La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant IV

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 14-17).

… Je vis venir quatre personnages… (P. 16.)


CHANT QUATRIÈME



U n violent bruit de tonnerre, m’ébranlant la tête, rompit mon sommeil profond : je m’agitai comme un homme qu’une secousse éveille. Je portai autour de moi mon œil reposé, et je cherchai à reconnaître le lieu où je me trouvais. Je me vis alors sur le bord de l’abîme de douleurs, où se font entendre tant de gémissements épouvantables imitant les fracas de la foudre. Cet abîme était nébuleux, obscur et immense. En y fixant mes yeux, je ne pouvais distinguer aucun objet. « Descendons maintenant dans le monde des ténèbres, me dit mon guide en pâlissant, je vais marcher le premier, tu me suivras. » Mais, me sentant tout ému de sa pâleur, je lui parlai ainsi : « Toi qui sais si bien ranimer mon courage, dis, quand tu es maintenant si épouvanté toi-même, comment pourrais-je te suivre ? » Mon guide me répondit : « Les angoisses cruelles de tant de malheureux plongés dans cette enceinte de larmes impriment sur mon visage une compassion que tu prends pour de la crainte. Allons, la longueur du chemin ne nous permet pas de différer davantage. » Alors il entra et me fit entrer avec lui dans le premier cercle qui environne l’abîme. Là, autant que je pus m’en convaincre, en prêtant attentivement l’oreille, on n’entendait pas des plaintes ; mais des soupirs agitaient l’air de la prison éternelle, parce qu’une foule d’hommes, de femmes et d’enfants y éprouvaient une douleur de l’âme sans tourment. « Eh bien, me dit mon généreux maître, tu ne demandes pas quels sont ces esprits que tu vois ; apprends, avant d’avancer encore, que ces ombres n’ont pas péché. Mais il ne suffit pas qu’elles aient eu des mérites, puisqu’elles n’ont pas reçu le baptême, porte de la foi dans laquelle tu as été élevé. Si, parmi ces esprits, il en est qui vécurent avant la venue de Jésus-Christ, ils sont ici, parce qu’ils n’adorèrent pas Dieu d’une manière convenable. Je suis au nombre de ces derniers. C’est pour cette raison, et non pour aucun crime, que nous sommes relégués dans ce lieu, et notre infortune se borne à vivre encore dans le désir, sans conserver l’espérance. »

À ces mots, je fus saisi d’une vive douleur : je reconnus qu’une grande quantité de personnages d’une vertu éminente devaient voir dans ces Limbes leur sort encore suspendu. Alors je pariai ainsi, pour me confirmer dans cette foi qui triomphe de toutes les erreurs : « Dis-moi, ô maître, dis-moi, ô seigneur, le mérite de quelques-unes de ces ombres, ou celui de quelque intercesseur, les peut-il faire sortir de ce lieu pour les conduire à la gloire du ciel ? » Le sage Romain, entendant ces paroles discrètes, me répondit :

« Il y avait peu de temps que j’étais arrivé dans ces Limbes, quand j’y vis descendre un être puissant, couronné de tous les signes de la victoire. Il en fit sortir notre premier père, Abel son fils, Noé, Moïse à la fois législateur et obéissant, le patriarche Abraham, le roi David, Israël, son père, et ses enfants, Rachel pour qui Israël fit tant de sacrifices, beaucoup d’autres enfin, et il les emmena dans le séjour de la béatitude. Je t’apprendrai en même temps qu’avant eux aucun homme n’avait été sauvé. »

Virgile continuait de parler. Nous marchions en traversant une forêt remplie d’une foule d’ombres diverses. Nous n’étions pas parvenus à une grande distance de l’entrée de l’abîme, quand j’aperçus une lueur qui avait vaincu l’hémisphère des ténèbres. Je vis bientôt qu’un peuple d’hommes célèbres habitait ce lieu. Je dis alors : « Ô toi, qui honores les sciences et les arts, apprends-moi quels sont ceux qui, par leur vie illustre, ont mérité d’obtenir ce séjour privilégié où ils sont séparés des autres âmes. » Mon guide répondit : « La haute renommée qu’ils ont laissée sur la terre que tu habites les rend dignes de cette faveur et de cette récompense du ciel. » J’entendis alors une voix qui s’écriait : « Honorez le sublime poète qui nous avait quittés, et dont l’ombre revient parmi nous. » La voix se tut, et je vis venir quatre personnages majestueux. Leur visage n’annonçait ni joie ni tristesse. « Vois, me dit mon maître, celui qui, un glaive à la main, précède les autres, comme leur roi ; c’est Homère, le prince des poètes. Après lui vient Horace le satirique. Ovide est le troisième. Le dernier est Lucain. Chacun d’eux mérite, comme moi, le nom qu’une seule voix vient de faire entendre. Ils s’avancent pour me rendre les honneurs dont je suis digne. » Je vis alors se réunir cette école imposante du prince de la haute poésie, qui, comme un aigle, plane sur les autres poètes. Ces illustres personnages parlèrent quelque temps ensemble ; ensuite ils se tournèrent vers moi. Leur salut amical fit sourire mon guide. Ils m’honorèrent encore davantage, puisqu’ils m’admirent dans leur auguste compagnie, et je me trouvai le sixième parmi des grands hommes si renommés. Nous marchâmes ensemble jusqu’à cette lumière brillante que j’avais aperçue. Nous parlions de choses qu’il est beau de taire en ce moment, comme là il convenait d’en faire le sujet de notre entretien. Nous nous trouvâmes bientôt au pied d’un noble château, sept fois entouré de hautes murailles, que baignait un fleuve limpide et peu profond. Nous le passâmes facilement, guidés par nos sages compagnons, et nous entrâmes dans le château par sept portes, pour arriver dans un pré émaillé d’une fraîche verdure. J’y remarquai d’autres personnages au regard calme et sérieux. Ils parlaient rarement, et d’une voix douce ; j’admirai l’autorité de leur visage. Nous nous dirigeâmes vers un point plus découvert, plus éclairé et plus élevé, d’où je pus distinguer toutes les âmes à la fois. Là, on me montra, sur l’émail fleuri, des esprits sublimes que je me réjouis d’avoir contemplés. Je vis Électre environnée d’une foule de héros, parmi lesquels je reconnus Hector, le fils d’Anchise, César armé de ses yeux étincelants. D’un autre côté, je vis Camille, Pentésilée, et le roi Latinus assis à côté de Lavinie sa fille ; je vis ce Brutus qui chassa Tarquin ; je vis Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie ; plus loin, Saladin était seul à l’écart. J’aperçus, en élevant les yeux, le maître de ceux qui aiment la sagesse, assis au milieu de sa famille de philosophes qui lui offrent l’hommage de leur admiration. Je vis Socrate et Platon, qui n’ont pas obtenu une renommée moins brillante ; Démocrite, qui croit que le monde est l’effet du hasard ; Diogène, Anaxagore, Thalès, Empédocle, Héraclite et Zénon ; Dioscoride, cet excellent observateur de la qualité des substances ; Orphée, Tullius, Linus, Sénèque le moraliste, le géomètre Euclide, Ptolémée, Hippocrate, Avicenne, Galien, Averroës, le célèbre commentateur. Je ne puis en nommer davantage : mon sujet m’entraîne, le dire n’équivaut pas au fait. Alors notre société de six se divisa : mon sage guide, m’éloignant de cet air pur et tranquille, me ramena dans la région des ténèbres.