La Double Vie de Théophraste Longuet/5

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Ernest Flammarion (p. 46-49).


V

M. LECAMUS DIT DES CHOSES DÉSAGRÉABLES À M. LONGUET


« Il pouvait être deux heures du matin, continue à nous narrer Théophraste dans ses mémoires, quand ma chère Marceline sut me persuader qu’il était de toute nécessité de faire à M. Adolphe Lecamus mes confidences. La grande expérience d’Adolphe, sa science certaine de la métaphysique, disait-elle, devaient être d’un grand secours à un homme qui avait enfoui des trésors deux cents ans auparavant et qui voulait les retrouver.

» — Tu verras, mon ami, ajouta-t-elle, tu verras que c’est lui qui te dira comment tu t’appelles.

» Elle était si gentille que je finis par céder à ses instances. Et, dès la matinée, j’entrepris Adolphe sur l’événement de la veille. C’est ainsi que de fil en aiguille, je veux dire de chanson en document et de document en Conciergerie, je lui contai tout, en épiant sur son visage l’effet qu’une telle révélation pouvait lui produire. Je constatai que je l’avais complètement ahuri. Ceci me parut même étrange au plus haut point qu’un homme qui faisait profession de spiritisme s’étonnât ainsi de se trouver en face d’un bourgeois sain de corps et d’esprit, lequel prétendait avoir eu une existence certaine deux cents ans avant de renaître. Il me répondit que ma conduite au repas de la veille et les phrases incompréhensibles que j’avais prononcées devant lui depuis notre visite à la Conciergerie étaient bien faites pour le préparer à une aussi exceptionnelle confidence, mais enfin qu’il ne s’y attendait pas, que je l’en voyais tout interloqué et qu’il serait heureux de toucher du doigt les preuves d’un tel phénomène.

» Je sortis mon document. Il ne put en nier l’authenticité et reconnut mon écriture. Cette dernière constatation lui tira une exclamation dont je voulus connaître toute la raison. Il me répondit que mon écriture sur un document datant de deux siècles lui expliquait bien des choses. Quoi encore ? fis-je. Il m’avoua alors avec une grande loyauté que, jusqu’à ce jour, il n’avait rien compris à mon écriture et qu’il lui aurait été impossible d’établir un rapport quelconque entre cette écriture et le caractère qu’il me connaissait.

» — Vraiment, interrompis-je, et quel caractère me connaissez-vous, Adolphe ?

» — Me permettez-vous de vous le dire et me promettez-vous de ne m’en point vouloir ?

» — Je vous le promets.

» Il me fit, sur cette promesse, une peinture de mon caractère : qu’il était celui d’un brave bourgeois, d’un honnête marchand, d’un excellent mari, mais d’un homme incapable de montrer de la fermeté, de la volonté, de l’énergie. Il me dit encore que ma timidité était excessive et que cette bonté qu’il me reconnaissait tout à l’heure était toujours prête à dégénérer en faiblesse.

» Le portrait n’était guère flatté, et je ne me cachai point pour en rougir.

» — Et maintenant, fis-je, que vous m’avez dit ce que vous pensez de mon caractère, me direz-vous ce que vous pensez de mon écriture ?

» — Oui, répondit-il, puisqu’aujourd’hui c’est nécessaire.

» Alors, il me fit, sur mon écriture, des observations qui n’auraient point manqué de me fâcher tout à fait si je ne m’étais souvenu que M. Petito, le professeur d’italien, m’en avait servi de concordantes. Il me dit :

» — Votre écriture exprime tous les sentiments contraires à la nature que je vous connais, et je n’imagine rien de plus antithétique que votre écriture et votre caractère. C’est donc que vous n’avez pas l’écriture de votre caractère actuel, mais l’écriture de l’Autre.

» — Oh ! oh ! m’écriai-je, c’est fort intéressant ! L’Autre était donc énergique ?

» Et je pensai à part moi que l’Autre avait dû être quelque grand capitaine. Voici ce qu’Adolphe ajouta, et que je me rappellerai toute ma vie, tant j’en conçus de peine :

» — Tout marque, dans ces jambages et dans la façon aiguë qu’ils ont de se rejoindre, et dans la manière qu’ils ont de grandir, de monter, de se dépasser les uns les autres : de l’énergie, de la fermeté, de l’entêtement, de la dureté, de l’ardeur, de l’activité, de l’ambition… pour le mal ! J’étais consterné, mais je m’écriai dans une lueur de génie :

» — Où est le mal ? Où est le bien ? Si Attila avait su écrire, il eût peut être eu l’écriture de Napoléon !

» — On a appelé Attila « le fléau de Dieu ! », dit-il.

» — Et Napoléon a été le fléau des hommes ! répliquai-je du tac au tac.

» Je contenais difficilement mon courroux et je lui boutai que Théophraste Longuet ne pouvait être qu’un honnête homme avant sa vie, pendant sa vie, et après sa mort.

» Marceline, ma chère femme, m’approuva, et Adolphe, qui vit qu’il était allé trop loin, me demanda pardon. »