La Double Vie de Théophraste Longuet/27

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Ernest Flammarion (p. 249-251).


XXVII

UN HOMME SANS OREILLES AVAIT LA TÊTE À LA PORTIÈRE.


En somme, toute cette géométrie résume cet événement bien simple : Un train rapide doit brûler deux petites stations distantes de quatre à cinq kilomètres. Il est annoncé à la seconde quand il passe à la première, et cependant on l’attend vainement à la seconde ! On court de part et d’autre au-devant d’une catastrophe : or, on ne retrouve plus le train, un train rapide dans lequel il y a peut-être une centaine de voyageurs ?

Que le chef de gare de la station A soit mort sur le coup que lui porta cette disparition inouïe, stupéfiante, ahurissante, ridicule, infernale et cependant combien simple du train (nous le verrons par la suite), il ne faut point s’en étonner outre mesure. Les esprits avaient été fort secoués par l’événement. Le chef de gare de la station B ne valait guère mieux que son collègue. Enfin, toutes les personnes présentes poussaient des cris incohérents. Ils appelaient le train, comme si le train pouvait leur répondre ! Ils ne l’entendaient pas et, sur la plaine unie, ils ne le voyaient pas ! Le facteur enregistrant de la station A était penché sur le corps de son chef et prononça ces mots : « Je crois bien qu’il est mort ! » Tous alors se groupèrent autour du mort et, sur deux branches d’arbre arrachées au bord de la route, couchèrent son cadavre. Ils revinrent ainsi, accompagnant le cadavre porté par deux d’entre eux, vers la station A. N’oublions pas que le train avait passé à la station B et que nul ne l’avait vu à la station A.

Or, ils n’étaient pas arrivés à la station A, que sur la voie, sur la voie qu’ils venaient cependant de parcourir, ils aperçurent un wagon, ou plutôt deux wagons, c’est-à-dire un wagon et le fourgon de queue ! Ces gens poussèrent encore des cris de fou. D’où venait cette queue de train et qu’était devenu le commencement de ce train, c’est-à-dire la locomotive, le tender et trois wagons à couloir ?

Consultez le plan.

C marque le point où, sur la ligne, se sont rencontrées les deux équipes A et B quand elles allaient à la recherche du train, et c’est encore le point où est mort le chef de gare de la station A. Les deux groupes, réunis en un seul, rapportèrent donc le corps vers A, quand sur le point D, point sur lequel ils venaient quelques minutes auparavant de passer et où ils n’avaient rien vu, ils trouvent un wagon et le fourgon de queue.

Je dis que ces gens poussaient des clameurs de fou quand ils aperçurent une tête bizarre qui remuait à la portière. Cette tête n’avait pas d’oreilles et l’homme sans oreilles avait la tête à la portière. Ils le hélèrent. Du plus loin qu’ils le virent, ils lui demandèrent ce qui était arrivé. Mais l’homme ne répondit pas. Chose bizarre, la tête remuait, comme si elle était poussée de droite et de gauche par le vent qui soufflait alors avec une force appréciable. C’était une tête aux cheveux crépus. Elle baissait le nez ; la cravate, autour du faux-col d’une blancheur éblouissante, était dénouée et flottait au vent. En approchant davantage, les hommes aperçurent de la peinture rouge sur le panneau de la portière.

Enfin, enfin, quand ils furent tout près (ils n’allaient qu’assez lentement, à cause du cadavre du chef de gare), ils eurent la vision de l’effroyable réalité. Cette peinture était du sang, et si l’homme avait la tête à la portière, c’est qu’il avait la tête prise dans la portière. Elle ne tenait plus que par un lambeau. Cet homme, ce malheureux homme avait dû ouvrir en cours de route la portière, pencher la tête au dehors, et la portière s’était brutalement refermée sur son cou, le décapitant, ou presque ! Les deux équipes, voyant cela, hurlèrent encore, déposèrent le cadavre du chef de gare, firent le tour du fourgon, dans lequel il n’y avait personne, et, ouvrant une autre portière du wagon, constatèrent que ce wagon était vide, sauf l’homme qui avait la tête prise dans la portière et dont le corps, à l’intérieur du wagon, c’est-à-dire dans le couloir, était tout nu !

La nouvelle de tant de fantastiques horreurs se répandit immédiatement dans les villages à la ronde. Et une foule énorme, toute la journée, encombra les quais de la petite station A. Des chefs vinrent de Paris. Non seulement on ne put s’expliquer, ce jour-là ni les jours suivants, la mort de l’homme tout nu qui avait la tête à la portière, mais encore on ne retrouva ni le train ni les voyageurs. On ne parla que de cette étrange affaire aux obsèques du chef de la station A, qui furent tout à fait solennelles ; et même dans toute l’Europe ; aussi en Amérique.