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La Duchesse de Châteauroux/15

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 68-72).


XV

UN BILLET


Établie depuis quelques jours au château de Plaisancel jouissant du bonheur de se trouver au milieu de véritables amis, dans un lieu où la nature et le luxe le mieux entendu se réunissaient pour en faire le séjour le plus agréable, madame de la Tournelle commençait à retrouver un peu de calme, lorsque mademoiselle Hébert lui remit, un matin, le billet qu’un courrier arrivant de Versailles venait de lui donner.

En reconnaissant l’écriture, madame de la Tournelle sentit un tremblement tel qu’elle eut peine à briser le cachet. Elle resta longtemps immobile, les yeux fixés sur le billet, qui pourtant ne contenait que ces mots :

« Par grâce, n’épousez point le duc d’Agenois ; ce mariage ne vous rendrait pas heureuse, et il me causerait un chagrin mortel.

 » Louis. »

Voilà ce qu’après de grands combats entre son dépit, sa fierté et son amour, le roi n’avait pu s’empêcher d’écrire, parce qu’effectivement l’idée de ce mariage le mettait au désespoir, parce que toutes les plus belles phrases n’auraient pas mieux dit sa pensée, et n’auraient pas été plus droit au cœur de madame de la Tournelle ; c’était un appel à sa bonté plutôt qu’une déclaration romanesque ; pouvait-elle s’en offenser ?

— Je lui obéirai, dit-elle en cachant le billet dans son corsage ; jamais je ne lui causerai de chagrin ; c’est bien assez de sacrifier…

Et des larmes l’empêchèrent d’achever sa pensée.

L’agitation la plus vive vint de nouveau la troubler ; ce peu de lignes tracées par la main de Louis XV étaient devenues sa loi, l’intérêt de sa vie ; c’était un trésor qui ne la quittait point : elle les relisait sans cesse, pour se convaincre du bonheur d’être aimée et pour s’affermir dans la sage résolution de fuir ce roi trop cher à son cœur : car le revoir maintenant et lui cacher ce qu’il inspirait devenait impossible : la joie n’est point discrète.

— Je vois avec plaisir que vous êtes bien portante ce matin, dit madame de Brancas en apercevant madame de la Tournelle lorsqu’elle parut ce jour-là dans le salon : tant mieux, nous avons le projet de faire une grande promenade en calèche dans le bois de Vincennes, et vous en serez, j’espère. M. Duverney doit revenir tout exprès de Versailles après le petit lever.

— Comment ! il n’est pas ici ? Ce n’est pourtant pas jour de conseil ; qu’a-t-il à faire à Versailles ? dit madame de Mirepoix.

— Je ne sais, mais un courrier arrivé cette nuit lui a apporté l’ordre de se rendre chez le roi ce matin, de bonne heure.

— Serait-ce quelque mauvaise nouvelle de l’armée ? On a besoin d’argent sans doute ; cette affaire de Prague coûtera cher, dit M. de Chavigny, et je plains ce pauvre maréchal de Maillebois, qui s’est perdu pour avoir obéi au vieux cardinal. Aussi, prétendre diriger les armées du fond de son oratoire, cela était bon pour le cardinal de Richelieu, qui se battait comme un grenadier.

— Ou prétend, dit M. Grille, que nos malheureux soldats commencent à manquer de vivres, et que, si le maréchal de Belle-Isle ne reçoit point de prompts secours, il n’en reviendra pas un de l’armée.

— Mais, demanda madame de la Tournelle avec la plus vive impatience, le roi ne sait donc rien de nos désastres, qu’il ne s’occupe point d’y remédier ?

— Nous avons la preuve certaine, reprit-il, que le cardinal intercepte toutes les lettres qui pourraient instruire le roi, et que, sous prétexte de ne pas jeter l’effroi dans l’âme de son élève, il a recommandé ou plutôt ordonné à tout ce qui l’entoure d’en garder le secret.

— Et vous croyez qu’il n’est aucun moyen de déconcerter une intrigue qui compromet d’une si indigne manière le caractère du roi ? reprit madame de la Tournelle.

— Fort heureusement, M. de Meuse vient de le trouver, ce moyen ; il s’est engagé à faire parvenir une lettre à madame de Mailly, dans laquelle on lui fera le tableau vrai de la triste position de l’armée d’Allemagne ! C’est la première fois, je pense, qu’elle aura entendu parler d’affaires d’État ; il est convenu qu’elle laissera traîner la lettre sur sa cheminée, et l’on présume que le roi, la voyant tout ouverte, pourra bien la lire.

— Quel moyen ! dit madame de la Tournelle d’un ton de pitié ; quoi, madame de Mailly ne saurait prendre sur elle d’apprendre au roi ce que sait toute la France ?

— C’est que les mauvaises nouvelles sont d’ordinaire fort mal reçues, madame, et qu’il est toujours cruel d’affliger ceux qu’on aime, ajouta le prince de Craon d’un air moqueur.

— Ceux qu’on aime ! répéta madame de la Tournelle, comme si l’on aimait ceux qu’on laisse blâmer !

— Je suis curieux de savoir l’effet que produira cette découverte, dit M. de Chavigny.

— Le roi en sera indigné, n’en doutez pas.

— Oui ; mais le cardinal lui prouvera qu’il a tort de l’être, et il le croira.

Madame de la Tournelle fit un effort sur elle-même pour ne pas combattre cette supposition injurieuse ; mais, ne pouvant supporter une conversation qui blessait tous ses sentiments, elle se leva.

— Vous allez vous préparer pour ce soir ? lui dit madame de Mirepoix.

— Et qu’est-ce donc que vous faites ce soir ?

— Nous avons une belle lecture. C’est une surprise que M. Duverney nous ménage. Il a passé une partie de la journée d’hier chez madame de Tencin avec l’abbé Guasco et le président de Montesquieu, et il a tant fait qu’il a déterminé l’auteur des Lettres persanes à venir nous lire aujourd’hui un petit roman de lui.

— M. de Montesquieu ! s’écria madame de la Tournelle. Ah ! combien je désire le connaître. Un dit sa conversation aussi agréable que ses écrits sont intéressants.

— Jamais je n’ai rencontré d’homme d’un commerce plus doux, d’une gaieté plus soutenue, dit M. de Chavigny. Sa conversation charmante, instructive par le grand nombre d’hommes et de peuples qu’il a connus, est coupée, comme son style ; pleine de sel et de saillies, sans amertume et sans satire ; personne ne raconte plus vivement, avec plus de grâce et moins d’apprêt ; ses fréquentes distractions même ne le rendent que plus aimable ; il en sort toujours par quelque trait inattendu qui réveille la conversation languissante[1].

— On dit qu’il s’occupe d’un grand ouvrage sur les lois et la politique : cet ouvrage, ainsi que la plupart de ceux d’un mérite supérieur, ne pourra être imprimé que dans l’étranger, tant le cardinal a peur de voir paraître un livre utile sous son règne.

— Quelle sottise ! dit madame de la Tournelle ; il n’en paraîtra pas moins, et on le lira deux fois plus. C’est ainsi qu’on a doublé le succès des écrits de M. de Voltaire ; ils sont admirables sans doute ; mais que de gens ne penseraient pas à les lire, si l’on pouvait se les procurer facilement.

— Cette réflexion est fort juste, dit madame de Mirepoix, mais vous voudrez bien ne rien dire de semblable ce soir, car nous aurons madame du Châtelet, et vous savez si son admiration pour l’auteur de Zaïre est tolérante. C’est une maison singulière que la sienne, ou plutôt c’est un temple où tous les fanatismes sont admis, excepté celui de Dieu.

Mais ce sera donc une séance académique ? s’écria le duc de Gesvres avec tout le dédain d’un grand seigneur ; car je sais de bonne part que madame Geoffrin doit accompagner son ami Montesquieu ; elle prétend qu’on lui enlève ses bêtes[2], qu’on la réduit à courir après elles, et que là où ses bêtes vont se faire applaudir elle a droit de présence. C’est une bergère fort jalouse de son troupeau.

— C’est bien la femme qui prouve le mieux l’empire du bon goût en France, dit M. de Chavigny ; d’une naissance bourgeoise, d’une figure et d’un esprit ordinaires, en dépit de la réputation qu’on a voulu lui faire, elle n’est vraiment distinguée que par son goût pour toutes les supériorités de l’époque ; mais ce goût devient une puissance dans un pays où tout le monde vise à l’esprit, et cela seul explique l’importance du salon de madame de Geoffrin. Il n’est pas un étranger illustre par son rang ou son mérite qui ne brigue l’honneur d’y être admis ; et, à force de choisir sa société dans l’élite de la bonne compagnie, elle a fini par avoir des grands seigneurs pour courtisans et un roi pour ami intime. Notez bien que je dis pour ami, autrement rien ne serait moins remarquable.

Cette réflexion fit rougir madame de la Tournelle ; on peut donc être l’amie d’un roi, pensa-t-elle. Cette idée, qui ne s’était pas encore présentée à son esprit, y fit luire un rayon d’espérance. L’illusion la plus dangereuse pour une âme noble est celle qui lui montre la possibilité de se livrer à un sentiment tendre sans manquer à la vertu ; ce ne sont pas toujours les mauvais exemples qui pervertissent le plus, mais bien le modèle d’une sagesse qu’on croit pouvoir imiter ; la pureté d’une femme la rend si confiante !


  1. Éloge de Montesquieu par d’Alembert.
  2. Femme d’un manufacturier de glaces. Elle profita de la fortune considérable de son mari et des avantages de son esprit, pour rassembler chez elle les personnes les plus distinguées de son temps. Elle avait rendu des services importants au comte Poniatowski, depuis roi de Pologne. Parvenu au trône, il l’appela à Varsovie, où il la combla d’honneurs, de soins et d’amitié.
    Thomas et Morellet ont fait l’éloge de cette femme célèbre. Les beaux esprits qui ne brillent que par des réminiscences, elle les nommait des bêtes frottées d’esprit ; elle finit par dire mes bêtes de tous les gens spirituels qui composaient sa société.