La Devise des Cruentaz

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Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 856-890).
LA DEVISE
DES CRUENTAZ



I.

« Il m’est arrivé quelquefois, quand le hasard de mes destinées me replaçait au milieu des conditions paisibles et régulières de cette vie, quand j’étais le soir, au milieu d’une ville, dans quelque pièce bien close d’une maison bien hantée, au coin du feu, entouré de visages sourians, de tomber dans une singulière rêverie. Je songeais à la grande, à l’éternelle, à la mystérieuse existence qui se poursuit tout autour des espaces étroits où se pressent les fourmilières humaines; je laissais mes pensées s’envoler vers ces êtres imposans et muets dont j’ai longtemps préféré l’aspect à celui de mes semblables. Je revoyais les flots qui m’ont porté tant de fois aux lieux où m’ont poussé les vouloirs d’un destin bizarre et violent, ces montagnes qui m’ont caché quand mon âme était audacieuse et sauvage comme elles, ces arbres dont les poses de géans révoltés flattaient les emportemens désespérés de ma jeunesse. Je me disais : Ils existent encore, tous ces objets vivans d’une attrayante et redoutable vie dont j’ai été le compagnon. A l’heure qu’il est, arbres, montagnes et flots resplendissent dans les clartés nocturnes de leur beauté souveraine. Qui peut m’enchaîner loin de ce monde avec qui j’ai fait une si puissante et si solennelle amitié? »

Ces paroles appartiennent à celui dont nous allons raconter l’histoire. Nous les avons recueillies il y a longtemps, et souvent elles nous ont suggéré une pensée que voici : ce n’est pas seulement dans ces spectacles de la nature auxquels songeait sans cesse l’homme dont nous voulons parler aujourd’hui que réside une grandeur permanente, sorte d’outrage ou tout au moins de reproche à certaines mesquineries de l’espèce humaine. A côté de l’existence bornée et débile où tant d’hommes perdent tous les dons de l’énergie, il y a eu, il y aura toujours une existence forte et vaste qui poursuit son cours à travers tous les pays et tous les siècles. On entend de continuelles lamentations sur la disparition de la race intrépide et des élans héroïques : ces lamentations n’ont rien de fondé. Tout ce monceau même de soins vulgaires, de pensées grossièrement terrestres dont les civilisations trop avancées écrasent la plupart des âmes, n’empêche pas maintes natures vigoureuses de suivre les lois de leur développement. Tandis que le mondain de voltaire s’occupe des verres où il boit le vin de Champagne, des tasses où il savoure le café, et monte en carrosse pour aller u chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie, » il est plus d’une touffe de gazon, d’une motte de terre qui continue à recevoir un sang généreux dont les sources ne seront jamais taries. Maintenant, pour vous enlever un instant aux soucis ordinaires, aux tracas journaliers de la vie parisienne du XIXe siècle, voulez-vous que je vous raconte toute une série d’aventures où semblent s’être déchaînées les passions les plus impétueuses des âges passés? Voici une histoire d’hier.

Il est mort à Pau tout récemment un homme dont on a beaucoup parlé à une certaine époque, dont le nom vous rappellera probablement de vifs souvenirs, et dont la mémoire pourtant est déjà recouverte de cette couche d’oubli sous laquelle disparaissent si vite toute créature et toute chose. Don Valerio Fabio de Cruentaz était jeune encore, quoiqu’il eût fait de rudes et longues guerres, mais il avait reçu dans son âme et dans son corps toutes les blessures qu’un être humain peut recevoir ici-bas. Rien ne lui avait manqué, depuis le coup de feu qui brise les os, le coup de sabre qui déchire les chairs, jusqu’à cette atteinte des glaives invisibles d’où naissent les plaies insondables, les souffrances sans mesure, tout l’infini et tout l’inconnu de nos maux. Aussi Fabio était-il mûr pour la mort, dont il était bien loin di| reste de vouloir écarter la main. Une femme que je n’ai pas besoin de nommer, vous la reconnaîtrez peut-être, cela ne lui importe guère, se prit pour lui d’une tendresse ardente, que je pourrais presque appeler pieuse : quoiqu’elle l’eût rencontré il y avait à peine quelques mois, elle lui prodigua les seuls soins qui peuvent donner quelque soulagement à ceux qu’il est impossible de guérir. Il recevait avec une profonde reconnaissance ces marques de son affection, comprenant ce qu’elle avait de touchant, de sacré et d’impuissant. Il laissa, en quittant le monde, à cette dernière amie, maints souvenirs qui n’ont pas été perdus. Les uns étaient des paroles qui sont passées d’un cœur dans un autre, et que partant on trouvera chaudes, je l’espère, d’une double chaleur; les autres étaient des témoignages écrits auxquels on n’a rien changé. Voici l’origine de cette histoire que nous produisons, tantôt sous la forme de récit, tantôt sous celle de mémoires, laissant à chacun le soin de comprendre, ou pour mieux dire de sentir ce qui amène cette variété d’allures.

Cruentas manus habent, ils ont les mains teintes de sang, — tel est le jeu de mots lugubre, bien conforme d’ailleurs à l’esprit des vieilles devises, qui figure sur le blason de Fabio. Cette légende entoure un écu où l’on voit en champ de gueule cette sorte de glaive appelé un badelaire dans le langage héraldique, semblable à celui que l’on représente d’habitude entre les mains de Judith. Ces mots, chargés d’antiques souvenirs, rappelant l’héroïque fatalité de toute une race, devaient s’appliquer avec une exactitude étrange à l’existence que nous racontons. Malgré les terribles voies où il a toujours marché, Fabio affirme que le sourire n’a pas manqué à sa jeunesse. Il est cependant né dans un château qui a bien, à coup sûr, la mine la plus farouche que puissent avoir des pierres. Apparition fière et attristée des vieux âges, le manoir des Cruentaz se tient debout sur un rocher, entre des arbres contournés qu’il domine, comme une puissance des abîmes domine une assemblée de sorcières et de spectres. Çà et là une étroite ouverture, œil à la fois défiant et menaçant, interrompt la désespérante monotonie de ses murailles. Des oiseaux de proie, sur lesquels semble agir encore la mémoire de terribles repas, sont en familiarité avec le faîte ébréché d’une vieille tour qui, dans le coin de la Navarre où elle s’élève, a seule autant de traditions que toutes les Espagnes.

Eh bien! s’il faut en croire Fabio, ce château, malgré son formidable aspect, recelait pourtant, il n’y a pas encore de cela un trop grand nombre d’années, des gens qui se comptaient parmi les joyeux et les heureux de ce monde. Au moment où éclata cette longue lutte dont l’Espagne se ressent encore, les Cruentaz menaient une vie tranquille au milieu d’êtres qui les aimaient. Ils étaient trois frères ayant servi tous trois dans les armées de leur pays. L’aîné avait épousé une femme qui, charitable et belle comme sainte Elisabeth, aurait eu sans cesse besoin du miracle des roses, si son mari avait eu l’humeur dure et soupçonneuse du landgrave de Thuringe : c’était le père de Fabio; ses deux oncles, autrefois brillans officiers, connus à Madrid de la ville et de la cour, avaient pris les années, la retraite, la campagne, avec un courage enjoué. Quoiqu’ils eussent toujours ressenti pour leur compte une terreur malheureuse du mariage, ils n’avaient rien de chagrin, ni d’égoïste, ni de dépravé. Unie, chrétienne, bienfaisante, toute cette famille édifiait et charmait la population bonne, droite et simple dont elle était entourée.

Le jour vint où la guerre civile envahit l’Espagne entière. A quel- qu’un qui les aurait peu connus, les Cruentaz auraient semblé bien étrangers à la politique. Ils pensaient, à tort ou à raison, chacun décidera cette question selon les lois de ses habitudes, de sa condition, de son cœur, qu’une foi sincère doit être uniquement servie par des actes. Ils prirent les armes pour don Carlos; ils ne se faisaient pas d’illusion sur le sort qui les attendait. Il y a des partis contre lesquels on sent cette invincible puissance composée de toute sorte d’élémens divins et terrestres qu’on appelle la fatalité. Le frère aîné périt le premier; il fut égorgé devant une croix placée à l’entrée d’un carrefour où Fabio devait faire ses plus célèbres exécutions. Don Sanche et don José périrent ensuite. L’un fut tué raide par une balle qui lui traversa le crâne, l’autre fut criblé de coups de baïonnette après avoir eu une jambe brisée. On l’avait laissé pour mort au bord d’un ravin; on le rapporta au château, où il expira entre sa belle-sœur et son neveu. Ces trois hommes énergiques avaient entraîné dans la lutte où ils succombèrent tout ce qu’il y avait d’ardent et de viril autour d’eux. Après leur mort, une sorte de paix apparente s’établit sur leurs terres ; mais Fabio grandissait, et depuis ces événemens sinistres Fabio s’était transformé.

Ce fut d’abord chez sa mère que se développa un caractère inconnu à elle-même, on peut l’affirmer. Cette femme qui jusqu’alors avait semblé une nature timide et douce, où tous les sentimens se montraient sous une forme souriante et attendrie, prit quelque chose de résolu et de sombre. Comme d’ordinaire, elle visitait le toit du pauvre; seulement, on le voyait, ce n’était plus la paix qu’elle venait y porter. Ceux qui recevaient de sa main l’aumône accoutumée comprenaient qu’en échange de ce secours elle leur demanderait un jour quelque grand, quelque suprême sacrifice. Tout était changé en elle, jusqu’à sa personne visible; son pas était toujours léger, mais léger comme un pas de fantôme. Quand elle descendait avec sa robe noire la rampe escarpée et tortueuse qui conduisait de sa demeure au village, elle avait l’air d’une apparition venant convier des âmes humaines à quelque entreprise effrayante. Son aspect était la révélation de sa pensée.

Quant à Fabio, comment vous le peindrai-je? Sa jeunesse, ou du moins toute une partie de sa jeunesse, était morte d’un trépas subit et violent. La gaieté, cette lumière de l’esprit, le sourire, cette lumière du visage, s’étaient à jamais éteints chez ce rejeton d’une race frappée. Il avait senti naître tout à coup en lui, sans transition, l’homme redoutable qu’il est resté. A cette lugubre naissance était accourue, comme un essaim de fées, toute la troupe des passions vengeresses; chacun de ces esprits funestes lui avait octroyé un don particulier pour les œuvres de destruction et de colère. Chose étrange pourtant, il avait gardé et, malgré tout ce qu’on pourra me dire, je soutiendrai qu’il garda toujours une sensibilité d’une nature toute particulière, qui me faisait l’effet, dans cette âme orageuse, de ces grandes plantes énergiques et frêles que l’on voit parfois suspendues aux rochers sur les bords de la mer. Le vent des tempêtes les agite dans tous les sens et ne peut point les déraciner. Oui, j’affirme qu’il n’a jamais connu cette cruauté aveugle et sourde qui est la méchanceté de la brute, encore moins cette cruauté fine, subtile et railleuse qui est la malice infernale. Il a justifié la devise de sa famille, il a été, comme on dit dans son pays, une sanglante épée; mais que les plus calmes, les plus pacifiques passent un instant par la pensée dans les chemins qu’il a suivis, et qu’ils disent après si, à chaque endroit où il a évoqué les puissances terribles, ils n’auraient pas fait les mêmes conjurations que lui!

Il entrait à peine dans sa dix-huitième année quand la guerre, qui dans son pays ressemble à un feu mal éteint, se réveilla tout à coup. Autour de lui, des bandes de partisans s’étaient organisées, et sur ses terres les paysans commençaient à prendre leur mine d’insurgés. On sentait dans l’air ces souffles belliqueux qui passent aussi bien dans les campagnes, à travers les chaumières des vallées, qu’à travers les maisons pressées sur le pavé ardent des villes. Un détachement de soldats devait s’engager un matin dans une gorge profonde à quelque distance de son château. La veille de ce jour, au tomber de la nuit, il sortit après avoir embrassé sa mère. Ce détachement fut détruit, et l’Europe apprit bientôt que le gouvernement espagnol avait à combattre un chef de plus.

Je ne vous dirai pas ses exploits, ils sont inutiles à ce récit; je veux seulement constater une vérité importante pour jeter sur cette figure la lumière qui doit l’éclairer. Jusqu’à l’événement que je vais raconter, Fabio fut à coup sûr un chef déterminé, donnant aux luttes qu’il soutenait les rudes et promptes allures que la guerre civile a eues de tout temps dans sa patrie; mais on ne pourrait pas citer de lui un seul fait trahissant dans son caractère le goût des cruautés inutiles et des meurtres réprouvés. Loin de là, je sais d’une manière certaine que plus d’une fois la miséricorde chrétienne et la générosité chevaleresque mirent sur ses lèvres des paroles de merci, alors que les ressentimens inassouvis grondaient avec le plus de puissance dans son cœur. Il ne chassait pas loin de lui, comme un spectre importun, cette sœur humble et suppliante des grands courroux, la pitié; bien souvent au contraire on l’a vu obéir au premier signe de cette clémente apparition.

Mais pour bien comprendre ce que Dieu a fait de lui, racontons ce que les hommes lui ont fait. Il était auprès de sa mère, à la fin d’une journée d’été, quand un de ses serviteurs vint lui annoncer que son château allait être fouillé par une troupe ennemie. On s’était laissé surprendre ; toute fuite et toute défense étaient également impossibles. Un pan presque tout entier du salon où se tenait Fabio était occupé par une de ces vastes cheminées, sorte de lieux sacrés, sanctuaires domestiques, le cœur de la maison, alors qu’aux soirées d’hiver elles prêtaient à toute une famille leur abri empourpré. Au fond de cette cheminée était une grande plaque où se montrait, à travers une couche de suie, le blason des Cruentaz. Cette plaque, en se soulevant, découvrait un mystérieux réduit où plus d’une fois déjà des proscrits s’étaient cachés. Le regard de Mme de Cruentaz se porta rapidement sur cet asile; Fabio comprit la pensée de sa mère, mais il lui dit :

— Je ne puis pas me cacher; je sais de quel esprit sont animés les gens qui me cherchent; ils menaceraient de vous tuer pour vous forcer à leur découvrir ma retraite. Quand j’entendrais ces menaces, vous savez ce que j’éprouverais et ce que je ferais,

— Tu veux donc te livrer? lui dit sa mère.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! répliqua Fabio; si votre chair m’a enfanté à la vie, votre âme héroïque m’a enfanté à la mort. Ils peuvent venir, je suis prêt.

— C’est bien, dit Mme de Cruentaz; attends-moi, je veux aller prier un instant devant le portrait de ton père, puis je te rejoins.

Au bout de quelques momens en effet, elle reparut; seulement elle était accompagnée d’un homme appelé Toreja : c’était un paysan d’une quarantaine d’années, d’une taille gigantesque, connu dans tout le pays pour sa force athlétique. Toreja, toute sa vie, avait été au service des Cruentaz. Il avait accompagné le père et les oncles de Fabio, Fabio lui-même, dans leurs courses les plus périlleuses. C’était une espèce de masse d’armes vivante au service de ces hommes d’autrefois.

— Voilà Toreja qui veut te faire ses adieux, dit Mme de Cruentaz à son fils. Fabio tendit la main à son serviteur. A l’instant même où il faisait ce mouvement, le géant se jeta sur lui; avec une promptitude, une sûreté, une prestesse décelant un homme habitué aux exercices hasardeux et aux expéditions nocturnes, il le garrotta, il lui mit un bâillon sur la bouche; lorsqu’il l’eut réduit à un état complet d’inertie, il souleva la plaque qui était au fond de la cheminée, et le jeta dans le refuge où il avait refusé d’entrer.

Il y avait quelques instans à peine que cette scène s’était passée quand la troupe qui cherchait Fabio pénétra dans le château. Cette troupe appartenait à un corps de garde nationale mobilisée; elle était animée de ces fureurs politiques inconnues d’habitude aux corps fortement disciplinés. Mme de Cruentaz était assise au fond de son salon, dans un grand fauteuil, les pieds sur un tabouret, travaillant à une tapisserie, lorsqu’elle vit entrer cette bande. On lui demanda où était son fils. Elle répondit qu’il était à la chasse depuis le matin. Alors un homme qui portait les épaulettes de capitaine lui dit qu’elle devait mettre de côté tout artifice, qu’on avait espionné Fabio depuis le matin, qu’on le savait caché dans son château. À ces paroles, elle resta muette, poursuivant avec autant de calme que si elle eût été en société de quelque amie l’ouvrage placé entre ses mains. Celui qui venait de parler lui fit des menaces : elle eut un sourire. Ceux qui ont le culte de l’héroïsme, l’intelligence du martyre, comprendront ce qu’était et ce que signifiait ce sourire-là.

Maintenant, puisqu’il faut tout dire, puisqu’il est des récits dans lesquels il faut s’avancer comme dans une ville prise d’assaut, en détournant son regard des spectacles horribles qui vous entourent pour le porter sur le but idéal que l’on poursuit, maintenant je suis forcé d’ajouter que l’on arracha cette femme intrépide au siège où elle était assise. Quand cette indignité l’atteignit, elle eut dans les yeux un regard sorti du même écrin que le sourire qui venait d’illuminer sa bouche; puis le nom qui, depuis dix-huit siècles, est le suprême adieu à ce monde, le suprême appel au monde désiré, monta de son cœur ou plutôt descendit du ciel sur ses lèvres : — Jésus! — s’écria-t-elle. Ce fut la seule parole que purent recueillir ses bourreaux.

On la conduisit dans la cour, on la fit mettre à genoux la tête tournée contre un mur, et vingt balles pénétrèrent dans son corps. Cette exécution achevée, la troupe qui cherchait Fabio fouilla pendant quelques instans encore le château dans tous les sens, puis se retira, pensant que l’objet de ses poursuites avait échappé sous quelque déguisement par quelque secrète issue. Il y avait trois heures que la nuit était tombée et que le château était rentré dans le silence, quand Fabio sentit se soulever la plaque sous laquelle on l’avait jeté. Deux mains vigoureuses l’enlevèrent à sa retraite, puis lui arrachèrent tour à tour les liens qui garrottaient ses membres, le bâillon qui étouffait sa voix. Il avait tout entendu, on pourrait même dire qu’il avait tout vu, car en ces heures de souffrance surhumaine le visage de sa mère s’était montré à lui à travers l’épaisseur des murs par une sorte de fait en même temps explicable et merveilleux. Le sourire et le regard dont nous avons parlé, il les avait recueillis, disait-il, d’une manière aussi vive, aussi nette, aussi sensible que le dernier mot, le nom sacré prononcé par la bouche de cette victime, et le bruit des coups de feu qui avaient mis fin à l’agonie de ses espérances pour le jeter dans le gouffre embrasé de sa douleur.

Il se dirigeait vers la cour, lorsqu’il aperçut dans le fond du salon ce qu’il allait chercher, sa mère, que l’on avait étendue sur un lit de repos, parée de ses vêtemens les plus riches. Il s’agenouilla devant ce cadavre entre deux femmes, vieillies toutes deux dans sa maison, qui avaient rendu à la morte ces derniers devoirs. En se relevant, il aperçut Toreja, qui s’était mis silencieusement à genoux derrière lui. Il jeta sur ce serviteur un regard où un moment on aurait pu lire une sentence de mort; mais après un instant de silence : — Tu lui as obéi, dit-il, et ce n’est pas moi que j’ai à venger.

Non, ce n’est pas lui qu’il vengeait; de là l’éclat qu’eut sa vengeance. Allez aujourd’hui encore dans la partie de la Navarre où Cruentaz s’est battu depuis le meurtre que nous venons de raconter, et l’on vous dira qu’il n’y a pas sur tel chemin un arbre auquel il n’ait fait porter d’étranges fruits, car il prétendait que le trépas de sa mère ne devait pas être celui de ses ennemis, que les balles ne devaient pas faire la besogne de la corde. Son nom restera dans les guerres civiles de l’Espagne ce que sont restés dans les guerres religieuses de notre pays les noms de Montluc et de Des Adrets, et, chose frappante pourtant, on ne vous parlera jamais de lui avec horreur. Il inspire lui-même plus de pitié, quand on songe à ce qu’il a subi, que tous ceux dont il a répandu le sang. Aussi est-il entouré d’une sorte d’attrait étrange mêlé de compassion et de terreur. Je sais des femmes entre les plus délicates, les plus frêles, les plus éloignées par leur âge, par leur condition, par leur nature, de toutes les images et de toutes les pensées effrayantes de cette vie, qui, en entendant raconter ses épreuves, se sont écriées, leurs petites mains tendues vers le ciel : — J’aurais fait comme lui!

Nul ne lui échappa de tous ceux qui avaient pris part à l’assassinat de sa mère. Son château avait été envahi, mais il vivait dans les ravins, dans les forêts, et là il tenait en échec avec une poignée d’hommes toutes les troupes lancées à sa poursuite. Un jour vint cependant qui vit finir ces merveilles de fortune et d’audace. Un matin il arriva en France harassé et blessé. Écoutez-le vous dire lui-même comment il traversa et quitta Paris.

II.

« Hier soir, en rentrant chez moi, j’ai trouvé un billet de la duchesse de S..., m’annonçant que le gouvernement français consentait à me placer en Afrique dans un régiment de spahis. Je pars avec une joie profonde. J’avais ici des chagrins que je croyais avoir le droit d’ignorer : quand on a connu les grandes et naturelles douleurs de la vie, il est dur d’avoir à supporter encore ses souffrances factices et ses indignes soucis. J’ai eu d’abord à combattre une pauvreté de vilaine espèce, à laquelle je ne veux plus penser, car le souvenir en serait rempli pour moi de répugnance et d’amertume. Grâce à une pensée de ma mère, cet affreux malaise a été de courte durée. La pauvre femme, dans des prévisions bien faciles à comprendre, avait placé en France, chez un de nos compatriotes, une somme destinée à m’être remise un jour, si la guerre me chassait de mon pays. Ce trésor paraîtrait bien peu de chose à ceux qui poursuivent l’or, qui en rêvent, qui en font la fin de tous leurs désirs et de tous leurs actes; il a pour moi toute la valeur que je puisse trouver aux richesses terrestres, il me donne la libre possession de ma vie, que je jetterai désormais où je voudrai.

« Il y a encore en France une société, tendant, il est vrai, à disparaître chaque jour, où l’on garde le souvenir des alliances. Une Cruentaz est entrée il y a près d’un siècle dans une famille que j’ai retrouvée à Paris. On m’a reconnu et traité de cousin. Puis je me suis aperçu que mon nom avait une sorte de célébrité, offrant, par sa nature nouvelle et peu répandue, un attrait particulier aux gens que je voyais. J’ai inspiré une curiosité si vive, que je l’ai prise d’abord pour de la sympathie. Les Français se flattent toujours en secret de posséder une noblesse, quoique chez eux les prétentions ouvertement aristocratiques soient d’ordinaire un indice d’extraction vulgaire ou de mauvaise éducation. Je me suis trouvé appelé tout naturellement à hanter les gens qui composent cette noblesse, ou tout au moins qui la simulent : je me suis aperçu bien vite que, loin d’inspirer en quoi que ce soit l’enthousiasme, j’étais envisagé comme une sorte de Huron. Je n’ai pu me lier avec personne dans une jeunesse en même temps avide et inoccupée, où l’on ménage son corps, où l’on n’a pas conscience de son âme, où l’on ne vit, où l’on ne s’expose, où l’on ne court des aventures que par son argent.

« Il me restait les femmes, soit. Ici j’adresse au ciel un remerciement bizarre, je n’en ai pas étouffé une seule, et je le remercie. Ah ! les Desdemone! elles m’ont fait comprendre ce que me disaient parfois mon père et mes oncles, que nous avons dans les veines du sang maure. Je ne les croyais pas et puis les croire encore à peine de la même race que les hommes dont elles sont les compagnes. Elles avaient un regard qui pénétrait avec tant de grâce et tant de sûreté dans mon cœur pour y découvrir et y flatter les sentimens dont je suis le plus fier, les pensées dont je suis le plus épris ! Elles semblaient me dire : « Nous sommes les éternels refuges de tout ce qui est beau, noble, généreux et pur. » Je les prenais pour des Ariels accouplés à des Calibans. Je ne veux raconter ni ce que j’ai surpris ni ce que j’ai souffert.

« Il est bien certain toutefois que les femmes, malgré leur charme surnaturel, malgré cette puissance inconnue et cet éclat mystérieux dont elles sont douées, subissent tout comme nous l’action des lieux, des temps et des sociétés où elles naissent. Celles des régions où je vivais ne pouvaient pas avoir les passions élevées et fortes que je m’obstinais à leur demander. Quelques-unes d’entre elles, s’il fallait en croire certains bruits, avaient jusqu’aux appétits sordides de ces hommes qu’elles semblaient dominer de si haut. On m’en a cité qui, disait-on, étaient possédées de ces fièvres du lucre dont la société française est travaillée, et qui, Chevreuse ou Longueville d’une nouvelle espèce, au lieu des intrigues politiques, mêlaient à l’amour des intrigues financières. Je veux croire que ce sont là des calomnies; mais il faut avouer que c’est folie d’exiger chez les femmes d’une société égoïste, intéressée, légère, toutes les ardeurs de l’enthousiasme, toutes les énergies du dévouement: c’est déjà beaucoup qu’elles aient la poétique apparence de ces vertus.

« Cette apparence, je la leur ai trouvée, et j’aurais tort de médire d’elles. Quand je ne les respecterais pas à d’autres titres, je devrais les respecter comme des illusions; mais j’avais à faire une éducation que j’ai faite rudement. Vous qui connaissez si bien la société parisienne, vous imaginez-vous ce qu’a été pour moi telle ou telle personne dont vous voyez d’ici les expressions et les attitudes, quand on me présentait en disant : « C’est don Fabio de Cruentaz, celui qui a souffert si cruellement et qui s’est fait un nom si terrible en Espagne? » Je rencontrais des regards si intelligens et si bons, remplis d’une lumière si douce et si brillante, que mon âme s’y élançait tout droit, croyant entrer au paradis. Eh bien! j’ai aimé, vraiment aimé une de celles dont les yeux m’avaient fait cet accueil, je l’ai aimée avec une confiance entière, une foi absolue, et un jour où je lui dis….. Voilà que je retombe dans ce que je voulais éviter ; me préserve le ciel des confidences !... Seulement je puis vous déclarer que Dieu a puni bien sévèrement le fils de ma mère d’avoir tiré certaines paroles de son cœur. « Et cependant je dois à une Française l’essor heureux et nouveau que va prendre ma vie. Un homme d’une humeur sceptique et chagrine m’affirmait, il n’y a pas bien longtemps encore, que la duchesse de S... avait uniquement pour moi un de ces engouemens familiers aux femmes de son pays pour quiconque apporte un souffle frais et vif dans l’atmosphère raréfiée où elles vivent. Je crois une nature sérieuse à l’affection qu’elle m’a montrée. Peu importe du reste de quelles sources ce sentiment tire son origine; il est certain qu’il a été gracieux, bienfaisant et intelligent. « Vous n’êtes pas ici à votre place, mon pauvre Fabio, m’a-t-elle dit. Vous êtes un lion autrement que dans l’acception du langage convenu; vous n’êtes point fait pour être une décoration de salon, un sujet d’entretiens frivoles, un jouet d’esprits légers et de cœurs égoïstes. Je sais un pays, une société qui vous conviennent : ce pays, c’est l’Afrique; cette société, c’est notre armée. En France, nous avons une société que vous ne connaissez pas, dont vous n’avez aperçu que quelques membres isolés, et qui dans le monde n’apparaissent pas sous leur véritable jour. Il y a chez nous une réunion d’hommes soumis à des lois particulières, animés d’un esprit étranger à l’esprit qui vous étonne et vous irrite. C’est parmi ces hommes qu’il faut aller. Vous ne serez point chez eux, comme chez nous, un objet de curiosité; mais ils vous rendront l’hommage qui vous touchera le plus, en vous acceptant simplement comme un des leurs. Les hommes tels que vous sont souvent froissés même par l’admiration, car l’admiration est un étonnement, et des êtres vraiment héroïques sont blessés d’éveiller une surprise par des actes ou des pensées qui ne leur semblent que la manifestation naturelle de leur vie. » J’ai trouvé qu’elle me jugeait d’une manière aimable et bonne à coup sûr, juste pourtant, ma conscience me le dit. J’ai suivi son conseil, je lui ai remis mes destinées, et dans quelques jours je serai parti. »


III.

Cet homme et cette contrée devaient se comprendre. L’Afrique exerça sur Fabio, dès les premiers jours, une prodigieuse attraction. Il lui sembla qu’il était ramené au berceau même de sa race. Quand il s’avança dans ces grandes plaines ardentes, colorées, où le soleil est souverain, et laisse tomber tous les soirs en se couchant les plis de son manteau de pourpre, il éprouva une émotion profonde. Pour la première fois depuis le jour où il avait perdu sa mère, il crut sentir s’alléger le poids d’ordinaire si vainement ébranlé par les éruptions de son cœur; puis il s’attacha rapidement aux officiers qui vivaient avec lui et aux soldats qu’il avait à conduire. Malgré ce que son humeur avait de sévère, presque de farouche, la gaieté de nos officiers ne l’offensait pas. Il y a dans la gaieté militaire de notre nation un fonds de sentimens élevés, de pensées vaillamment insouciantes ou chaudement généreuses, qui était fait pour plaire à cette âme haute, dévouée et sans peur.

Quant à ses soldats, il éprouvait pour eux un vrai sentiment de tendresse expliqué par maintes choses de sa nature. On sait que la troupe, dans les spahis, se recrute entièrement parmi les indigènes. Or je ne connais pas d’hommes ayant dans leurs manières une grâce plus constante, une séduction plus soutenue et plus habile que les Arabes. Le dernier cavalier du désert donnerait des leçons au courtisan le plus consommé dans l’art de flatter les représentans de la force et de l’autorité sur cette terre. Une soumission élégante et chevaleresque, servie par des paroles passionnées et poétiques, voilà le don que reçoivent en naissant tous les enfans d’Ismaël. « Dieu et toi! » il faut leur entendre dire ces paroles à leurs chefs, en leur baisant la main avec une courtoisie d’Abencerrage. Le scepticisme français réduit ces expressions à leur juste valeur; mais Fabio devait se livrer tout entier à l’attrait de ces esprits revêtus du même charme que le sien. Il éprouvait un bonheur qu’il n’aurait point osé espérer après les cruelles disgrâces de sa vie, quand il était assis dans sa tente, au milieu de ces personnages en burnous rouges tout remplis d’une fierté guerrière, d’une dignité patricienne et d’une sorte de confiance enfantine. Dépouillé violemment de toutes ses affections terrestres, il pensait avoir retrouvé une famille; les heures qu’il a passées parmi ces hommes, sur qui du reste il n’a jamais voulu entendre un mot malveillant, sont les seules dont il ait gardé un souvenir sans mélange de chagrin ou d’amertume. Malheureusement ces émotions salutaires n’étaient point les seules que devait lui offrir l’Afrique.

Me voici arrivé au seul endroit de son existence où les violences fatales de sa nature n’aient pas eu ce caractère de pureté et de justice qui les a si étrangement marquées. Fabio avait reçu une éducation sincèrement religieuse, et il avait d’ailleurs un trop vigoureux dédain de toutes les vulgarités pour s’abandonner à ce genre de désordres qui soufflettent, bafouent et finissent par tuer en nous les pensées élevées. Eh bien ! il était peut-être plus exposé pourtant à d’énormes, à d’irréparables fautes que maint homme grossier et sans foi. Il avait à l’endroit de toute créature dont il s’était cru aimé un seul instant cette sensibilité sans mesure qui est tantôt l’honneur, tantôt l’abaissement des âmes passionnées, toujours leur tourment et leur péril. Puis ce n’était pas vainement qu’il était né et qu’il avait grandi sous le ciel espagnol. Le sang qui gonflait les veines dont sa peau bronzée était sillonnée enfermait, comme les vins de son pays, toute sorte de brillantes ivresses. Son âme et sa chair recelaient également du feu. C’est ce qu’à présent surtout il faut se rappeler.

Après quelques expéditions où il avait montré ce qu’il valait, Cruentaz obtint un de ces commandemens isolés qui ont donné si longtemps une attrayante originalité à la vie militaire dans nos possessions africaines. La ville où on l’envoya s’appelait Hirca. C’est une ville dont je suis obligé de dire quelques mots, parce que je crains qu’elle ne soit inconnue à nombre de ceux qui ont visité l’Afrique. Elle est sur la même ligne et située à peu près de la même manière que Boghar. Devant elle s’étendent de vastes plaines qui ne sont pas encore le désert, mais où l’on ne peut pas s’engager cependant, même par le regard, sans se sentir déjà envahi, pénétré du charme émouvant des solitudes. Derrière s’étend le Tell, c’est-à-dire le pays cultivé, la région des rivières, des arbres et des montagnes, la part enfin que Dieu a faite aux hommes à côté des contrées qu’il semble s’être particulièrement réservées.

Hirca est bâtie sur une hauteur d’un aspect singulier. D’un côté c’est une colline, sinon riante, du moins toute remplie pour les yeux et pour l’esprit d’une sérieuse douceur; de l’autre c’est un âpre et sauvage rocher. La pente qui s’abaisse vers le Tell est sillonnée par des eaux courantes sortant de sources profondes ; ces eaux sont bordées d’arbres tristes, mais gracieux et dignes : ce sont des cyprès, dont le noir et immobile feuillage, quand il se dessine sur un ciel bleu, représente si bien la mélancolie humaine, les pensées qui, dans les âmes envahies avec le plus de puissance par la lumière de la vie, restent debout, immobiles et graves ; ce sont ces oliviers qui ne se sont pas vainement associés aux veilles et aux souffrances d’un Dieu. La rampe qui conduit au désert est un chemin où aucune créature vivante ne se hasarderait volontiers. Imaginez-vous un de ces blocs de granit qui font rêver de combats mystérieux entre des êtres d’une force surhumaine et d’une nature inconnue. Pas une plante, pas un brin d’herbe ne frissonne sur toute l’étendue de ce monde aride, qui semble une proie impérissable et impassible offerte aux ardeurs dévorantes du soleil. La maison qu’habitait Fabio était au bord de ce farouche escarpement. C’était une grande masure de construction arabe, offrant au ciel du désert des murs blancs et tristes comme un linceul, ne regardant le dehors que par de rares et étroites fenêtres garnies de barreaux, mais renfermant une cour d’un aspect poétique, une cour entourée de ces arceaux qui rappellent la gravité et le recueillement du cloître, rafraîchie par un jet d’eau jaillissant d’un large bassin de pierre, ombragée à ses extrémités par de grands figuiers, et peuplée nuit et jour comme un Éden d’êtres appartenant à toutes les espèces sous lesquelles s’est produite la puissance créatrice de Dieu, d’hyènes, de chacals et même de lions apprivoisés, d’autruches à la démarche lente et mesurée, enfin de ces hommes dont les mœurs et les habits n’ont point changé depuis des milliers d’années. Fabio se plaisait au milieu de cette population primitive; il ne quittait guère sa demeure que pour monter à cheval et aller faire quelque course aventureuse chez des tribus insoumises. Il partait à la tête des goums et de quelques spahis; il restait tantôt des jours, tantôt des semaines, tantôt des mois entiers sous la tente, pratiquant cette justice armée si nécessaire chez des peuples où les anges eux-mêmes paraissaient autrefois avec l’épée, puis revenait dans son foyer goûter les charmes sérieux d’une vie antique. Cette existence moderne, qui, dans les colonies, se produit d’ordinaire sous son aspect le plus déplaisant, le plus tumultueux, le plus vulgaire, lui était complètement inconnue. Son manoir ignorait l’usine, la taverne, la boutique du Juif. Le destin ne tolère pas longtemps de semblables ignorances dans une époque comme la nôtre. Fabio devait perdre cet asile où il défiait l’activité bruyante et sordide de la vie civilisée. Il n’avait pas compté sur l’être faible et tout-puissant qui se rit de tous les desseins de notre cœur et de tous les arrangemens de notre vie. Auprès de cet ami des lions, de cet homme de poudre, de ce maître du bras, pour parler la langue des Arabes, vivait une femme qui s’appelait Mme Julia Féraudy.

Je ne sais ce qu’en auront fait les années et une vie malfaisante; mais il y avait alors dans sa personne toute sorte d’enchantemens qu’on eût été forcé de subir, je crois, même avec un cœur moins passionné que celui de Fabio et en des lieux bien différens d’Hirca. C’était une beauté antique, et à ce mot ne vous imaginez pas une femme avec des traits droits et sévères, dont le profil semble fait pour s’accorder avec la visière d’un casque. Elle n’avait rien d’une Minerve; seulement elle appartenait par une fraîcheur éblouissante, par une grâce remplie de provocations, au monde de la chair glorifiée. C’était une de ces figures comme les prêtent aux vierges de la Grèce quelques peintres de nos jours qui, à mon sens, ont merveilleusement compris une religion toute de jeunesse et d’ardeur. Ses narines mobiles et rondes, au-dessus d’une bouche rouge et humide toujours entr’ouverte par le sourire, faisaient songer d’oiseaux et de fleurs. Le regard de ses grands yeux, d’un bleu pâle qui parfois prenait des teintes vertes, était une vraie fête de printemps. Ses cheveux abondans avaient ces ondes chères au ciseau du sculpteur. seulement ces ondes dorées étaient animées d’une vie mystérieuse : tantôt elles semblaient soulevées par les caresses des souffles invisibles, tantôt elles retombaient mornes et lourdes dans un affaissement voluptueux.

Quelle était cette femme? D’où venait-elle? Comment se trouvait-elle en Afrique? C’est ce que je vais vous dire tout de suite en quelques mots, car j’ai l’horreur profonde des surprises. Julia était née à Marseille. On sait que cette ville a produit une Vénus autrefois. La mer, aux rivages marseillais, est d’un bleu aussi attrayant qu’aux rivages de la Grèce. Rien d’étonnant à ce qu’une beauté accomplie soit venue au monde dans ce pays-là. Les parens de Julia sont inconnus. La pauvre enfant était élevée chez une vieille femme d’une célébrité fâcheuse qui nourrissait à son endroit des espérances dépravées; ces espérances ne furent que trop justifiées. Un homme de spéculations hasardeuses, une sorte de corsaire bourgeois qu’on accusait d’avoir fait le commerce des nègres, M. Justin Féraudy, eut l’idée qu’avait mise en pratique, suivant Jean-Jacques, je ne sais quel libertin émérite dont j’ai oublié le nom. Il enleva la jolie créature à sa détestable duègne, et se mit à l’élever pour en faire plus tard la compagne de son existence mal remplie. M. Féraudy entrait dans sa quarantième année quand il conçut et exécuta ce projet. A seize ans, Julia portait le nom d’un homme qui ne l’avait pas épousée, mais qui s’était emparé de sa vie et en avait fait le jouet de tous ses caprices. A la suite de ce maître égoïste et vieilli, elle avait déjà parcouru bien des contrées. Féraudy était venu poursuivre en Afrique la fortune, qui, encore plus rusée que lui, l’avait trompé bien des fois, et c’est ainsi qu’elle habitait Hirca.

Sa maison était une vaste fabrique située au bas du coteau qui dominait le Tell. Elle était environnée d’eaux vives, et l’on y descendait de la ville par un sentier ombragé que Fabio avait remarqué plus d’une fois. Ce fut dans ce chemin que se rencontrèrent deux êtres dont les destinées n’auraient jamais dû se réunir un seul instant. L’Espagnol était à cheval, revêtu de ce beau costume oriental que les officiers indigènes portent encore dans les spahis. Je ne veux pas dépeindre Cruentaz. Il existe plusieurs portraits de lui. On connaît ce visage brun éclairé par des yeux noirs remplis de tristesse et d’énergie. On peut préférer assurément beaucoup de figures à la sienne; mais il a un de ces regards qui disent : « Je vais au danger, suivez-moi. » Or quelques hommes et toutes les femmes répondent, un instant du moins, à l’appel de ces regards-là.

Julia était à pied, elle avait sur la tête une sorte de coiffure montagnarde en laine rouge; elle se dirigeait vers un de ces charmans cimetières orientaux, les seuls lieux consacrés au sommeil éternel où des rêves lugubres n’aient point l’air de peser sur les tombes. Ce jeune homme et cette jeune femme se regardèrent tous deux, et tous deux reçurent une impression qui n’a rien d’étrange quand on pense aux lieux où ils se rencontraient. Fabio arrêta son cheval et laissa passer l’aimable apparition à côté de lui ; puis, quand cette gracieuse figure eut disparu au détour de l’allée, il fit signe au spahi qui l’accompagnait. Ce cavalier s’élança rapidement à terre, prit sa monture et celle de son maître. Au bout de quelques instans, Fabio avait rejoint celle qui venait de l’arracher à ses pensées habituelles pour le jeter soudain à la poursuite d’une aventure imprévue.

À l’entrée du cimetière arabe, il y a quelques ruines romaines, entre autres une sorte de sépulcre qu’on appelle le tombeau de la jeune mariée. C’est un monument assez bien conservé, où l’on distingue encore des bas-reliefs qui ne sont pas dépourvus de grâce. Une de ces compositions représente un amour qui d’une main s’essuie les yeux par un geste enfantin vraiment touchant, et de l’autre éteint un flambeau. Julia s’était assise sur un tronc d’arbre en face de cette tombe ; elle avait ouvert sur ses genoux un album et semblait dessiner. Fabio s’approcha d’elle lentement sans qu’elle entendît ou voulût entendre son pas, et il aperçut la figure de cet amour désolé qui se reproduisait sous les jolis doigts de la jeune femme. Il lui parla, ce qui n’est pas fort étonnant. On conviendra que ce n’était pas un acte d’audace bien étrange chez un officier de spahis rencontrant une ravissante créature aux confins d’un désert. Elle lui répondit sans embarras, sans colère, loin de là, avec bienveillance, ce qui n’a rien de surprenant non plus, si l’on songe à la vie que menait et à l’éducation qu’avait reçue la pauvre Julia.

Le sujet de conversation qui tout naturellement s’offrait à eux le premier était de ceux qui permettent à deux esprits de se joindre et à deux cœurs de s’entrevoir.

— La mélancolie de cette tombe ne vous effraie donc pas ? avait dit Fabio.

— Hélas ! répondit Julia, la mélancolie de cette tombe n’est rien auprès des tristesses de ma vie. S’il faut en croire les dessins que j’essaie de reproduire, celle que ce sépulcre a renfermée ne fut pas étrangère aux joies de ce monde. On a pu mettre sur son tombeau un amour qui pleure ; cette figure-là serait sur ma tombe un mensonge bien sot et bien odieux.

Vous pouvez juger de l’allure que prit sous le ciel africain, entre le fils de l’Espagne et la fille de Marseille, l’entretien qui s’engageait ainsi.

À cette époque, M. Féraudy était en voyage ; on ne l’attendait pas avant deux mois. Un seul homme allait quelquefois chez Julia, et semblait exercer une sorte de surveillance, mais surveillance relâchée et complaisante. C’était un colon, M. Mursin, du même âge que Féraudy, livré à la culture de l’indigo et de la cochenille, incapable de soutenir une conversation sur les amours qui allument ou qui éteignent leurs flambeaux. Quand Fabio se fut introduit chez la beauté d’Hirca, M. Mursin n’y fit plus que de rares apparitions, ce qui semblait fort indifférent à Julia.

Que voulez-vous? Malgré tant de différences profondes dont l’origine était en leur sang, dont leurs paroles, dont leurs regards portaient les traces, Fabio, ce chevaleresque Fabio qui repose aujourd’hui au fond d’une église, sous une dalle armoriée, et cette Julia, dont je ne veux pas dire les destins, se sont aimés un instant, ardemment aimés. La pupille de M. Féraudy avait été élevée d’une manière étrange; excepté son cœur, dont nul ne s’était jamais occupé, toute sa personne avait été cultivée avec soin. Elle dessinait, elle peignait, elle chantait, elle parlait facilement plusieurs langues, et entre autres la langue de Fabio, qui tombait dans de profonds attendrissemens quand il retrouvait sur ces charmantes lèvres les mots du pays natal. Il ne lui manquait que deux qualités dont elle n’avait jamais eu le soupçon : la candeur et la naïveté. Encore la naïveté, elle la possédait peut-être à son insu, car on l’avait entretenue dans une telle ignorance de toutes les inquiétudes, de toutes les délicatesses virginales, qu’elle avait une sorte d’innocence à sa façon. Fabio, quoiqu’elle froissât continuellement en lui maint cher souvenir, mainte altière et secrète pensée, se prit un beau jour à l’adorer comme une idole.

Parfois elle venait chez lui; elle s’étendait sur une sorte de divan placé au bout d’une chambre en forme de galerie qui donnait sur le désert, et il se couchait à ses pieds sur une peau de cygne. En face d’eux, à l’autre extrémité de la pièce où ils se tenaient, une fenêtre ogivale comme celles des vieux châteaux laissait voir un ciel si bleu et si uni que l’on eût dit un rideau d’azur tombant derrière les vitres. Parfois un nègre leur apportait, sur un plateau d’argent, ces petites tasses curieusement ciselées où le café brille comme un diamant noir. Avec ce sentiment raffiné de la flatterie que possèdent les Arabes des conditions les plus obscures, tous les hommes soumis à Cruentaz, depuis le kodja et le karadji jusqu’au cavalier, s’étaient faits les serviteurs de Julia. On cueillait pour elle les plus belles roses et les plus beaux fruits des environs. Elle était tellement passée à l’état de houri que souvent Fabio, après l’avoir contemplée pendant des heures, se frottait les yeux en disant : « J’ai peur d’être mort, et d’être mort mahométan; décidément je suis dans le ciel du prophète. »

Mais si c’étaient là les impressions de la journée, le soir amenait d’autres émotions ; alors Julia recevait chez elle celui qu’elle aimait, et le logis de Julia était tout l’opposé du logis de Fabio. Le pavillon qu’elle occupait au bout d’un grand jardin était une sorte de chalet entouré d’arbres, fait pour abriter non plus les fortes et placides amours de l’Orient, mais les frêles et romanesques amours de l’Europe. La chambre où elle passait avec lui les heures qui ramènent dans le ciel d’Afrique l’essaim des visions dorées était un lieu où l’on sentait une vie bien différente de la vie arabe. Un piano tout chargé de musique était placé entre deux fenêtres garnies de longs et mystérieux rideaux. Une pensée poétique, uniquement poétique, il faut l’avouer, avait poussé la profane fille à mettre au-dessus de cet instrument un merveilleux tableau de piété acheté par Féraudy avec une indifférence de brocanteur. Dans un cadre d’ébène admirablement sculpté se montrait une Vierge de Murillo emportée au ciel par des anges. Cette figure ardente, extatique, qui semblait soulevée par la toute-puissance des souffles invisibles plus encore que par l’aile des chérubins, était, à l’endroit où une main intelligente l’avait placée, d’un effet plein de force et de charme. Quand Julia, penchée sur ces profondes sources d’harmonie qui se nomment Beethoven ou Mozart, tirait de son piano quelques sons divins, la Vierge du grand peintre semblait la pensée visible des grands musiciens prenant la route du ciel. Dans la journée, Fabio était un sultan savourant chez lui un bonheur respecté de tous, avec l’orgueil et la sécurité de la force ; le soir, il redevenait un amant de son pays, se glissant furtivement dans une maison où ses joies pouvaient être frappées par quelque subite et terrible catastrophe. Sa maîtresse savait se prêter aux transformations que les circonstances et les lieux semblaient en quelque sorte exiger d’elle. La tranquille houri du matin était le soir une señora capricieuse et passionnée, jouant, comme avec un éventail, avec son amour, dont tantôt elle pliait, tantôt déployait les ailes.

Si j’insiste sur la manière dont se passait la vie de ces deux êtres, livrés, sous un ciel brûlant, dans une contrée lointaine, à la toute-puissance de leur passion, ce n’est point avec la chimérique intention d’esquisser des scènes de bonheur. Je ne crois pas que le bonheur puisse se rendre, et d’ailleurs je n’ai pas le goût de l’évoquer : c’est d’ordinaire le plus cruel des spectres. Seulement je veux bien faire comprendre, pour l’intelligence de ce que je vais dire, dans quel état devaient se trouver le corps et l’âme de Fabio. Il y avait trois mois qu’il aimait Julia, et qu’il la voyait chaque jour, quand il sentit la première morsure des souffrances qui allaient le déchirer. Un soir, au moment où il entrait dans la chambre que je viens de décrire, sa maîtresse se jeta dans ses bras, pâle, muette, éplorée, et après avoir pleuré silencieusement sur son épaule : — Il sera demain ici, lui dit-elle.

Fabio se laissa tomber sur un fauteuil, et mit sa tête entre ses mains. Cet événement, si facile à prévoir, fondait sur lui comme le plus soudain et le plus inattendu des malheurs. Après être resté quelques instans sans prononcer une parole : — Eh bien ! s’écria-t-il tout à coup en attachant sur Julia un regard plein d’une interrogation désespérée, quitte cette maison, et viens ce soir avec moi ; comprends-tu que nous puissions vivre l’un sans l’autre ? Est-ce que les heures qui passeraient sans nous réunir ne nous auraient pas tués bien vite !

Elle ne répondit pas. Elle restait immobile, les yeux levés au ciel, mais n’y cherchant pas et n’y rencontrant pas à coup sûr une pensée divine. Elle l’aimait cependant. C’était le premier homme qui avait éveillé en elle ce genre d’émotions dont nulle créature ici-bas n’est complètement déshéritée. Seulement, croyez-le bien, malgré tout ce qu’essaiera de murmurer à vos oreilles la voix des illusions impuissantes que vous appelez au secours de vos passions en des instans désolés, le dévouement ne peut naître que de la pureté. Le feu du ciel ne peut descendre que sur une victime sans tache ou lavée de toute souillure, et la pauvre Julia était trop chargée encore des misères de son passé pour obtenir de son cœur un élan qu’elle-même eût peut-être souhaité.

L’homme qu’on lui proposait de quitter, c’était le foyer, le foyer sans dignité, sans honneur, mais où la retenaient les liens de l’habitude et du bien-être ; c’était la route où chaque gîte est assuré, la jeunesse avec les caresses du luxe, avec les flatteries de la toilette, la vieillesse avec l’appui de l’argent amassé ; c’était le rêve prosaïque qui rend sombre et distrait le regard des plus belles courtisanes, alors que vous cherchez avec anxiété sur leur visage l’effet des paroles qui sortent embrasées de votre cœur. L’homme qu’il s’agissait de suivre, c’était l’avenir incertain, la voie dangereuse, la lutte de chaque jour.

— Fabio, s’écria-t-elle, mon ami, ne me demandez pas une résolution dont vous seriez désolé. Je ne puis être votre compagne, vous le savez. Nos existences n’étaient point faites pour se confondre. Notre amour, que je n’oublierai jamais, qui sera la seule joie de ma vie, n’était même pas destiné à vivre ce qu’il a vécu. Ce ne sont pas mes couleurs que vous deviez porter, mon pauvre chevalier. Quoique je vous aie bien tendrement aimé, je n’ai jamais été digne de cet honneur.

L’Espagnol eut un moment l’intelligence des vrais sentimens qui se cachaient sous ce luxe factice de désintéressement et d’humilité; mais elle l’aimait encore, et jamais il ne l’avait trouvée si belle. Il passa la soirée à ses genoux, couvrant ses mains de baisers à ramener la vie chez une morte, versant des pleurs qu’il est presque impie de répandre, tant la source en est profonde et sacrée. Quand il quitta ce jardin, où il pensait ne plus revenir, il adressa un regard plein de désespoir aux étoiles, et se demanda si dans ce pays de visions antiques un ange ne venait pas de le quitter.

Le lendemain au soir, après avoir vainement essayé de se lasser en courant toute la journée à cheval sous un soleil à faire fondre les plus dures cervelles, il était chez lui; il s’était couché sur le divan où elle avait tant de fois reposé. Il regardait tout ce qui l’entourait avec cette douloureuse stupeur, cette cruelle indignation que nous causent les lieux à qui nous demandons vainement quelque chère existence dont ils étaient naguère animés. Puis mille projets fous se présentaient à sa pensée ; il avait envie de monter à cheval, d’assembler ses hommes d’armes, d’aller brûler la maison de son rival et enlever celle qu’il aimait. Pour donner à son amour un triomphe sanglant de quelques heures, il se disait qu’il se jetterait avec joie dans les plus terribles et les plus extravagantes aventures. Ainsi s’agitait ce pauvre esprit dans un chaos d’idées tumultueuses et brûlantes, quand un Arabe parut avec une lettre. Fabio reconnut une écriture qui le troubla jusqu’à la défaillance; il parvint pourtant à lire ce billet. Voici ce qu’on lui disait : « L’événement que je redoutais est différé, je suis encore seule, libre, et t’aimant plus que jamais. Viens. »

Au bout de quelques instans, il avait fait la course accoutumée, et il rentrait dans son bonheur comme dans un rêve. Ce que fut cette soirée, chacun peut se l’imaginer en cherchant dans ses souvenirs ces heures pleines de délices et d’anxiété où l’on s’attache par une suprême étreinte à une joie qui nous échappe. Lorsqu’il se retira vers minuit du logis de sa maîtresse, il était sous l’empire de l’ivresse la plus redoutable dont un homme puisse être possédé. Tout ce qui l’entourait du reste était encore de nature à augmenter l’agitation de son âme et la fièvre de son corps. Une atmosphère lourde et enflammée, qui semblait peser sur les arbres et leur donner un engourdissement inquiétant, était soudain traversée par des bouffées rapides de siroco. Ceux qui ont senti ce souffle ardent, qu’on dirait l’émanation invisible de quelque mystérieux incendie, savent dans quel désordre il nous jette. Ce soir-là, Fabio éprouvait une volupté profonde à respirer cet air embrasé. Tout à coup, à quelques pas de la maison, à un endroit où l’allée qu’il parcourait est le plus étroite et bordée des arbres les plus hauts, il se trouva face à face avec un homme qu’il reconnut aux battemens de son cœur. Le maître de Julia était arrivé : averti par l’ami qu’il avait chargé de veiller sur cette femme, il venait juger par lui-même des bruits qui avaient accueilli son retour. Le trafiquant marseillais était un de ces Alcides vieillis qui cependant portent dans toute leur personne les marques d’une force redoutable encore. Fabio aperçut un large visage encadré par d’immenses favoris, une de ces têtes puissantes et vulgaires qui causent à certaines natures un genre particulier de répugnance et d’irritation. Il eut du reste peu le loisir de l’étudier, car une main athlétique le saisit au cou, tandis qu’une autre dirigeait sur sa poitrine la pointe d’un couteau. Féraudy montrait que, lui aussi, il avait reconnu son rival. J’ai dit que Fabio portait le costume indigène; il avait à sa ceinture un de ces poignards arabes à la lame large et légèrement recourbée qui sont une sûre défense et une élégante parure. En un moment, il eut cette arme au poing. Le siroco souffla subitement, alors Fabio se sentit le visage embrasé par cette haleine infernale; il frappa celui qui l’étreignait d’un coup violent, furieux, suivi par le bruit d’un corps tombant aussi nettement que si un projectile l’eût renversé. Le poignard de l’Espagnol était entré tout entier dans l’œil du Marseillais, qui avait eu la cervelle traversée et déchirée.

Pour comprendre et juger Cruentaz, il faut se rappeler ce qu’il était, la vie qu’il avait menée. Il n’avait pas prémédité à coup sûr le meurtre qu’il venait d’accomplir; mais le sang n’était pas inconnu à ses mains, et enfin, ainsi qu’il l’a dit lui-même, on ne pouvait pas exiger qu’il fût devant ce cadavre comme Jeanne d’Arc devant le premier homme qu’elle vit tomber. Aussi, avec cette rapidité, avec cette précision de pensées que trouvent les hommes d’action quand le destin les appelle à exercer leurs dangereuses facultés, il se pencha sur Féraudy, reconnut que ce n’était plus qu’une dépouille humaine, et retourna d’un pas précipité dans la maison où il venait de laisser Julia. Il éveilla la pauvre créature, qui était déjà plongée dans un demi-sommeil, et d’une voix calme, brève, énergique, comme un homme qui a recouvré dans l’action la plénitude de son intelligence, il lui dit ce qui venait de se passer, et lui demanda ce qu’elle voulait faire. Pendant qu’il parlait, Julia le regardait comme s’il se fût transformé, comme si l’être humain eût tout à coup fait place en lui à une apparition qui la glaçait de terreur. A tout ce que Fabio put lui dire en cette étrange nuit, elle répondit constamment, l’œil morne et la voix affaiblie, un mot, un seul mot : Tu l’as tué !

— Julia, je t’appartiens, veux-tu venir avec moi?

— Tu l’as tué ! — Ne crains rien, notre vie ne sera pas si terrible que tu le penses; je me sauverai et je te sauverai.

— Tu l’as tué!

— Mais tu l’aimais donc cet homme ?

— Tu l’as tué!

Je me borne ici à raconter. Je crois à cet endroit de mon récit que toute réflexion serait mal placée. Puis tout jugement sur les impressions qui dictaient à cette malheureuse fille les paroles que je rapporte pourrait être empreint de témérité. Il est seulement une chose bizarre que je dois dire, c’est que Fabio, l’amoureux Fabio, cet homme qui par passion venait de tuer un autre homme, ressentit une sorte d’impatience indicible en trouvant cette prostration chez la femme qu’il s’efforçait d’exalter. Une fois de plus il comprit rapidement qu’il n’avait pas à ses côtés un de ces êtres de forte race parmi lesquels il était né.

— Ah! tu n’es pas une fille d’Espagne, s’écria-t-il, toi à qui le sang fait tant de peur !

Puis, voyant que tout discours serait impuissant contre cette épouvante et pressé par les heures, il se pencha une dernière fois sur sa maîtresse. — Dans quelques instans, lui dit-il, je reviendrai avec des chevaux ; si tu as le désir et le courage de me suivre, je t’emmènerai.

Il courut alors jusqu’à sa demeure et fit tout préparer pour sa fuite. La nuit était avancée déjà, et le moment approchait où le ciel du désert allait reprendre son éternel, son implacable sourire, quand Fabio aperçut sur le seuil de la pièce qu’il allait quitter un homme enveloppé dans un burnous. Cet homme était le plus dévoué de ses cavaliers; il l’avait demandé plusieurs fois et s’étonnait de pas le trouver à son poste.

— D’où viens-tu, Messaoud, lui dit-il, et que tiens-tu à la main?

— Je t’ai suivi cette nuit, répondit l’Arabe, j’ai vu ta lutte avec le mercanti, et pour qu’on ne t’accuse pas du sang répandu, voici ce que j’ai fait.

En achevant ces mots, il entr’ouvrit une musette en cuir qu’il avait placée sous son burnous, et découvrit la tête de Féraudy, qu’il avait coupée avec une merveilleuse dextérité.

— Quand on verra là-bas ce corps sans tête, ajouta-t-il, on ne songera pas à accuser un chrétien; puis d’ailleurs, pour dérouter tous les soupçons, j’ai dépouillé celui que tu as tué. Je veux même te remettre un papier que j’ai trouvé; tu verras si cela est pour toi de quelque valeur.

Et il tendit à Cruentaz une lettre toute chiffonnée, tellement couverte de sang que l’Espagnol put à peine en déchiffrer quelques lignes. Cependant, à travers les taches sinistres qui en avaient effacé plus d’un mot, ces phrases étaient encore lisibles : « Pars avec cet homme qui n’a rien, ce sera ton châtiment ; tu trouveras avec lui ce que tu as toujours tant redouté, la misère… Ah ! maudite, créature ! si tu n’avais pas entre les mains ce testament que grâce à Dieu je peux défaire d’un trait de plume, tu te serais déjà enfuie avec ton amant. »

Féraudy avait écrit cette lettre sous une première inspiration que sa destinée l’avait empêché de suivre ; il ne l’avait même pas achevée. Avait-il deviné le cœur de celle qui allait lui coûter la vie ? Je le crois sans en être sûr. Fabio le crut ; il lui sembla qu’une révélation certaine, cruelle punition des violences dont il avait toujours été la proie, était faite à son esprit. Pendant quelques instans, il promena ses regards de la tête, que l’Arabe tenait toujours, à la lettre, qui déposait des traces sanglantes sur ses mains. Il ne savait lequel de ces deux objets lui inspirait le plus d’horreur. Soudain il prit une résolution ; il s’élança sur son cheval et partit au galop, défendant à qui que ce fût de l’accompagner. Il ne repassa point dans le sentier où la vie lui avait tendu une de ses plus funestes embûches. — Qu’on découvre ou non mon meurtre de cette nuit, pensait-il, je ne veux plus rester dans un pays où j’aurais sans cesse à craindre des luttes odieuses avec la justice des hommes, et où Dieu d’ailleurs m’a frappé une fois de plus dans mon cœur. Il faut te quitter, ma chère Afrique ; tu étais après l’Espagne la terre que j’aimais le mieux, où je sentais le plus de mon âme ; mais je ne me plains pas : je me soumets à la volonté qui me poursuit, je remercie encore le ciel, puisque j’ai la destinée de Caïn, de ne pas avoir versé le sang d’Abel.


IV.

Un soir, dans la seule réunion un peu nombreuse où je l’aie jamais vu avoir quelque expansion, Cruentaz, qu’on avait harcelé de questions sur ses aventures et sur ses voyages, parla ainsi de son séjour en Turquie :

« Tout ce que j’ai vu de l’Orient me plaît infiniment moins que l’Afrique. Cependant j’ai possédé sur la rive asiatique du Bosphore, à quelque distance de Scutari, un palais en bois couleur de rose où je serais resté assez volontiers, si je n’avais pas été forcé de quitter la Turquie, comme tant d’autres contrées, par la fatale reproduction des mêmes catastrophes dans ma vie. En abandonnant l’Afrique, dont m’avait banni une cruelle aventure, j’allai demander du service au sultan. C’était justement à l’époque où éclatait la guerre de Crimée. J’eus le bonheur d’être bien accueilli, tout en refusant de faire un acte qu’en ma qualité d’Espagnol je trouve peut-être particulièrement infâme, c’est-à-dire d’abjurer. Je devins colonel d’un de ces régimens mal équipés, mal habillés, qui ont un air de solidité pourtant, et qui feraient toujours de bonnes choses s’ils étaient vaillamment conduits. J’allai avec ma troupe à Eupatoria, et je pris part à ce qui se passa sur ce point de la Crimée; mais je ne veux pas vous parler guerre, ce n’est pas de ma vie militaire qu’il s’agit. « Depuis quelques mois, la paix était faite; mon régiment était à Scutari, et j’habitais la maison rose dont je vous parlais tout à l’heure. Sous l’influence du ciel gai et de l’eau lumineuse qui frappaient continuellement mes yeux, je me sentais moins disposé que d’ordinaire aux sombres pensées. Sans s’effacer complètement, maints souvenirs de ma vie perdaient leurs teintes lugubres dans ces clartés continuelles d’aurore qui me baignaient de tous côtés. Soudain je reçus l’ordre de quitter l’asile où je goûtais, pour la première fois peut-être, quelque chose qui me donnait l’idée de la paix. J’étais chargé d’une mission délicate sur les frontières du Monténégro. Je devais traverser avec une faible escorte toute une partie de la Turquie.

« Un soir j’arrivai à une petite ville dont je n’imposerai pas le nom à votre mémoire, mais qui a quelque chose de paisible, de patriarcal et d’avenant. Les maisons y sont peintes de couleurs joyeuses, et ne sont pas trop délabrées; les rues y ont presque un aspect de propreté. Bâtie sur une hauteur, cette agréable cité est entourée de grands arbres dont l’ombrage n’a rien d’humide; à ses portes s’élèvent trois moulins à vent, et quoique je sois du pays de don Quichotte, je n’ai jamais eu envie de pourfendre ces innocentes constructions, qui m’ont toujours inspiré au contraire une inclination très prononcée. Enfin, pour plus d’une raison, la ville dont il s’agit me causa une impression pleine de charme; une longue course, le grand air, de beaux paysages, m’avaient jeté dans une sorte d’ivresse bienveillante, et je désirais pouvoir rendre service au premier de mes semblables que le hasard me ferait rencontrer.

« On me désigna justement pour gîte une maison où je trouvai des visages propres à me confirmer dans ces heureuses dispositions. Cette maison était habitée par une famille grecque. Le maître du logis était un vieillard de soixante ans. Je m’imagine qu’Anacréon, dont je n’ai jamais rien lu du reste, et auquel j’ai peu songé, devait avoir un visage comme celui-là. Mon hôte avait ces cheveux d’une blancheur éclatante, rare et touchante parure de la vieillesse; ses traits étaient réguliers, son sourire attrayant. Avant qu’il eût parlé, on sentait sur sa bouche la présence de mots aimables et harmonieux. Deux jeunes gens, pour épuiser mes souvenirs classiques, tels que je me représente ces deux frères qui, à je ne sais quelle fête de la Grèce, s’attelèrent au char de leur mère, montraient derrière le visage paternel des visages pleins de noblesse et d’honnêteté. Enfin ce groupe était complété par une femme âgée déjà, mais de la plus frappante beauté. Ce n’étaient plus seulement les souvenirs des âges païens qu’évoquait cette imposante et gracieuse figure, c’était tout un autre ordre de pensées. On sentait que le souffle des espérances et des douleurs qui ont changé ce monde avait passé sur ces traits, réguliers comme des traits sculptés par Phidias. Dans cette matrone antique, il y avait une mère chrétienne. J’admirais cette réunion, de belles créatures qui s’offraient ainsi à mes yeux, et pourtant je n’avais pas vu dans cette famille l’être qui devait une fois encore exercer une action rapide, mais violente, sur mes destinées.

« A l’heure du souper, mon hôte me présenta sa fille, qui s’appelait Larissa. Un motif d’une nature particulière détermina chez moi tout d’abord une impression des plus vives à l’aspect de cette charmante enfant. Je crus voir, avec quelque chose pourtant de plus candide, de plus jeune et de plus idéal, une personne que j’avais connue en Afrique. Pendant le repas, on m’avait placé près de la jeune Grecque; je sentais sans cesse mes regards attirés vers les siens; je la contemplais avec une ardente curiosité, puis je tombais dans une rêverie pleine de charmes. Notre souper se prolongeait, mon hôte avait voulu me fêter. Ma qualité de chrétien, mon humeur bienveillante, l’avaient séduit, et il avait fait couler pour moi des vins blonds comme la chevelure de sa fille. Entouré de cette belle et riante famille, séparé seulement de ma jolie voisine par une coupe qu’elle emplissait elle-même avec une grâce d’Hébé, je me sentis peu à peu sous l’influence d’une exaltation que je me rappelle encore avec plaisir. Ce à banquet de la vie, » comme disent les poètes, qui m’était apparu presque toujours comme un repas sévèrement claustral ou comme une sanglante orgie, me paraissait ce soir-là un festin plein d’attrait, de douceur et de bonhomie. Toute sorte de pensées qui m’étaient inconnues, et dont jamais je ne me serais cru capable après les terribles images qui avaient passé devant mes yeux, montaient de mon cœur à ma tête en agitant joyeusement leurs ailes. Larissa, suivant la mode grecque, avait une parure de fleurs. Une guirlande de roses rouges était mêlée à la natte qui couronnait sa tête, et un bouquet de même nature que cette guirlande s’épanouissait dans les plis de sa robe. Je me rappelai un usage antique, et je lui demandai d’effeuiller une des fleurs de ce bouquet dans une coupe que je voulais vider en son honneur. Elle obéit à mon désir. Au moment où je portais à mes lèvres le vin doré que venait de parfumer cette fleur précieuse, un serviteur entra tout effaré, et dit quelques mots à l’oreille de mon hôte.

« Aussitôt le vieillard pâlit, et, comme sous l’action subite d’un avertissement intérieur, car elle ne pouvait pas avoir entendu ce qui venait de se dire, la maîtresse du logis se leva et se précipita vers sa fille, qu’elle serra étroitement dans ses bras. Le serviteur qui avait interrompu notre repas venait apprendre à son maître qu’un pacha de passage dans la petite ville où je faisais cet honnête souper envoyait quérir Larissa, dont on lui avait vanté la beauté. On peut juger de l’effet que produisit sur moi cette nouvelle. Je cherchai pourtant à calmer mon hôte. Je connaissais le pacha en question. C’était un grand jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, élevé en Europe, d’une physionomie ridicule, mais qui m’avait paru de mœurs douces, une sorte de dandy éthique, démenti vivant des proverbes qui consacrent la force de sa nation. J’écrivis un mot à Saïd-Pacha, ainsi s’appelait ce seigneur musulman, qui lui-même écrivait fort correctement le français; je lui dis que j’avais pris sous ma protection la maison de mon hôte, et que je le priais de diriger autre part ses intentions galantes. Quelle ne fut pas ma surprise quand, au bout de quelques instans, je vis, en réponse à mon billet, arriver un de ces renégats subalternes, secrétaires, médecins, valets de chambre, que les dignitaires musulmans traînent d’ordinaire avec eux! Ce grossier et farouche Figaro me dit en termes fort inconvenans que son maître m’enjoignait de ne pas contrarier ses désirs, et qu’il allait venir chercher lui-même la jeune fille qu’il réclamait, si elle ne lui était pas sur-le-champ livrée. Ici, je l’avoue, le sang chrétien, le sang espagnol, le sang des Cruentaz me monta au visage; j’en sentis mes joues brûlantes et mes yeux injectés. J’appliquai sur les épaules de l’ambassadeur une rude correction, et je lui dis que j’attendais la visite dont il menaçait mes hôtes. Puis je me rappelai rapidement Charles XII à Bender, et je résolus de défendre la maison où je me trouvais, quand elle serait attaquée par toute une armée.

« J’avais avec moi peu d’hommes, mais c’étaient des hommes dont j’étais sûr. Égyptiens d’origine, mes trois serviteurs avaient contre les Turcs une haine qui ne demandait qu’à se montrer. Je fis donner des yatagans aux fils de mon hôte, qui devaient me servir de réserve, et je descendis dans la cour: mais presque aussitôt j’aperçus à travers la porte le pacha arrivant avec une suite si peu nombreuse que mes préparatifs de défense me parurent d’une pompe inutile, et que je changeai mon plan tout à coup. Je pris le parti de le laisser entrer et de faire sur son esprit une nouvelle tentative. Je pensai que je serais en mesure d’employer la force si cette tentative échouait, et qu’il valait mieux cacher dans une maison un acte de violence destiné à protéger une famille chrétienne que d’en rendre témoin toute une ville musulmane. Je changeai donc toutes mes dispositions; je remontai dans la salle du repas, où j’enjoignis à mes serviteurs de se rendre, et où je priai mes hôtes de rester. Ce fut là que j’attendis le pacha. Ce dignitaire fit au milieu de nous une bruyante invasion avec le secrétaire, que je venais de rosser, et deux ou trois porte-pipes. Son extérieur, son costume auraient donné quelque chose de grotesque à cette scène, si en ce moment après tout il n’y avait pas eu en jeu des intérêts sacrés, des passions ardentes, et si chacun de nous n’avait senti dans l’air ce je ne sais quoi de solennel et d’excitant qui annonce le sang près de couler.

— Saïd-Pacha, dis-je au jeune musulman, vous avez été élevé en France, vous avez pu connaître et apprécier la civilisation ; j’espère que vous comprendrez ce qu’ont de sauvage vos procédés de ce soir, et que vous allez redevenir l’honnête homme avec qui j’ai eu jusqu’à présent de bons rapports.

« Mais dans ce coin obscur de la Turquie, l’homme que j’avais vu dans les rues de Pera ou à l’ambassade de France était de nouveau possédé par les instincts de sa race. Dans sa redingote étriquée, dans son pantalon mal taillé et d’une ridicule couleur, sous son étroite calotte d’où s’échappait une chevelure de Trissotin, il éprouvait les mêmes fureurs que ce poétique pacha de Janina dont le luxe fit presque excuser la cruauté.

— Laisse-moi emmener la fille de ce chrétien, s’écria-t-il en s’avançant vers Larissa, ou je t’apprendrai quelle est la folie d’un étranger qui veut changer les mœurs d’un pays où on le tolère.

« Par un mouvement que je ne saurais oublier, la jeune Grecque se serra contre moi. Je sentis sa tête sur ma poitrine, et il me sembla qu’il s’épanouissait dans mon cœur comme une fleur brûlante sous la pression de ce pur et charmant visage.

— Ne bouge point, dis-je au Turc, reste immobile, ne fais point un seul pas, ou tu trébucheras contre ta tombe.

« En disant ces mots, j’avais mis à la main un de ces sabres à garde d’acier dont les lames droites et fines portent des coups sûrs et dangereux. Même dans les armées orientales, j’avais toujours employé cette arme de préférence aux cimeterres, que je n’ai jamais pu prendre au sérieux. On peut dire que la mort de Saïd était écrite chez Dieu pour ce jour-là. Le pauvre diable de son côté mit au jour une large lame de Damas, qui dans ses mains n’avait rien de terrible, et se dirigea vers moi. J’étendis le bras tout simplement, et mon sabre lui traversa la poitrine. Ses serviteurs enlevèrent son corps, mais ne cherchèrent point à le venger.

« Peu de temps après cette aventure, je quittai la Turquie. La Porte ne se souciait point de me punir : mon châtiment eût fait du bruit, et les ambassades européennes s’en seraient mêlées; mais tout le monde comprenait, et je compris moi-même, que le pays des musulmans ne pouvait pas être pour moi celui de la fortune ni même de la sécurité. La guerre de Crimée m’avait mis en relation avec des Anglais et des Français de rang illustre, qui m’avaient offert de me faire rentrer en Espagne. Je suis revenu en Europe, et demain je serai dans ma patrie. »

C’était à Biarritz, sur la terrasse d’une maison d’où l’on découvre la mer, que Fabio parlait ainsi. Parmi les personnes qui l’écoutaient, on a deviné qu’il y avait des femmes. Les femmes seules peuvent communiquer certain mouvement à un récit.

— Et Larissa, lui cria-t-on, qu’en avez-vous fait? Pourquoi ne l’avez-vous pas emmenée?

— L’aimable et chère fille! dit-il; je ne regrette pas le sang versé pour elle. Un instant elle m’a fait connaître un bizarre sentiment, une sorte d’amour maternel. J’ai toujours entendu dire que cet amour-là était plein d’énergie; le coup qui a pourfendu ce pauvre Saïd a prouvé une fois de plus cette vérité.


V.

Fabio rentra en possession du château où il était né. Il crut qu’il pourrait vivre et vivre seul dans cette demeure, où il retrouvait tant de souvenirs. Il s’aperçut bientôt que son énergie, malgré ce qu’elle avait de rares et fécondes ressources, était au-dessous de ce qu’il avait entrepris. Chaque pierre, chaque brin d’herbe, dans ce lieu où il avait vécu à l’âge où la vie de l’homme étreint avec le plus de puissance tout ce qui l’entoure, lui envoyait des pensées qu’il ne pouvait pas supporter. Chaque fois qu’il traversait la cour, il sentait son regard attiré par le mur auquel on avait appuyé sa mère pour la fusiller, et la même émotion s’éveillait en lui alors qu’il apercevait ces fragmens de granit, noircis par les années, qui avaient reçu le dernier souffle de l’héroïque femme. Il rentrait sous son toit rempli d’une mélancolie âpre et farouche, sœur des terribles désespoirs de sa jeunesse; Dieu sait alors quels discours lui tenaient les lambris, les meubles, les tableaux, tout ce qui s’offrait à ses regards! Pour s’arracher à une exaltation pleine de périls qui chaque jour s’emparait de tout son être avec plus de force, il résolut d’aller faire une visite à un château du voisinage qu’on appelle le château de Moria.

Ce château était alors habité par la famille qui lui a donné son nom. La comtesse de Moria, son fils Rodrigue et sa fille Thérèse passaient l’automne dans cette vieille demeure seigneuriale. Mme de Moria avait gardé un culte pour la mère de Fabio. Plus jeune que Mme de Cruentaz, elle l’avait cependant connue au couvent, et elle s’était prise d’une de ces ardentes passions de la jeunesse pour cette âme pleine d’élévation et de bonté. Elle accueillit Fabio avec une joie sincère, et cet homme, éprouvé par tant d’aventures, put croire que son existence allait avoir enfin un heureux et paisible dénoûment. Thérèse de Moria lui parut cette femme à laquelle il avait souvent songé, mais qu’il ne se flattait plus de rencontrer, qu’un gentilhomme peut hardiment revêtir de son nom et de son honneur sans avoir aucune souillure à redouter pour ces vêtemens délicats et radieux. Elle avait une taille élancée et svelte que l’on sentait faite pour suivre les mouvemens ardens et gracieux d’un cheval. Il y avait dans toute sa personne quelque chose de fier, de résolu, de généreux, et rien n’était moins viril cependant que son visage. Ses grands yeux noirs, ouvrant sous des sourcils élégans et fins leurs mystérieuses profondeurs, étaient remplis de tout le charme qu’on désire à des yeux féminins. Peut-être même, malgré ce qu’ils avaient parfois de noble, de courageux, de presque altier, laissaient-ils deviner une sensibilité trop grande, cette sensibilité si prompte à devenir un foyer de douleurs. Son regard rappelait le nom qu’elle avait reçu en entrant dans la cité chrétienne. Elle semblait avoir été pressée sur le cœur passionné et douloureux de sa sainte patronne.

Fabio se mit à l’aimer, et il sut bientôt que son amour ne rencontrerait point d’obstacle. Elle appréciait, la pauvre enfant, tout ce qu’il y avait de bon en lui, son profond éloignement pour toutes les vulgarités de cette vie, son goût sincère pour tout ce qui lui semblait élevé et droit. La comtesse de Moria encourageait une tendresse qui répondait à tous ses désirs. Rodrigue avait pris le nouvel ami de sa famille dans une sorte d’enthousiasme. C’était un jeune homme de vingt ans, ne connaissant que cette éducation du foyer, rare et dernier luxe d’une race qui s’éteint partout. La renommée des Cruentaz exaltait sa jeune imagination; il croyait vivre avec un héros de ses livres favoris. Le jour où il apprit que Fabio demandait la main de sa sœur, il se jeta dans ses bras avec effusion. Ce jour-là, Cruentaz ne rencontra que des regards qui comprenaient son cœur: il pensa qu’il avait vaincu sa destinée; mais un matin il s’aperçut que sa fiancée avait pleuré. Mme de Moria le prit à part, et lui dit : — J’ai été obligée de faire un gros chagrin à cette pauvre Thérèse en renvoyant, sans lui dire pourquoi, une fille dont le caractère et le service lui plaisaient. J’ai découvert que Mlle Ginevra, dont vous aviez peut-être remarqué l’épaisse chevelure et le teint doré, entretenait une liaison ridicule avec M. Bustillos. Connaissez-vous M. Bustillos? Non, n’est-ce pas? Eh bien! c’est un avocat du voisinage, qu’il a même été question, l’an dernier, d’envoyer aux cortès. C’est le propriétaire de cette grande maison dans le style Louis XV que l’on a construite sur le plateau où s’élevait, il n’y a pas encore bien longtemps, le couvent des franciscains. Quand il est arrivé dans le pays, il nous a honorés d’une visite; mais il paraît que nous avons eu, je ne sais pas trop comment, le malheur de le froisser : il s’est déclaré notre ennemi, et la perte de la pauvre Ginevra est un de ses actes d’hostilité. Voilà, mon cher Fabio, une sotte histoire, que j’ai été forcée de vous raconter pour que vous ne m’accusiez pas d’être une mère cruelle, arrachant des pleurs sans raison aux beaux yeux que vous adorez.

Cependant le chagrin de Thérèse était passé, et Fabio ne songeait plus ni à Ginevra ni à son séducteur, lorsqu’un jour, à midi, on apporta au château Rodrigue mortellement blessé. Le pauvre garçon avait reçu une balle dans la poitrine; il était dévoré par la fièvre, et l’on sentait que sa parole n’obéissait plus à sa volonté. Quand il fut couché, quand il sentit sur son front la main de sa mère, quand il aperçut le visage en larmes de sa sœur, il s’écria :

— Thérèse, ma chère petite Thérèse, ne te désole pas; je t’ai vengée, et tu pourras épouser Fabio. Celui qui te calomniait n’est plus. Il m’a frappé le premier, mais la douleur ne m’a pas empêché de tirer. Tu étais dans mon cœur, ma Thérèse, tu me soutenais, et ma balle l’a touché : je l’ai vu tomber à son tour. Ma mère, ne pleurez pas, je vous en prie, le sang que je perds ne me fait point de mal; je suis heureux, puisque je l’ai tué.

Or voici ce qui s’était passé : M. Bustillos avait fort mal reçu la Ginevra, dont il n’avait pas voulu se charger, et qui avait été chercher fortune à Madrid; mais sa haine contre les Moria était devenue une passion effrénée. Ce Bustillos était un de ces personnages vains, bavards, importans, comme en produisent les civilisations extrêmes chez toutes les nations du monde. Ces caractères-là sont le châtiment que Dieu inflige à l’orgueil humain quand il a entassé méfaits sur méfaits; pour l’empêcher de se mirer avec trop de complaisance dans le magique éclat de ses œuvres audacieuses, il lui met au visage ces sortes de verrues. Sur cette noble terre du héros de la Manche, M. Bustillos était un don Quichotte d’une nouvelle et fâcheuse espèce. Il avait la manie de ressembler à ces grands hommes des peuples tourmentés et des époques orageuses, que la fougue de leur génie entraîne à une corruption pleine de verve et d’éclat. Il s’était passionné pour Mirabeau. Dans la province obscure où il passait une partie de sa vie, les occasions de brillans scandales n’étaient pas nombreuses. Il avait jeté les yeux sur Thérèse pour en faire le plus éclatant de ses succès. En cela, ses idées de séduction ambitieuse s’associaient à l’âpre ressentiment qu’il nourrissait contre Mme de Moria. Le hasard voulut que Rodrigue allât acheter de la poudre et du plomb dans une petite ville des environs, où il se rendait deux ou trois fois par an avec hésitation et répugnance. Il entra dans un café, et à peine était-il assis qu’il entendit dans une salle voisine le nom de sa sœur prononcé au milieu des éclats de rire. Il se lève, et tout tremblant d’une émotion dont il ne soupçonne même point la force, il écoute, appuyé à une muraille, les propos qu’on tient auprès de lui. Bustillos racontait à ses amis qu’il avait chaque nuit des rendez-vous avec l’héritière des Moria, dont il décrivait les charmes et rapportait les discours en langage de Leporello. Quand il a bien compris le sens des mots qui arrivent à ses oreilles, Rodrigue fait un bond, et se trouve auprès de l’orateur, qu’il soufflette sur les deux joues. Bustillos était l’ennemi du duel, il avait sur l’utilité de sa vie quelques axiomes qu’il émettait volontiers; mais le duel était indispensable cette fois, au sens des plus pacifiques. On emmena aux portes de la ville, avec une paire de pistolets, le gentilhomme et l’avocat; on les mit en face l’un de l’autre. Bustillos tira le premier, et toucha son adversaire en pleine poitrine. Rodrigue tira en tombant; ses yeux étaient voilés, sa main défaillante, et une illusion de son délire pouvait seule lui faire croire qu’il avait atteint son adversaire. Bustillos était rentré triomphant dans cette grande maison qui remplace le couvent des franciscains.

L’agonie de Rodrigue ne fut pas longue : il mourut l’éclair aux yeux, le sourire aux lèvres, répétant qu’il avait vengé sa sœur, et demandant à Fabio s’il était content de lui; mais quand ce brave enfant fut mort, Cruentaz se trouva en face de deux douleurs d’un caractère différent, également effrayantes toutes deux. Mme de Moria était calme; seulement elle avait ce calme horrible qui, après les élans, les cris, toutes les luttes de la souffrance, fait ressembler certaines âmes à ces cités prises d’assaut d’où l’ennemi s’est retiré. Dans ces rues tout à l’heure pleines de tumulte, il n’y a plus un mouvement, plus un bruit; le sang s’échappe silencieusement des chairs déchirées, et s’arrête dans de mornes flaques; toutefois cette paix sinistre n’est souvent qu’une paix apparente : ces cadavres tiennent par des liens invisibles à des corps où la vie n’est point frappée; qui sait quelles ardentes colères naîtront de ces dépouilles glacées? On sentait chez Mme de Moria un de ces sombres chagrins dont les résolutions vengeresses sortent tout à coup étincelantes et armées. Thérèse rappelait cette image éternelle de la fleur déracinée, seulement c’était une fleur encore secouée par les souffles de l’orage qui l’avaient arrachée au sol. Elle avait découvert, à la clarté subite d’une révélation affreuse, ce que sa mère et son fiancé auraient voulu cacher avec le plus de soin à son esprit virginal. Elle était blessée en maintes parties de son âme où elle n’avait même point encore vécu, et où l’introduisait la douleur; puis elle avait toujours eu pour celui qu’elle venait de perdre cette tendresse fraternelle, la plus souriante, la plus gracieuse, la moins accoutumée aux tristesses, la moins défiante du malheur parmi toutes celles que Dieu nous a données. La pauvre fille se livrait à des sanglots si violens, si brusques, si redoublés, qu’on ne comprenait pas comment sa frêle enveloppe n’était pas brisée.

Il y avait trois jours que cet événement était passé; les restes de Rodrigue reposaient dans une église où sont ensevelis les Moria. Une sorte de maladie nerveuse s’était déclarée chez Thérèse. Elle restait des heures entières immobile, silencieuse; puis une indicible anxiété se peignait sur son visage, ses yeux se remplissaient de larmes, et tout son corps se mettait à trembler. Sa mère semblait avoir oublié pour la soigner ses propres tortures. Ces deux femmes se tenaient entre dix et onze heures du soir dans une salle basse donnant sur le parc. C’était une pièce qu’aimait Rodrigue, et ses armes y étaient encore suspendues au mur. Thérèse avait montré toute la soirée un peu plus de calme ; c’était elle qui avait voulu venir dans cette chambre remplie des souvenirs de son frère; par un des mystères de la douleur, elle semblait y avoir goûté une sorte de paix. Elle était étendue sur un petit canapé; sa mère lui tenait la main, et Fabio était assis à côté d’elle. Tout à coup elle éprouva un tressaillement étrange, mais qui ne paraissait pas appartenir au genre de souffrance qu’elle ressentait depuis quelques jours. A l’immobilité de ses yeux, qui, au lieu de s’obscurcir de larmes, semblaient se fixer, ardens et secs, sur un objet visible pour elle seule, on eût pu croire qu’il se passait dans toute sa personne quelque phénomène magnétique. En ce moment, un bruit qui pouvait être recueilli seulement par des oreilles attentives se fit entendre à une extrémité du parc. Fabio et Mme de Moria échangèrent un regard. Pour le comprendre, ce regard, il faut dire ce qu’avait fait Fabio.

Après avoir fermé les yeux de Rodrigue, il était allé trouver Bustillos. — Vous vous trompez, lui avait-il dit, si vous vous croyez en sûreté derrière le cadavre d’un enfant. Vous n’en avez pas fini avec les suites fatales de vos lâches mensonges; aujourd’hui je compte me battre avec vous, et, si Dieu le permet, vous tuer. Bustillos avait repoussé cet appel énergique avec tous les argumens que pouvait lui fournir son éloquence. Il ne pouvait pas se battre deux fois pour la même cause; il devait son existence à l’Espagne; il avait fait ses preuves, que sais-je? Cruentaz l’écouta quelque temps, puis il lui dit : — Vous me forcez à évoquer des souvenirs que j’aurais voulu laisser dormir, mais qui ne sont que trop présens dans ce pays, et que rappelle plus d’une croix au bord des chemins où vous passez. A partir d’aujourd’hui ne vous rencontrez jamais sur ma route; puis veillez avec le plus grand soin à vos actions, à vos paroles, ou vous saurez que, même en ce siècle-ci, un Cruentaz peut être justicier.

Le matin même du jour où se passa ce que je vais dire, Fabio avait appris que Bustillos racontait à sa manière la visite qu’il avait reçue et les menaces qu’on lui avait adressées. — Tout cela n’empêche point, s’était-il écrié en son langage, que la belle Thérèse ne m’adore, et qu’elle ne m’attende ce soir dans son parc, où j’irai quand je devrais y trouver le diable!

Pour expliquer cette folle audace, il faut dire que cet homme, toujours fort mal instruit de ce qui se passait au château de Moria, croyait que M. de Cruentaz était retourné pour quelques jours dans ses terres. Il va sans dire qu’il ne craignait point le diable et ne pensait pas le trouver, mais il ne pensait pas non plus se rencontrer avec Fabio.

C’était Mme de Moria qui avait répété au futur mari de sa fille un propos qu’un domestique dévoué lui avait transmis.

— Il ne viendra point, avait dit Cruentaz.

— Mais s’il venait? avait répondu Mme de Moria.

Alors ils avaient échangé le regard que nous retrouvons dans leurs yeux, et que chacun peut comprendre.

Fabio se leva et s’approcha de la fenêtre; il écouta: le bruit devenait plus distinct. — Je suis sûr à présent que c’est lui, dit-il en revenant près de Mme de Moria.

Pour un esprit capable de saisir les faits si frappans du monde occulte, l’expression de Thérèse en ce moment rendait cette certitude absolue. La jeune fille s’était soulevée peu à peu sous l’action d’une puissance invisible; son corps était penché en avant, sa main étendue. On sentait qu’elle avait la conscience d’une présence malfaisante, d’une action coupable.

— Regardez Thérèse, dit la comtesse, elle le voit et elle nous le montre. En disant ces mots, Mme de Moria se leva, elle aussi, et par un de ces mouvemens qui sont les révélations de toute une nature, elle prit une carabine pendue à la muraille derrière la tête de sa fille, et tendit cette arme à Fabio, Sans échanger une seule parole avec cette sœur de don Diègue, Cruentaz serra entre ses mains l’instrument de mort et descendit dans le parc.

La nuit était sombre, le vent d’automne arrachait aux arbres des feuilles humides qui venaient lui fouetter le front; cependant à l’extrémité d’une allée un rayon qui tomba tout à coup d’une lune à demi noyée dans un ciel houleux lui montra l’homme qu’il cherchait. Bustillos était à quelques pas de lui. Fabio le mit en joue lentement. La lueur nocturne éclairait particulièrement le visage de son ennemi, où se répandit une soudaine épouvante, car Bustillos de son côté venait d’apercevoir Cruentaz. Ce fut donc ce visage qu’ajusta Fabio.

Le coup partit, l’avocat étendit ses mains en avant, puis roula entre des branches cassées et des feuilles mortes. Il était tombé la face contre terre. Cruentaz s’approcha de lui et le retourna du bout de sa carabine. La balle l’avait frappé au front; il vit qu’il était mort. Alors, obéissant à une pensée tout espagnole et qui pour maints motifs n’étonnera peut-être pas ceux dont ce caractère est bien compris, il ramassa deux branches de bois sèches et les posa en croix sur le cadavre. Après avoir accompli cet acte sans qu’une expression de pitié ou de regret parût sur son visage, il retourna près des deux femmes qu’il venait de quitter. Il trouva Mme de Moria debout, pressant sur son cœur sa fille, qui semblait être sortie d’une cruelle extase, et qui versait des larmes abondantes. Tout en soutenant avec un de ses bras la taille de Thérèse, elle tendit la main à Fabio; puis, quand elle eut remercié par cette étreinte l’homme qui venait de la venger en faisant un acte de souveraine justice : — Mon fils, lui dit-elle, — Fabio tressaillit à ce nom que depuis la mort de sa mère personne ne lui avait donné, — mon fils, il faut que vous partiez à l’instant même. Vous ne pouvez rester une heure de plus dans ce pays où tant de haines vous entourent, et où peut-être quelque sentence passionnée punirait la plus juste, la plus religieuse des actions par un supplice ignominieux. Quant à moi, je reste ici. Je défendrai, s’il le faut, devant les hommes ce que nous avons fait, ce que nous avons fait, je puis le dire, sous l’inspiration de Dieu. Je ne veux pas cependant que vous vous éloigniez comme un maudit. Vous emmènerez celle qui à partir de cet instant doit être votre compagne, celle qui sait aujourd’hui qu’elle peut compter sur votre âme comme sur votre sang. Emmenez Thérèse. Je vous la confie, reprit-elle après s’être arrêtée un instant, en jetant sur Fabio un regard dont il comprit l’ardente et énergique pureté, je vous la confie comme je la confierais à son ange gardien. Je sais qu’elle sera votre femme aussitôt que vous trouverez un refuge et un prêtre. Tenez, Fabio, prenez-la, je la mets sous votre garde et sous la garde de votre mère morte pour vous et que j’ai tant aimée.

Quelques jours après l’action sanglante qui s’était accomplie au château de Moria, l’union de Thérèse et de Fabio était bénie en France par un prêtre espagnol; mais un mois à peine après son mariage Thérèse rejoignait son frère. Elle avait subi des épreuves trop fortes pour son enveloppe mortelle. Cruentaz tomba dans cette mélancolie qui est un abîme côtoyé par beaucoup d’entre nous, mais dont ne sort plus celui qui s’y est jeté hardiment

Quand il sentit les premières atteintes de la maladie dont il mourut, il voulut se rendre dans un doux et beau pays, non point pour chercher une guérison qu’il ne souhaitait pas, mais pour sentir plus vifs et plus chauds quelques rayons de la lumière terrestre avant de s’en aller aux régions de la lumière éternelle.

Dans cette ville, où il a rendu le dernier soupir, il rencontra la femme dont j’ai déjà parlé au commencement de ce récit. Les femmes sont d’admirables berceuses et des ensevelisseuses divines. Les derniers instans de cet homme, si familier avec les trépas brusques et violens, furent adoucis par tout ce qui peut voiler l’âpre et cruel éclat de la mort. — Je n’ai point mérité, dit-il un jour en souriant, de descendre par cette pente gracieuse au tombeau. — Il s’abandonnait à une affection dont il fut profondément touché, mais qui ne le détournait pas un instant de ses saintes tendresses, et qui n’aurait pas pu lui faire accepter la vie, si la vie eût été un présent dont elle eût pu disposer. Cependant il voulut léguer quelque chose de son âme à celle qui s’inquiétait de ses moindres pensées avec tant de bonté et tant de charme. De Là quelques confidences, quelques mots parvenus jusqu’à nous, et qui sont toute la valeur de ce qu’on vient de lire. Une des paroles qu’il répéta le plus souvent en ces derniers jours, c’est cette parole d’un livre sacré : «Les violens enlèvent le ciel. » J’aime cet axiome mystique, et je le crois sans danger. Rien de plus rare ici-bas que cette violence noble et sincère dont l’âme divine est émue. Si elle conquiert les biens célestes, à coup sûr elle ne conquiert pas les biens de ce monde. Souhaitez-lui donc de ravir le trésor idéal qu’elle ambitionne, et que tant de tristes natures laissent malheureusement en sûreté.


PAUL DE MOLENES.