La Domination française à Rome de 1809 à 1814

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La Domination française à Rome de 1809 à 1814
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 614-650).
LA
DOMINATION FRANÇAISE Á ROME
DE 1809 Á 1814

Du 10 juin 1809 au 19 janvier 1814, Rome fut, officiellement, une ville française, le chef-lieu d’un des 130 départemens qui composaient l’énorme empire de Napoléon. Un sénatus-consulte la proclama seconde ville de l’Empire et lui promit comme roi l’héritier avenir de la couronne impériale.

Tandis que son souverain déchu, le pape Pie VII, retenu captif à Savone, puis à Fontainebleau, s’obstinait dans une protestation, que certains déclaraient funeste et que tous estimaient stérile, de hauts fonctionnaires, envoyés de Paris, s’efforçaient de doter des institutions et des mœurs françaises la Ville Eternelle.

Aussi bien, en y instaurant ce fameux « système français » que, depuis 1793, les soldats de la Révolution promenaient à travers l’Europe, ces agens de César estimaient de bonne foi travailler à une restauration : ils entendaient ressusciter la « Rome des Consuls et des Empereurs. »

Nourris de maximes et d’images antiques par une éducation toute classique, les Français, admirateurs nés de Corneille, avaient naguère fait une révolution à la romaine, élevé des rostres où, dix ans, l’on avait parlé romain, et, après avoir ainsi exalté Brutus et les Gracques, ils avaient fait des Consuls et un César. Ils s’estimaient les vrais héritiers de la Rome antique.

Cette Rome, dont un Marie-Joseph Chénier, un Talma, un David leur traçaient un type conventionnel et en grande partie faux, ils croyaient qu’elle n’était point morte, mais qu’elle s’était endormie « sous le joug avilissant des prêtres. » De même que les temples antiques de l’ancien Forum restaient, disait-on, ensevelis, honteusement enfouis sous la terre où paissaient les troupeaux de bestiaux, l’âme romaine, à coup sûr, demeurait assoupie et presque étouffée par le « funeste régime de l’Eglise ; » c’était la mission des Français que de restaurer la Rome antique ensevelie et de réveiller l’âme romaine endormie : on reverrait le Forum et, dans le Romain qu’on disait dégénéré et qui, assurément, n’était qu’asservi, revivrait l’âme des Caton et des Cicéron, des Scipion et des César, — car l’on ne parlait plus de Brutus et des Gracques depuis le 18 brumaire.

C’était un noble dessein. Il reposait, par infortune, sur une Illusion. Le Romain n’était point assoupi : il était mort. Il existait sur les bords du Tibre une population satisfaite de son sort, encore que ce sort parût peu glorieux aux Français : un patriciat formé en grande partie de petits-neveux de trente papes, une bourgeoisie vivant de la clientèle de ce patriciat et des gens d’église, hommes de loi et médecins, un peuple travaillant peu ou ne travaillant pas, nourri par le clergé et surtout par l’innombrable masse des pèlerins qu’attirait à Rome la présence du Souverain Pontife. Patriciens et plébéiens étaient, il est vrai, tenus éloignés des affaires publiques, mais ils n’aspiraient point à les gérer. Ils payaient peu d’impôts, au moins avant 1789, parce que la chrétienté entière subvenait aux besoins de la Cour de Rome. Ils ne connaissaient pas le poids d’un mousquet, parce que les papes ne se battaient pas depuis deux siècles et faisaient monter la garde par des troupes suisses. Les patriciens jouissaient d’assez grosses fortunes, ils avaient des palais à la ville et des villas dans des sites délicieux, à Albano, Frascati, Nemi, Tivoli ; ils vivaient sans faste, mais avec volupté ; c’était la seule aristocratie d’ancien régime qui ne se battît pas, mais elle s’en estimait heureuse. Les bourgeois n’aspiraient point, — sauf quelques banquiers, — à une existence très large : ils étaient gens de tradition et de routine : ils aimaient le petit train de la vie romaine, les visites quotidiennes, les bavardages du Corso, les distractions que ramenait chaque année le carnaval : ils jasaient des gens d’église et les traitaient avec familiarité, mais ils y tenaient. Le peuple seul évoquait un souvenir antique, mais, aux yeux des Français, le pire ; c’était la plèbe de l’Empire qui réclamait panem et circenses : le pain lui était distribué à la porte de cent couvens, et quant aux jeux du cirque, ils avaient été remplacés par les splendides cérémonies dont, à jours fixes, les grandes basiliques leur prodiguaient le spectacle.

On comptait dans les États Romains, en 1809, plus de cinquante mille ecclésiastiques dont dix-neuf mille moines. Ils exerçaient le pouvoir et le détenaient jalousement : mais c’était sans morgue et généralement sans rigueur. Ils n’étaient point de remarquables administrateurs, parce que, comme leurs administrés, ils étaient fort peu laborieux, asservis à la routine et aux préjugés. Ils étaient de plus médiocres juges, parce que la justice exige une indépendance dont ils ne jouissaient à aucun degré vis-à-vis du pouvoir ; d’ailleurs, ils n’avaient point de code, mais une confuse jurisprudence. Ils étaient de faibles gouvernans, parce qu’ils traitaient leurs sujets en enfans gâtés, les punissant parfois sévèrement, mais les aimant trop, admettant leurs faiblesses et partageant leurs défauts. Ils étaient en revanche des maîtres charitables et fastueux, nourrissant leur peuple de bon pain à défaut de bonnes lois ; le peuple préférait le pain aux bonnes lois. Le gouvernement théocratique était dans le principe le plus despotique de l’Europe, dans la réalité presque anarchique : on s’inclinait jusqu’à terre sous la bénédiction du Saint-Père, mais on se permettait sur la base du Pasquino des satires que le monarque le plus libéral de l’Europe n’eût point tolérées. C’était la soupape de l’opinion : elle n’en demandait pas d’autre. Sous un gouvernement paternel, traditionaliste, splendide et nourricier, ce peuple puéril et familier, fainéant, conservateur, dilettante et parasite vivait heureux.

Il était aussi orgueilleux et exclusif : il n’aimait point et méprisait même les étrangers, fussent-ils Napolitains ou Toscans ; il détestait les Français : il les avait toujours, et presque par une tradition officielle, considérés comme des fous orgueilleux et de médiocres catholiques ; depuis 1789, il les tenait pour soldats de l’Antéchrist. En 1798, les Français avaient essayé d’organiser à Rome une république romaine : elle avait duré dix-huit mois, mais, avant de succomber sous les coups peu redoutables des Napolitains, elle avait sombré sous le mépris et la haine des Romains ; une improbité monstrueuse dont certains de nos agens et quelques-uns de nos généraux avaient été les actifs complices, avait compromis de la façon la plus grave le nom français dans une aventure par ailleurs ridicule, et achevé de nous rendre odieux.

Des soulèvemens s’étaient alors produits de tous les points du territoire contre un gouvernement impopulaire et que, par surcroît, on jugeait peu solide. Contre un gouvernement fort de pareils soulèvemens ne se fussent point produits. Apathique et prudent, le peuple romain mesure les manifestations de sa rancune à la force de ses gouvernans. Occupée depuis le 2 février 1808 par les troupes françaises, Rome, en dépit de certaines excitations, n’avait point sursauté. Son impassibilité avait trompé les Français : on la tint pour de l’indifférence, de la timidité et peut-être de l’assentiment. On en conclut qu’ « un si bon peuple » serait facilement assimilé et que la réunion, ardemment désirée par l’Empereur, s’imposait. Napoléon avait cru ce qu’on lui écrivait de Rome, oublieux du proverbe italien qui affirme que « les eaux paisibles brisent les ponts. »


La journée du 10 juin fut une des plus radieuses de l’été de 1809. Dès l’aube, un soleil éclatant se leva derrière le Capitale, et le ciel était déjà en feu, quand, vers neuf heures, des salves inusitées, partant du château Saint-Ange, fixèrent sur la vieille forteresse du pape Borgia l’attention de Rome. C’étaient des canons français qui, depuis dix-huit mois, garnissaient le vieux fort romain. Rome entière, en quelques minutes, fut aux fenêtres ou dans la rue. A dix heures, le drapeau pontifical qui, en dépit de l’occupation, s’apercevait toujours au sommet du Château, glissa lentement, ramené le long de la haute hampe, et cessa de flotter ; et, cependant que redoublaient les salves, un autre étendard montait à l’horizon et une minute après, se déploya sur l’azur éclatant du ciel romain le drapeau aux trois couleurs de Valmy et d’Austerlitz, au sommet duquel étincelait l’aigle d’or des Césars.

Au milieu d’une foule, en apparence impassible, parfois un peu gouailleuse, roulent des carrosses aux livrées françaises ; elles ramènent, de la place d’Espagne, où le général Miollis, commandant le corps d’occupation, a provisoirement élu domicile, de gros personnages fort importans : ce sont les membres du nouveau gouvernement, de cette Consulte extraordinaire des États Romains, qui vient de se constituer et de tenir sa première séance. Dans une voiture, qui lentement descend le Corso, on se montre le plus célèbre d’entre eux, le redouté comte Cristoforo Saliceti : cet ancien conventionnel, un des « régicides » de 93, un des proconsuls de la Terreur, présentement ministre de la police du roi Joachim Murat, un Fouché corse, à la fois souple et dur, rusé et osé, regagne à grand tapage le palais Farnèse où, à titre de ministre napolitain, il a pris demeure, et cet homme au teint bistré, qui promène sur la foule le regard de son œil noir, évoque, à la terreur générale, tout à la fois Robespierre et Bonaparte. Au palais Farnèse, il trouve nombreuse compagnie : les patriciens, effarés, sont venus aux nouvelles : la galerie, où Carrache a peint les amours des dieux, est encombrée de petits-neveux de papes. Saliceti leur donne audience ; il les interpelle, tantôt doucereux, tantôt hautain. Pourquoi « le baronnage » ne se rallierait-il pas franchement, dès la première heure, au nouveau pouvoir ? A quoi bon bouder, puisque, qu’on en croie ce jacobin devenu comte et ministre, on finit toujours par se rallier ? Il se promène de long en large, et soudain il se retourne vers le groupe perplexe où l’on aperçoit le superbe duc Braschi, neveu de Pie VI, le brillant duc Sforza Cesarini, l’opulent Buoncompagni, prince de Piombino, et bien d’autres. « La société, messieurs, leur déclare, en guise de conclusion, dans son dur italien de Corse, le ministre de Joachim, la société, apprenez-le, se divise en enclumes — incudini — et en marteaux — martelli. — Si vous refusez d’être les marteaux, craignez de devenir les enclumes. » Ils ne le craignent que trop, se rappelant l’effroyable oppression de 1798, les millions en espèces et en joyaux précieux qui leur furent arrachés, le pouvoir imprudemment abandonné à une bande de forbans de la demi-classe. Déjà ils se sentent très soumis, disposés à tout accepter sans jamais s’attacher… Le lendemain, Braschi sera maire de Rome au nom de l’empereur des Français, le neveu du dernier pape défunt !

Le peuple, cependant, reflue vers le Capitole. C’est toujours là qu’a été la « tête de la cité, » de Camille à Berthier : c’est là que ce dernier s’est « fait demander, » onze ans auparavant, la liberté par des citoyens assoiffés d’emplois.

A onze heures, au moment où s’entend encore l’écho du dernier des cent coups de canon, un groupe d’officiers apparaît au premier étage du palais Capitolin : un héraut impérial s’avance et lit un décret de style solennel ; on entend des lambeaux de phrases : « Charlemagne, notre auguste prédécesseur… mélange d’un pouvoir spirituel avec une autorité temporelle… monumens élevés par les Romains… ville impériale et libre… »

Puis, vers midi, sur la place où le grave Marc-Aurèle évêque le souvenir du César le plus populaire, se forme un brillant cortège. Un demi-escadron de cavalerie dans la prestigieuse et tintamarresque tenue des soldats de l’Empire s’avance, gagne la place de Venise, puis la place Colonna, puis la place du Peuple : les sabots arrachent des étincelles au rude et vieux pavé romain, décidément conquis. Dans le cliquetis des armes, un héraut, tout de rouge vêtu, costume héraldique, à cheval aussi, arrête le cortège à chacune des trois places. Les longues trompettes se dressent, jetant des éclairs sous l’ardent soleil de midi, emplissant de leurs fanfares le Corso en émoi, faisant résonner les vieux murs voisins, les temples antiques, les églises chrétiennes, les palais du patriciat. Puis une dernière note, un silence, le héraut déploie son parchemin au sceau impérial, et lit :

« De notre camp impérial de Vienne, ce 17 mai 1809… » C’est le décret de César qui, avec de fastueux considérans, rappelle Rome à la gloire des aïeux et à la « liberté » impériale. On entend quelques cris, la police de Saliceti courant les rues, « Evviva l’Imperatore ! » et le cortège se remet en route.

Le peuple hausse les épaules, fataliste : le bon droit triomphera, on a pour soi Jésus et la Madone. On murmure, — très bas, — des mots grossiers et de mystiques prophéties. Le lendemain on trouvera à la base du Pasquino les mots qui livrent le sentiment de ce peuple, à cette heure muet :


Capo ladro, questo Napoleone,
Persecutore della relligione,
Emulo de Nerone.


« Chef de bandits, ce Napoléon, persécuteur de la religion, émule de Néron. »


Une seule colline reste silencieuse : le Quirinal. Là s’élève le palais massif, caserne, prison, bien fait pour son emploi du jour. C’est là en effet que réside, volontairement reclus, depuis dix-huit mois, gardé d’ailleurs à vue, le souverain dont la déchéance se proclame de si éclatante façon. Pie VII a entendu les salves, attendues depuis tant de jours, dans une angoisse affreuse, et qui marquent la chute de son trône. Il se précipite à la fenêtre, les yeux tendus vers Rome qu’on lui arrache. Le cardinal secrétaire d’Etat Pacca l’y trouve, les yeux pleins de larmes. « Consammatum est, » dit le vieux moine en embrassant son ministre. Le jeune Pacca apporte à son oncle une des copies, répandues dans les rues, du décret de réunion : le cardinal la lit à haute voix, étranglé par l’émotion et l’indignation. Résolument, Pie VII s’approche de la table, signe une protestation en italien, à toute éventualité préparée. Devant le « papier latin, » la bulle d’excommunication majeure, le Pape hésite, âme timorée que ne comprend point Pacca ; celui-ci lui force la main ; Pie VII y met son sceau : c’est la mise au ban de l’Eglise des auteurs de l’attentat. « Que les pauvres gens qui vont l’afficher ne se fassent point prendre, dit le pontife, ils seraient fusillés : j’en serais inconsolable. » Ce n’était pas un Grégoire VII, ni un Jules II.

Dans la soirée, le décret impérial s’étale sur les murs sous l’aigle aux ailes déployées : la Consulte y affiche aussi sa proclamation, interminable, classique, aux formules cornéliennes, où les Scipion et les Caton et les César s’évoquent, où l’on accable sous les souvenirs glorieux cette Rome qui va connaître le règne d’un bien autre héros.

La vie semble avoir repris son cours normal. Les cafés sont animés, dans la douceur énervante d’une soirée d’été romain. Les officiers français se sentent plus chez eux : ils rêvent de soirées délicieuses chez des patriciennes accueillantes. Cependant, dans des sacristies sombres et fraîches, furtivement, des vieillards se glissent dont les capes noires cachent mal les lisérés rouges et violets ; ils se consultent, discutent, rappellent des précédens, se concertent avec des moines et décident de tenir tête au vainqueur. Et discrètement d’abord, puis plus hardis, protégés qu’ils sont par la complicité d’une foule complaisante, où déjà des lazzi s’échangent contre le « vainqueur » du jour, les afficheurs du Pape se multiplient : sur Saint-Pierre, sur le Latran, sur Sainte-Marie Majeure s’étale la protestation de Pie VIL Et déjà l’on peut prévoir l’opposition sourde, intraitable et multiple, qui se va mener, avec la complicité de Rome entière, par ces prêtres de tout rang contre le régime qui se croit vainqueur et dont ils triompheront.

Pour l’heure, Napoléon tient Rome et y est, enfin, souverain. Cet empereur latin a réalisé le rêve de sa vie.

Pour qu’une note gaie se mêle au solennel événement, la ville des papes est autorisée à se croire dotée sous Napoléon du « régime constitutionnel, » et, malgré les canons, les sabres, la conscription prochaine, les préfets et sous-préfets, percepteurs, commissaires de police et gendarmes, à se proclamer aux termes du décret « ville impériale et libre. »

Il est vrai que le soir même de cette mémorable journée, dans le calme de son cabinet du palais des Farnèse, le prévoyant Saliceti écrit à Fouché, fait pour le comprendre à demi-mot : « Il faudra ici un solide directeur de police. »


Saliceti voyait juste. Assurément une étude plus approfondie des circonstances dans lesquelles Rome était réunie à l’Empire nous permettra un jour de découvrir, dans le principe même de cette annexion, les causes du malentendu qui, dès l’abord, tint éloignée de l’Empereur la ville pour laquelle il ressentait une affection allant jusqu’à l’amour. Ce que nous avons dit suffit, pour l’heure, à faire prévoir et comprendre les difficultés sans nombre au milieu desquelles allaient se débattre les hommes qui, le 10 juin 1809, prenaient si bruyamment possession de Rome.

Fort heureusement, ils étaient, — sauf l’avisé Saliceti, — très loin de les prévoir et, au cas où ils les eussent prévues, suffisamment confians dans le génie de l’Empereur pour ne les point craindre.

Les membres de la Consulte, — gouvernement provisoire de cinq membres accordé à Rome, en attendant qu’un gouverneur général s’y vînt installer, — partageaient l’imperturbable confiance que les hauts fonctionnaires français, fussent-ils les moins inféodés à l’Empereur, plaçaient dans la fortune invincible de Napoléon et de leur pays.

Dans l’idée qu’ils auraient à séduire plus qu’à réprimer, l’Empereur les avait choisis parmi des hommes qui lui paraissaient doués de plus de tact encore que de fermeté. Il avait en cela obéi au sentiment quelque peu tendre qu’il nourrissait à l’égard d’une ville que, pour rien au monde, il n’entendait, en ce bel été de 1809, violenter ni opprimer. D’autre part, il avait tenu à les prendre d’une éclatante probité, désireux d’effacer les honteux souvenirs qu’avait laissés sur les bords du Tibre le régime franco-romain de l’an VI.

À ce double titre, le général Sextius de Miollis se recommandait au choix de l’Empereur. Honnête homme, soldat austère, dur à lui-même, d’une honorabilité connue qu’il tenait d’une race de magistrats scrupuleux, il était gentilhomme, et, soldat de la Révolution, était resté, par la courtoisie et la culture, homme d’ancien régime. Sa naissance aristocratique le recommandait aux patriciens ; sa parenté avec le saint évêque de Digne, ce Miollis qui a fourni à Victor Hugo le prototype de son évêque Myriel, le rendait agréable au clergé lui-même. Admirateur passionné de l’antiquité, romain par le sang (il était né à Aix), il avait naguère, à Mantoue, fondé des Académies, édifié des monumens à Virgile et au Tasse, séduit les Italiens par le culte qu’il rendait aux bonnes lettres. Assurément, il était hésitant, timoré, facile à influencer, peu fait pour exercer un pouvoir brutal et, partant, incapable de pratiquer avec persévérance cette politique de compression dont, aigri par trop de déceptions, l’Empereur entendit, deux ans après, user avec Rome. Mais ce rôle, je le répète, ne lui était point primitivement destiné : sa mission était de plaire ; ses faiblesses l’y préparaient autant que ses qualités : « sacrifiant plus qu’il ne l’eût fallu, aux termes d’une note de police, au culte de Vénus, » il lui était ainsi loisible de conquérir une Rome que les décrets de Napoléon n’atteignaient pas. Ce soldat plaisait aux lettrés, aux prêtres et aux femmes : c’eût été, sous un autre régime, à Rome, bien des atouts dans un seul jeu.

Miollis devait, dans les premiers mois de ce gouvernement de quatre ans, donner d’autant plus volontiers carrière à des sentimens si bien faits pour séduire, qu’il était poussé dans la voie de la bienveillance par son collègue le plus marquant de la Consulte, ce doux et souriant philosophe qu’était de Gérando, membre de l’Institut, chargé dans la Consulte de l’administration, des lettres et des arts, et qui, imbu d’un optimisme universel, entendait, plus encore que ce soldat lettré, faire régner à Rome, sous le régime de Napoléon, la philosophie de l’âge d’or. Les conseils de Janet, dur financier, leur collègue, ne devaient prévaloir près de Miollis qu’à l’heure où, devant une opposition énervante et sous l’inspiration d’une nouvelle politique, le régime rêvé par de Gérando parut faire décidément faillite.

Le premier soin de la Consulte avait été, nous l’avons vu, d’adresser au peuple romain une proclamation qu’elle jugeait fort émouvante, parce qu’il y était parlé aux anciens sujets de Pie VII de la gloire de leurs lointains aïeux et de la grandeur de la Rome antique. Ces jours héroïques allaient renaître. « La volonté du plus grand des héros vous réunit au plus grand des Empires. Il était juste que le premier peuple de la terre (c’était des Français qu’il s’agissait) partageât le bienfait de ses lois et l’honneur de son nom avec celui qui, dans un autre âge, l’a précédé dans la voie des triomphes. »

Quelques semaines après, le général Radet, chef de la gendarmerie, et provisoirement de la police, signifiait sur un ton un peu différent aux Romains que l’âge de l’héroïsme allait renaître. Le futur vénérable de la Loge Marie-Louise s’exprimait en termes particulièrement durs pour les prêtres qui avaient avili les descendans du grand César. « Le règne du charlatanisme est maintenant passé. Dieu est avec nous : nous sommes ses fils et ceux du grand Napoléon. » Et, pour établir cette filiation, ce gendarme se jetait dans la théologie la plus extravagante : il redescendait d’ailleurs de ces hauteurs aux réalités de la politique. « Si les prêtres ne respectaient pas la domination de l’Empereur, si, contre toutes les apparences, une seule goutte de sang coulait, la vengeance serait terrible. Les prêtres en répondraient sur leur tête… » « Napoléon règne pour le bonheur des peuples, » concluait le général. La crainte que semblait trahir cette circulaire adressée aux agens de la police, était partagée par le gouvernement tout entier ; on redoutait un mouvement ; il ne se produisit pas ; le bruit courait que le roi Murat était à Terracine, — à deux journées de Rome, — avec 6 000 hommes.

Le danger était ailleurs. Le 11 juin, Rome se réveilla dans une situation qui est restée sans doute unique dans l’histoire : une grève complète, — qu’on me passe ce néologisme, — d’administrateurs et d’employés. En tout autre lieu et en tout autre temps, on a vu les administrations survivre aux gouvernemens qui les avaient peuplées ; mais les injonctions formelles de Pie VII, répandues dans la nuit du 10 au 11, avaient produit leurs effets. Depuis les hauts cardinaux, qui dirigeaient encore le 9 juin les diverses administrations romaines, des bureaux de la Daterie aux hôpitaux, jusqu’à leurs plus modestes employés, depuis les prélats qui géraient les douanes et les théâtres jusqu’aux geôliers des prisons, tous refusèrent de garder, fût-ce une heure, les fonctions qu’ils exerçaient. Les agens de l’octroi abandonnèrent incontinent les portes et les balayeurs remirent leurs balais avec la dignité de sénateurs romains. Le geste fut si beau que la Consulte en resta stupéfaite, dans l’impossibilité de pourvoir à aucun service. Les démarches les plus pressantes échouèrent. Quelques agens consentirent, quelques jours après, à reprendre leurs fonctions, provisoirement. On les garda précieusement : comment les eût-on remplacés ? Assez de vides restaient à combler. Une bande de gens s’étaient bien présentés, candidats les uns à une sous-préfecture, les autres à un balai, mais c’étaient précisément de ces serviteurs compromettans dont Napoléon entendait se passer, gens sans aveu, voleurs qui entendaient devenir gendarmes. Il faut lire les lettres éplorées des hauts agens pour se rendre un compte exact de l’embarras où ils se trouvaient placés : l’Empereur ne voulait que des gens estimés et influens ; mais ces gens-là, précisément, refusaient et désertaient les places, dans la crainte de perdre à tout jamais le crédit et l’estime dont ils jouissaient près de leurs concitoyens. Quelques-uns, finirent par accepter : mais, quand on voulut leur faire prêter serment de fidélité à l’Empereur, ils s’y refusèrent en grande majorité. Ce fut le constant souci de l’administration française et l’un des gros obstacles opposés à sa marche.

Si quelque bon chrétien avait cru devoir accepter une place et même prêter le serment, il trouvait dans son confesseur un sévère censeur. Les Pâques amèneront toujours, de 1809 à 1813, des démissions désastreuses, incessante cause d’instabilité et d’insécurité. Chaque année, les démissions sont attendues. « On prévoit, écrira Janet à l’Empereur dès 1810, que la pratique des sacremens dans les derniers jours du Carême fortifiera cette opposition. » Et on verra le préfet du Trasimène, Rœderer, se lamenter sur les inextricables difficultés où il se débat : n’ayant pu trouver qu’un bon fonctionnaire, son secrétaire général, il reçoit la veille de Pâques la démission de ce précieux agent. Les maires eux-mêmes n’acceptent en règle générale de ceindre l’écharpe aux trois couleurs que parce qu’on leur fait craindre « de voir occuper leurs emplois par les mauvais sujets qui ne manquent pas de s’offrir ; mais à l’approche des Pâques, ils se démettent en faisant connaître leur horrible situation, écrit le préfet, puisque les prêtres ne les admettent point à la confession ni à la communion… et que le peuple les considère comme des ennemis de la religion » pour avoir accepté une place du Bonaparte. Comme on avait, aux termes d’un rapport, « compris dans l’excommunication jusqu’aux porteurs de contraintes, gardes civiques, valets de ville et afficheurs, » le moindre fonctionnaire se trouvait aussi embarrassé que l’était Miollis lui-même à Rome. Et quand on a recours aux évêques, ceux-ci, avec un visage impassible qui dissimule mal une joie ironique, répondent qu’ils n’y peuvent rien, le Pape ayant parlé.

En réalité, bien avant que le confessionnal eût exercé son action, les refus avaient été tels que, sauf de rares exceptions, on avait, somme toute, dû se résoudre à accepter, du haut en bas de la vaste échelle administrative, sinon ces « mauvais sujets » dont par le Rœderer, du moins de très médiocres individus. Pendant ces quatre années de règne, l’administration se trouvera sans cesse desservie par de bas agens mal préparés à leur emploi, depuis ce fonctionnaire de Narni qui, ayant été valet de chambre, ne peut frayer avec personne, jusqu’à ce juge de paix de Città di Castello qui, rouant de coups sa femme et ses administrés, parut on ne peut moins désigné pour rétablir la paix entre ses justiciables. Et lorsqu’on a trouvé, dans le patriciat même, un jeune et brillant sujet qui accepte d’être secrétaire général de la préfecture de Rome, on s’aperçoit que c’est un enfant prodigue, on le prend en flagrant délit de concussion, ce qui ne l’émeut guère, car, dit-il cyniquement, on a trop besoin des siens pour le punir et même le destituer. On parle aux Romains de Caton et de Cicéron et, en attendant, ils n’aperçoivent que de petits Verres. Les honnêtes gens ont refusé les places.


L’Empereur et la Consulte n’en tirèrent qu’une conclusion, c’est qu’une opposition, aussi monstrueuse chez des gens qu’on délivrait d’un joug abominable, venait de ce que le joug n’était point complètement brisé et qu’il fallait faire place nette des débris encore dangereux de l’ancien gouvernement.

La Consulte s’était, dès les premiers jours, attachée, avec une singulière ardeur, à l’œuvre de destruction. En huit jours, des institutions séculaires avaient été supprimées d’un trait de plume. Par plus de cent cinquante arrêtés, ces fonctionnaires, arrivés de la veille, bouleversèrent Rome, cette ville où, plus que partout ailleurs, la tradition règne en maîtresse souveraine : abolition des administrations pontificales, bureaux et tribunaux, réforme du régime hypothécaire, suppression du Loto, substitution du franc à l’écu et du sou au bajocque, révision du régime forestier, réglementation nouvelle des inhumations, de l’arrosage, de l’éclairage, du service médical, refonte des impôts, réorganisation municipale et jusqu’à la réglementation des offices sacrés ; je passe sur cent autres réformes qui d’ailleurs étaient condamnées à rester platoniques.

Le 11 juin, on avait décidé d’abattre les armoiries des papes placées au fronton des édifices publics ; abeilles des Barberini et boules des Médicis, fleurs de lys des Farnèse et colombe des Pamfili, monts des Albani et tour des Orsini et jusqu’au dragon Borghèse inscrit aux armes de la sœur de l’Empereur, allaient donc disparaître, et, avec elles, les lourdes tiares de pierre ; les stemmes ne disparurent que sur le papier : on entendait faire illusion à Paris. Par une étrange suite, on ne devait précisément démolir, — au-dessus de la porte du Quirinal, — que les armes des Borghèse : Pauline, nièce ingrate, ne put préserver le fastueux Paul V de cet outrage posthume.

En revanche on donna une particulière importance à l’abolition de la « Sacrée inquisition romaine. » Elle avait, aux yeux des Français, un effroyable prestige. « Plus de bûchers, » avait dit naïvement Bonaparte. En toute bonne foi, certains Français croyaient qu’on brûlait un hérétique ou tout au moins un juif par mois à Rome. C’était, au contraire, le seul lieu où l’on n’en eût jamais brûlé. Le Saint-Office résidait en un bureau de la Chancellerie où des scribes râpés écrivaient contre des hérétiques sans lustre des rapports que les prélats ne lisaient point. On ferma le bureau. Le monde apprit par le Journal du Capitule que la Consulte avait « détruit les bûchers, vengé Galilée et rompu des chaînes indignes. »

Puis on ouvrit le Guetto.

Enfin on décidait l’enlèvement des archives du Vatican, geste symbolique et entreprise absurde, destinée à bien marquer que, même par ces chartes séculaires, la papauté ne devait plus jouer aucun rôle à Rome. Ces témoins du passé, papiers jaunis, s’en allèrent s’entasser, inutiles, négligés et menacés, sous la colonnade de l’hôtel de Soubise.


Restait le personnel même de l’ancien gouvernement et, au premier rang, le Souverain Pontife toujours enfermé dans le Quirinal. On sait assez que, dans la nuit du 5 au 6 juillet, Pie VII en fut brutalement enlevé par le général Radet, à la tête de quelques soldats français, de gendarmes et d’une petite bande de soixante-quatre Romains, de cette lie que les hommes d’ordre sont obligés d’appeler à la rescousse, quand il leur faut opérer quelque coup de main d’essence et d’allure révolutionnaires. Il n’est pas jusqu’aux soldats français qui ne se sentissent reconquis aux vieilles passions et au ton de 93, en pénétrant à coups de hache dans le palais d’un prêtre. Nous possédons la lettre où l’un d’eux raconte l’événement dans le style d’un soldat de Santerre : « Il a fallu casser et briser les portes de son palais et ses fenêtres pour le prendre : nous y avons trouvé passé 200 prêtres et cardinaux, mais ils n’ont pas bougé… On les faisait courir par le palais que si vous aviez vu ça vous auriez ri ! On ne lui a pas donné le temps de faire sa barbe. Le général Radet lui a dit : « Vous êtes mon prisonnier. Montez dans cette voiture ! » Et fouette cocher ! »

Dans sa simplicité grossière, le récit est peut-être plus frappant que les longs rapports de Miollis et Radet et les relations mêmes des cardinaux indignés : derrière les grandes phrases de Radet, il y a une réalité brutale que le soldat, lâché dans le palais pontifical dans la nuit du 5 au 6 juillet, nous fait fort bien saisir et qu’un récit plus détaillé de cette nuit historique nous permettra simplement de mettre un jour en complète lumière.

Quoiqu’il en soit, une berline verrouillée emportait — fouette cocher ! comme disait l’autre — le 6 juillet, à 5 heures du matin, le pape Pie VII loin de ses sujets, qui apprirent avec stupeur, quelques heures après, l’événement resté célèbre à Rome sous le nom de l’Escalade — la Scalata — du Quirinal.

Le lendemain, on trouvait affichés sur les murs de Rome les vers où Dante Alighieri stigmatisait l’attentat criminel de Philippe le Bel contre Boniface VIII : « Je vois, dans son vicaire, le Christ de nouveau captif. — Je le vois de nouveau tourné en dérision, — Et de nouveau abreuvé de fiel et de vinaigre » :


E nel vicario suo Cristo esser catto ;
Veggiolo un altra volta esser deriso,
Veggio rinovellar l’aceto el ficto.


Par le traitement infligé au Pape, on peut préjuger de celui qu’on réservait aux cardinaux. La liquidation de ce haut personnel avait commencé avant l’escalade du 6 juillet ; elle se poursuivit rapidement dans les jours qui suivirent, si bien qu’à la fin d’août, les trois quarts des cardinaux et les seize généraux d’ordres avaient été expédiés vers la France hospitalière avec une suffisante escorte de dragons et de gendarmes. Dans les derniers jours de 1809, il ne restait à Rome que deux vieux cardinaux infirmes, âgés l’un de 85 et l’autre de 87 ans, et encore se décida-t-on, en 1810, à évacuer sur Paris ces fauteurs de troubles.

A dire vrai, l’événement sembla justifier tout d’abord, — au point de vue de la politique, — cette razzia de hauts prélats. Le départ du Pape parut avoir diminué la contrainte qui pesait sur les relations de Miollis et de l’aristocratie. Ayant donné, quatre jours après l’escalade, le 10 juillet, un grand bal, audacieux coup de sonde, Miollis y vit accourir, le sourire aux lèvres, des patriciens qui jusque-là avaient décliné ses invitations. L’opposition parut paralysée : on avait peur ; l’exploit de Radet semait ta terreur : si on avait osé porter la main sur le Saint-Père, que ferait-on de moins respectables opposans ? Le peuple sombre se terra ; l’aristocratie parut disposée à se rallier.

La Consulte venait de créer l’organe de ce ralliement : toujours hantée des souvenirs de la Rome antique, elle avait pris sur elle de constituer au Capitole un Sénat romain : il devait être de 60 membres, suivant l’arrêté du 1er août ; le président fut Braschi. Quarante patriciens, inscrits sans être consultés sur la liste des nouveaux laticlaves, n’osèrent protester. Mais ce fut Napoléon qui protesta. Si entiché qu’il fût de Rome, il n’entendait point en faire, ainsi que le croyait Miollis, une ville à ce point privilégiée. Il ne devait y avoir dans l’Empire qu’un sénat, le sénat impérial du Luxembourg : l’Empereur y appellerait des nobles romains. Quant au sénat du Capitole, il dut se contenter lu titre plus modeste de conseil municipal, ce qui, en vérité, le faisait presque choir du Capitole à la Roche Tarpéienne. De président du Sénat, Braschi devint maire de Rome ; ce superbe Romain accepta sans broncher cette relative déchéance ; il dépouilla la toge laticlave pour se ceindre de l’écharpe plébéienne qui était en train de faire le tour de l’Europe. C’était un homme d’esprit médiocre et d’admirable prestance, désireux de toucher des créances qu’il possédait sur l’Etat et, partant, avide de plaire ; il était sceptique et bon Romain : il n’eût peut-être pas accepté l’autre place ; c’est au moins ce qu’il disait à de nobles cousins un peu moins ralliés que lui ; c’était un partisan tiède et provisoire de l’Empire, mais c’était un maire décoratif que, suivant l’expression du baron de Tournon, en ses Mémoires restés inédits, on aimait « faire parader. » Ses adjoints étaient d’autres princes ; le vénérable Gabriel li, qui avait horreur de la France et le jeune et brillant Sforza Cesarini, des comtes Santa Fiora, qui avait jadis « fait le jacobin, » au fond, n’étaient point plus sincèrement ralliés l’un que l’autre.

Aussi voulut-on qu’ils donnassent de nouveaux gages. Une députation dut être choisie, qui irait porter les hommages et les remercîmens « de la plus célèbre des villes au plus grand des monarques. » En dépit de ses solennelles circonstances, l’histoire de cette députation a quelque chose de comique. D’août à novembre 1809, les patriciens désignés se trouvèrent atteints des maux les plus variés : des certificats de médecin pleuvaient chez Miollis. Le complaisant Braschi se dévoua, quelques autres, — en dépit de leurs maux, — se résignèrent. Ce fut alors sur les frais qu’ils discutèrent. Les certificats de médecin furent remplacés par des notes d’apothicaire. Cinquante mille francs étaient trop peu : c’était le crédit affecté. Il était dépensé par les cinq députés avant qu’ils eussent quitté Rome : à la veille du départ ils n’avaient plus, affirmaient-ils, un bajocque vaillant, ayant voulu tailler à leurs valets des livrées dignes du grand Empereur. Il ne leur restait rien pour leurs propres livrées. Janet, prudent argentier, se fâcha, mais doubla la somme. Napoléon voulut ignorer ces détails : il reçut avec une satisfaction éclatante « l’hommage de Rome » qui, dans la bouche de Braschi, fut un peu trop empreint d’humilité. « Messieurs, répondit l’Empereur, mon esprit est plein des souvenirs de vos ancêtres… » Il disait vrai : on ne sait de quoi il était le plus heureux de voir à ses pieds le neveu de Pie VI ou les hommes qu’on lui disait descendre des Fabius et des Scevola. Et ce fut un flot de promesses alléchantes.

A Rome, la fête du 15 août, la Saint-Napoléon s’était passée dans le calme, sinon dans l’enthousiasme. La visite de Murat, lieutenant général de l’Empereur à Rome, en octobre 1809, avait, — c’était au moins ce qu’il disait lui-même, — affermi le pouvoir et augmenté le prestige du gouvernement. On le vit passer des revues en costume de velours brodé d’or, cinq cents écus de plumes blanches sur un chapeau galonné, et il alla chanter à Saint-Pierre un Te Deum auquel le peuple n’assista pas ; mais on avait rempli la nef avec les troupes, et le Sénat, qui n’était point encore déchu, formait une brillante façade. La plupart des curés refusèrent de chanter les Te Deum dont, aussi bien, on faisait un singulier abus sous ce glorieux gouvernement : on affecta de l’ignorer.

Le mariage de l’Empereur avec la « fille des Césars, » — ainsi s’exprimaient les pièces de circonstance, — sembla produire à Rome un effet salutaire. Le Pape perdait son seul allié possible, l’Empereur Apostolique, et la jeune Impératrice semblait apporter à Napoléon un peu des droits de César. Certains prêtres s’en sentirent ébranlés : seuls les francs-maçons de Rome montrèrent quelque inquiétude d’une union aussi catholique ; ils se rassurèrent vite et baptisèrent même du nom de Marie-Louise la loge qu’on venait à grand tapage de fonder à Rome ; elle tint, peu de jours après, dans le palais désaffecté de la Propagande, sous la présidence de Radet, une séance solennelle où l’orateur, Joly, affirma contre toute vraisemblance qu’en ces lieux « avaient été aiguisés et bénis les poignards dont le cardinal de Lorraine arma les Guise pour le massacre de la Saint-Barthélémy, » déclara que Henri VIII et Philippe le Bel « avaient été mus par des idées libérales » et salua « dans l’empereur Napoléon l’image d’une divinité bienfaisante. »


Le choix des hauts fonctionnaires français, quatre mois après la réunion, avait été un coup de maître[1]. A la tête du département du Tibre avait été placé ce Camille de Tournon que Victor de Broglie, son collègue au Conseil d’Etat, n’appela plus que Camillus Capitolinus, préfet de trente ans à l’intelligence étendue, souple, nourrie, un de ces administrateurs qui, comme les Chabrol, les Broglie, les Mole, les Montalivet, font plus d’honneur à Napoléon que ses maréchaux, un de ces fonctionnaires impériaux qu’on promenait de Bruxelles à Florence, de Bordeaux à Laybach, de Turin à Hambourg, et qui, six mois après leur installation, connaissaient et entreprenaient tout avec une ardeur et un sang-froid, une méthode et un zèle également admirables. Camille de Tournon que ses Mémoires et st correspondance privée m’ont permis de suivre jour par jour, dans sa tâche laborieuse, fut au premier rang de ces fonctionnaires sans pareil, forgés par l’Empereur en son Conseil d’Etat. Aristocrate par la naissance, l’éducation et les goûts, très fin et très bon, possédé pour Rome d’un amour enthousiaste, il eût, dans le domaine de la politique, exercé une influence singulièrement bienfaisante, si la direction, bientôt imprimée de Paris à cette politique, ne l’eût, en contrariant ses projets concilians, tout entier rejeté dans la tâche administrative qui devait lui valoir l’estime et, quoique Français, la reconnaissance du peuple romain.

Rœderer, préfet du Trasimène, fils du célèbre conseiller de Napoléon et de Joseph, était plus dur et animé d’autres principes : détestant les prêtres, il se montra volontiers sévère, trop disposé à faire jouer à la gendarmerie un rôle prépondérant dans les relations, en Ombrie, de l’Eglise et de l’Etat ; par ailleurs administrateur plein de fermeté, de probité et de zèle, il se fit respecter, — sinon aimer, — en ce charmant pays de François d’Assise et du Pérugin, qui peut-être eût mérité un chef moins sévère.

Le procureur général Le Gonidec, ancien tribun, était un magistrat de carrière : il réalisait assez l’idéal que Portalis s’était fait de ceux dont il eût voulu composer ce corps judiciaire, chargé d’appliquer en des régions si diverses le Code Napoléon. Le passage de cet homme austère au parquet général de Rome devait être marqué aux yeux des Romains d’un véritable miracle la poursuite des crimes et la justice rendue

De l’avis de tous, y compris le cardinal Consalvi, ce fut, dès la première année, une particularité qui impressionna favorablement les Romains : la justice française. Un code clair et précis était substitué à l’inintelligible et mouvante jurisprudence de la Rote ; des légistes de carrière, la plupart intègres et respectables, constituant à tous les degrés des tribunaux régulièrement et hiérarchiquement organisés, ces magistrats, bretons ou piémontais, que les Romains pouvaient ne pas aimer, mais dont ils reconnaissaient communément les hautes qualités d’arbitres, succédaient à ce qui était la plus faible des administrations pontificales, le corps des prélats auditeurs. Sans entrer dans le détail des opérations judiciaires, il suffit de citer deux chiffres qui ont leur éloquence. En 1809, il restait à juger 8 567 affaires : en 1813, la Cour d’appel n’avait plus à prononcer que sur 189 procès et les neuf tribunaux du ressort réunis n’en comptaient pas plus de 1 000. Les meurtres, presque toujours impunis sous l’ancien régime, diminuèrent d’une façon d’autant plus appréciable que la police était détestable. Stendhal constatait en 1828 que l’idée qui avait subsisté dans le peuple romain sur le régime français était que, seul, il avait su à Rome rendre la justice. Si on se pénètre de la grandeur de ces deux mots : rendre la justice, il faut montrer de la reconnaissance à ceux qui avaient valu à notre pays cette particulière réputation, et nous ne pouvons nous étonner que, s’étant manifestée dès les premiers mois, une semblable disposition ait concilié aux Français bien des esprits que leur reprirent les fatales méprises de la politique et des événemens qu’aussi bien, nul ne pouvait conjurer.


Les sérieuses difficultés allaient en effet commencer avec la conscription militaire et surtout avec les exigences de Napoléon vis-à-vis du clergé romain. Lorsque, dans un cercle de Romains, des officiers français vantaient le régime qu’ils avaient fondé à Rome : « Nous vous avons apporté la liberté, disaient-ils, avec les principes de 1789. » Ce furent, par une coïncidence intéressante, les jeunes gens nés en 1789 qui allaient, à Rome, connaître un des bienfaits de la liberté française.

Le 20 avril 1810, le préfet faisait savoir aux Romains, nés en 1789, qu’ils eussent à se présenter devant les maires ou commissaires de police de leur commune. Ces jeunes gens, nés à l’aube de la liberté, apprenaient par la note de l’aimable Tournon « qu’ils allaient être appelés à l’honneur de servir dans les armées de Napoléon le Grand. » On se rappelle le Conscrit de 1813 d’Erckmann-Chatrian et ses terreurs : mais qu’est cet Alsacien, fils de soldat, habitué depuis longtemps à voir partir ses aînés, auprès de ce Romain qui, suivant les expressions mêmes du rapport officiel, « a été nourri dans un système en tout contraire au caractère militaire, » ce pâtre de la Sabine, ce commis du Corso ou ce beau fils noble dont, depuis des siècles, les parens n’ont point porté le mousquet, qui ont, plus que l’horreur, le mépris du métier militaire, pour lesquels gloire, victoire, devoir patriotique sont des mots vides de sens et qui, par surcroît, ne peuvent que détester cet Empire pour la défense duquel on les convie à verser pour la première fois un sang si peu généreux.

La moitié n’hésite pas et, au lieu de se présenter au maire, gagne la macchia. Ces réfractaires se font bandits, estimant que, se battre pour se battre, mieux vaut le faire chez soi et contre l’oppresseur. L’autre moitié va, la mort dans l’âme, au conseil de révision, évoquant d’étranges maladies : les montagnards sont « scorbutiques et étiques, » les gens du pays plat « hydropiques et obstrués, » les Romains sont « poitrinaires, » et les provinciaux « teigneux et hernieux ; » le capitaine de gendarmerie qui nous livre cette effrayante nomenclature en reste terrifié.

On en trouvera cependant assez pour fournir le contingent, — faible d’ailleurs, en 1810, — exigé par l’Empereur. Ils seront expédiés à Rome ou à Pérouse, et de là à Lyon, Lille, Hambourg, villes du Nord, froides, humides : ils ont échangé contre un lourd uniforme, qu’on leur dit glorieux, leurs vêtemens grossiers et légers ; ils ont l’honneur d’être les soldats de Napoléon le Grand : demain, ce sera Moscou, la Bérésina.

A Rome se jouera annuellement une lamentable comédie. Tous les ans, au mois de juin, le Journal du Capitule insère un article dithyrambique ; les sous-préfets sont stupéfaits eux-mêmes du zèle de ces jeunes gens : il y a des volontaires ; la classe entière va marcher, etc. Les rapports secrets des agens impériaux sont moins optimistes : il a fallu envoyer des garnisaires dans les chaumières ; les réfractaires, plus du tiers, ont gagné la montagne : il a fallu encaserner les autres incontinent : car, enrôlés, mais laissés libres, ils auraient lâché pied : on conduit à travers l’Italie ces vaillans entre des gendarmes, et encore 62 sur 150, et, une autre fois, 120 sur 300 trouvent-ils moyen de se mutiner et de se disperser avant d’avoir atteint les Alpes. Et ce mot que le directeur de la police Olivetti inscrit à la fin d’une de ses notes, on le trouve dans cent rapports entre 1810 et 1814 : « Ces gens ont unanimement horreur de la conscription. »

Cependant le préfet assemble les conscrits, leur parle de leurs pères qui conquirent le monde, n’oublie personne, depuis Mucius Scevola jusqu’à Jules César. Qu’est-ce cependant que la gloire de César à côté de celle de Napoléon ! Alors se produit un grand tumulte : « Non vogliamo andare alla guerra ! Nous ne voulons pas aller à la guerre ! » crient, en pleurant, ces Sabins, Albains, Eques, Volsques dégénérés. Tournon imperturbable continue : les glorieux aïeux qui conquirent le monde… Scipion…, Metellus…, Marius… ! Il leur dirait volontiers comme le chef breton de Tacite : Ituri in aciem et majores et posteros cogitate. Allant à l’ennemi, songez à vos aïeux, songez à vos descendans ! Mais leurs majores, ce sont ces lamentables mères qui hurlent de douleur autour du château Saint-Ange : c’est en effet dans le vieux château que Tournon harangue ces héros, depuis qu’à la Chancellerie, il a failli être mis en pièces par de trop ardentes « femelles, » suivant son expression, et n’a pu regagner sa voiture qu’en embrassant les plus jolies et en bousculant les plus violentes. « Allons, criez : « Vive l’Empereur ! » Et de la voix lamentable qu’on suppose, ils crient : « Evviva l’Imperatore ! » Ces jeunes gens mourront presque tous entre Moscou et Vilna. Tournon, qui connaît ses classiques, doit en secret évoquer le souvenir des victimes de César : Cæsar, morituri te salutant !


Le brigandage se nourrit de la désertion. Dans tous les temps, il a été le mal endémique de ce pays fait de montagnes, de côtes et de déserts. Il prend alors des proportions inouïes.

Le brigandage se recrute à dix sources sous la loi impuissante de Miollis. Le royaume de Naples, rempli des débris des bandes de Fra Diavolo, déverse sur le pays romain les brigands traqués par le général Manhès au nom de Murat. La Sicile, elle-même remplie de bandits, est un réservoir : car, au lieu de les pendre, le bon roi Ferdinand de Bourbon et ses amis les Anglais les arment, leur adjoignent des galériens de Catane et Syracuse, quelques Anglais de sac et de corde, et, une belle nuit, font débarquer tous ces honnêtes gens sur la plage mal surveillée des États Romains, d’où ils gagnent les monts Volsques par les Marais Pontins. Ce ne sont que des renforts, le gros des bandits est indigène : meurtriers qui, à Rome, vivaient ininquiétés, et que le procureur général Le Gonidec poursuit impitoyablement, en Breton qui s’exagère la petite importance d’un bel échange de coups de couteau, d’une belle coltellata, dans le quartier des Monti ; galériens de Civita Vecchia qui, mal gardés pendant la période d’anarchie de 1808-1809, se sont échappés entre un surveillant pontifical parti et un surveillant français point encore arrivé ; conscrits réfractaires et déserteurs dont certains sont pourvus de bons fusils de l’Empereur, et, pour guider toutes ces recrues, agens de la police et de la gendarmerie pontificales, qui, congédiés du jour au lendemain par une maladroite mesure, se mettent à la tête des bandits qu’ils poursuivaient hier, gens sans scrupules qui, pour avoir été de médiocres gendarmes, n’en deviennent pas moins d’excellens voleurs.

La sympathie générale entoure ces braves gens. Les prêtres, exaspérés, nous verrons sous peu à la suite de quels événemens, ne sont pas loin de considérer ces misérables comme des insurgés politiques, vengeurs du Saint-Père, puisqu’ils font le coup de feu contre les gendarmes de Radet. Les propriétaires, accablés de nouveaux impôts, se réjouissent quand, ce qui arrive trop souvent, ces providentiels brigands enlèvent le percepteur en tournée ; les maires refusent de sonner le tocsin : ils disent qu’ils craignent plus les brigands qui resteront que les Français qui s’en iront ; l’un d’eux donne sa fille en mariage, solennellement, en plein jour, à l’église où officie le curé, à un des brigands les plus populaires de son pays.

Il faudrait ouvrir ici ces deux ou trois cents dossiers que recèlent les Archives de Rome et de Paris, on y trouverait l’histoire de ce brigandage sans précédent ; tous les genres d’exploits s’y rencontrent depuis le classique pillage de la diligence, — le courrier est arrêté jusqu’à trente fois entre Naples et Rome, Rome et Florence en ces années 1810, 1811, 1812 et 1813 — jusqu’à l’enlèvement d’un sous-préfet impérial aux cris ironiques de « Vive l’Empereur ! » On y verrait l’histoire presque monotone, à force d’être répétée, d’attentats plus obscurs. Les brigands, qui à tout instant annoncent qu’ils « vont venir jouer aux boules avec les têtes du maire, du juge de paix et autres agens de Bonaparte, » enlèvent en effet de préférence les nouveaux maires, même lorsqu’ils sont notoirement les ennemis du régime : l’excellent comte Pecci, maire de Carpineto, en sait quelque chose, ayant été pillé en 1812[2]. Un des maires, ayant dénoncé ses pillards, a été trouvé fusillé sous un beau chêne vert. Les meurtres deviennent innombrables, surtout au moment où s’organise la répression. Malheur aux bergers soupçonnés d’avoir trahi les bandits comme aux maires convaincus d’avoir ordonné les arrestations : ils sont égorgés, mutilés, brûlés. Lorsque le gouvernement, en désespoir de cause, fait arrêter les mènes et sœurs des bandits, ceux-ci, par représailles, prennent, parmi les femmes des propriétaires ralliés, des otages auxquels ils, font éprouver les pires dommages d’une excessive galanterie.

Quatre commissions militaires sont instituées à Velletri, Spoleto, Viterbe, Frosinone : une cinquième à Rome. Elles condamnent, tous les quatre jours, à mort des bandits, qui d’ailleurs pour la plupart courent encore le maquis. On a formé des colonnes mobiles, mais elles battent en vain la montagne. Les brigands la connaissent mieux que leurs poursuivans : ils gagnent les Abruzzes, narguent l’autorité, qui perd de son prestige et, exaspérée, se fait cruelle. Ne pouvant atteindre les grands chefs, on condamne à mort des comparses. On fusille toutes les semaines des prévenus de brigandage à Piperno, à Frosinone, et à Rome, près de l’église Santa Maria in Cosmedin. Tant de feux de peloton, même légitimement exécutés, ne font point aimer un régime.

Mais le grand obstacle à toute conciliation, c’est le prêtre. D’un adversaire d’abord timide certaines mesures font, au cours des années 1810 et 1811, un irréconciliable ennemi. Durant le carême de 1810, Miollis constatait avec un soupir de soulagement que « les prêtres se tenaient dans les bornes de leur ministère. » La Consulte se faisait fort, si on la laissait agir avec prudence et diplomatie, de laïciser ce pays sans soulever trop de passions : il y eût fallu quelques années et de grands soins. L’Empereur ne l’entendait pas ainsi. « On ne connaissait point ces prêtres de Rome, » écrivait-il ; la prudence serait tenue pour faiblesse ; Rome d’ailleurs ne serait point française tant qu’il s’y rencontrerait un moine et tant que les prêtres n’auraient point prêté le serment.

La dissolution en masse des Congrégations — mesure radicale — fut à la vérité la faute la plus grave. Il y avait dans les États Romains 19 000 congréganistes. A Rome, moines et religieuses dépassaient le chiffre de 14 000. Ils faisaient vivre la moitié de la population de leur clientèle ou de leurs aumônes. Variés à l’infini, ils répondaient, suivant les termes d’un rapport, « aux besoins moraux et religieux de toutes les classes. » Aussi bien, peut-on jamais, sans danger pour l’équilibre d’un peuple de 3 millions d’âmes, arracher brusquement à leur vie normale et à leurs demeures 19 000 citoyens, avec ou sans froc. Mais Napoléon détestait particulièrement ces frocards. D’ailleurs la loi française ignorait ou bannissait le moine : Rome était en France : il ne fallait pas de moines à Rome. C’était la logique du système.

Les atermoiemens de la Consulte l’irritaient. « Mon but est d’arriver, écrit-il en mai 1810, dès le courant de l’été à n’avoir plus de religieux et de religieuses à Rome. » Il fallut s’incliner. Dès août, Miollis avait liquidé 10 000 individus ; Radet écrivait qu’en travaillant ferme, il déblayait nonnes et frocards. On les renvoyait dans leurs villages d’origine avec promesse d’une petite pension qui était encore à liquider à l’époque où ils rentrèrent à Rome avec Pie VII. On rencontra une très vive résistance autour, plus que dans les monastères : de petites émeutes locales se produisirent. Assise pleura en voyant s’en aller les fils de Saint-François, Subiaco au départ des disciples de Saint-Benoît. Depuis cette époque, au dire d’un témoin, l’agitation ne se calma point.

Elle augmenta quand, le serment ayant été exigé des prêtres une grande partie d’entre eux le refusa. Les agens avaient prévenu l’Empereur : mais celui-ci, estimant que trop d’évêques et de prêtres peuplaient les deux départemens, en était à espérer des refus qui allaient lui permettre une autre liquidation. Sur douze évêques d’Ombrie, huit refusèrent ; il faut lire le récit des entrevues entre ces vieux prêtres romains et leur jeune préfet français, pour comprendre contre quel bloc de granit se heurtaient les fonctionnaires. Même dans le Tibre, où Tournon avait édulcoré la formule du serment, huit évêques seulement, sur vingt-deux, consentirent à le prêter. En mars 1810, les évêques insermentés étaient déportés avec escorte de gendarmes dans le nord de l’Italie. Dès mai 1810, 424 chanoines réfractaires étaient condamnés à être transportés à Plaisance ou en Corse, bagne désormais réservé aux « rebelles de Rome, » et qui, jusqu’en janvier 1814, reçut pêle-mêle chanoines, curés, vicaires et aumôniers. Les autres, les assermentés, à l’index de l’opinion, vivaient misérables : le gouvernement dut leur payer des messes, dix sous pour une messe. Certains jugèrent qu’à la honte d’une désertion, ils n’avaient point assez gagné et se rétractèrent. Ils furent jetés au château Saint-Ange et, à leur tour, déportés.

Dès lors, la guerre ne cessa pas. La dissolution des Congrégations avait, de l’aveu du directeur de police Olivetti, privé de ressources la moitié des artisans de Rome. Les mesures contre le clergé séculier rendaient presque impossible le gouvernement des provinces. Tout concourait d’ailleurs au mécontentement du peuple. La liquidation expéditive de la dette romaine avait constitué une véritable banqueroute des trois quarts et lésé mille intérêts. Les impôts s’étaient moins remplacés que superposés. L’Etat romain qui, d’après les intentions primitives de l’Empereur attentif à plaire, devait moins payer que le reste de l’Empire, payait double. Les petites causes de mécontentement s’ajoutaient aux grandes. Les Romains comprenaient mal la singulière manie qui possédait leurs maîtres de tout réglementer à la française. Certains agens, bons fonctionnaires du gouvernement centralisateur, éprouvaient quelque souci à voir les pendules de Rome marquer l’heure suivant une règle différente de celle de Paris. On voit, par le journal quotidien d’un Romain, conservé à la Vaticane, la stupeur qui saisit ce peuple, lorsqu’on entendit imposer une muselière aux chiens, un numéro aux voitures, un tarif aux cochers, un balai aux concierges et une heure aux horloges. On voulut supprimer le Lotto, les jeux de hasard étant interdits dans l’Empire : il fallait que Rome se résignât à n’avoir que les vices de Paris. Ces petites réglementations exaspéraient, plus encore que les grandes réformes.


La fête du 15 août 1810 s’en ressentit : elle fut morne. Le 13 août, Miollis avait dû courir à Terracine où les Anglais, entendant être de la fête, avaient jeté quelques bombes. L’insécurité était grande ; on signalait des complots étouffés sur cinq points du territoire ; on devait, en juin 1810, envoyer deux compagnies d’infanterie à Orvieto, « à cause des intrigues des prêtres. »

La Consulte, que Saliceti avait depuis longtemps) abandonnée, était rendue responsable d’une situation que, livrée à elle-même, elle eût peut-être évitée. Murat, qui, dès les premières heures, avait espéré réunir le gouvernement de Rome à celui de Naples, raillait l’inanité de ses grandes réformes et la maladresse de ses mesures. De tous les côtés, on réclamait un gouverneur général, une tête unique, une main ferme au gouvernement et une cour au Quirinal. Un instant, l’Empereur avait semblé vouloir donner satisfaction à ce double désir. Fouché avait été, en juin 1810, nommé gouverneur général. Il avait fait, à regret d’ailleurs, ses préparatifs de départ, préférant rester second à Paris que devenir premier à Rome ; puis il s’était résigné, plaisantant sur l’ironie de ce destin. « Tout chemin mène à Rome, » disait avec son cynique sourire l’ancien séminariste de l’Oratoire. Mais Napoléon aimait Rome en amoureux et, partant, en jaloux. Toutes les fois que, même à titre de délégué de l’Empereur, quelque personnage important émettait la prétention ou acceptait la mission de prendre en main le gouvernement de cette Rome que l’Empereur continuait à tenir pour sa ville, Murat ou Eugène, Bernadotte ou Fouché, Napoléon se gendarmait soudain. A Rome la nomination du duc d’Otrante avait été accueillie avec joie : cette joie avait-elle alarmé l’Empereur ? Quoi qu’il en soit, le décret de nomination fut déchiré et la Consulte prorogée. Olivetti, directeur général de la police, dévoué à Murat, fut brusquement enlevé à Rome. Moins que jamais à la fin de 1810, l’Empereur n’entend qu’on lui vole sa ville ; un fils lui va naître : il s’appellera le Roi de Rome, affirmation nouvelle d’une possession qui continue à l’exalter et dont il ne veut même pas déléguer la gestion à qui pourrait en abuser, Fouché ou Murat.

Il est vrai que, pour laisser à Rome une espérance, il va faire réparer, restaurer avec magnificence, meubler avec un luxe raffiné le palais du Quirinal. Les meilleurs peintres et sculpteurs de Rome seront employés à couvrir d’œuvres d’art, — à la gloire de Napoléon, — les murs de l’ancien palais de Paul V. Thorwaldsen y fera courir, en frises grandioses, le triomphe d’Alexandre ; Ingres, à ses débuts, y peindra Romulus offrant les dépouilles opimes ; Martial Daru, nommé intendant de la couronne, ornera de tapis précieux et garnira de meubles en acajou et bronze doré des appartemens qui, en 1812, seront prêts à recevoir toute une cour. L’Empereur viendra donc. On l’attend comme le Messie. Il veut venir : il y aspire. Mais il met son orgueil à n’apparaître que dans une Rome non pas seulement pacifiée et soumise, mais enthousiaste et toute à lui. Le Pape, réduit au rôle de premier évêque de la chrétienté et rendu au Vatican, l’attendra sous le péristyle de Saint-Pierre et l’y couronnera empereur d’Occident. Il montera au Capitole, regagnera le Quirinal à travers un peuple délirant d’amour et de joie. C’est le rêve qu’il caresse : c’est la seule entrée à Rome qu’il conçoive. C’est pourquoi Napoléon ne viendra pas à Rome.


La Consulte cependant, jugée incapable de préparer un si beau jour, devait disparaître. Il fallait un gouverneur général : en janvier 1811, on crut l’Empereur enfin décidé à déléguer ses pouvoirs, il recula encore ; en février, il maintenait à Rome le général de Miollis avec le titre bizarre, modeste et provisoire de lieutenant du gouverneur général, un gouverneur général mystérieux que l’Empereur, toujours mû par la jalousie, ne se décida jamais à envoyer à Rome. On donna tout simplement à Miollis un nouveau directeur général de police, le futur historien de Napoléon, ce chevalier de Montbreton de Norvins dont les lettres et le Mémorial permettent de pénétrer le caractère singulier, aristocrate au service de Savary, policier à talons rouges, gentilhomme de cabinet noir. Enfin Napoléon délégua à Rome à plusieurs reprises un missus dominicus de grande allure, le prince Corsini, sénateur au Luxembourg, Toscan apparenté au patriciat romain et qui vint en particulier installer au nom de Sa Majesté les cours de Rome au palais de la Chancellerie, où elles devaient tenir leurs audiences solennelles dans l’église désaffectée de San Lorenzo in Damaso.

Comme, par surcroît, le jeune prince « promis aux vœux des Romains » naquit en février 1811, il parut, — à Paris, — que le gouvernement franco-romain était enfin fondé[3]. On convoquait des collèges électoraux, — les premiers depuis César, — pour y élire des députés, personnages médiocres qui s’en allèrent siéger au Palais-Bourbon, en geignant sur les dépenses qu’allait entraîner le séjour de Paris et se faisant accorder d’énormes indemnités. On avait appelé trois Romains au Sénat ; un aigle impérial avait été érigé au-dessus du Quirinal en voie de restauration ; les syndics s’appelaient maires — il Maire di Tivoli, suivant le jargon franco-romain ; — on plantait du chasselas de Fontainebleau dans les jardins du Vatican. Comment le gouvernement français de Rome pourrait-il passer pour instable ?


Il l’était. Derrière la façade artificielle on apercevait sans peine une situation lamentable. Pie VII était parvenu, en dépit d’une étroite surveillance, à faire connaître à son clergé le mot d’ordre qui dictait la résistance passive. Le pontife devenait une sorte de personnage surnaturel : à Rome, des lambeaux de ses vêtemens ressuscitaient des morts, il apparaissait à des illuminés.

Les prêtres n’en demandaient pas tant. Savone avait parlé. Non seulement tous les prêtres refusèrent de prêter le serment, mais beaucoup d’assermentés se rétractèrent en chaire, pour s’aller d’ailleurs livrer, au sortir de l’église, à la gendarmerie.

Au 15 août, au 2 décembre, aux fêtes célébrées pour le baptême du Roi de Rome, plus de cent curés refusèrent de chanter le Te Deum. Le peuple hait les jureurs, quitte l’église quand ils disent la messe. Ce peuple devient irritable : le Christ du Colisée ayant été nuitamment mutilé, on craignit une émeute. Tous les fléaux, les sauterelles de 1810, les tremblemens de terre de 1811 et 1812 deviennent à ses yeux des punitions du ciel. Les Madones et les Christs ouvrent, dit-on, les yeux, spectacle terrifiant. Les prêtres, les moines surtout, vagabonds ou retirés dans tous les villages de la province, soulignent ces faits. « Une journée de prêtre, écrit Norvins, détruit tout ce que l’on a cru établir eu un mois de travail. »

Les déportations continuaient. Plus de 600 prêtres furent conduits en Corse de 1811 à 1814. L’Empereur, profondément blessé dans son amour pour Rome par la « scandaleuse résistance » que, « seule en France, » Rome faisait à son pouvoir, et exaspéré de la « situation ridicule » où le mettaient « ces scènes de Rome, » passait presque, vis-à-vis de ce pays, jadis si aimé, de la tendresse à la haine. Tournon le voit à Compiègne à cette époque : « Dites-leur que je ne leur dois rien, que je ne leur dois que la mort ! » et au Conseil d’État, il se livre à de violentes déclamations contre « ce jeu insultant » que « seule l’indulgence a encouragé. » Il y fait préparer contre les insermentés le terrible décret du 4 mai 1812 qui livre les « coupables » aux commissions militaires, les condamne à la déportation et à la confiscation des biens.


Le décret n’atteint point que des prêtres. Le pis est, en effet, qu’on a exigé le serment non seulement des ecclésiastiques, non seulement des officiers municipaux qui, en grand nombre, s’y sont dérobés, mais des citoyens les plus variés. Les hommes de loi au nombre d’un millier, ont refusé de s’y soumettre : ils sont déclarés déchus de leurs charges, puis quelques-uns des plus coupables déférés aux commissions et déportés. Les professeurs des collèges sont contraints de descendre de leurs chaires, quelques libraires d’abandonner leurs magasins. Les chantres de la Sixtine, enrôlés en chapelle impériale, refusent de se parjurer, et, à leur tête, ce Zingarelli, le maître de Bellini, qui, tous les soirs, triomphe dans tous les théâtres de musique ; il a refusé de battre la mesure « persuadé de pécher s’il la bat. » Savary écrit : « Faire mettre cet imbécile fanatique dans un cachot du Château au pain et à l’eau. Ce ne sont pas des êtres de raison : il faut les traiter comme des animaux. » On voit à quelle note montait l’irritation de Paris.

Elle était justifiée par bien d’autres faits. Si les chantres refusaient de chanter, on pense que les conscrits refusaient de se battre. La désertion atteint des proportions insupportables : de 1811 à 1814, sur 1 382 conscrits du Trasimène, 909 sont insoumis ou déserteurs.

Le brigandage, partant, a pris une terrible extension. Ce sont maintenant des bandes imposantes : la bande dite des Calabrais a 60 hommes, celle de Diecinove 30, celle du terrible Cotto 40 ; « la plaie est effrayante, » l’Empereur veut qu’on organise la terreur dans la montagne : trois colonnes mobiles battront le maquis : on rendra responsables les communes avoisinantes ; les arrondissemens volsques sont en état de siège. On fusille partout.

A Rome, l’opposition est moins tragique, mais elle est exaspérante. La noblesse semblait ralliée, mais si peu sûre ! On avait exilé à Paris quelques opposans : ils s’y étaient « bien conduits, » disait Fouché. L’un d’eux avait été reçu par Napoléon : c’était lb marquis Massimo. L’épisode est connu : « Dites-moi, monsieur, lui avait dit l’Empereur jaloux de toutes les grandeurs, on dit que vous descendez de Fabius Maximus : cela n’est pas vrai ! — Sire, je ne saurais en effet le garantir : c’est un bruit qui ne court dans ma famille que depuis douze cents ans. » Séduits par leur bonne grâce, Napoléon avait renvoyé à Rome ces descendais des consuls : ils avaient été eux-mêmes conquis par l’Empereur, infiniment séduisant aux heures de coquetterie. Mais dans ce patriciat si soumis, une mesure avait suscité une vive opposition. Une décision impériale appela dans les lycées de France et à la Flèche les jeunes patriciens en dessous de quinze ans. Ce furent des colères, des lamentations sans (in. Le comte Patrizzi, dont on a bien voulu me confier les Mémoires, raconte comment, pour avoir refusé obstinément ses fils à Moloch, il fut enlevé de Rome et incarcéré à Fenestrelle. La noblesse se sentit atteinte : elle se tut, mais attendit l’heure. Et on le sentait.

La bourgeoisie, que décime la disgrâce des hommes de loi, est hargneuse : ses représentans au Conseil municipal mènent l’opposition. Quant au peuple, privé des couvens hospitaliers, il est dans une misère sur laquelle s’accordent vingt témoignages. Il demande du pain, mais les mendians refusent d’entrer dans le magnifique dépôt de mendicité que l’Empereur a voulu leurs ouvrir. Dans les provinces, on signale des complots étouffés.


C’est sur ces entrefaites que, le 26 décembre 1812, fut répandu à Rome le célèbre vingt-neuvième bulletin de la Grande Armée, par lequel Napoléon annonçait lui-même, avec une franchise qui ne manquait pas de grandeur, la ruine totale de son armée en Russie. Une foule énorme envahit le Corso, qui cachait mal sa joie. Une immense lézarde courait ainsi d’un bout à l’autre du monument impérial.

Le 1er février 1813, un voyageur, qui semblait hors de lui, dut faire halte à Albano, car sa voiture surmenée s’était brisée en route. Informé de la présence, à une heure de Rome, de ce mystérieux personnage, Miollis courut à Albano. Il trouva un homme sombre et agité qui, en termes amers et avec des détails terrifians, confirma le désastre de Russie et les menaces suspendues sur l’Empire. Son équipage réparé, le voyageur repartit pour Naples, à une folle allure, car il brisa encore sur le pavé de la voie Appienne sa malheureuse voiture. Miollis rentra doublement impressionné à Rome, car si les nouvelles était mauvaises, le messager, qu’il avait vu aigri jusqu’à l’exaspération, n’était autre que Murat, regagnant son royaume Napolitain, tout en roulant dans son cerveau les premiers desseins de trahison. De ce jour les hauts agens de Rome qui, depuis trois ans, suivaient les sourdes intrigues de Joachim à Rome, le tinrent pour l’ennemi certain du lendemain.

A partir de l’hiver de 1813, l’Empire craqua de toute part. A Rome, on tente de donner le change : pas de mois où l’on ne chante un Te Deum pour les victoires de l’invincible Empereur en Saxe. Personne n’y est pris : sur le Pasquino, longtemps réduit au silence, on affiche, la tête en bas, les bulletins optimistes de victoire : la raillerie romaine reprend ses droits.

On avait dû rappeler en Allemagne presque toute la garnison de Rome ; la situation du gouvernement de Miollis devenait ainsi fort critique. Au moment où la fièvre se déclarait dans tous les membres de ce corps déjà attaqué, les Anglais débarquèrent à Anzio, y firent des prisonniers, détruisirent les travaux de défense, insultèrent le drapeau et dès lors ne cessèrent pas un instant d’opérer, le long du littoral, de hardies descentes, qui entretenaient la plus préjudiciable agitation.


En face de ces périls, les hauts fonctionnaires de Rome, poignée de Français perdue au milieu d’un peuple hostile et qu’ils savaient féroce aux heures de crise, gardaient un admirable sang-froid. Ils étaient tous, avec des tempéramens fort divers, Miollis, Tournon, Daru, Norvins, gens de devoir, résolus à tenir bon jusqu’au bout.

Si ce sang-froid étonne, la gaîté de la société franco-romaine, en ces heures d’angoisse, ne surprend pas moins.

Il ne nous appartient pas de tracer ici le tableau de ce qu’avait été durant ces quatre années la vie mondaine de Rome : ce tableau sera fait ailleurs. Contentons-nous de dire que la présence de nos officiers avait singulièrement surexcité le goût du plaisir qui, dès la première occupation de Rome en 1798, avait attaché jusqu’à la passion Thiébault et ses camarades à cette ville aux multiples attraits. A lire la correspondance du baron de Tournon, on juge avec quelle ardeur nos fonctionnaires, presque tous jeunes, entreprirent sur le terrain mondain la conquête de Rome. Fêtes offertes par le galant général de Miollis, réceptions du brillant baron de Tournon et de son aimable femme, soirées de gala au Quirinal et au Capitole, soirées plus intimes chez quelques patriciens ralliés, c’est en pénétrant partout qu’on verrait sous un autre jour cette domination de la France à Rome qui, envisagée, ainsi que nous le faisons ici, au seul point de vue politique, donne une note continûment grave. Dans les bals masqués offerts par le général de Miollis, on verrait, en arlequins. brigands calabrais, mousquetaires, seigneurs vénitiens, les officiers de Napoléon entraîner en des danses fougueuses ces patriciennes qui comptent chacune un pape ou deux parmi leurs grands-oncles, bayadères, Colombines, Albanaises, dames du XVIe siècle, et qui, malgré le loup, se reconnaissent aux diamans célèbres qui couvrent leurs épaules : la duchesse Braschi, nièce de Pie VI, en Vénus, la princesse Buoncompagni en Junon, nièce d’Innocent XI et par son mari de Grégoire XIII, et, en Rome triomphante, la duchesse Sforza Cesarini dont le général de Miollis entend être le seul et fervent cavalier. Il y a bien là quelque cavalier parti en sabots de son village d’Auvergne ou de Lorraine, coiffé peut-être du bonnet de la liberté, et qui, ayant connu Jemmapes, Arcole et Austerlitz, y a conquis épaulette et galons : celle qu’il initie aux mystères de la valse, — encore une importation française, — est la petite-nièce d’un pape qui a traité de haut les rois et les empereurs. On respire une atmosphère bizarre, fiévreuse, parfum romain et odeur des Tuileries, Corso et Palais-Royal, et on s’amuse avec la fougue de gens qui prévoient la brièveté de leurs plaisirs et de leur règne. Les théâtres sont pleins où l’on applaudit avec transport le ténor Tamburini et la « divine Malanotti » dans la musique de l’infortuné Zingarelli.

A l’Académie des Arcades, des séances solennelles permettent aux Romains de voir, sous un nouvel aspect encore, leurs maîtres d’un jour. Ces administrateurs parfois sévères sont des lettrés : ils savent Horace, Virgile et Anacréon. Les conseillers de la préfecture lisent des sonnets, les hauts agens de la police des rondeaux, et les employés supérieurs des droits réunis s’essayent à l’épopée. Les étrangers qui viennent à Rome en ce moment, Mme Récamier et sa camarilla, le jeune Lamartine, P.-Louis Courier, Forbin-Janson, Barras, la comtesse d’Albany, la grande-duchesse Constantin, le prince d’Anhalt, bien d’autres sont tous saisis du contraste qu’offrent les fêtes brillantes qui sans cesse remplissent de lumière et de musique les salons de nos fonctionnaires avec le spectacle d’un pays qui attend, frémissant, le moment où une dernière secousse jettera par terre le monument impérial.


A être incomplet, on s’expose à être injuste. Une situation politique, issue d’événemens regrettables et de mesures trop précipitées, a placé nos agens à Rome dans une posture où j’aimerais ne pas les laisser. La tâche politique si ingrate qui leur fut assignée n’absorba qu’une très petite partie de leur temps et de leurs efforts, et si, d’autre part, ils s’amusèrent, les cartons des Archives nationales témoignent éloquemment avec quelle inlassable activité ils travaillèrent.

De cette ville négligée, ils voulaient faire une cité de rêve, et, de ce pays appauvri, une colonie prospère, peupler la campagne de Rome et l’assainir, refaire des routes, dessécher les marais, faire rendre à ce sol négligé ce qu’il pouvait donner et à ces bras paresseux ce qu’ils devaient produire, fournir à l’agriculture de nouvelles méthodes, fonder une industrie, donner du jour aux quartiers sans lumière, créer des lits aux hôpitaux, offrir des asiles à la mendicité, insupportable et honteuse plaie au flanc de Rome, ouvrir à l’enseignement des horizons singulièrement étendus, encourager des arts languissans, la littérature romaine anémiée, élever de grandioses édifices et, surtout — car c’était là l’illustre tâche à laquelle les avait, avant toutes choses, conviés l’Empereur — dégager la Rome antique.

Dire qu’en moins de cinq ans, ces administrateurs, nouveaux venus, étrangers à la langue, aux mœurs, aux lieux, entravés sans cesse par d’inextricables difficultés politiques, ont réalisé une grande partie de cet ambitieux programme, n’est-ce point en faire l’éloge le plus éloquent ?

Il faut que le lecteur fasse ici crédit à l’historien. Ce n’est qu’en examinant les résultats de cette prodigieuse activité que nous pourrons un jour montrer sous une lumière singulièrement plus favorable le passage des Français à Rome : cultures nouvelles, coton, soude, et autres, instaurées dans l’ingrate campagne, expositions agricoles et industrielles instituées, chambres et tribunaux de commerce organisés, l’industrie du coton à grands frais installée, prisons assainies, cimetières créés, mesures d’hygiène et de sécurité, qui devaient survivre au régime, l’Académie des Beaux-Arts, les Académies des Lincei et des Arcadi arrachées à l’enfantillage des bavardages romains, les arts protégés dans toutes leurs manifestations, sous la dictature de Canova, devenu le véritable représentant de Napoléon en ce domaine, l’Observatoire enrichi, de nouveaux enseignemens fondés, le Tibre qu’on rendait navigable entre Pérouse et Rome, le port de Rome qu’on recreusait, les principales routes en partie réparées, les Marais Pontins pour un tiers desséchés au moment où il fallut s’arrêter et s’en aller !

De la colline du Pincio, couverte, en 1809, de vieilles maisons, le baron de Tournon avait fait ces Jardins de César dont les dernières allées étaient dessinées au moment où Pie Vil rentra à Rome. Et de toute part des chantiers de fouilles étaient installés, qui déjà, avec une dévorante activité, avaient mis au jour les débris du Forum Romain, le Forum de Trajan, la base du Capitole, les Thermes de Titus et l’intérieur du Cotisée, qui avaient, — j’en passe, — dégagé les temples dits de Vesta et de la Fortune Virile, qui, en un mot, avaient fait plus, en quatre ans, pour livrer à l’archéologie et à l’histoire ces lieux si fameux, que ne fera le siècle entier qui va suivre.

De plus grands travaux devaient s’exécuter. Des millions étaient destinés à ces « embellissemens de Rome » dont les projets emplissent tant de cartons et peut-être, rétrospectivement, feraient frémir les amateurs de la vieille Rome pittoresque. On avait rejeté comme trop dispendieux le projet d’un architecte qui entendait refaire la façade de Saint-Pierre, mais quel nouvel aspect donnerait à l’ensemble de la basilique l’exécution de cet autre projet, agréé en 1813, la mise à bas du considérable pâté de maisons du Borgo qui séparent le pont Saint-Ange de la place Saint-Pierre ? Quelles satisfactions eussent données, précisément à ceux qui rêvent encore des jardins abolis de Rome, cet autre projet qui convertissait en un immense jardin semé de ruines, la partie solitaire de Rome, occupée par le Palatin, le Forum, le Colisée, le Cœlius et l’Aventin !

C’est une justice à rendre à l’administration française : elle ne fit preuve d’aucun vandalisme. Elle ne bâtit point, à la place d’admirables villas dépecées, des quartiers de pierre de taille sans emploi et sans grâce : elle entendit au contraire ajouter de nouveaux jardins à ceux qui faisaient le charme de la cité.

Par cet exposé incomplet et rapide, on entrevoit assez, pour l’heure, l’autre côté de cette médaille romaine du César moderne, véritable Janus Bifrons, dont une face dit guerre et despotisme, mais dont l’autre dit ordre et bienfaisance.


Ces grands travaux allaient être interrompus. Dès le mois de décembre 1813, l’insurrection du curé Battaglia avait donné le signal d’une révolte, que seule la fermeté de Miollis rendait encore latente. Sous les pieds des Français le sol tremble : six à sept cents bandits sont aux portes de Rome ; les prêtres ferment leurs églises aux fonctionnaires romains ; ceux-ci, terrifiés, déserteraient leurs postes, si Norvins, qui se fait terrible, ne les menaçait d’exécutions. Murat, cependant, intrigue, fomente les troubles pour se donner, sous prétexte de les étouffer, une raison de s’ingérer dans les affaires de Rome. En décembre, ses troupes, traîtreusement, sous prétexte de passer à Rome pour rejoindre l’armée française, occupent la ville et l’État. Le 19 janvier 1814, Joachim jette le masque, proclame la réunion des États Romains à son royaume. Miollis, qui, dans ces circonstances, fit preuve d’une fidélité qu’égala son énergie, se jeta dans le château Saint-Ange où il se défendit du 19 janvier au 30 février.

Compris dans la capitulation qui, signée à Lucques par le duc d’Otrante, livrait l’Italie à Murat, Miollis sortit calme, fier, honoré à la tête de sa petite troupe et prit à travers l’Italie le chemin de la France. Norvins, Daru, Tournon étaient partis, au lendemain du coup d’Etat. Dans ce pays miné où tout semblait près de faire explosion, fonctionnaires et soldats français se retirèrent avec une dignité triste et un peu hautaine, consciens d’avoir, dans la mesure possible, concilié leurs devoirs envers leur souverain avec ceux que leur imposait le gouvernement de ces provinces. Si, bien des années après, Miollis et Tournon, rédigeant leurs Mémoires, se montraient animés vis-à-vis de leurs anciens administrés d’une bienveillance affectueuse, certains Romains, tardivement, les payaient de retour.

C’était justice. Ces hommes qui, par leur naissance, représentaient la vieille France et, par leur état, la nouvelle, avaient, par leur seule probité poussée jusqu’au scrupule, réhabilité aux yeux des Romains le nom français entaché d’indélicatesse par la honteuse débauche de 1798. Ils avaient ainsi rendu à leur pays un service immense. La modération courtoise dont, en dépit d’ordres rigoureux et dans les momens les plus critiques, ils ne s’étaient jamais départis, leur valait l’hommage que, de bonne foi, les Romains les plus lésés par leur politique, — le comte Patrizzi nous en fournit un exemple, — ne leur refusaient pas.

Le régime qu’ils avaient représenté avec tant de dignité et si fidèlement servi à Rome y laissait des traces profondes. Pie VII remontait sur son trône en avril 1814 ; mais une réaction rigoureuse ne fût point parvenue à effacer les vestiges de la domination française. Si rebelles qu’ils eussent été à son action, les Romains n’avaient pas en vain vu mettre quatre ans en pratique les nouveaux principes : ils avaient connu l’ordre dans l’administration et la rigueur dans la justice. Consalvi, devenu secrétaire d’Etat, faisait preuve de la haute et claire intelligence qui ne lui fit jamais défaut, en laissant au pays romain la plus grande partie de l’organisation que ces administrateurs sans rivaux lui avaient imposée. On accepta du Pape ce qu’on n’avait point voulu recevoir de l’Empereur. Pie VII ne s’installa point seulement, au Quirinal, dans les meubles de Napoléon, — car le destin gardait à cette aventure cet ironique épilogue, — il adoptait et faisait siens beaucoup des principes qui, durant quatre ans, avaient inspiré l’administration « usurpatrice. » Quant aux travaux accomplis durant ces quatre années par les Français, ils restaient, témoins qui parlaient haut. Pie VII plaçait en vain au fronton du Pincio ses armes et l’inscription pompeuse qu’on y lit ; c’était la signature du baron de Tournon qu’y voulaient voir les esprits avertis. Et c’était le souvenir des Français qu’évoquaient les savans contemplant les colonnes qui, entre le Capitole et le Colisée, se dressaient le long du Forum Romain et songeant au temps où, dégradant les derniers monumens à moitié enfouis, les bestiaux foulaient le Campo Vaccino.


Certes ces agens de César n’avaient point réalisé l’œuvre à laquelle ils s’étaient crus spécialement conviés par leur maître : ils n’avaient, à aucun moment, « réveillé le Romain. » Nous avons dit pourquoi ils ne le pouvaient réveiller et de quelle inféconde illusion était faite leur politique. Opposant sans cesse au Romain qu’ils voyaient et méprisaient, le Romain que Corneille et Montesquieu leur avaient fait connaître et admirer, ils avaient froissé un autre peuple romain qu’ils ignoraient, et ils avaient conçu de l’échec de leur tentative une irritation qui, somme toute, était injustifiée, fruit d’une déception qui était fatale.

Ils n’avaient point réveillé l’ancien Romain dans le moderne : ils n’en avaient point fait non plus à aucun moment, à aucun degré, un Français. C’était une bien plus grave erreur encore qui avait ici guidé nos compatriotes. Ils avaient gouverné en Français de tous les temps, avec la mentalité de leur pays et, par surcroît, la fatuité de leur génération. Ils avaient entendu faire de Rome une préfecture française, oublieux du fameux conseil dicté par l’expérience : « Vis-tu à Rome ? vis à la mode romaine. » Ils avaient été centralisateurs et niveleurs, ou tout au moins, de Paris, on avait exigé qu’ils le fussent. Daru se désolant de ce que les horloges de Rome ne sonnassent point à la française, représente par ce petit trait toute une mentalité. Et le pis est que faute d’avoir pensé avec leurs nouveaux sujets que « le temps est galant, — il tempo e galantuomo, » — ils avaient entendu opérer, en quelques mois, une entreprise d’assimilation, à laquelle des siècles n’eussent point suffi. L’orgueil français s’était heurté, là plus qu’ailleurs, à un orgueil peut-être plus fort et que les Français méconnaissaient, l’orgueil romain.

Enfin ils avaient voulu imposer à ce peuple, qu’ils croyaient à tort asservi, cette « liberté française » dont l’historien de l’Europe et la Révolution française nous a depuis longtemps défini la vanité et l’ambition. La réunion de Rome à la France avait été l’annexion peut-être la moins justifiable, même au point de vue politique, de celles qu’a opérées l’Empereur. Elle ne s’explique que par le désir constant et ardent qu’avait eu ce souverain latin de régner à Rome. Le peuple romain s’estimait libre : il l’était, de fait, sous un pouvoir théoriquement absolu, et en réalité très doux. Il n’avait rien compris à une liberté arrogante qui se traduisait par la conscription, des impôts assez lourds et l’emploi exagéré de la gendarmerie. En dernière analyse, ces « descendans de César » ne s’étaient point prêtés à devenir les sujets de Napoléon : ils restaient, par leurs aspirations et toute leur nature, les sujets du bon pape Pie VII, du moine Chiaramonti. C’était une infamie aux yeux des Français, mais c’était une réalité devant laquelle il eût fallu dès l’abord s’incliner.

Napoléon ne s’inclina point, parce qu’étant amoureux, il était aveugle. Son constant amour pour Rome lui fit connaître les attentes impatientes, les courtes ivresses, les déceptions amères, les colères impuissantes que l’amour réserve à ses victimes. Mais voir Rome à un autre lui eût causé une peine insupportable. Il avait cru la posséder, et, quoiqu’elle se refusât, il s’était juré de l’avoir, croyant qu’elle se marchandait.

Comme il aimait Rome en amant jaloux et irritable, il l’aima mal et lui fit du mal. Il lui fit d’autre part beaucoup de bien, car, l’aimant on jaloux, il l’aima aussi en prodigue, et, pour sa Rome, lui qui comptait ne compta point.

Aussi bien si, nous élevant au-dessus des misères de ce règne, nous ne considérons que l’éclat inouï qu’il a jeté, ne peut-on admettre que ce fut un honneur pour Rome, qu’ayant été la ville des Césars et des Papes, elle ait été, un instant, par un destin d’inlassable gloire, la ville de Napoléon. Il n’en va pas moins qu’en dépit des efforts de Martial Daru, l’horloge du Quirinal ne sonna jamais à la française.


Louis MADELIN.

  1. Les États Romains avaient été, au lendemain de l’annexion, divisés en deux départemens : le Tibre et le Trasimène. — Le Trasimène, exclusivement formé par la haute vallée du Tibre, avait comme chef-lieu Spoleto et comme villes principales Pérouse, Arezzo, Citta di Castello, etc. Le Tibre, moins homogène, comprenait le bassin romain, le bas Tibre et la campagne, flanqué au nord par la région des monts Cimino avec Civita Vecchia, au sud, par les monts Lepini et les marais Pontins avec le port de Terracine, à l’est, par les vallées du Teverone et du Velino avec les monts de la Sabine : Civita Vecchia, Viterbe, Tivoli, Frosinone, Velletri en étaient les principales cités, Rome le chef-lieu. — En somme le Trasimène correspondait à peu près à ce que nous appelons l’Ombrie »t le Tibre au pays romain proprement dit.
  2. Les bandits eussent pu rencontrer dans ce modeste palazzetto un enfant, le petit Joachim, né dix-huit mois, avant et qui devait être un jour Léon XIII.
  3. Après avoir entendu, dans sa séance du 14 février 1810, l’exposé des motifs de la réunion de Rome à la France, le Sénat avait, sur un rapport de Lacépède, voté, le 17 février, par 82 voix contre 11 et trois bulletins blancs, le Senatus-Consulte consacrant la réunion définitive des ci-devant États Romains : dans la commission, où siégait cependant un petit neveu du Pape, le prince Corsini, un seul sénateur combattit la mesure, le comte de Merode-Westerloo.