La Double Vie de Théophraste Longuet/17

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Ernest Flammarion (p. 164-178).


XVII

OÙ L’ON ESSAIE DE TUER CARTOUCHE EN LAISSANT LA VIE À M. THÉOPHRASTE LONGUET, OPÉRATION BEAUCOUP PLUS DÉLICATE QU’ON NE LE CROIRAIT AU PREMIER ABORD.


J’ai trouvé dans le coffret en bois des îles, tout orné de ferrures, beaucoup de papiers et documents autres que les mémoires propres à M. Longuet, ce qui m’a permis de suivre dans ses plus grands détails la terrible aventure. Parmi ces papiers, recueillis sur son cas si étrange par M. Longuet lui-même, j’ai distingué une relation des plus importantes, signée de M. Lecamus, de l’épouvantable opération que M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox crut de son devoir d’effectuer sur la personne de notre ami Théophraste. Je laisse donc la parole à M. Lecamus :

« La scène sauvage et si rapide à laquelle nous venions d’assister, raconte Adolphe, et qui se serait terminée par l’amputation du petit doigt de la main gauche de M. Longuet, sans la présence d’esprit de M. de la Nox, nous prouva que l’imagination sanglante de Cartouche avait envahi si complètement le cerveau de cet honnête homme, que je considère comme le meilleur et le plus sûr des amis, qu’il nous sembla que l’unique remède à tant de malheurs était la mort de Cartouche.

» M. de la Nox n’hésita pas. En vain avait-il usé de la Raison, que nous avions pu croire un moment victorieuse ; l’opération s’indiquait. Mme Longuet fit bien quelques observations auxquelles nous ne répondîmes même point. Quant à Théophraste, il était inutile de lui demander son avis. Du reste, M. de la Nox avait déjà son regard sur lui, et nul n’a jamais résisté au regard de M. de la Nox.

» Théophraste poussa quelques soupirs, se prit à trembler affreusement ; mais quand M. de la Nox lui cria : « Cartouche je t’ordonne de dormir ! » il tomba d’un seul coup sur le fauteuil qui se trouvait derrière lui et ne fit plus aucun mouvement. Sa respiration était si muette que nous eussions pu douter qu’il vivait encore.

» L’opération de la mort de Cartouche allait commencer. Je savais, par quelques exemples illustres, que c’était une opération difficile, car on risque toujours, quand on veut tuer une âme réincarnée, c’est-à-dire rejeter vers le néant passé cette partie de l’Individualité, cette manifestation passagère de notre Moi éternel qui a été quelqu’un auparavant et qui nous poursuit de telle sorte qu’il nous empêche de vivre en toute sagesse notre maintenant, — on risque toujours, dis-je, de tuer avec cette âme réincarnée (pour parler le langage du vulgaire) le corps même dans lequel elle s’est réincarnée. Ni plus ni moins, nous allions essayer de tuer Cartouche sans tuer Théophraste, mais on pouvait tuer Théophraste. De là notre émotion.

» Il fallait toute l’autorité, toute la science et toute la paix d’âme de M. de la Nox pour me tranquilliser à peu près dans l’extrémité où nous nous trouvions. Mais M. de la Nox, qui est bien l’esprit le plus complet et le plus divin de notre époque (voyez ses travaux sur le Sepher de Moïse et sur l’origine des langues, où ses déductions, tirées d’une triple étude hébraïque du Besaeschit, chinoise du Kinh, sanscrite du Véda, laissent loin derrière elles les hésitations de Fabre d’Olivet, renouvelées des premières propositions de Court de Gébelin.)

» M. de la Nox, dis-je, est encore la volonté la plus absolue et la plus dominatrice qu’ait connue le monde depuis Jacques Molay, auquel il a succédé dans la direction suprême de l’Ordre actuel et secret des Templiers.

» Aussi, je me rappelais les démonstrations catégoriques de son dernier traité de Chirurgie psychique et les enseignements mathématiques de son opuscule sur le Scalpel astral. Si j’énumère toutes les raisons que j’avais de croire en M. de la Nox, c’est que je veux réfuter par avance le reproche que l’on pourrait me faire d’avoir laissé M. de la Nox traiter mon meilleur ami avec la dernière rigueur. Enfin, les excentricités criminelles de M. Longuet, dont avaient été les premières victimes les oreilles de M. Petito, me faisaient redouter les plus irrémédiables catastrophes, et c’est ainsi que je fus porté à considérer l’opération de la mort de Cartouche comme un bienfait non seulement possible mais réalisable, sans un trop grand risque.

» Quant à Mme Longuet, sa foi était si complète en M. de la Nox qu’elle ne fit d’abord quelques remarques timides que pour dégager moralement une responsabilité qu’à tout prendre elle ne croyait pas engagée. Et puis (pourquoi ne pas le dire ?), la terreur où elle était de coucher avec Cartouche — terreur que j’avais prévue et qui avait été une des raisons pour lesquelles je lui avait celé l’ancienne personnalité criminelle de son époux — lui faisait, par-dessus tout, désirer sa mort.

» M. de la Nox me signifia de prendre Théophraste endormi par les pieds, ce que je fis ; il le saisit, lui, sous les aisselles, et, Mme Longuet nous suivant, nous le transportâmes dans le sous-sol, où se trouve le laboratoire qu’éclairent nuit et jour des becs d’un gaz aux larges flammes rouges et sifflantes dont j’ignore encore la nature.

» Nous déposâmes Théophraste sur un lit de sangle et, dans une immobilité miraculeuse, M. de la Nox le considéra plus d’un quart d’heure. Nous nous taisions.

» Enfin, une admirable mélodie se fit entendre. C’était la voix de M. de la Nox qui priait. De quelle musique des anges, de quelles vibrations supraterrestres, de quelles syllabes de gloire céleste et de triomphant amour était faite cette prière ? Qui la redira jamais ? Qui la réunira jamais ? Connaissez-vous le musicien maître de l’Art et du Son qui réunira, une fois passés, les éléments de cette brise parfumée de printemps qui chante, pour la première fois, sous les feuilles premières, sa chanson tremblante d’espoir et d’éternelle vie, au seuil renouvelé des saisons[1] ?

» Je sais seulement que cette prière commençait à peu près ainsi : « Au commencement, tu étais le Silence, Éon éternel, source des Éons ! Silencieuse comme toi était Eunoïa et vous vous contempliez dans un inexprimable embrassement, Éon, source des Éons, Eunoïa, source d’amour, germe fécond par qui l’Abîme allait engendrer ! Au commencement, tu étais le Silence, source des Éons ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Quand la prière fut terminée, M. de la Nox prit la main de Théophraste et commanda. Mais comme les lèvres de M. de la Nox ne remuaient pas, comme il commandait sans parler, comme il interrogeait Théophraste par le seul truchement de son esprit dominateur, je ne pus d’abord savoir ce qu’il commandait ou ce qu’il demandait que par la réponse que faisait Théophraste endormi.

» Théophraste dit sans effort et sans souffrance :

» — Oui, je vois… Oui, je suis…

» — · · · · · · · · · · · · · · ·

» — Je suis Théophraste Longuet…

» — · · · · · · · · · · · · · · ·

» — Dans un appartement de la rue Gérando…

» M. de la Nox se tourna vers nous.

» — L’opération se présente mal, dit-il à voix basse ; j’ai endormi Cartouche et c’est Théophraste qui me répond. Il est endormi dans le maintenant. Il ne faut rien brusquer, cela pourrait être dangereux. Je vais le promener, pour ne point l’effrayer dans le maintenant.

» Théophraste reprit la parole[2] :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» — Je suis rue Gérando, dans l’appartement au-dessus du mien. Et je vois, étendu sur un lit, un homme sans oreilles. En face de lui, une femme, une femme brune… Elle est jolie… elle est jeune… Elle s’appelle Régina…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Cette femme jeune et jolie, qui s’appelle Régina, dit à l’homme sans oreilles :

» — Monsieur Petito, aussi vrai que je m’appelle Régina, que je suis brune, jeune et jolie, et que vous n’avez plus d’oreilles, vous aurez cessé de me voir dans quarante-huit heures et d’entendre le Carnaval de Venise, si vous n’avez trouvé le moyen de me donner la petite aisance à laquelle j’estime avoir droit. Quand je me suis mariée avec vous, monsieur Petito, vous m’avez indignement trompée sur le chiffre de votre fortune et sur le volume de votre intelligence. Eh quoi ! monsieur Petito, votre fortune — je le sais trop maintenant, puisque nous sommes en retard de deux termes et que nous serions dans l’obligation de fuir l’huissier, si nous n’avions résolu de quitter à jamais cet appartement à la suite de la déconfiture de vos oreilles — votre fortune, dis-je, ne reposait que sur des espérances qui ne se sont point réalisées, et votre intelligence, comme votre fortune, n’a rien tenu de ce qu’elle promettait. À mon âge, monsieur Petito, quand on est brune, jeune et jolie, et qu’on s’appelle Régina, on ne saurait se résoudre à la misère. Je ne puis aller toute nue par les rues, monsieur Petito, et cependant il me semble que vous vouliez me réduire à cette extrémité indécente, puisque depuis un mois je n’ai pas donné un sol à ma couturière. Monsieur Petito, je vous parle sérieusement et j’attends de vous une réponse sérieuse. Qu’allez-vous faire, monsieur Petito ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» M. Petito répond :

» — Ma chère Régina, vous me cassez la tête ! Laissez-moi en paix chercher la trace de ces trésors que l’imbécile du dessous est incapable d’arracher au sein profond de la terre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» — L’imbécile, fit entendre dans son sommeil Théophraste, c’est Cartouche !

» M. de la Nox se tourna vers nous,

» — J’attendais ce mot, nous dit-il, pour lui faire quitter le maintenant ! Priez, madame ; priez, mon ami ; l’heure est venue ! Je vais tenter Dieu.

» Et alors, il parla, il commanda, et il était impossible, oh ! tout à fait, tout à fait impossible de ne pas obéira sa voix.

» — Cartouche, fit-il en étendant sa main au-dessus du lit de sangle avec une majesté supérieure, Cartouche, que faisais-tu, à dix heures du soir, dans la nuit du 1er avril 1721 ?

» — Le 1er avril 1721, à dix heures du soir, répond sans hésiter Théophraste, je frappe deux petits coups secs, un en haut de la porte, un autre en bas, dans le dessein de faire ouvrir le cabaret de la « Reine Margot »… Après l’algarade, jamais je n’aurais cru que je pourrais atteindre aussi facilement la rue de la Ferronnerie… Mais j’avais crevé le cheval du garde française ou plutôt il avait culbuté près de la pompe Notre-Dame. Mais j’avais dépisté ceux qui me poursuivaient… À la « Reine Margot », je trouve Patapon, la Porte-Saint-Jacques, Gâtelard et Gueule-Noire… La Belle-Laitière est avec eux… Je leur raconte l’histoire en vidant une bouteille de ratafia… J’avais confiance en eux et je leur dis que je soupçonne Va-de-Bon-Cœur et peut-être bien Marie-Antoinette d’avoir soufflé quelque chose aux mouches. Ils se récrient. Mais je crie plus fort qu’eux. Ils se taisent. Je leur annonce que je suis décidé à faire proprement l’affaire de tous ceux qui me donneront motif à soupçon… Et j’entre dans une belle colère… La Belle-Laitière me dit que je ne suis plus vivable… C’est vrai que je ne suis plus vivable… Mais est-ce de ma faute ?… Tout le monde me trahit. Je ne puis coucher deux nuits de suite dans le même endroit… Où donc est-il ce temps où j’avais tout Paris avec moi ? Où donc est-il le jour de mes noces avec Marie-Antoinette Néron, quand, à l’enseigne du Petit Sceau, chez le cabaretier Bigot de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, nous chantions tous en chœur sur l’air de


Ton joli, belle meunière, ton joli moulin,


la chanson chère à mon lieutenant Camus :


Pitanchons, faisons riolle jusqu’au jugement !


Nous mangeâmes ce jour-là de la perdrix — on n’en mangeait pas chez le roi — nous bûmes du champagne. Ma belle Marie m’aimait. J’avais là mon oncle et ma tante Tanton, qui vendaient de la chandelle rue de Bretagne. Eh quoi ! Tant de bonheur datait du 15 mai de l’année passée, et maintenant !… maintenant, où est-il mon oncle Tauton ? Enfermé au Châtelet. Et son fils ? J’ai dû le tuer le mois dernier pour qu’il ne me dénonçât pas !… La chose fut vite faite… Un bon coup de pistolet à Montparnasse et son cadavre sous un tas de fumier… J’étais sûr de son silence… Mais combien à tuer encore ?… Combien à tuer pour être sûr du silence de tous ?… Par les tripes de Mme de Phalaris ! j’ai dû tuer l’archer Pépin et l’exempt Huron qui s’acharnaient un soir après mon habit cannelle, et cinq archers encore que j’ai massacrés, les pauvres, rue Mazarine… Je vois encore leurs cinq cadavres… Et, cependant, je ne suis pas méchant ! Je voudrais ne faire de mal à personne… Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laisse tranquillement faire la police dans Paris, pour la sécurité de tout le monde… Mon grand conseil lui-même murmure. Il ne me pardonne pas d’avoir exécuté Jacques Lefebvre[3]. Certes, non, je ne suis plus vivable, mais c’est parce que je veux vivre !

» Après ce qui vient de se passer, continua Théophraste dans son sommeil hypnotique, et la façon miraculeuse dont j’ai pu m’échapper, malgré la trahison et les précautions prises par les mouches, je ne dissimule pas à Gâtelard et à Gueule-Noire que je suis décidé à tout… Je le répète, parce que la Belle-Laitière ne cache rien de mes intentions à Duplessis, ni même à Duchâtelet… Je les quitte là-dessus, j’ouvre la porte de la « Reine Margot » ; personne dans la rue de la Ferronnerie ; je me sauve. Je ne dis pas même où je vais coucher à Magdeleine, que je rencontre le long des murs du cimetière des Innocents… La vérité est que je vais passer la nuit comme un voleur, dans mon trou de la rue Amelot[4]. Il pleut à verse. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Adolphe Lecamus, à qui nous devons cette narration, fait remarquer dans ses notes qu’il s’est efforcé de retracer le plus fidèlement possible les phrases échappées à Théophraste dans l’état de sommeil hypnotique. Ce qu’il ne peut pas rendre, nous dit-il, c’est la modulation de ces phrases, leur ton étrange, leurs arrêts, leurs stations, leurs départs précipités, et quelquefois leurs arrivées douloureuses. Enfin, ce qu’il renonce tout à fait à peindre, c’est la physionomie de Théophraste. Par moments, elle exprimait la colère, par moments le mépris, quelquefois l’audace la plus inouïe, quelquefois la terreur. M. Lecamus, qui avait vu le portrait de Cartouche, rapporte que, dans certaines minutes étranges, Théophraste ressemblait à Cartouche. Il lui ressembla pour la première fois, dit-il, dans la minute que voici… Théophraste venait de faire assister ceux qui l’écoutaient dormir à son départ de la rue de la Ferronnerie pour la rue Amelot. Il passe près du cimetière des Innocents, il vient de rencontrer Magdeleine (dit Beaulieu). La pluie tombe à verse, la nuit est lugubre, la rue est sinistre. Soudain, sur son lit de sangle, la figure de Théophraste exprime un sentiment inouï qu’on ne saurait qualifier, car cette expression est à la fois celle de la joie la plus sauvage et du plus magnifique désespoir.

M. de la Nox, penché sur le lit, lui demande :

— Que se passe-t-il, Cartouche ?

Théophraste répond dans un râle :

Je viens de tuer un passant[5] !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’opération continue, nous explique M. Lecamus, ou plutôt les préliminaires de l’opération, car ce n’est que peu à peu que M. de la Nox veut amener Cartouche à l’heure de sa mort. Avant de lui faire vivre sa mort, il est nécessaire de lui faire vivre un peu de sa vie. C’est là la raison qui avait poussé M. de la Nox à rejeter Théophraste dans Cartouche au mois d’avril 1721.

Les minutes qui suivirent furent affreuses pour nous, avoue M. Lecamus, et bien tristes aussi pour Cartouche, qui a repassé la fin de sa carrière, laquelle fut gâtée par la trahison sans cesse renaissante de son lieutenant et l’acharnement incroyable de la police.

La relation de M. Lecamus ne présente rien avant la scène de la torture, qui puisse nous occuper, car elle ne nous apprend quoi que ce soit de nouveau, et elle ne fait en somme que corroborer l’histoire. Il n’est pas utile, en effet, de descendre dans le laboratoire de M. de la Nox pour connaître tous les détails de la sensationnelle arrestation et de l’emprisonnement au Grand-Châtelet. J’en rappellerai quelques-uns. Nous trouvons au Registre des ordres du roi (lettres de cachet) : « Du 16 may 1721, ordre du Roy de saisir et arrêter le nommé Cartouche, qui a assassiné le sieur Huron, lieutenant de robe courte, et le nommé Tanton ; et aussi Cartouche Cadet, dit Louison ; Le Chevalier, dit le Craqueur, et Fortier, dit de Mouchy, pour complicité d’assassinat. » En marge, en regard du nom de Cartouche, ce seul mot : « Rompu. »

La chose était plus facile à dire qu’à faire. Ce n’est que le 14 octobre 1721 que la trahison porta ses fruits et que nous pouvons lire le rapport de Jean de Coustade, sergent d’affaires de la compagnie de Chabannes, quarante-sept ans, vingt-sept ans de services.

M. de Coustade prit avec lui quarante hommes et quatre sergents désignés par Duchâtelet (le lieutenant de Cartouche qui le trahissait, lui-même sergent aux gardes françaises. On lui avait promis la vie sauve). Cette petite armée prit des habits bourgeois, dissimulant ses armes, et cerna fort mystérieusement la maison désignée par Duchâtelet. Il pouvait être un peu plus de neuf heures du soir quand ils arrivèrent en vue du cabaret Au Pistolet, tenu par Germain Savard et sa femme, à la Courtille, près la haute Borne (rue des Trois-Bornes). Savard fumait sa pipe sur le pas de sa porte. Duchâtelet demanda :

— Y a-t-il quelqu’un là-haut ?

— Non.

Duchâtelet dit alors :

Ces quatre dames y sont-elles ?

Savard, qui attendait cette phrase, dit :

— Montez !

Quand il eut dit : « Montez ! », Savard se rangea de côté et la petite troupe se précipita. Elle se ruait à l’assaut de Cartouche comme une armée se rue à l’assaut d’une place forte.

« Quand nous arrivâmes dans la chambre haute, dit M. Jean de Coustade dans son rapport, nous trouvâmes Balagny et Limousin buvant du vin devant la cheminée. Gaillard était dans les draps et Cartouche assis sur le lit, raccommodant sa culotte. Nous nous jetâmes sur lui. Le coup était pour lui si inattendu qu’il n’eut point le temps de nous faire résistance. On l’attacha avec de fortes cordes et nous le menâmes d’abord chez M. le secrétaire d’État de la guerre et ensuite à pied au Grand-Châtelet, dès que l’ordre nous en eut été donné. »

Au fait, les choses ne se passèrent point tout à fait aussi simplement que M. de Coustade le raconte, mais aboutirent au même résultat. Cartouche était d’une force exceptionnelle, malgré sa petite taille, et on ne vainquit sa résistance qu’en l’attachant à un pilier, ce qui nécessita une bataille ardente. Enfin, quand toutes les précautions furent prises, on fit avancer un carrosse dans lequel on déposa Cartouche. Celui-ci était en chemise (il n’avait pas eu le temps de remettre le pantalon qu’il raccommodait). Comme on le bousculait fort, il dit : « Prenez garde, camarades, vous me chiffonnez ! » Il avait gardé tout son sang-froid et félicita le lieutenant qui l’avait trahi de la toilette qu’il avait ce jour-là. Duchâtelet, en effet, avait sorti de magnifiques vêtements d’un noir tout neuf, à cause du deuil de Mme la grande duchesse Marguerite d’Orléans, décédée quinze jours auparavant. Enfin, comme le carrosse faillit écraser quelque pauvre sire, il prononça encore cette phrase qu’il semblait affectionner : « Il faut prendre garde à la roue ! »

De chez M. le secrétaire d’État de la guerre au Grand-Châtelet, il alla à pied, au centre d’une pompeuse escorte. Tout le peuple de Paris accourait sur son passage et criait : « C’est Cartouche ! » sans beaucoup y croire. Il avait été tant de fois trompé ! Mais il le reconnut à ce qu’un officier de l’escorte ayant donné au prisonnier un coup de canne, celui-ci se retourna fort paisiblement et lui envoya dans le visage une ruade de son pied gauche qui fit disparaître, avec un grand fracas, l’officier dans une bouche d’égout qui, par malheur, se trouvait près de là. Le peuple applaudit, car il aime beaucoup les voleurs quand ils sont pris.

Dans sa prison du Grand-Châtelet, en attendant son procès, Cartouche reçut les plus belles visites du monde. Le régent se dérangea pour lui exprimer tout le regret qu’il prenait personnellement à cette triste aventure, mais la conduite du royaume, disait-il, lui imposait des devoirs. La courtisane Émilie et Mme la maréchale de Boufflers se succédèrent dans les petits soins à donner au prisonnier. Mme de Phalaris vint se plaindre à lui de ce que Mme de Boufflers ne lui avait pas rendu son anneau, et Cartouche promit d’en dire un mot à Mme de Boufflers, s’il en avait le temps. On ne lui refusait rien. Il avait droit à trois chopines de vin par jour. Il ne fut jamais plus à la mode. On monta, sans tarder, une pièce intitulée Cartouche. Legrand, qui en était l’auteur, et Quinault, qui en remplissait le principal rôle, vinrent lui demander quelques indications sur la mise en scène. Enfin, quand Cartouche se fut bien amusé, il songea à s’évader. Malgré une surveillance de tous les instants, il allait y parvenir, après être sorti de son cachot et être retombé, grâce à des cordes de paille tressée, dans une boutique, quand on le rejoignit au moment où il poussait le dernier verrou d’une porte qui le séparait de la rue. On trouva que le Grand-Châtelet n’était pas assez sûr pour un homme aussi ingénieux, et il fut, en secret, déposé, chargé de chaînes, à la Conciergerie, dans le coin le plus formidable de la tour de Montgommery[6].

  1. Je tiens absolument à faire remarquer que je cite textuellement M. Lecamus et que je ne suis pour rien dans le déroulement harmonieux de ces phrases un peu excessives mais qu’excuse en somme l’enthousiasme de M. Lecamus pour M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox.
  2. Il est inutile de faire observer au lecteur que cette première expérience, qui consiste pour M. de la Nox à promener l’esprit endormi et dominé de Théophraste dans la vie actuelle, qui est le Maintenant, est la plus commune des expériences ; mais je le fais observer tout de même.
  3. Journal de Barbier : « Il a été fait, il y a deux ou trois jours, un meurtre effroyable derrière les Chartreux. On a trouvé un homme le nez coupé dans sa bouche, le cou coupé et le ventre ouvert dont les entrailles sortaient. Il est depuis ce temps à la Morgue (salle basse, à l’entrée du Petit-Châtelet). On a trouvé sur lui une carte très bien écrite : « Ci-gît Jean Rebaty (en argot le tué, l’assassiné) qui a eu le traitement qu’il méritait ; ceux qui en feraient autant que lui peuvent attendre la même mort. » M. Moreau, procureur du roy, écrivit à M. Pacôme, aide-major du régiment des gardes : « Je suis persuadé que vous sentirez comme moi combien il est important que de pareils crimes ne demeurent pas impunis. »
  4. En 1823, à une époque où l’on procéda au nettoiement du grand égout de la rue Amelot, il existait près de la bouche principale un renfoncement, une grotte de quatre mètres carrés qu’on appelait encore dans le rapport administratif : « La chambre à coucher de Cartouche », parce que le bandit avait été souvent obligé d’y passer la nuit. Combien nous voilà loin de la légende qui représente Cartouche vivant dans « le meilleur monde » et arrêté au moment où il allait épouser la fille d’un riche gentilhomme !
  5. Les dernières expériences des professeurs de l’école de Nancy (se rappeler leurs déclarations au moment du procès Eyraud et Gabrielle Bompard) ont ouvert un champ immense aux hypothèses relatives aux suggestions criminelles de l’hypnose. On peut tuer dans le rêve hypnotique. Ici, M. Théophraste Longuet tue, dans son rêve deux fois centenaire, un passant non loin de l’ancien cimetière des Innocents, un passant d’il y a deux cents ans, du moins c’est ce que M. Lecamus et même M. de la Nox croient ; car M. Lecamus, dans sa narration, ne fait suivre d’aucun commentaire ce meurtre d’un homme auquel il n’attache point d’importance, puisqu’il est déjà mort depuis deux cents ans. Mais, vraiment, je crois qu’il s’est passé encore autre chose que cela. Oserai-je le dire ? Il le faut. Il le faut, car c’est avec des faits semblables jusqu’alors négligés comme impossibles que l’école de Nancy est destinée à étonner le monde. Je signale donc le fait suivant à l’école de Nancy, fait qui pourrait peut-être s’expliquer par l’étrange et complet amalgame du Maintenant et de l’Autrefois chez M. Longuet. Le jour où M. de la Nox opérait M. Longuet de Cartouche, rue de la Huchette, ce jour-là était le 13 juillet 1899. Et si nous calculons l’heure d’après l’incident de la montre (Je te dois mon doigt !) il pouvait être midi ou midi et demi au plus quand, dans son rêve hypnotique, M. Longuet prononçait ces paroles : « Je viens de tuer un passant ! » Il disait cela, alors que dans son rêve, toujours, il se trouvait près du cimetière des Innocents. Or, je reproduis ici ces lignes que publiaient quelques jours plus tard, et que j’ai trouvées dans le coffret en bois des îles, les journaux, à la rubrique « faits-divers » : « M. Jacques Mathomersuil, habitant la ville d’Eu, 6, rue de la Petite-Mouillette, et de passage à Paris, où il est descendu chez M. Noël, épicier, son parent, rue de la Tour-d’Auvergne, se trouvait le 13 de ce mois à midi et quart devant la Fontaine des Innocents, examinant curieusement l’œuvre de Jean Goujon, quand il s’affaissa sans pousser un cri. On le crut pris d’un soudain malaise et on le transporta dans une pharmacie voisine. Là, on s’aperçut qu’il avait reçu un coup de poignard en plein cœur. Pourtant, les témoins ne se rappellent pas avoir vu quiconque l’approcher. Une enquête est ouverte. Va-t-on se mettre maintenant à assassiner en plein Paris et en plein midi ? »… Coïncidence étrange, infernale, sur laquelle je n’ose insister. Il y a des moments où le mystère attire, il en est d’autres où il épouvante.
  6. Cette tour a disparu aujourd’hui.