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La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Paradis/Chant XXIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 349-353).


CHANT VINGT-QUATRIÈME


« O Confrérie élue à la grande Cène de l’Agneau béni, qui vous nourrit tellement que toujours votre désir est satisfait ; si, par la grâce de Dieu, celui-ci goûte de ce qui tombe de votre table, avant que la mort lui en ait marqué le temps, regardez son désir immense, et répandez sur lui un peu de votre rosée : vous buvez sans cesse à la fontaine d’où vient ce qu’il pense [1]. »

Ainsi Béatrice : et ces âmes joyeuses firent de soi des sphères sur des pôles fixes [2], rayonnant fortement à la manière des comètes : et comme, dans la structure des horloges, les roues tournent de telle sorte que la première à qui la regarde paraît en repos, et la dernière, voler ; ainsi ces chœurs diversement dansant, selon leur amplitude, me faisaient les juger ou rapides ou lents [3]. De celui qui me semblait le plus beau, je vis sortir un feu si splendide qu’il n’y en laissa aucun plus brillant, et trois fois autour de Béatrice il tourna avec un chant si divin que ne me le rendit point mon imagination : que la plume saute donc, et ne tente point de l’écrire [4] ; pour de tels plis non-seulement le parler, mais notre imaginer n’ayant que des couleurs trop peu vives [5]. « O ma sainte sœur, qui, par ton ardente affection [6], si dévotement me pries de me détacher de cette belle sphère [7] !… »

Après s’être arrêté, le feu béni vers ma Dame dirigea son souffle, parlant comme je viens de dire. Et elle : « O lumière éternelle du grand homme [8], à qui Notre Seigneur laissa les clefs qu’en bas il apporta de cette joie merveilleuse [9] ! Eprouve celui-ci des points ou légers ou graves, selon qu’il te plaira, touchant la foi par laquelle tu marchais sur la mer. S’il aime bien, et bien espère et croit, ne t’est point caché, ta vue pénétrant là où se voit peinte toute chose. Mais puisque ce royaume s’est fait des citoyens par la vraie Foi, il est bon que, pour la glorifier, tu viennes lui parler d’elle. »

Comme le bachelier, jusqu’à ce que le maître ait proposé la question, ne parle point, mais s’arme pour l’approuver, non pour la terminer [10] : ainsi m’armai-je de toute raison [11] pour me préparer à un tel interrogateur et à une telle profession [12]. « Dis, bon Chrétien ; explique-toi : la Foi, qu’est-ce ? » Sur quoi je levai le front vers la lumière d’où ceci émanait ; puis je me tournai vers Béatrice, et elle me fit promptement signe de répandre au dehors l’eau de ma fontaine intérieure. — Que la grâce, commençai-je, qui permet que je me confesse devant le grand Primipile [13], fasse que clairement j’exprime mes pensées. Et je continuai : — Comme l’a écrit, Père, la plume véridique de ton cher frère [14], qui avec toi mit Rome dans le bon sentier, la Foi est la substance des choses espérées, et l’argument de celles qu’on ne voit point [15], et ceci me semble sa quiddité [16]. Alors j’ouïs : « Droitement tu penses, si tu entends bien pourquoi il la met parmi les substances, et ensuite parmi les arguments. » Et moi après : — Les choses profondes [17], qui à moi se découvrent ici, en bas [18] aux yeux sont si cachées, qu’elles ont leur être dans la croyance seule, sur laquelle se fonde la haute espérance ; et ainsi de substance elle prend l’intention [19]. Et d’après cette croyance, sans avoir d’autre vue [20], nous devons syllogiser [21] ; et ainsi elle renferme l’intention d’argument. Alors j’ouïs : « Si tout ce qui en bas s’acquiert par enseignement, de cette sorte était entendu, banni serait l’esprit de sophisme. »

Ainsi parla cet ardent amour ; puis il ajouta : « D’un bon cours est de cette monnaie et l’alliage et le poids ; mais dis-moi si tu l’as dans ta bourse. » Et moi : Oui, je l’ai si brillante et si ronde [22], que dans son coin rien ne m’est en doute. Ensuite, du fond de la lumière qui là resplendissait, sortit [23]. « Ce précieux joyau sur lequel toute vertu se fonde, d’où t’est-il venu ? » Et moi : — L’abondante pluie de l’Esprit Saint, répandue sur les vieilles et les nouvelles Ecritures [24], est le syllogisme qui en moi l’a conclue [25] si nettement que, près d’elle, toute démonstration me paraîtrait obtuse. J’ouïs ensuite : « L’ancienne et la nouvelle proposition [26] qui te conduit à cette conclusion, pourquoi la tiens-tu pour parole divine ? » Et moi : — La preuve qui me découvre le vrai sont les œuvres [27] qui suivirent, pour lesquelles jamais la nature ne chauffa le fer, ni ne battit l’enclume. Il me fut répondu : « Dis, qui t’assure que ces œuvres furent ? La parole même qu’il s’agit de prouver, elle seule te le jure [28]. » — Si le monde, dis-je, vint au christianisme sans miracle, celui-ci est tel que les autres n’en sont pas le centième, que tu sois entré pauvre et à jeun dans le champ pour semer la bonne plante, qui fut vigne autrefois et maintenant est devenue ronce. Cela fini, la haute cour sainte entonna, de sphère en sphère, un Louons Dieu [29] dans la mélodie qui là-haut [30] se chante. Et ce baron [31], qui, ainsi de rameau en rameau m’examinant, m’avait déjà tiré jusqu’aux dernières feuilles, recommença : « La grâce qui courtise ton âme, t’a fait jusqu’ici ouvrir la bouche comme tu devais l’ouvrir ; de sorte que j’approuve ce que tu as produit au dehors ; mais il convient maintenant d’exprimer ce que tu crois, et ce qui détermina ta croyance. » — O Père saint ! ô esprit, qui vois ce que tu crus si fermement, qu’au sépulcre tu vainquis de plus jeunes pieds [32], commençai-je, tu veux que je manifeste ici la forme de ma vive croyance, et tu en as aussi demandé la raison. Je réponds : Je crois en Dieu unique et éternel, qui, non mû, meut tout le ciel par l’amour et le désir : et d’une telle foi je n’ai pas seulement des preuves physiques et métaphysiques, mais me la donne encore la vérité qui d’ici plut par Moïse, par les prophètes et par les Psaumes, par l’Évangile, et par vous qui écrivîtes après que l’ardent Esprit vous eut faits saints. Et je crois en trois Personnes éternelles, et je les crois une essence si une et si trine, qu’à la fois elle admet sunt et est [33]. De la profonde nature divine que maintenant je touche, plusieurs fois empreint mon esprit l’évangélique doctrine [34]. Ceci [35] est le principe, ceci est l’étincelle qui ensuite se dilate en une vive flamme, et, comme une étoile dans le ciel, en moi scintille. Comme le maître qui écoute ce qui plaît, sitôt qu’il se tait embrasse son serviteur, lui rendant grâces de la bonne nouvelle, ainsi, chantant et me bénissant, trois fois me ceignit l’apostolique lumière, au commandement de laquelle j’avais parlé, tant mon dire lui plut.

  1. Ce que, dans sa pensée, intérieurement, il désire connaître.
  2. Se formèrent en cercle pour tourner autour de Dante et de Béatrice.
  3. Chacun de ces cercles accomplissant sa révolution dans le même espace de temps, plus ils étaient ou loin ou près du centre, plus leur mouvement était rapide ou lent.
  4. Littéralement : Je ne l’écris point.
  5. Nous lisons avec Césari et Viviani : poco vivo, au lieu de : troppo vivo. Suivant cette dernière leçon, le sens serait qu’une couleur vive n’est pas propre à peindre des plis, qui se distinguent des parties saillantes par une teinte plus obscure.
  6. Pour Dante, de qui elle le prie de s’approcher, afin de satisfaire son désir.
  7. Le sens n’est pas achevé : il faut évidemment sous-entendre, avec le P. Lombardi, quelque chose connue : « me voici prêt à te complaire, à faire ce que tu demandes. »
  8. Saint Pierre.
  9. De ce séjour de joie.
  10. « Pour la discuter, non pour la décider. » — Suivant les interprètes, approuver la question, c’est montrer, par ce qui peut être dit pour et contre, qu’elle est à bon droit proposée. Peut-être pourrait-on dériver approvare de prova, et alors, ayant le sens de chercher, produire des preuves, il renfermerait aussi celui d’approbation.
  11. « Je me munis de toute sorte d’arguments. »
  12. A répondre à un tel interrogateur, et à faire une telle profession de foi.
  13. Chez les anciens Romains, le premier centurion, celui qui commandait les primipilaires.
  14. Saint Paul.
  15. Est fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium. — Hebr., XI, 1.
  16. Dans la langue de l’École, la quiddité est l’essence, la nature propre d’une chose.
  17. Les profonds mystères.
  18. Sur la terre.
  19. Autre terme d’École ; — l’intention est la connaissance d’une chose, et la chose même connue, l’objet et sa notion. Or la substance étant « ce qui soutient » l’existence des choses, la condition première, les fondements de leur être, celles dont parle Dante, et sur lesquelles se fonde l’espérance, étant pour nous un objet de pure foi, la foi prend l’intention ; la notion de substance en renferme l’idée.
  20. « Sans que l’objet de la foi soit vu, connu de nous, autrement que par la foi même. »
  21. Argumenter, raisonner.
  22. Si entière.
  23. Sub. cette voix, cette parole.
  24. Littéral : les vieux et les nouveaux parchemins.
  25. A conclu cette foi.
  26. L’Ancien et le Nouveau Testament ; les propositions, l’enseignement qu’ils contiennent.
  27. Les miracles.
  28. Nous suivons la ponctuation de Porticelli et du P. Parenti, qui mettent le point d’interrogation après fosser, et non pas après provarse. La phrase est plus correcte, et le sens plus net.
  29. Un Te Deum laudamus.
  30. Dans le Ciel.
  31. Au temps de Dante, on appliquait aux saints les dénominations honorifiques usitées dans la société d’alors. Le même usage, au reste, restait chez nous, et partout, durant le Moyen âge.
  32. Quoique devancé par saint Jean au sépulcre de Jésus-Christ, saint Pierre y entra le premier. — Joan., XX.
  33. Le pluriel et le singulier tout ensemble.
  34. « Plusieurs passages de l’Evangile impriment dans mon esprit cette notion. »
  35. Cette foi.