La Douleur/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 211-219).
CHAPITRE XXVII




pensée divine que la chute dévoile

L’homme, il est vrai, ne devrait pas oser parler de la chute. Réfléchira-t-il sans effroi aux maux qu’elle a causés, mais surtout à l’ingratitude avec laquelle il abandonna Dieu ? Et cependant, ne doit-on voir qu’un accident inopiné dans un fait qui put aussitôt devenir le point de départ et la grande donnée d’un monde ?

Au début, l’âme, sans doute, devait être beaucoup moins homme, beaucoup plus ange, pour préparer ainsi la transition entre la création antérieure et l’état où nous sommes. Mais l’être naissant n’a pas su garder cette place..... Alors, avec la rédemption, l’homme entrera dans un ordre nouveau, qui va prendre des proportions immenses. L’amour, au fond, le savait bien. Mais un Dieu de bonté et d’audace a voulu laisser faire notre liberté ! Il l’a voulu pourvoir jusqu’où pourrait monter notre grandeur, et surtout jusqu’où allait se dilater la miséricorde infinie !

Par la douleur, par le martyre, quelques hommes pourront s’élever plus haut dans l’être en arrivant à plus d’amour, et Dieu lui-même, par la Miséricorde, fera venir de plus haut la source dont il veut les former. Mais Dieu aura des amertumes, car il va prendre sur lui des fautes que l’homme va si aveuglément et si témérairement commettre..... Et qui sait ? Dieu voudrait-il ici montrer jusqu’où peut aller son amour.....

Certainement, la création donnait la preuve de l’amour, mais elle n’en laissait pas voir toute la profondeur. Le trois fois Saint rêvait sans doute un être à qui il pût en exprimer la plénitude et en faire sonder les douceurs, comme s’il eût voulu se rendre ce compte à lui-même..... Il était allé prendre l’homme au néant ; il va descendre encore plus bas pour le retirer du péché ! Et notre âme est si chère à Dieu qu’il se décide à livrer au monde son Fils, afin de faire « surabonder la grâce » où voudrait abonder la mort.

Pour pouvoir se livrer à toute sa miséricorde, Celui qui désormais n’agit que par excès d’amour donnera donc toute latitude à notre liberté, en s’offrant pour la relever de toutes ses chutes ! L’homme qui tombe pourra-t-il se relever avec plus de gloire ? L’homme qui ceint la douleur pourra-t-il entrer plus avant dans les béatitudes, et l’Église, qui va réparer la nature, le fera-t-elle avec plus de perfection ? C’est là tout ce qui paraît préoccuper un tel amour. Car la Miséricorde va faire tous les frais de la générosité sans pareille.....

Une telle liberté remet l’homme tout à faire. La création l’a commencé ; il faut ici que l’âme reprenne son commencement. On oserait presque le dire : il faut dès le début que sa nature tombe ; il ne doit être composé que de grâce et de liberté !

Homme ! ne t’étonne plus de l’ardente continuité du travail ! Il importe que ta liberté revienne sans cesse sur elle-même ; il faut qu’elle ait tout vu, tout repassé ; qu’elle ait repris les avances que Dieu a faites, puisque tout croule dès que le mérite acquis n’est point là. Mais plus elle agrandit ton âme, plus elle ouvre le vase d’or où la grâce peut, cette fois, se répandre au gré de l’amour infini !

Voilà donc pourquoi le Christianisme, cette merveille du monde, veut réduire en nous tout un côté de la nature ! Que je comprends bien aujourd’hui pourquoi il fut la religion de la douleur en même temps que de l’amour ! Que je comprends bien aujourd’hui pourquoi la Sainte Église prêcha toujours la pénitence, le renoncement, l’abandon ! Fille du Ciel, gloire à toi, qui as mis la liberté dans mes veines !


Voilà bien les profits que l’homme pourra retirer de la chute. Mais quels profits peut en tirer la nature divine ? Eh bien ! l’état de rédemption n’a-t-il pas vu surgir un essaim de vertus qui fussent restées inconnues de l’état d’innocence ? En celui-ci, la patience, le repentir, la pénitence, le dévouement, l’apostolat, la virginité, le martyre, et toutes les merveilles de l’état religieux ne fussent pas venus réjouir le cœur du Trois-fois-Saint. Des légions de saints, tous nés dans une chair infime, réjouiront ce cœur, étonneront les cieux eux-mêmes par des prodiges d’héroïsme et d’abnégation..... Les théologiens n’ont-ils pas affirmé que les martyrs, les vierges et les docteurs sont revêtus au Ciel d’une gloire si grande, que leur éclat reluit au milieu même des chœurs des anges ? Sans la rédemption, savons-nous en outre si la Reine immaculée des anges et des saints serait issue de notre chair ?.....

Mais de tels profits, on le voit, sont encore recueillis par la nature humaine.....


Toutefois, Dieu voulut créer l’homme bien, c’est-à-dire en pouvoir de ne pas pécher. Après cela, il appartenait à l’homme, assez faible pour se laisser choir jusque vers ses racines, de se reprendre en sous-œuvre dans le tréfonds de la douleur. Mais alors la tige brisée, la plante couchée à terre va repousser en tirant désormais sa sève de la miséricorde et de la grâce. De cette manière, c’est l’homme qui a accepté le genre d’épreuve que la douleur impose, en même temps qu’il est entré dans les fins dont elle accroîtra ses mérites. Dieu fit l’homme, l’homme fît le mal, personne ne fît la douleur : elle naquit de l’infirmité ou de l’indignité propre à l’être créé, qu’un amour inouï appelle à l’existence incomparable.....

Aussi Dieu toléra la douleur, soit pour déterminer cet effort de patience qui agrandit ici-bas les âmes, soit pour abattre leur orgueil par des anéantissements successifs, soit enfin pour leur épargner la douleur, plus tard inévitable, qu’encourt une brutalité qui sera éprouvée à la flamme de la Perfection éternelle.....

Ne croirait-on pas alors que la Chute a été comme laissée à la libre disposition de l’homme ? Aussi la Rédemption fut dite, en quelque sorte, contemporaine de la Chute, car, aussitôt après celle-ci, la réparation fut entreprise et commencée par les promesses de Dieu et par la Foi en de telles promesses.

Assurément, dans l’ordre créé pour Adam, au lieu d’aller du mal au bien par des efforts quelquefois héroïques, l’homme pouvait, par une action plus angélique, aller paisiblement du bien au mieux. Mais nous savons combien il fut loin de le faire, puisque du premier mouvement il est si vite allé du bien au mal..... Hélas ! on voit à qui Dieu a affaire quand il se trouve en face du créé !

Alors apparaît à la fois tantôt la juste punition d’une faute qui pouvait à jamais perdre l’homme, tantôt la générosité envers une créature à laquelle la miséricorde ne refusera rien pour l’orner d’un mérite plus grand aux yeux de l’Infini. Ici, l’âme ne sait ce qu’il faut le plus admirer et bénir, ou de la sollicitude courroucée autant qu’attendrie du Cœur divin, ou de la confiance magnanime qu’il fonde en la surabondance du don et du pardon qu’il désire accorder ! confiance et sollicitude auxquelles nul sentiment, nul amour, en aucun temps, en aucun lieu, ne saurait être comparé.

Dans tous les cas, avouons-le à notre honte, c’est l’homme qui s’est mis dans la nécessité de reprendre son être de plus loin, et Dieu seul a montré une générosité ineffable..... Que l’homme le comprenne bien, sans la miséricorde, tout croulait dans la mort.

Les Cieux voulurent donc secourir ce fils de l’Être, en ouvrant une source d’amour plus profonde que celle même d’où sortit la création. O felix culpa ! c’est le chant que l’Église répète désormais dans ses hymnes de fête..... Après les titres qui nous viennent de Dieu, de nouveaux titres de noblesse viendront-ils donc des droits nouveaux de la douleur ?

Courage ! puisque l’homme est tenu de se créer une vie nouvelle à l’aide de sa vie même ! Là douleur décomposera la première matière, qui est l’orgueil. Le créé doit en quelque sorte disparaître ; il n’est qu’une première mise de fonds..... « Dieu, nous dit l’hymne de la Pentecôte, nous a sauvés en nous faisant renaître, en nous renouvelant par l’Esprit-Saint. » Dans l’Infini la substance est d’elle-même, le Verbe ne fut point créé ! Eh quoi ! il vient encore emprunter notre propre nature pour nous enter sur les mérites de la sienne..... quelle essence Dieu a-t-il donc rêvée dans les Cieux ? Mais aussi, avons-nous sondé cette parole dite à l’homme : Mon Fils ! Parole qui ne fut peut-être pas dite à l’ange ! Et d’ailleurs, ce n’est pas avec l’ange qu’il a voulu, qu’il a daigné associer sa sublime nature : Nusquam angelos, sed semen Abrahæ apprehendit ! Non, nous ne savons pas ce que c’est que la douleur. Le travail prépare ici-bas un être qui, plus sublime en ce point que l’ange, marchera vers le terme de sa perfection, sans tomber d’un seul coup et pour jamais du seuil de l’Infini !

Concevons donc pourquoi Dieu, tout en prévoyant notre chute, ne s’est point arrêté devant la création ! Encore ne savons-nous pas les conséquences que l’Infini, dans son système immense, va rattacher à la seule liberté de l’homme ; encore n’avons-nous pas vu la portée des mérites enfermés dans le mystère de la douleur ! car la question est moins encore sur la douleur que sur la quantité dont l’âme en peut être abreuvée.....