La Double Méprise de Mérimée

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LA
DOUBLE MÉPRISE.

Le nouveau livre de M. Prosper Mérimée est un plaidoyer contre l’amour de tête, et, si l’on veut, un sermon contre le désappointement et les douleurs qu’il prépare. La critique littéraire pourra louer librement, dans ce dernier ouvrage, la vraisemblance et la simplicité de l’action, le naturel et la vérité des caractères, l’aisance dégagée du dialogue, l’habile combinaison de traits pris sur le fait. — Et nous ne serons pas les derniers à reconnaître et à proclamer ces précieuses qualités. — La réalité qui se rencontre dans les inventions de M. Mérimée, bien qu’à nos yeux elle ne satisfasse pas à toutes les conditions de la poésie, est cependant un utile secours, un argument formidable contre des inventions plus superficielles, plus éclatantes à la surface, destinées, par leur nature même, à une popularité plus soudaine, plus facilement pénétrables, mais condamnées, nous l’espérons du moins, à une plus courte durée.

Mais si la réflexion patiente ne devait apercevoir et signaler que ces mérites extérieurs, si l’étude et la comparaison ne devaient surprendre, par l’analyse, que les beautés qui se révèlent à tout le monde, la critique n’existerait plus, elle n’aurait plus ni valeur, ni force individuelle ; elle se confondrait, sans retour, avec les conversations de salon, avec, les indécises rêveries de la promenade ; elle aurait beau faire et crier, l’opinion resterait sourde à son autorité.

J’ai donc cherché à découvrir les idées primitives enveloppées dans la Double Méprise. Je l’avouerai sans honte, il ne m’a pas été facile, d’abord, d’isoler nettement ces vérités générales, qui, dans ma pensée, avaient dû présider à la conception du roman. — Plus d’une fois je me suis demandé si l’ironie persévérante du narrateur signifiait autre chose que la colère et le dépit, si la hautaine raillerie de son récit exprimait la sagesse et l’apaisement, ou bien s’il doutait lui-même de la portée de ses sarcasmes, s’il faisait bon marché de ses aphorismes, et s’il ne serait pas disposé, à la première occasion, à violer les préceptes qu’il posait. À cette heure, je crois qu’il est de bonne foi, qu’il a vu les tourmens qu’il décrit, qu’il sait irrévocablement la valeur des principes conclus de l’expérience.

Il me semble que je ne puis mieux faire que d’exposer ces principes dans l’ordre où je les ai successivement aperçus.

Selon l’auteur de la Double Méprise, il est très difficile d’aimer, et plus difficile encore de s’assurer qu’on aime. Je me range volontiers à son avis. — En parlant comme il fait, on peut n’avoir pas pour soi la majorité des salons, et sans doute c’est un malheur sensible. Mais la prudence qui sauve vaut mieux à coup sûr que l’approbation qui aveugle.

Aimer, dans l’acception la plus large du mot, signifie tant de choses, et si diverses, qu’il est nécessaire de bien s’entendre sur les limites et le caractère de l’idée que nous discutons. — Si l’on veut parler de l’entraînement et du plaisir des sens, c’est une question de pure physiologie. Il suffit, pour aimer, de posséder une organisation harmonieuse et complète. Mais cette émotion passagère n’a rien à faire avec la philosophie ; elle peut se renouveler fréquemment sans apporter aucun changement notable dans les idées ou les sentimens de celui qui l’éprouve. C’est l’amour antique, une esclave belle et jeune qui entre au lit de son maître, et qui l’endort dans ses caresses.

L’amour, tant que la vie intérieure et sociale n’en est pas troublée, mérite à peine d’être nommé. C’est un épisode indifférent qu’il faut abandonner aux professeurs d’hygiène ; on en peut disserter comme de la chasse ou de l’équitation, voilà tout. On peut le soumettre à la diète, blâmer l’abus ou l’abstinence ; mais le cœur et l’intelligence n’entrent pour rien dans la délibération.

Or, on ne saurait le nier, la plupart des hommes ne sont guère capables que de cette espèce d’amour que je viens d’indiquer. C’est pour eux une distraction, un délassement, parfois même une occupation ; ce n’est jamais une pensée sérieuse : c’est un jouet qu’ils prennent et rejettent à leur gré, sans interrompre d’une façon fâcheuse le cours de leurs études ou de leurs ambitions.

Il est donc vraiment très difficile d’aimer. — Mais comment s’assurer qu’on aime ? Comment se prouver à soi-même qu’on n’est pas la dupe d’une illusion ? Je ne crois pas qu’on puisse résoudre d’un mot cette question embarrassante. Je ne connais pas de symptômes irrécusables au moyen desquels on puisse constater l’existence d’un amour vrai.

Pourtant il est facile d’indiquer des épreuves que la prudence avoue, et qui rendent l’erreur très improbable.

En effet, après l’amour des sens, qui résiste aux conseils et meurt souvent avant qu’on ait eu le temps de le blâmer, il y a un autre amour plus dangereux, parce qu’il est persévérant, qui n’écoute ni la raison, ni l’amitié, qui va tête levée, et qui provoque sans remords la société qui le réprouve, qui ne tient compte ni des remontrances d’une sagesse étrangère, ni des angoisses de sa conscience, ni de la lumière de chaque jour : cet amour-là s’appelle l’amour de tête.

Parmi les hommes, ceux qui l’ont éprouvé s’en souviennent à peine. Ç’a été pour eux une déception et un désabusement de quelques jours. Ils n’ont guère trouvé d’ennemi qu’en eux-mêmes : leur plus grande douleur a été l’humiliation de leur vanité.

Mais il n’en va pas ainsi pour les femmes. Quand une fois elles ont engagé la lutte, la retraite est difficile. Il ne leur suffit pas de dire : Je me suis trompée. — C’est donc à elles surtout qu’il importe de bien savoir à quoi s’en tenir, avant de se livrer. C’est pour elles surtout que l’amour de tête est dangereux.

D’ordinaire cet amour débute par l’enthousiasme, et s’adresse aux caractères qu’il n’a fait qu’entrevoir. Il se plaît à les revêtir d’une perfection exagérée ; il les agrandit et les exalte pour les adorer ; il les doue libéralement des plus rares qualités. Aux premières interrogations qui voudraient attiédir et rasséréner ses pensées, il répond par le dédain et la colère. Il ne permet à personne d’entamer ou de révoquer en doute l’idéale sublimité de son idole. Le premier qui porte la main sur l’autel où se consume son encens est son ennemi déclaré. N’espérez pas qu’il vous pardonne de vouloir dessiller ses yeux : il repousse la lumière que vous lui présentez ; il continue aveuglément la route où il s’est engagé, et ceux qui lui crient : Prenez garde ! il les appelle blasphémateurs.

Un tel amour, on le comprend sans peine, est rarement payé de retour ; et comment pourrait-il en être autrement ? — Depuis Héliodore jusqu’à Mlle  de Scudéri, l’intérêt romanesque a presque toujours pris sa source dans l’amour de tête. Je ne veux pas le nier, entre le rhéteur grec et l’euphuiste de la cour de Louis xiv, il s’est rencontré plus d’un descripteur habile qui a su trouver dans cette maladie de l’âme humaine des épisodes pathétiques et déchirans. La matière poétique n’a pas manqué, et ne menace pas encore de s’épuiser. — Mais le point culminant des poèmes consacrés à l’amour de tête a toujours été le désappointement.

Chaque heure de la journée, dans la vie réelle, emporte une des illusions dont l’amour de tête ne peut se passer. Il n’y a pas une femme ou une jeune fille, d’une imagination un peu vive, qui ne trouve au fond de sa conscience l’application et la preuve de ces idées. — Mais pour choisir, entre mille, un exemple éclatant qui puisse illustrer ma pensée, combien de femmes depuis dix ans n’ont pas envié le sort de la comtesse Guiccioli ! combien n’ont pas rêvé le bonheur à Ravenne ou à Venise, près de l’auteur de Don Juan et de Beppo ! combien n’ont pas dit au-dedans d’elles-mêmes : Une nuit dans ses bras, et puis mourir le lendemain ! Les maris et les amans n’en ont jamais rien su ; en voyant passer un nuage sur le front de leurs bien-aimées, en voyant leurs yeux se mouiller de larmes involontaires, ils n’ont pas deviné le secret de leur mélancolie ; au milieu de leurs ardentes caresses, ils n’ont pas soupçonné l’adultère ou l’infidélité ; ils n’ont pas maudit le rival invisible et préféré qui leur dérobait le cœur où ils avaient planté leur espérance. — Et pourtant, si Ravenne et Venise avaient été aux portes de Londres ou de Paris, bien des affections qui ont persévéré auraient été détruites ou dénouées.

Cependant les calomnies envieuses de Leigh Hunt, les caquets puérils de M. Dallas, les minutieuses anecdotes du capitaine Medwin, les riens prolixes de Thomas Moore, les spirituels bavardages de Lady Blessington, ont laissé surnager quelques vérités dures sur le compte du noble poète. En lisant, d’année en année, toutes ces indiscrètes confidences, les femmes, qui, dans l’entraînement de leur imagination, avaient dévoué leurs destinées au bonheur de l’ami de Shelley, qui faisaient de le consoler le premier de leurs devoirs, ont gémi sincèrement sur les ridicules et les petitesses du dieu qu’elles avaient adoré. Elles se sont dit, en s’applaudissant de leur impuissance dans le passé, que le génie, comme le fronton des temples, a besoin de l’éloignement pour ne rien perdre de sa majesté.

Or, ce qui est arrivé aux rivales imaginaires de la comtesse Guiccioli, arrive tous les jours dans la société où nous vivons.

Comme l’amour de tête se développe d’abord dans l’imagination, avant d’envahir les autres facultés de l’âme, il est naturel et nécessaire qu’il domine de préférence les femmes environnées de toutes les conditions extérieures d’une vie heureuse et paisible, c’est-à-dire celles qui, n’ayant pas à former de souhait immédiat, ne trouvent, à leurs rêveries, d’autre sujet qu’un avenir lointain et impossible. Elles ne voient pas, dans l’amour tel qu’elles le conçoivent, une consolation et une espérance, des jours meilleurs et plus sereins. — Non ; car en regardant autour d’elles, en promenant leurs yeux sur le spectacle habituel où ils se reposent, elles n’aperçoivent que la paix et le calme, l’obéissance et l’harmonie. Elles n’ont pas à vouloir, puisque leurs volontés sont prévues ; leurs désirs sont devinés et satisfaits avant de naître et de s’exprimer. — Mais le repos les fatigue ; le calme les embarrasse et les gêne ; à force de sentir sous leurs pieds une route ouverte et frayée, d’apercevoir à l’horizon un ciel clair et pur, il leur semble qu’elles ne vivent pas, que la moitié de leurs facultés demeurent enfouies et inutiles. Elles appellent de leurs vœux l’heure de la lutte et de la souffrance, comme un devoir glorieux, comme une tâche divine, comme une mission prédestinée qui doit ceindre leur front d’une lumineuse auréole.

Ainsi préparées au malheur qu’elles ne soupçonnent pas, ne vous étonnez pas si elles manquent de prévoyance et de discernement, si elles baptisent d’un nom angélique le moins digne et le moins capable, si elles multiplient, pour elles-mêmes, les tortures et les sacrifices avec une prodigalité enfantine, si elles devancent, dans leur entraînement, l’ardeur paresseuse de l’adversaire qu’elles ont choisi. Elles veulent un maître impérieux et se soumettent avant qu’il ait commandé. — Et quand elles ont fléchi le genou, et baisé la poussière de ses pas, il continue sa route et ne daigne plus même apercevoir la trace de leurs lèvres.

L’amour de cœur, le seul vrai aux yeux du moraliste, diffère des deux passions que nous avons décrites par son origine, son développement et sa durée. C’est à lui seul qu’appartient légitimement le nom d’amour. Les deux autres affections, confondues sous la même désignation, n’ont rien de commun avec lui.

L’amour de cœur se fonde sur un besoin réel, incontestable. Les âmes élevées, après avoir assuré tous les élémens de la vie individuelle, après avoir pris le rang qui leur appartient dans la société, ne sont pas long-temps à reconnaître qu’il leur manque quelque chose, et que l’égoïsme, si évidemment utile à l’établissement d’un bonheur immédiat, attriste et rétrécit la carrière qu’ils ont à parcourir. Ils sentent au-dedans d’eux-mêmes une force qui demeure sans emploi, et qui, pour se développer, demande l’intimité d’une âme pareille.

Les joies les plus grandes leur semblent insignifiantes et vides, parce qu’ils ne peuvent les partager. Les triomphes les plus éclatans ne réussissent pas à les distraire ou à les rassasier. — Si le mécompte le plus léger vient déranger leurs espérances, ils s’en affligent puérilement, au-delà de toute vraisemblance, parce qu’ils n’ont personne à qui confier cette frivole défaite.

Alors, s’ils rencontrent une âme dévorée du même besoin d’expansion et de confiance, il s’établit entre eux, involontairement à leur insu, un échange actif de consolations et d’espérances. Peu à peu ils se révèlent mutuellement tous les secrets de leur vie passée ; ils s’expliquent l’un à l’autre, sans réserve et sans détour, tous les problèmes de leurs ambitions et de leurs volontés, impénétrables aux clairvoyances communes, condamnées sans appel par le vulgaire, qui ne les comprend pas ; — et le jour où ces deux âmes se savent bien, elles s’aiment.

Dés qu’elles se sont dévouées l’une à l’autre, elles se consolent naturellement par la révélation assidue de leurs douleurs ; elles espèrent et prennent courage. La vie, incomplète jusque-là, prend un aspect nouveau, et s’enrichit de perspectives inattendues. Les incidens les plus indifférens en apparence acquièrent une importance singulière : chacun des deux y devine ou y cherche l’occasion d’un plaisir ou d’un bonheur pour l’autre.

L’amour de cœur, qui ne débute pas par l’exaltation, comme l’amour de tête, peut cependant atteindre à l’enthousiasme. Pour lui, à la vérité, les extases sont rares et ménagées ; mais quand elles s’apaisent et s’évanouissent, ce n’est pas sans retour et pour ne plus revenir. Comme la vie une fois soumise à cet ordre de sentimens se compose de calme, de paix et de sérénité, il ne regrette ni n’appelle ces heures divines et fugitives, où l’âme oublie le monde entier pour ne plus se souvenir que de la personne aimée. Il les accueille avec joie comme les bien venues, mais les voit partir sans larmes et sans colère. Loin de se révolter contre la vie réelle, il l’étudie assidûment pour la dominer, l’assouplir à sa volonté ; il ne détourne pas les yeux de la route où il marche, pour regarder incessamment le ciel où il ne peut monter.

Cet amour, le plus sérieux, le plus rare et le plus durable de tous, s’engage lentement, et s’éprouve long-temps avant d’accepter une sanction réelle ; pour lui, le dernier abandon n’est pas un sacrifice, car il ne craint pas les mécomptes. Ce qu’il ne peut obtenir, il ne l’a pas attendu. Il n’aura pas à pleurer sur sa clairvoyance tardive, sur son espérance déçue.

Il résout victorieusement une question qui a long-temps occupé les écoles de l’antiquité, et qui se débat encore aujourd’hui parmi quelques sophistes entêtés dans l’étude exclusive de la sagesse écrite : il confond et réunit dans une seule pensée le devoir et le bonheur.

Car si l’amour des sens et l’amour de tête sont égoïstes et condamnés au regret des sacrifices, si le plaisir et l’exaltation en finissant laissent au fond de l’âme une tristesse immense et inconsolable, si la beauté ou le génie sont incapables de réaliser leurs promesses, le cœur, plus sûr de lui-même, plus circonspect dans ses engagemens, plus défiant et plus loyal, s’expose rarement au même danger.

Le devoir accompli religieusement, en vue d’un perfectionnement individuel, est laborieux, sévère ; souvent le courage fait défaut avant l’achèvement de la tâche. L’esprit irrésolu, sans quitter la voie où il est entré, marche paresseusement et sans trop s’inquiéter si le but se rapproche.

L’amour de cœur change la nature et le caractère du devoir, en l’identifiant perpétuellement avec le bonheur de la personne aimée.

De ces trois amours, M. Prosper Mérimée a choisi le plus dangereux, l’amour de tête. — Je ne veux pas raconter, même brièvement, la Double Méprise. C’est une lecture de deux heures que je gâterais bien inutilement. — Qu’il me suffise de dire que les trois caractères principaux sont tracés de main de maître. M. de Chaverny représente admirablement l’égoïsme brutal et grossier. Julie de Chaverny réunit toutes les conditions qui préparent à l’amour de tête. Quant à Darcy, c’est un type achevé de l’égoïsme poli. — Et c’est pourquoi le titre du livre n’est pas justifié, car il n’y a pas double méprise. La déception n’atteint que Julie de Chaverny.


GUSTAVE PLANCHE.