La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XXX

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 239-248).
CHAPITRE XXX




douleur et amour : voila l’homme

Sueurs de l’homme ! larmes de l’homme ! sacrées jusque dans le nom que vous prêtent les langues, auriez-vous le grand respect du genre humain, si vous tiriez tout votre prix des motifs, presque constamment vains, qui vous ont fait couler ?

Mais l’univers nous en a dit peut-être plus que l’homme..... Ici, tout se ramène à cet être sublime, sur qui Dieu semble concentrer ses sollicitudes, comme chaque astre du ciel dirige sur lui ses rayons. Tout demande une place autour de lui, jusqu’à ces globes qui se plient sous la subordination apparente dans laquelle la petitesse, qu’inventa la distance, les fait circuler sous nos yeux. Leurs feux secondaires, s’allumant sur nos têtes à l’heure des mystérieuses paix de la nuit, semblent nous les montrer comme suspendus d’admiration, roulant dans l’orbe d’une prière immense autour du lieu libérateur..... Vois au loin, et cette terre, et ces cieux..... la lune aussi harmonieuse qu’un chant..... les étoiles comme des sons flottants pour rallier l’immensité..... et, dans l’azur, la pourpre lointaine des mondes l’insaisissable et le divin partout..... Homme, vois, tout est si beau ! Dis, si pour ton seul agrément ces paupières fortunées se sont ouvertes à la lumière !


Non, la nature n’a pu retenir sa pensée ni garder le secret des cieux. Quel hymne chante le soir dans les solitudes du silence ? J’ai écouté les bruits de la terre : ils me racontaient quelque chose d’inconnu ; et j’avoue que je n’ai pu assister au spectacle de ses nuits, sans être pénétré d’un frémissement immense et solennel. Poète, il faut me dire quel est ce grand secret de mélancolie que la lune aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers.....


Pour moi, sur la montagne, j’ai entendu passer le vent comme s’il portait tous les soupirs des mondes. Et dans les cimes des grands pins, et vers le bord de mes genêts, derrière le pan de ma muraille, comme auprès de ma porte close, toujours sa voix est revenue avec les mêmes gémissements, et mon âme m’a demandé ce que c’était.


— Ah ! il faudrait que je fusse morte pour rester sourde à cette voix ! Que je m’enfonce dans les bois, que je fuie sur les monts, que je traverse les plaines, que j’approche de l’Océan, la même plainte arrive à moi….. Pourquoi cette belle nature vient-elle ainsi partout gémir ? Il faut bien que quelqu’un lui donne cet accent qui nous attendrit…..


Et je répondais à mon âme : Écoute mon pressentiment.




Les célestes hiérarchies brillaient dans leur innocence ; et Dieu songeait aux êtres qui brilleraient surtout dans leur mérite. Déjà l’éternelle pensée contenait les essences qui devaient être par héroïsme ce que l’ange est plutôt par nature, celui-ci avait à conserver ses dons, celles-là devront les conquérir. Les cieux restaient consternés d’avoir vu l’orgeuil naître de la spontanéité hâtive du bonheur !

L’amour ne tentera plus de faire échapper les esprits aux rigueurs des conditions éternelles. L’Absolu a des frontières redoutables ; mais la douleur deviendra le passage et l’élan d’une audacieuse liberté ! Les âmes recevront le temps : elles formeront successivement en elles ce qui s’opère identiquement et éternellement dans l’Être..... Alors l’Éternel demanda au Ciel bienheureux, s’il n’y avait pas quelque puissance qui voulût aussi porter la douleur pour la nouvelle Création. Les hiérarchies divines, se pressant tremblantes contre Dieu, restèrent dans le silence..... Alors Dieu dit : Je ferai l’homme à mon image et ressemblance !

L’homme emploiera une puissance au delà de celle qui est à lui. Puis, en l’envoyant à la vie, Dieu lui offrira l’arbre du bien et du mal, le prévenant que, s’il en dérobe le fruit en échange de l’innocence, la nature aussitôt rebelle se lèvera contre sa volonté, tandis que la douleur, attentive, prendra les chemins de son cœur. De là, la Rédemption fut regardée comme contemporaine de l’épreuve, et comme appartenant au même décret divin..... Dès lors Dieu s’immole pour l’homme, et l’homme, ici, pour l’univers.....


— Ah ! dis-moi quelque chose d’infini sur l’homme, parce que, dans mon émotion, je vis à une profondeur que ma pensée n’éclaire plus.....


Le Dieu qui aime ne veut pas voir toutes ses créatures éprouvées à la fois dans les douleurs de l’ineffable enfantement. Vers cette tendre oreille des Cieux, les cris de l’individualité naissante ne pouvaient monter de tous les points de l’univers : reculer les bornes de l’être, c’était porter plus loin les confins du bonheur ! Cependant l’Infini, parcourant sa carrière éternelle, versait à profusion les sels de la vie sur les champs arides du néant ; et l’immense douleur fécondant les germes des êtres, couvrait la création..... Il fallait donc que l’onde amère se retirât de ses nombreux rivages pour s’enfermer dans son golfe le plus étroit ! Pour que l’éclatante joie, révélant l’immortalité aux êtres, puisse briller sur l’univers, le filon d’or de la souffrance habitera des cœurs profonds.....

Et cette main de l’Infini qui dans un germe mit tout l’arbre, et dans l’arbre une forêt, mit dans la souche toute l’espèce, et comme l’œuvre de l’espèce. C’est ainsi qu’on vit sur la terre les Patriarches être la source des nations ; ils leur ont fait leurs destinées de même que leur gloire et leur nom..... Et Dieu retirant la causalité, ce principe premier de l’être, il la condensera sur une race de Rois, à laquelle sera de même confiée l’épreuve des innombrables nations des âmes.

Cet être royal portera le sceptre de la liberté, et marchera enveloppé dans la pourpre de la douleur. En lui est le pouvoir de tous, en lui sera l’œuvre pour tous ! Alors cet être sera vu représentant sa race entière devant l’épreuve, afin que sa race à son tour soit chargée de l’imputabilité universelle. Car l’homme sera tiré du principe de l’identité de cette grande création portée dans les flancs de l’amour..... Et Dieu ayant conçu l’être cosmogonique, en celui-ci les êtres se sont retirés dans leur essence !

Voilà pourquoi, au dernier jour de la terre habitée par l’homme, « les étoiles tomberont ; les vertus du Ciel seront ébranlées, et le Fils de l’homme assemblera ses élus des extrémités du ciel jusqu’à celle de la terre..... »

— Ah ! dis-moi quelque chose d’infini sur l’homme parce que, dans mon émotion je vis jusqu’à une profondeur que ma pensée n’éclaire plus.....




Fixé au bout de la chaîne électrique des êtres, l’homme se sentira un avec l’univers. Foyer central dans sa souffrance, grand réflecteur par son amour, il sera le Patriarche des mondes, et l’universel Adam. Pour lui révéler sa mission. Dieu descendra sur ce globe ; et lorsque, assumant toute la douleur des temps pour la faire tenir dans son cœur, et que, portant la croix du monde, il gravira le Golgotha, une voix dira : VOILA L’HOMME ! Et l’homme, bien que sacré pour l’héroïsme et pour l’effort, viendra s’écrier à son tour : Si le calice ne peut se détourner, que Votre volonté soit faite !

Dès lors le fils ardent de l’être ira fonder dans le fini une existence sublime, par la liberté, et lui tracer vers l’Infini des frontières éternelles, par la douleur. Tout va mouvoir sur ce seul être ; Dieu a trouvé le point où doit tomber abondamment sa grâce ; le poème vivant de la création marchera dans son unité.....

L’homme achevé, les cieux s’écrient : Valde bona ! Tout est parfait !!..... À chaque bonne action qu’il fera, une âme naîtra dans un monde portant l’imputabilité ; à chaque douleur qu’il aura, cette âme trouvera en elle un pouvoir de félicité. Mais l’homme, qui a ceint la douleur, revêtira la sainteté pour paraître au milieu des anges ! Dès lors le temps se déroula : les larmes aussitôt coulèrent dans les ruisseaux du genre humain. Douleur et amour, tel fut l’homme ; tel il est encore aujourd’hui..... Et il aima et travailla ; et il gémit pour travailler, et gémit aussi pour aimer !

— Ah ! dis-moi toujours quelque chose d’infini sur l’homme, parce que, dans mon émotion, je souffre à une profondeur où ma pensée n’arrive plus.....

— Oui, je crois qu’un monde gravite dans l’espace pour toute âme qui entre en cette vie, car le poids de douleur qu’un seul cœur peut porter semble faire équilibre au poids de tout un monde…