La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre III

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 13-23).
CHAPITRE III




œuvre de la douleur dans le temps

Abstenons-nous de peindre la douleur. Indiquons seulement son effet psychologique, comme on vient d’indiquer sa fonction en quelque sorte ontologique.


Voyez combien l’homme affligé devient facile à aborder. Comme ce coursier impétueux et sans frein a été ramené, par la peine et la privation, sous la main qui doit le conduire ! Approchez seulement de l’âme altière que la douleur vient d’atteindre. Dans sa gloire, elle n’écoutait personne et méprisait tous les secours ; mais, à cette heure sacrée, elle entendra tout, vous accueillera avec reconnaissance, et se soumettra avec charme et résignation. Jugez combien d’humilité est née de la douleur !

Approchez également du cœur insensible que la douleur vient de briser. Dans son orgueil, il ne vivait que de lui seul et repoussait la sympathie. Mais, à l’heure de la douleur, ce cœur si intraitable n’a plus rien de dur ; il renonce au mal, il vous appelle, il répète le mot de consolation, se donne à vous et demande avec effusion que vous l’aimiez un peu. Jugez combien d’amour est né de la douleur !

Or, l’amour et l’humilité étant le contraire exact de l’orgueil, ici l’orgueil est étouffé parla douleur.


L’être s’était en quelque sorte noué par l’orgueil : une force devra le briser en éclats avant qu’il se reconstitue ; c’est la mort. Car, sans l’orgueil, la mort, ce temps d’arrêt dans l’être, n’aurait peut-être pas existé. La mort ne semble pas une chose naturelle : la nature a-t-elle horreur de ce qui lui est conforme ? la mort n’appartient pas vraiment à l’être ; elle fut envoyée par la vie pure contre le mal, cet ennemi de l’être.

Née de l’infortune de l’homme et annoncée dans le paradis terrestre, la mort vient sur les pas de notre liberté pour en dévorer d’un seul coup tous les fruits de réprobation. Nul être, au reste, ne peut prendre sa forme définitive sans une dissolution de sa forme antérieure[1]. La mort est la solde de l’orgueil ; elle seule pouvait rétablir la vie pure partout où le mal avait passé. Oh ! l’admirable invention que celle de la mort ! Mais la mort avait besoin de combattre l’orgueil durant la vie, c’est pourquoi elle a envoyé en avant la douleur. La douleur est l’écuyer de la mort.

L’homme altier s’est soumis, l’homme dur s’est attendri, l’homme paralysé s’est ranimé en prenant le breuvage de la douleur. D’une liberté épuisée, elle a su faire sortir les triomphes de la patience ; d’un amour éteint, elle a su faire jaillir les gloires du renoncement, et d’un être déformé par l’orgueil, elle a tiré une âme déjà resplendissante !

Ô mystère de l’être, que de ressources dans tes abîmes ! Où le néant semblait indispensable, déjà la mort vient de suffire.


Comme le remarque Mme de Staël, la douleur est donc un bien, ainsi que l’ont dit les mystiques ? Elle n’est pas un bien en soi, mais en ce qu’elle est l’instrument efficace d’un bien. La douleur est notre moyen naturel de perfectionnement ; elle est une dernière ressource pour l’âme qui, dans sa défaillance, abdique ses prérogatives.

Une partie de l’âme est-elle tombée dans l’insensibilité de la mort ? l’ardent charbon de la douleur y rallume aussitôt la vie. La douleur restitue ses puissances radicales à l’homme, qui, sans mérite, les avait reçues de là création. Elle produit un effet qu’on ne sait comment exprimer : elle condense l’être. Sous les coups répétés du marteau, le fer rouge devient de l’acier.

Semblablement, dans l’ordre physique, la douleur, fille de l’irritation, n’est qu’une accumulation de vitalité sur un organe. Pour ranimer un membre engourdi, on ramène par des frictions la sensibilité, jusqu’à ce qu’on se rapproche de la douleur. Ce sont les douleurs de la fatigue, de la privation et de l’effort, qui, dispensées avec mesure et persévérance, maintiennent la vigueur aux organes. Qu’une trop grande abondance de vitalité accoure sur un point, la souffrance aussitôt s’y fait sentir.

Fragiles et mortels, les organes du corps ne supportent qu’à faible dose la condensation de la vie ; s’ils pouvaient contenir la plénitude de la douleur, ils parviendraient à la perpétuité. Mais, au sein de l’âme immortelle, la douleur opère en toute sûreté. On la voit toujours revenir vers les mêmes endroits du cœur, il n’est rien de tel que d’être intéressé au fond, pour perdre plusieurs fois sa fortune ; ambitieux, pour rester sans cesse humilié ; trop sensible, pour perdre l’objet de ses affections.

De là, suivant les parties que la douleur affecte en nous, elle indique nos côtés les plus faibles. Toutefois, dès qu’elle entre dans l’âme, elle pénètre partout. Et où la douleur a passé, soyez sûr qu’elle a étonnamment accru la vie. Voyez, lorsque l’homme vient d’être travaillé par l’affliction, avec quelle aisance il respire le moindre contentement ; comme son cœur s’ouvrirait alors à toutes les délices de la vie immortelle !

La douleur sanctifie. Et elle sanctifie à un point qu’il n’est pas donné à celui qui la souffre de le savoir, si ce n’est peut-être par le sentiment qu’il en garde au fond de sa conscience. Remarquez combien les personnes qui ont souffert ensemble s’estiment après ! Le fait est surtout visible chez les époux, qui peuvent mieux s’apercevoir du perfectionnement qui s’est fait en leur cœur.

La douleur seule entre assez avant dans l’âme pour l’agrandir. Elle y réveille des sentiments que l’on ne soupçonnait point encore : elle va toucher jusqu’aux sources de la sainteté ! Dans ses élans, elle donne essor à des émotions que les plus grands artistes peuvent à peine entrevoir. Il y a dans l’âme des places très élevées où dort la vitalité, et que la douleur seule peut atteindre : l’homme a des endroits de son cœur qui ne sont pas, et où la douleur entre pour qu’ils soient !

Ne redoutons pas les ravages de la douleur. Quelquefois elle vide entièrement l’âme, mais lorsqu’elle a passé, Dieu s’y précipite pour la remplir. Les joies du ciel descendraient-elles avec leur suavité dans toute l’âme humaine, si l’amertume de la douleur n’y avait partout éveillé une faim sacrée ? La joie se fait sa place quand le cœur s’agrandit ; c’est dans le vase de la douleur que se répandra la Félicité.

Cependant si l’on ne savait pas à cette heure que dans la Chute est l’origine de la douleur, que dirait-on à ceux qui en sont atteints ! Que dirait-on surtout à ceux qui voient tomber autour d’eux des personnes chéries ? Sans la Chute, la douleur resterait un mystère foudroyant pour la pensée. Mais la douleur n’est plus la douleur, elle est la résurrection et la gloire !

Cette vie est courte, très courte ; plus courts encore sont les événements qui la remplissent : on ne le sent réellement qu’au terme. Alors on ne regrette plus les palmes qu’on a cueillies dans le buisson ardent : un rayon d’amour luit, et nous ressentons un regret mortel de n’avoir pas à donner à Dieu une seconde vie mille fois plus remplie de douleurs. Les élus céderaient à tout moment le bonheur du ciel[2] pour souffrir encore un seul instant pour Dieu..... Souffrir, tout souffrir jusqu’à la fin des siècles, s’écrie sainte Thérèse, pour voir et pour aimer Dieu de plus près. Les âmes vont d’elles-mêmes dans le Purgatoire ![3]

Dieu envoie la douleur aux âmes pécheresses, aux âmes tièdes et aux âmes parfaites. Aux âmes pécheresses, pour les ramener de ce monde à Lui ; aux âmes tièdes, pour achever de se les attacher, et aux âmes parfaites, pour leur obtenir plus de perfection et les conduire plus avant dans son cœur. Ne trouvant auprès des premières ni humilité, ni force de volonté, ni innocence dans les désirs, ni dès lors aucun moyen de les faire profiter de sa miséricorde, il veut du moins, par la souffrance, leur procurer cette dernière ressemblance avec son divin Fils ; et cette ressemblance seule devient un prétexte à sa miséricorde. Voyant que les secondes, toujours ballottées, languissent entre le bien et le mal, Dieu jette dans leur âme le lest de la douleur. Quand à celles qui déjà le servent dans la ferveur de leur amour, il leur envoie la douleur pour ennoblir de plus en plus leur effort, en les faisant expier et mériter pour celles qui ne méritent pas. Comment soupçonner dès ce monde les générations qu’elles enfantent à la Gloire ? Mais, au seuil de l’Éternité, de telles âmes verront ces générations accourir à leur rencontre et se presser au-devant d’elles. Elles se demanderont alors comment des peines passagères ont engendré tant de bonheur ! Aussi voyons-nous ici-bas ces grands amis de Dieu parcourir l’échelle entière de la douleur.


Nous ne parlons que des flammes de la douleur ; mais plusieurs en ont connu les ravissements, et leurs âmes se sont rafraîchies à longs traits à la source des larmes. Qui n’a éprouvé, lorsqu’elles coulent sur le cœur, un sentiment si vif et si délicat de ce que le Ciel veut de nous, que nous sommes prêts à nous donner comme des hosties purifiées ? On ne pleure que lorsqu’on a trop de choses dans le cœur.

La douleur avance pas à pas, et l’homme sent en lui un noyau immortel qui ne peut être atteint, qui s’enflamme, qui brille, qui se réjouit à mesure que l’épreuve pénètre en nous. Et ce point où la douleur s’ouvre sur la joie ! vous savez d’où vient l’âme : quand l’émotion descend tout à fait au fond, ne soyez plus surpris si l’on trouve le Ciel. Oh ! les larmes ne viennent pas de l’homme, je vous le jure ! elles ont plongé dans l’ivresse tout un côté de mon cœur.....

Un tendre ami me répondit un jour : « Remarquez, lorsqu’on a traversé de grandes douleurs, que pour tout au monde on ne voudrait pas ne les avoir point souffertes. » Quel beau mystère est dans cette pensée !

Comme les doigts de la douleur savent entrer dans le cœur et pétrir jusqu’au fond cette pâte sacrée ! Mais Dieu pouvait-il le toucher autrement sans le faire expirer de joie ? Attentive ménagère de mon âme, comme tu as su récolter tous les fruits de ma vie ! Que je sais bien comment tu t’y es prise avec moi : l’inspiration venait, tu l’arrêtais ; l’espoir naissait, tu me l’ôtais ; mes transports, tu les étouffais ; un bien, tu me le reprenais ! Sainte douleur, si je te juge par les douceurs que tu m’as enlevées, tes flancs doivent contenir pour moi des délices inouïes ; et dusses-tu traîner mon cœur sur les sables des déserts, je ne te quitterai pas ; il faudra bien que tu laisses briser un jour sur ma tête penchée l’urne remplie des joies que tu me ravissais !

— Mais, silence, ô mon âme ! ou l’on prendrait ton cri pour celui de la plainte, quand tu voudrais mettre ta vie dans un seul cri, celui de la reconnaissance pour ce Dieu qui voulut t’appeler du néant et te combler de dons capables de t’unir à Lui pour toujours.....



  1. « Le grain ne porte point d’épi, dit l’Évangile, s’il ne meurt dans la terre. » Dissolution du mal, la mort s’arrête quand ce dernier s’évanouit. Les Pères ont appelé l’homme la plante mystique de la résurrection.

    « Dieu n’est pas l’auteur de la mort, s’écrie Mgr de la Bouillerie ; Deus mortem non fecit ; il ne sait que donner la vie creavit hominem inexterminabilem ; c’est le péché, notre ennemi, qui a semé l’ivraie de la mort ; Dieu nous a envoyé son Fils, qui était la vie, in ipso vita erat. Il a rendu à l’homme son immortalité. »

  2. C’est-à-dire qu’elles tenteraient l’impossible pour glorifier Dieu ; car il faut bien repousser l’idée étrange que des âmes pourraient, par amour pur, s’engager à souffrir éternellement de la privation de Dieu ; ce qui serait, en d’autres termes, renoncer éternellement à l’aimer, et par amour pour Lui !
  3. Les âmes vont d’elles-mêmes dans le Purgatoire ! C’est-à-dire, qu’elles iraient d’elles-mêmes dans le Purgatoire, plutôt que de se présenter devant Dieu flétries par une imperfection qui pût écarter son regard.