sexe sont exposés plus longtemps au danger ou ont moins de pouvoir pour y échapper ; or, chez les poissons, les mâles et les femelles ne paraissent pas différer sous ce rapport. S’il y avait une différence, elle intéresserait surtout les mâles qui, généralement moins grands et plus actifs que les femelles, courent plus de dangers ; cependant, lorsque les sexes diffèrent, presque toujours les mâles sont le plus richement colorés. Le mâle féconde les œufs immédiatement après la ponte, et lorsque cette opération dure plusieurs jours, comme chez le Saumon[34], le mâle ne quitte pas la femelle. Dans la plupart des cas, les deux parents abandonnent les œufs après la fécondation, de sorte que, pendant l’acte de la ponte, les mâles et les femelles sont exposés aux mêmes dangers, et tous deux jouent un rôle également important au point de vue de la production d’œufs féconds ; en conséquence, les mâles et les femelles, plus ou moins brillamment colorés, étant également soumis aux mêmes chances de destruction ou de conservation, tous deux doivent exercer une influence égale sur la coloration de leurs descendants.

Certains poissons appartenant à diverses familles construisent des nids, et il en est qui prennent soin des petits après leur éclosion. Les Crenilabrus massa et C. melops, mâles et femelles, si brillamment colorés, travaillent ensemble à la construction de leurs nids qu’ils forment d’algues marines, de coquilles, etc.[35]. Mais, chez certaines espèces, les mâles se chargent de toute la besogne, et, plus tard, prennent exclusivement soin des jeunes. C’est le cas des Gobies à couleurs ternes[36], dont les mâles et les femelles ne paraissent pas différer au point de vue de la coloration, ainsi que des Épinoches (Gasterosteus) chez lesquels les mâles revêtent pendant la saison du frai de si éclatantes couleurs. Le Gast. leiurus mâle à queue lisse remplit pendant longtemps, avec des soins et une vigilance exemplaires, les devoirs de nourrice ; il ramène constamment avec douceur vers le nid les jeunes qui s’en éloignent trop. Il chasse courageusement tous les ennemis, y compris les femelles de son espèce. Ce serait même un soulagement pour le mâle que la femelle, après avoir déposé ses œufs, fût immédiatement dévorée par quelque ennemi, car il est incessamment obligé de la chasser hors du nid[37].

Certains autres poissons mâles de l’Amérique du Sud et de Ceylan, appartenant à deux ordres distincts, ont l’habitude extraordinaire de couver dans leur bouche, ou dans leurs cavités branchiales, les œufs pondus par les femelles[38]. D’après M. Agassiz, les mâles des espèces de l’Amazone ayant la même habitude, « sont non-seulement plus brillants que les femelles en tout temps, mais surtout pendant la saison du frai. » Les diverses espèces de Geophagus agissent de même, et, dans ce genre, une protubérance marquée se développe sur le sommet de la tête des mâles pendant la saison du frai. Le professeur Agassiz a observé chez les diverses espèces de Chromides, des différences sexuelles de couleur, « soit qu’ils pondent leurs œufs parmi les plantes aquatiques, ou dans des trous, où ces œufs éclosent sans autres soins, soit qu’ils construisent dans la boue de la rivière des nids peu profonds, sur lesquels ils se posent, comme le Promotis. Il convient aussi de remarquer que ces espèces couveuses sont au nombre des plus brillantes dans leurs familles respectives ; l’Hygrogonus, par exemple, est vert éclatant, avec de grands ocelles noirs, cerclés du rouge le plus brillant. » On ignore si, chez toutes les espèces de Chromides, le mâle couve seul les œufs. Toutefois on ne saurait admettre que cette protection ou ce défaut de protection puisse avoir une influence quelconque sur les différences de couleurs entre les mâles et les femelles. En outre, il est évident que, dans tous les cas où les mâles se chargent exclusivement des soins à donner aux nids et aux jeunes, la destruction des mâles brillamment colorés aurait beaucoup plus d’influence sur le caractère de la race, que celle des femelles aussi brillamment colorées ; en effet, la mort du mâle, pendant la période d’incubation et d’élevage, entraînerait la mort des petits. Cependant, dans beaucoup de cas de ce genre, les mâles sont beaucoup plus brillamment colorés que les femelles.

Chez la plupart des Lophobranches (Hippocampa, etc.), les mâles sont pourvus de sacs marsupiaux ou dépressions hémisphériques de l’abdomen, dans lesquels ils couvent les œufs pondus par la femelle. Les mâles font preuve du plus grand attachement pour les jeunes[39]. La coloration des Lophobranches mâles et femelles ne diffère pas ordinairement beaucoup, le docteur Günther croit cependant que les Hippocampes mâles sont un peu plus brillants que les femelles. Le genre Solenostoma offre toutefois un cas exceptionnel très-curieux[40], car la femelle est beaucoup plus brillamment colorée et tachetée que le mâle, et possède seule un sac marsupial pour l’incubation des œufs ; le Solenostoma femelle diffère donc sous ce dernier rapport de tous les autres Lophobranches et de presque tous les autres poissons, en ce qu’elle affecte des couleurs plus brillantes que le mâle. Il est peu probable que cette double inversion de caractère si remarquable chez la femelle soit une coïncidence accidentelle. Comme plusieurs poissons mâles qui s’occupent exclusivement des soins à donner aux œufs et aux jeunes sont plus brillamment colorés que les femelles, et qu’au contraire le Solenostoma femelle, chargée de ces fonctions, est plus belle que le mâle, on pourrait en conclure que les belles couleurs des individus appartenant au sexe le plus nécessaire aux besoins des jeunes, doivent, en quelque manière, servir à les protéger. Mais on ne saurait soutenir cette hypothèse, quand on considère la multitude de poissons dont les mâles sont, périodiquement ou d’une manière permanente, plus brillants que les femelles, sans que leur existence soit, plus que celle de ces dernières, importante pour la durée de l’espèce. Nous rencontrerons, en traitant des oiseaux, des cas analogues où les attributs usuels des deux sexes sont complètement intervertis ; nous donnerons alors ce qui nous semble être l’explication la plus probable de ces exceptions, c’est-à-dire que, contrairement à la règle générale qui veut que, dans le règne animal, les femelles choisissent les mâles les plus attrayants, ce sont dans ces cas les mâles qui choisissent les femelles les plus séduisantes.

En résumé, chez la plupart des poissons, quand la couleur ou les autres caractères d’ornementation diffèrent chez les mâles et les femelles, nous pouvons conclure que les mâles ont primitivement subi des variations ; que ces variations sont devenues héréditaires chez le même sexe, et que, par suite de l’attraction qu’elles exercent sur les femelles, ces variations se sont accumulées à l’aide de la sélection sexuelle. Ces caractères ont été cependant dans bien des cas transmis partiellement ou totalement aux femelles. Dans d’autres cas encore, les deux sexes ont acquis une coloration semblable comme moyen de sécurité ; mais il ne semble pas y avoir d’exemple que les couleurs ou que les autres caractères de la femelle seule se soient spécialement modifiés dans ce but.

Un dernier point reste à considérer : on a observé, dans diverses parties du monde, des poissons produisant des sons particuliers, et on les a quelquefois qualifiés de musicaux. M. Dufossé, qui s’est particulièrement occupé de cette question, affirme que quelques poissons produisent volontairement des sons différents en employant plusieurs moyens, dont les principaux sont : la friction des os du pharynx, la vibration de certains muscles attachés à la vessie natatoire qui joue le rôle d’une table d’harmonie, la vibration des muscles propres à la vessie natatoire. Par ce dernier moyen le Trigla produit des sons très-purs et très-profonds qui couvrent presque l’octave. Mais le cas le plus intéressant pour nous est celui que présentent deux espèces d’Ophidium, chez lesquels les mâles seuls sont pourvus d’un appareil propre à produire le son, appareil qui consiste en certains petits ossements mobiles pourvus de muscles en rapport avec la vessie natatoire[41].

On dit que l’on peut entendre, à une profondeur de vingt brasses, le bruit, ressemblant à un battement de tambour, que font les ombrines des mers d’Europe. Les pêcheurs de la Rochelle assurent « que ce bruit est produit par les mâles pendant le frai, et qu’on peut, en l’imitant, les prendre sans amorce[42]. »

Cette observation, et plus particulièrement la conformation de l’ophidium, nous permet presque d’affirmer que dans la classe la plus infime des vertébrés, comme chez tant d’insectes et chez tant d’araignées, la sélection sexuelle a développé, dans quelques cas au moins, des appareils propres à produire des sons comme moyen de rapprocher les sexes.


AMPHIBIES.


Urodèles. — Je vais m’occuper d’abord des amphibies à queue. La couleur et la conformation diffèrent souvent beaucoup chez les salamandres ou les tritons mâles et femelles. Pendant la saison des amours, on voit parfois des griffes prenantes se développer sur les pattes antérieures du mâle de quelques espèces ; pendant cette même saison, le Triton palmipes mâle a les pattes postérieures pourvues d’une membrane natatoire, qui se résorbe presque complètement pendant l’hiver ; de telle sorte que les pattes du mâle ressemblent alors à celles de la femelle[43]. Cette conformation permet sans doute au mâle de rechercher et de poursuivre activement la femelle. Une crête élevée et profondément dentelée apparaît sur le dos et sur la queue de nos tritons communs mâles (T. punctatus et T. cristatus), pendant la saison des amours, et se résorbe dans le courant de l’hiver. Cette crête, dépourvue de muscles, d’après M. Saint-Georges Mivart, ne peut faciliter la locomotion ; mais comme, pendant la saison des amours, elle se frange de vives couleurs, elle constitue évidemment un ornement masculin. Chez beaucoup d’espèces, le corps offre des tons heurtés quoique sombres, qui deviennent plus vifs lors de la saison des amours.

Fig. 32. — Triton cristatus (demi-grandeur naturelle, d’après Bell, British Reptiles) ; figure sup., mâle, pendant la saison des amours ; figure inf., femelle.

Le petit triton commun (T. punctatus) mâle, par exemple, « a la partie supérieure gris brun et la partie inférieure jaune ; au printemps, la partie inférieure du corps affecte une riche teinte orange partout marquée de taches arrondies et foncées. » Le bord de la crête revêt alors des nuances rouges ou violettes très-brillantes. La femelle est ordinairement brun-jaunâtre, avec des taches brunes disséminées ; la partie inférieure du corps est souvent tout unie[44]. Les jeunes affectent une nuance sombre. Les œufs fécondés pendant l’acte de la ponte ne sont subséquemment l’objet d’aucune attention ni d’aucun soin de la part des parents. Nous pouvons donc en conclure que les mâles ont acquis, par sélection sexuelle, leurs vives couleurs et leurs ornements ; ces caractères ont ensuite été transmis soit à la descendance mâle seule, soit aux deux sexes.


Anoures ou Batraciens. — Les couleurs servent évidemment de moyen de protection à bien des grenouilles et à bien des crapauds, les teintes vertes si vives des rainettes, et les nuances pommelées de plusieurs espèces terrestres, par exemple. Le crapaud le plus remarquablement coloré que j’aie jamais vu, le Phryniscus nigricans[45], a toute la surface supérieure du corps noire comme de l’encre, avec le dessous des pieds et certaines parties de l’abdomen tachetés du plus brillant vermillon. On le rencontre ordinairement dans les plaines sablonneuses ou dans les immenses prairies de la Plata, exposé au soleil le plus ardent ; il ne saurait donc manquer d’attirer les regards. Ces couleurs peuvent lui être utiles en ce que les oiseaux de proie reconnaissent en lui une nourriture nauséabonde.

On trouve au Nicaragua une petite grenouille rouge et bleue admirable ; elle ne cherche pas à se cacher comme les autres espèces, mais sautille tout le jour sans avoir l’air de redouter aucun ennemi. Dès que M. Belt[46] eut constaté ces habitudes, il en conclut qu’elle ne devait pas être bonne à manger. En effet, après bien des essais, il parvint à en faire avaler une à un jeune canard ; mais celui-ci la rejeta immédiatement, et continua pendant longtemps à secouer la tête et à se gratter le bec comme s’il voulait se débarrasser d’un goût désagréable.

Les grenouilles et les crapauds, d’après le docteur Günther, ne présentent aucun cas frappant de coloration sexuelle ; cependant on peut souvent distinguer le mâle de la femelle, car le premier a des couleurs un peu plus intenses. Le docteur Günther n’a pas non plus observé de différence sexuelle marquée dans la conformation externe de ces animaux, sauf les proéminences qui se développent pendant la saison des amours sur les pattes antérieures du mâle, et qui lui permettent de maintenir la femelle[47]. Il est surprenant que les grenouilles et les crapauds n’aient pas acquis de différences sexuelles plus prononcées, car, bien qu’ayant le sang froid, ils ont de vives passions. Le docteur Günther a trouvé, à plusieurs reprises, des crapauds femelles mortes étouffées sous les embrassements de trois ou quatre mâles. Le professeur Hoffman de Giessen a vu, pendant la saison des amours, des grenouilles lutter des journées entières et avec tant de violence, que l’une d’elles avait le corps tout déchiqueté.

Les grenouilles et les crapauds offrent cependant une différence sexuelle intéressante par rapport aux facultés musicales qui caractérisent les mâles, s’il nous est permis toutefois d’appliquer le terme musique aux sons discordants et criards que nous font entendre les grenouilles taureau mâles et certaines autres espèces. Cependant certaines grenouilles émettent des sons agréables. Près de Rio-de-Janeiro, j’interrompais souvent ma promenade dans la soirée pour écouter les petites rainettes (Hyla) qui, perchées sur des tiges au bord de l’eau, faisaient entendre une succession de notes harmonieuses et douces. C’est surtout pendant la saison des amours que les mâles font entendre leur voix, comme chacun a pu le remarquer à propos du coassement de notre grenouille commune[48]. Aussi, et c’est une conséquence de ce fait, les organes vocaux des mâles sont-ils plus développés que ceux des femelles. Dans quelques genres les mâles seuls sont pourvus de bourses s’ouvrant dans le larynx[49]. Chez la grenouille verte (Rana esculenta), par exemple, « les mâles seuls possèdent des bourses qui forment, lorsqu’elles sont remplies d’air, pendant l’acte du coassement, de larges vessies globulaires qui font saillie de chaque côté de la tête, près des coins de la bouche. » Le coassement du mâle devient ainsi très-puissant, tandis que celui de la femelle se réduit à un léger grognement[50]. Les organes vocaux ont une structure toute différente chez les divers genres de la famille ; on peut dans tous les cas attribuer leur développement à la sélection sexuelle.


REPTILES


Chéloniens. — On ne remarque chez les tortues aucune différence sexuelle bien tranchée. La queue du mâle, chez quelques espèces, devient plus longue que celle de la femelle. Chez d’autres espèces, le plastron, ou surface inférieure de la carapace du mâle, présente une légère concavité si on le compare au dos de la femelle. Chez une espèce des États-Unis (Chrysemys picta), les pattes antérieures du mâle se terminent par des griffes deux fois plus longues que celles de la femelle ; ces griffes servent pendant l’union des sexes[51]. Les mâles de l’immense tortue des îles Galapagos (Testudo nigra) atteignent, dit-on, une taille plus considérable que les femelles : le mâle, lors de la saison des amours, mais à aucune autre époque, pousse des cris rauques ressemblant à des beuglements qu’on peut entendre à plus de cent mètres de distance ; la femelle, au contraire, ne se sert jamais de sa voix[52].

On assure qu’on peut entendre à une grande distance le bruit que font les Testudo elegans de l’Inde quand elles se précipitent l’une contre l’autre, lors des combats qu’elles se livrent[53].

Crocodiles. — Les mâles et les femelles ne différent certainement pas au point de vue de la coloration ; je ne saurais dire si les mâles luttent les uns contre les autres, mais cela est probable, car il est des espèces qui se livrent à de prodigieuses parades en présence des femelles. Bartram[54] prétend que l’alligator mâle cherche à captiver la femelle en poussant de véritables rugissements, et en fouettant avec sa queue l’eau qui rejaillit de tous côtés au milieu de la lagune ; « gonflé à crever, la tête et la queue relevées, il pivote et tourne à la surface de l’eau, en affectant, pour ainsi dire, la pose d’un chef indien racontant ses hauts faits guerriers. » Pendant la saison des amours, les glandes sous-maxillaires du crocodile émettent une odeur musquée qui se répand dans tous leurs repaires[55].

Ophidiens. — Le docteur Günther affirme que les mâles atteignent une moins grande taille que les femelles, et ont généralement la queue plus longue et plus grêle qu’elles ; mais il ne connaît pas d’autre différence de conformation externe. Quant à la couleur, le docteur Günther arrive presque toujours à distinguer le mâle de la femelle par ses teintes plus prononcées ; ainsi, la bande noire en zigzag sur le dos de la vipère anglaise mâle est plus nettement définie que chez la femelle. Les serpents à sonnettes de l’Amérique du Nord présentent des différences encore plus tranchées ; le mâle, ainsi que me l’a fait remarquer le gardien des Zoological Gardens, diffère de la femelle par la nuance jaune plus foncée de tout son corps. Le Bucephalus capensis de l’Afrique australe présente une différence analogue, car les côtés de la femelle « ne sont jamais aussi panachés de jaune que ceux du mâle[56]. » Le Dipsas cynodon mâle de l’Inde, au contraire, est brun noirâtre, avec le ventre en partie noir, tandis que la femelle est rougeâtre ou jaune olive avec le ventre jaune uni ou marbré de noir. Chez le Tragaps dispar du même pays, le mâle affecte une teinte vert clair et la femelle des nuances bronzées[57]. Il est évident que les couleurs de quelques serpents constituent pour eux un moyen de protection ; les teintes vertes, par exemple, des serpents qui habitent les arbres, et les divers tons pommelés des espèces qui habitent les endroits sablonneux ; mais il est douteux que chez beaucoup d’espèces, telles que le serpent commun d’Angleterre ou la vipère, la couleur contribue à les dissimuler ; on peut en dire autant pour les nombreuses espèces exotiques qui affectent des couleurs brillantes avec la plus extrême élégance. Chez certaines espèces la coloration des jeunes diffère beaucoup de celle des adultes[58].

Les glandes odorantes anales des serpents fonctionnent activement pendant la saison des amours[59] ; il en est de même chez les lézards, et, comme nous l’avons vu, pour les glandes sous-maxillaires des crocodiles. La plupart des animaux mâles se chargent de chercher les femelles ; ces glandes odorantes servent donc probablement à exciter et à charmer ces dernières, plutôt qu’à les attirer vers le mâle. Les serpents mâles, bien que si inertes en apparence, ont des passions très-vives ; on peut, en effet, voir souvent plusieurs mâles se presser autour d’une seule femelle, quelquefois même quand elle est morte. On n’a pas observé qu’ils luttent les uns contre les autres, pour s’assurer la possession des femelles. Les aptitudes intellectuelles des serpents sont plus développées qu’on ne serait disposé à le croire. Les serpents des Zoological Gardens apprennent bientôt à ne plus mordre les barres de fer dont on se sert pour nettoyer leurs cages ; le docteur Keen, de Philadelphie, a remarqué que des serpents qu’il a élevés ont appris à éviter un nœud coulant après s’être laissé prendre quatre ou cinq fois. Un excellent observateur, M. E. Layard[60], a vu, à Ceylan, un Cobra passer la tête au travers d’un trou étroit, et avaler un crapaud. « Ne pouvant plus retirer sa tête par suite de cet obstacle, il dégorgea, avec regret, le précieux morceau qui commença à s’éloigner ; c’en était plus que ne pouvait supporter la philosophie du serpent, aussi reprit-il le crapaud ; mais, après de violents efforts pour se dégager, il fut encore une fois obligé d’abandonner sa proie ; il avait du moins compris la leçon, et, saisissant le crapaud par une patte, il le fit passer par le trou et l’avala en triomphe. »

Le gardien des Zoological Gardens m’assure que certains serpents, les crotales et les pythons par exemple, le reconnaissent au milieu d’autres personnes. Les cobras enfermés dans une même cage semblent éprouver un certain attachement les uns pour les autres[61].

Il ne résulte cependant pas de ce que les serpents ont quelque aptitude à raisonner, ressentent de vives passions et sont susceptibles d’une certaine affection mutuelle, qu’ils aient également assez de goût pour admirer les vives couleurs des mâles, au point de provoquer l’ornementation de l’espèce par sélection sexuelle. Quoiqu’il en soit, il est très-difficile d’expliquer autrement l’extrême beauté de certaines espèces, du serpent-corail, par exemple, de l’Amérique du Sud, rouge vif avec raies transversales noires et jaunes. Je me rappelle la surprise que me causa la beauté du premier serpent de ce genre que je vis au Brésil traverser un sentier. M. Wallace, adoptant en cela l’opinion du docteur Günther[62], affirme qu’on ne rencontre de serpents colorés de cette manière particulière que dans l’Amérique du Sud ; il en existe quatre genres. L’un, l’Elaps, est venimeux ; un second, fort distinct, l’est aussi, croit-on : les deux autres sont inoffensifs. Les espèces appartenant à ces divers genres habitent les mêmes régions et se ressemblent si complètement « qu’un naturaliste seul peut distinguer les espèces inoffensives des espèces venimeuses. » Aussi, M. Wallace croit que les espèces inoffensives ont probablement acquis cette coloration comme moyen de sécurité, en vertu du principe d’imitation, parce qu’elles doivent paraître dangereuses à leurs ennemis. Il reste, il est vrai, à expliquer la belle coloration de l’Elaps venimeux, et il convient peut-être de l’attribuer à l’action de la sélection sexuelle.

Les serpents, outre le sifflement, produisent d’autres sons. Le terrible Echis carinata porte sur les côtés des rangées obliques d’écailles ayant une structure particulière et les bords dentelés ; quand ce serpent est excité, ces écailles frottent les unes contre les autres, et il en résulte un singulier bruit prolongé ressemblant presque à un sifflement[63]. Nous possédons quelques renseignements positifs sur le serpent à sonnettes. Le professeur Aughey[64] a observé, dans deux occasions, un serpent à sonnettes enroulé, la tête levée, qui continua pendant une demi-heure à faire entendre le bruit qui lui a valu son nom, à de très courts intervalles ; enfin il vit un autre serpent s’approcher et ils s’accouplèrent. Le professeur en conclut que l’un des buts du bruit produit par le serpent est de rapprocher les sexes, mais malheureusement il ne put constater si c’était le mâle ou la femelle qui restait stationnaire et appelait l’autre. Il ne faudrait pas conclure de ce fait que ce bruit ne soit pas avantageux au serpent à d’autres égards, comme un avertissement, par exemple, aux animaux qui pourraient les attaquer ; je suis en outre assez disposé à croire que ce bruit leur sert aussi à frapper leur proie de terreur au point de la paralyser. Quelques autres serpents font aussi entendre un bruit distinct, qu’ils produisent en faisant rapidement vibrer leur queue contre les tiges des plantes ; j’ai vu dans l’Amérique du Sud un trigonocéphale qui produisait ainsi ce bruit.

Lacertilia. — Les mâles de certaines espèces de lézards, et probablement même de la plupart d’entre elles, se livrent des combats acharnés pour s’assurer la possession des femelles, l’Anolis cristatellus qui habite les arbres de l’Amérique du Sud, est extrêmement belliqueux : « Au printemps et au commencement de l’été, deux mâles adultes se rencontrent rarement sans se livrer bataille. Dès qu’ils s’aperçoivent, ils baissent et relèvent alternativement la tête trois ou quatre fois de suite, en même temps qu’ils déploient la fraise ou la poche qu’ils ont sous la gorge ; les yeux brillant de rage, ils agitent leur queue, pendant quelques secondes, comme pour ramasser leurs forces, puis ils s’élancent furieusement l’un sur l’autre, et se roulent par terre en se tenant fortement par les dents. Le combat se termine d’ordinaire par l’ablation de la queue d’un des combattants, queue que le vainqueur dévore souvent. » Le mâle de cette espèce est beaucoup plus grand que la femelle[65] ; c’est là, d’ailleurs, autant que le docteur Günther a pu s’en assurer, la règle générale chez tous les lézards. Le Cyrtodactylus rubidus mâle des îles Andaman possède seul des glandes anales ; ces glandes, à en juger par analogie, servent probablement à émettre une odeur[66].

On a souvent observé des différences assez marquées dans les caractères externes des mâles et des femelles. L’Anolis mâle, dont nous avons déjà parlé, porte sur le dos et la queue une crête qu’il peut dresser à volonté, mais dont il n’existe aucune trace chez la femelle. Le Cophotis ceylanica femelle porte sur le dos une crête moins développée que celle du mâle ; et le docteur Günther affirme qu’on peut constater le même fait chez les femelles de beaucoup d’Iguanes, de Caméléons et d’autres lézards. Cependant, chez quelques espèces, la crête est également développée chez le mâle et chez la femelle, chez l’Iguana tuberculata, par exemple. Dans le genre Sitana, les
Fig. 33. — Sitana minor. Mâle avec la poche de la gorge dilatée (Günther. Reptiles of India).
mâles seuls portent une large poche sous la gorge (fig. 33) ; cette poche se replie comme un éventail ; elle est colorée en bleu, en noir et en rouge ; mais ces belles couleurs ne se manifestent que pendant la saison de l’accouplement. La femelle ne possède même pas un rudiment de cet appendice. Chez l’Anolis Critastellus, d’après M. Austen, la poche du gosier, qui est rouge vif marbré de jaune, existe aussi chez la femelle, mais à l’état rudimentaire. Chez d’autres lézards, ces poches existent chez les mâles et les femelles. Ici, comme dans un si grand nombre de cas déjà cités, nous trouvons chez des espèces appartenant à un même groupe, un même caractère réservé
Fig. 34. — Cetophora Stoddartii ; figure sup., mâle ; figure infér., femelle.
aux mâles, ou plus développé chez les mâles que chez les femelles, ou également développé chez les deux sexes. Les petits lézards du genre Draco qui planent dans l’air au moyen de parachutes soutenus par leurs côtes, et dont les couleurs si belles qu’elles sont défient toute description, portent sur la gorge des appendices charnus qui ressemblent aux barbes des Gallinacés. Ces parties se dressent lorsque l’animal est excité. Elles existent chez les mâles et les femelles, mais elles sont plus développées chez le mâle adulte, où l’appendice médian atteint souvent deux fois la longueur de la tête. La plupart des espèces ont également une crête basse courant le long du cou ; cette crête se développe bien davantage chez les mâles complètement adultes, que chez les femelles ou chez les jeunes mâles[67].

On affirme que les mâles et les femelles d’une espèce chinoise vivent par couples pendant le printemps ; « si l’on vient à prendre l’un, l’autre se laisse tomber sur le sol et se laisse prendre sans essayer de fuir ; » effet probable du désespoir[68].

Fig. 35. — Chamæleon bifucens ; figure sup., mâle ; figure inf., femelle.

Ou constate d’autres différences encore plus remarquables entre certains lézards mâles et femelles. Le Ceratophora aspera mâle porte à l’extrémité de son museau un appendice long comme la moitié de la tête. Cet appendice est cylindrique, couvert d’écailles, flexible, et semble pouvoir se redresser ; il reste à l’état rudimentaire chez la femelle. Chez une seconde espèce du même genre, une écaille terminale forme une petite corne au sommet de l’appendice flexible ; chez une troisième espèce (C. Stoddartii, fig. 34), tout l’appendice se transforme en une corne, ordinairement blanche, mais qui prend une teinte rougeâtre lorsque l’animal est excité. Chez le mâle adulte, cette corne a douze millimètres de longueur, mais elle reste extrêmement petite chez la femelle et chez les jeunes. Le docteur Günther fait remarquer qu’on peut comparer ces appendices aux crêtes des gallinacés ; ils ne servent, sans doute, que comme ornements.

Fig. 36. — Chamæleon Owenii ; figure sup., mâle ; figure inf., femelle.

Le genre Chamæleon présente le maximum des différences entre les mâles et les femelles. La partie supérieure du crâne du C. bifurcus mâle (fig. 35), habitant Madagascar, se prolonge en deux projections osseuses fortes et considérables, couvertes d’écailles comme le reste de la tête : modification importante de conformation dont la femelle n’a que des rudiments. Chez le Chamæleon Owenii (fig. 36) de la côte occidentale d’Afrique, le mâle porte sur le museau et sur le front trois cornes curieuses dont la femelle n’offre pas de traces. Ces cornes consistent en une excroissance osseuse recouverte d’un étui lisse faisant partie des téguments généraux du corps, de sorte qu’elles sont identiques par leur structure à celles du taureau, de la chèvre, ou des autres ruminants portant des cornes à étui. Les trois cornes du Chamæleon Owenii ne ressemblent en aucune façon aux deux grands prolongements du crâne du C. bifurcus ; cependant nous croyons pouvoir affirmer qu’elles remplissent le même but général dans l’économie des deux animaux. On est porté à supposer tout d’abord que ces cornes servent aux mâles dans leurs combats, et, comme ces animaux sont très-belliqueux[69], il est probable que cette opinion est fondée. M. C. W. Wood a vu deux C. pumilus se battre avec fureur sur une branche d’arbre ; ils agitaient constamment la tête et cherchaient à se mordre, puis ils se reposaient quelques instants pour recommencer ensuite le combat.

La couleur diffère légèrement chez les mâles et les femelles de plusieurs espèces de lézards ; les teintes et les raies sont plus brillantes et plus distinctes chez les mâles que chez les femelles. On remarque tout particulièrement cette différence chez le Cophotis, dont nous avons déjà parlé, et chez l’Acanthodactylus capensis de l’Afrique australe. Chez un Cordylus habitant cette dernière région, le mâle affecte une teinte plus rouge ou plus verte que la femelle. Chez le Calotes nigrilabris de l’Inde, on constate une plus grande différence de couleur entre les deux sexes ; les lèvres du mâle sont noires, celles de la femelle sont vertes. Chez notre petit lézard vivipare commun, Zootoca vivipara, « le côté inférieur du corps et la base de la queue sont, chez le mâle, couleur orange vif, tacheté de noir ; ces mêmes parties sont vert grisâtre pâle sans taches chez la femelle[70]. » Les Sitana mâles portent seuls une poche à la gorge, poche magnifiquement teintée de bleu, de noir et de rouge. Chez le Proctotretus tenuis du Chili, le mâle est seul marqué de taches bleues, vertes et rouges cuivré[71]. » Dans bien des cas les mâles conservent les mêmes couleurs pendant toute l’année ; parfois aussi ils deviennent beaucoup plus brillants pendant la saison des amours ; je puis citer comme exemple le Calotes Maria qui, pendant cette saison, a la tête rouge brillant, tandis que le corps est vert[72].

Chez beaucoup d’espèces les mâles et les femelles affectent la même coloration brillante, et il n’y a pas lieu de supposer que cette coloration serve de moyen de protection. Sans doute, les teintes vertes de ceux qui habitent les arbres et les fourrés contribuent à les dissimuler. Je me rappelle aussi avoir vu dans le nord de la Patagonie un lézard (Proctotretus multimaculatus) qui à la moindre alerte ferme les yeux et reste immobile aplati sur le sol ; la couleur de sa peau se confond si bien avec le sable environnant qu’il est alors presque impossible de l’apercevoir. Toutefois, on peut supposer que les lézards mâles ont probablement acquis les couleurs brillantes qui les décorent, ainsi que leurs curieux appendices, pour séduire les femelles, et que ces couleurs ont été ensuite transmises soit aux mâles seuls soit aux deux sexes. La sélection sexuelle paraît, d’ailleurs, avoir joué un rôle aussi important chez les reptiles que chez les oiseaux, et la coloration moins apparente des femelles, comparativement à celle des mâles, ne peut pas s’expliquer, comme M. Wallace le croit pour les oiseaux, par les dangers que courent les femelles pendant l’incubation.


  1. Yarrell, Hist. of British Fishes, vol. II, 1836, p. 417, 425, 436. Le docteur Günther m’apprend que chez la R. Clavata les femelles portent seules des piquants.
  2. The american naturalist, avril 1871, p. 119.
  3. Articles de M. R. Warington, Ann. and Mag. of Nat. Hist., Oct. 1852 et Nov. 1855.
  4. Noel Humphreys, River Gardens, 1857.
  5. Loudon, Mag. of Nat. Hist., vol. III, 1830, p. 331.
  6. The Field., 29 Juin 1867. Pour l’assertion de M. Shaw, Edinb. Review, 1843. Un autre observateur (Scrope, Days of Salmon Fishing, p. 60) fait remarquer que le mâle, comme le cerf, éloigne s’il peut tous les autres.
  7. Yarell’s Hist. of Brit. Fishes, vol. II, 1836, p. 10.
  8. The Naturalist in Vancouver’s Island, vol. I, 1866, p. 54.
  9. Scandinavian adventures, vol. I, 1854, p. 100, 104.
  10. Voir ce qu’a dit des Raies, Yarrell (o. c., II, p. 416) avec une excellente figure, et p. 422, 432.
  11. Cité dans The Farmer, 1868, p. 369.
  12. Tiré de Yarrel, (o. c., I, p. 261 et 266).
  13. Nature, juillet 1873, p. 264.
  14. Docteur Günther, Catalogue of Acanth. Fishes in Brit. Museum, 1861, p. 538-151.
  15. Game Birds of Sweden, etc. 1867, p. 466.
  16. Je dois mes renseignements sur ces espèces au docteur Günther ; voir aussi son travail sur les poissons de l’Amérique centrale, dans Trans. Zool. Soc., vol. VI, 1868, p. 485.
  17. Docteur Günther, Cat. of Brit. Fishes, etc., vol. III, 1861, p. 141.
  18. Docteur Günther, Proc. of Zool. Soc., 1868, p. 232.
  19. F. Buckland, Land and Water, 1868, p. 377, avec figure. Nous pourrions citer une foule d’autres exemples de conformations particulières aux mâles dont l’usage est inconnu.
  20. Docteur Günther, Catalogue, etc., vol. III, p. 221 et 240.
  21. Prof. and Mme Agassiz, Journey in Brazil, 1868, p. 220.
  22. Yarrell, o. c., vol. II, p. 10, 12, 55.
  23. W. Thompson, Ann. and Mag. of Nat. Hist., vol. VI, 1841, p. 440.
  24. The American Agriculturist, 1868, p. 100.
  25. Annals and Magaz., etc., Oct. 1852.
  26. Nature, mai 1873, p. 25.
  27. Bull. de la Soc. d’acclimat. Paris, juillet 1869 et janv. 1870.
  28. Bory de Saint-Vincent, Dict. Class. d’Hist. nat., vol. IX, 1826, p. 131.
  29. À la suite de quelques remarques sur ce sujet, que j’ai faites dans mon ouvrage sur la Variation des animaux, etc., M. W. F. Mayers (Chinese Notes and Queries, Aug. 1868, p. 123) a fait quelques recherches dans d’anciennes encyclopédies chinoises. Il a trouvé que certains poissons dorés ont été élevés en captivité pendant la dynastie Sung, qui commença l’année 960 de notre ère. Ces poissons abondaient dès 1129. Il est dit dans un autre endroit qu’il a été produit à Hangchow dès 1548 une variété dite poisson feu, vu l’intensité de sa couleur rouge. Il est universellement admiré, et il n’y a pas de maison où on ne le cultive, chacun essayant d’obtenir une couleur plus vive comme source de bénéfices.
  30. Westminster Review, juillet 1867, p. 7.
  31. Indian Cyprinidæ, par M. J. M. Clelland, Asiatic Researches, v. XIX, part. II, 1839, p. 250.
  32. G. Pouchet, l’Institut, 1er nov. 1871, p. 134.
  33. Proc. Zool. Soc., 1865, p. 327, pl. XIV et XV.
  34. Yarrell, o. c., II, p. 11.
  35. D’après les observations de M. Gerbe : voir Günther, Record of Zoolog. Literature, 1863, p. 194.
  36. Cuvier, Règne animal, vol. II, 1829, p. 242.
  37. M. Warington. — Description des habitudes du Gasterosteus leiurus dans Annals and Mag., etc., Nov. 1855.
  38. Prof. Wyman, Proc. Boston Soc. of Nat, Hist., Sept. 15, 1837. — W. Turner, Journ. of Anat. and Phys., Nov. 1866, p. 78. Le docteur Günther a aussi décrit d’autres cas.
  39. Yarrell, o. c., vol. II, p. 329, 338.
  40. Le docteur Günther, depuis qu’il a publié la description de cette espèce dans Fishes of Zanzibar, du col. Playfair, 1866, p. 137, a examiné à nouveau ces individus, et m’a donné les informations que je viens de relater.
  41. Comptes-rendus, tom. XLVI, 1858, p. 353 ; tom. XLVII, 1838, p. 916 ; tom. LIV 1862, p. 393. Quelques savants affirment que le bruit fait par les Ombrines (Sciæna aquila) ressemble plus à celui de la flûte ou de l’orgue qu’à celui du tambour. Le Dr Zouteveen, dans la traduction hollandaise du présent ouvrage, a cité quelques renseignements nouveaux sur les sons émis par les poissons.
  42. Rev. C. Kingsley, dans Nature, Mai, 1870, p. 40.
  43. Bell, Hist. of Brit. Reptiles, 2e édit., 1849. p. 156-159.
  44. Bell, ibid., p. 146, 151.
  45. Zoology of The Voyage of Beagle, 1843. M. Bell, ibid., p. 49.
  46. The Naturalist in Nicaragua, 1874, p, 321.
  47. Le mâle seul du Rufo sikimmensis (Dr Anderson, Proc. Zoolog. Soc., 1871. p. 204) porte sur le thorax deux callosités ressemblant à des plaques, et sur les doigts certaines rugosités qui servent peut-être au même but que les proéminences dont nous venons de parler.
  48. Bell. Hist. of Brit. Rept., 1849, p. 93.
  49. J. Bishop, Todd’s Cyclop. of Anat. and Phys., vol. IV, p. 1503.
  50. Bell. o. c., pp. 112-114.
  51. M. J. C. Maynard, The American Naturalist, Déc. 1869, p. 555.
  52. Voir mon Journ. of Researches, etc., 1845, p. 384.
  53. Günther, Reptils of British India, 1864, p. 7.
  54. Travels through Carolina, etc., 1791, p. 128.
  55. Owen, Anat. of Vert., vol. I, 1866, p. 615.
  56. Sir And. Smith., Zoolog. of S. Africa : Reptilia, 1849, Pl. x.
  57. Docteur A. Günther, Reptiles of Brit. India, Ray. Society, 1864, pp. 304, 308.
  58. Dr Stoliczka, Journ. of Asiatic Soc. of Bengal, vol. XXXIX 1870, pp. 205, 211.
  59. Owen, o. c., I, 615.
  60. Rambles in Ceylon, Ann. and Mag. of Nat. Hist., 2e Sér., vol. IX, 1852, p. 333.
  61. Dr Günther, op. cit., p. 340.
  62. Westminster Review, July 1, 1867, p. 32.
  63. Dr Anderson, Proc. Zoolog. Soc., 1871, p. 196.
  64. The American Naturalist, 1873, p. 85.
  65. M. N. L. Austen a conservé ces animaux vivants pendant fort longtemps. Land and Water, July, 1867, p. 9.
  66. Stoliczka, Journ. of Asiatic Soc. of Bengal, vol. XXXIV, 1870, p. 166.
  67. Toutes ces citations et toutes ces assertions relatives au Cophotis, au Sitana et au Draco, ainsi que les faits suivants sur le Ceratophora, sont empruntées au bel ouvrage du docteur Günther, Reptiles of British India ; Roy. Society ; 1864, p. 122. 130, 135.
  68. M. Swinhoe, Proc. Zoolog. Soc., 1870, p. 240.
  69. Dr Bucholz, Monatsbericht K. Preuss. Akad., Janv. 1874, p. 78.
  70. Bell, o. c., p. 40.
  71. Sur le Proctotretus voir Zoology of the Voyage of the Beagle, Reptiles, by M. Bell, p. 8. Pour les lézards de l’Afrique méridionale, voir Zool. of S. Africa : Reptiles, by sir Andrew Smith, pl. 25 and 30. Pour le Calotes indien, voir Reptiles of British India, by docteur Günther, p. 143
  72. Günther, Proc. Zoolog. Soc., 1870, p. 778, avec une figure coloriée.