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La Duchesse de Châteauroux/32

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 160-168).


XXXII

LE SOUPER INTIME


Il commençait à s’impatienter vivement, lorsque le roi vint et se mit à éclater de rire en disant :

La bonne figure ! je donne au diable à le reconnaître.

Le duc de Richelieu se voyant ainsi, laid, mouillé, transi, ridicule, était au moment de se fâcher de la plaisanterie, quand le roi ajouta sans pouvoir calmer son envie de rire :

— Pardon, mon cher duc, du rôle comique que je vous fais jouer ; mais comme le mien n’est pas moins ridicule, vous m’excuserez de vous soumettre ainsi que moi au caprice d’une femme adorable et qui est votre amie.

En finissant ces mots, le roi prit le duc par le bras et le fit entrer dans le boudoir de madame de la Tournelle.

Malgré l’embarras que lui causait la présence de son ancien ami ainsi amené par le roi, et dont l’esprit devait naturellement supposer cette visite moins honnête qu’elle ne l’était, madame de la Tournelle rit autant que le roi du singulier accoutrement de ce duc si élégant, dont la tournure brillante et les vêtements magnifiques servaient de modèles à tous les séducteurs de la ville et de la cour.

En apercevant madame de la Tournelle, le duc fit une exclamation qui prouva sa surprise et sa joie ; il se débarrassa aussitôt de son déguisement, et vint baiser la main que lui tendait sa belle nièce.

— Il ne fallait pas moins que cette aimable surprise, dit-il, pour me faire oublier l’heure que je viens de passer. Si vous saviez toutes les idées folles qui me sont venues à l’esprit ? j’étais bien loin vraiment de cette charmante réalité.

— Pas si charmante que tu le crois, mon cher Richelieu, dit Louis XV en s’abandonnant au ton familier qu’il prenait avec ses amis dans l’intimité ; car si je te demande le secret de cette visite, ce n’est pas pour madame, c’est pour moi ; tu m’avoueras que tant de mystères, de risques, me feraient supposer être le plus heureux des hommes ; eh bien, je suis son esclave, et voilà tout.

— Ah ! sire, dites son ami, interrompit madame de la Tournelle de l’accent le plus tendre.

— Non, je mentirais, l’amitié n’a rien à faire dans une adoration semblable ; en fait de réciprocité, elle n’est pas si dupe, vraiment. L’amour seul peut rendre aussi complétement imbécile, et je suis sûr qu’au fond de son âme Richelieu se moque de moi, il ne comprend pas qu’on puisse donner toutes les apparences de l’intrigue aux rapports les moins coupables.

— Il est vrai, chère nièce, que c’est trop ou trop peu, dit M. de Richelieu.

— Oui, c’est trop, j’en conviens, répondit madame de la Tournelle d’un ton sérieux, et je vous remercie de la leçon.

— Maudites soient tes belles sentences ; dit le roi avec humeur. Tu vas la fâcher, dis-moi que je suis ridicule, insensé ; tu as raison, mais ne vas pas lui laisser croire qu’elle a tort de me recevoir, j’ai déjà eu assez de peine vraiment à l’y décider. Dieu sait quelles promesses, quel sacrifice le bonheur de cet instant me coûte ! Mais qu’importe, si je me trouve plus heureux de ce moment que de tous les plaisirs que j’ai goûtés en ma vie !

— Vous avez dit le grand mot, sire, se sentir heureux, voilà le but de la vie ; peu importe les routes par lesquelles on y parvient. J’ai vu depuis que je suis au monde, des bonheurs fort étranges que ma raison, mon goût, avaient peine à concevoir ; je les ai tous respectés et quelquefois enviés ; je crois même à celui que donne la vertu ; oui, je comprends la volupté du martyre.

— Eh bien, c’est justement la mienne, dit en riant le roi ; elle me gronde devant le monde, elle me refuse quand nous sommes seuls, elle rit de mes tortures, et quand je me plains elle menace de s’enfuir au bout de la terre, enfin là où je ne pourrais la suivre. Tant de cruauté devrait m’indigner, me décourager d’elle, eh bien, non j’aime ses injures, ses sermons, ses caprices, je l’estime de me désoler, et quand je vois à la cour des gens qui la supposent moins rebelle envers moi, il me semble qu’ils l’insultent ; j’ai envie de me battre avec eux.

— Que le roi est aimable ! dit madame de la Tournelle, et qu’il serait douloureux de perdre une telle affection !

— Jamais, reprit Louis XV en pressant de ses lèvres le beau bras de madame de la Tournelle.

Après un moment de silence, le duc de Richelieu, qui avait écouté le roi avec une attention profonde, s’écria :

— Je vous admire, et voici la première fois, sur mon honneur, que j’envie le sort du roi de France ; car tout puissant que vous êtes, sire, je n’aurais pas changé mes plaisirs pour les vôtres, tant ils étaient faciles ; et partant monotones ; car le cœur y devait être étranger ; mais voilà l’éloquence, l’émotion d’une passion vraie, voilà des tourments qui me font envie. Ah ! qui ne serait heureux d’un semblable malheur !

Ce discours adroit et pourtant sincère flattait également l’amour-propre du roi et le sentiment de madame de la Tournelle.

— Venez, dit-elle en présentant la main au roi, le souper nous attend.

Et elle le conduisit dans le salon où une petite table élégamment servie était placée près d’un bon feu.

— Un souper ! s’écria M. de Richelieu, un déguisement, une surprise, un souper ! mais c’est un véritable enchantement, et jamais Votre Majesté ne m’a comblé de tant…

— Ah ! pour le souper, je te dispense de toute reconnaissance, dit le roi, tu me rendras la justice de croire que tu ne serais pas ici, si cela avait dépendu de moi ; mais madame de la Tournelle, qui désirait te revoir et me contrarier, n’a consenti à me laisser partager son souper qu’autant que tu en serais ; ainsi c’est à elle seule que tu dois des remercîments.

— Non, sire, je m’obstine à rendre grâce à tous deux ; car je connais ma nièce, tout en contrariant Votre Majesté, elle serait désolée de vous déplaire, et, si je vous ennuyais, elle ne m’aurait point invité.

— Toujours avantageux, dit le roi ; mais il a raison, cela lui réussit. Quel charmant souper ! ajouta-t-il en s’asseyant près de madame de la Tournelle ! que ces fruits sont beaux ! ces fleurs ravissantes !

— M. Duverney me les a envoyés ce matin de Plaisance, répondit madame de la Tournelle.

— C’est un homme excellent, dit le roi, dont le luxe et le bon goût sont à désespérer tous les gentilshommes de France ; mais en vérité, tu dévores, ajouta-t-il en voyant le duc manger la moitié d’un faisan.

— Et pensez-vous donc que je n’aie pas gagné de l’appétit, pendant tout le temps qu’il a plu à Votre Majesté de me faire attendre dans cette mauvaise cour de Marbre ?

— Ah ! tu ne dois plus t’en plaindre.

— Sans doute, et je suis bien récompensé de ma peine ; mais j’ai pour principe de profiter le plus que je peux des bonnes aubaines qui me sont offertes, et je n’en connais pas de meilleurs qu’un souper pareil, en si bonne compagnie.

— Sans témoins importuns, sans serviteurs dont l’œil curieux et critique semble vous épier, dit le roi, on se trouverait heureux d’être ainsi chez la femme la plus insignifiante, jugez de ce que cela est chez vous ! mais cependant il nous manque une amie, je ne vois point Lisette ! où donc est-elle ?

— Lisette ! répéta le duc de Richelieu, qui est cela ?

— C’est une petite bavarde fort jolie, qui dîne et soupe ordinairement avec madame.

— Je vais la faire venir, dit madame de la Tournelle en sonnant Mademoiselle Hébert. Mais, n’allez pas vous amuser à lui tourner la tête, elle est fort coquette ; je vous en avertis.

— Tant mieux, dit le duc, cela abrège bien des formalités : mais cette Lisette, c’est donc une nouvelle connaissance ? jamais je n’ai vu chez vous personne qui portât ce petit nom.

— C’est une filleule du roi, il l’a nommée ainsi.

À ces mots madame de la Tournelle et le roi sourirent en voyant le soin que prenait M. de Richelieu pour rajuster sa coiffure endommagée par la perruque, et son jabot froissé par la grosse redingote ; tout cela dans la crainte de paraître à son désavantage aux yeux de cette charmante Lisette qu’il était impatient de voir et de séduire.

Les rires redoublèrent lorsque mademoiselle Hébert apporta la perruche.

— Il faut que vous comptiez bien tous deux sur moi, dit en riant aussi M. de Richelieu, pour me mystifier ainsi ; et ce trait seul me prouve toute votre confiance. Ah ! voilà donc cette personne dont je dois ménager la vertu ; mais c’est pis qu’un démon, voyez donc comme elle avance le bec pour me pincer.

— C’est l’esprit de quelqu’une de vos victimes, dit madame de la Tournelle, qui aura passé dans cet oiseau, car je ne l’ai jamais vu si en colère contre personne.

— Vois comme il bat des ailes en venant sur ma main ? dit le roi.

— C’est un vrai courtisan, sire.

Aimez le roi, dit la perruche.

— Je le disais bien, reprit le duc.

— Celui-là, du moins, ne dit pas le contraire en mon absence, répliqua le roi.

— Allons, donnez-lui cette praline, et faites la paix avec elle ; j’exige que tous mes amis soient galants avec Lisette, je l’aime tant !

— C’est m’apprendre de qui vous la tenez, reprit le duc ; puisqu’on n’en saurait médire sans commettre un crime de lèse-majesté, vous pouvez compter sur tout mon respect pour son auguste bavardage.

De la perruche on passa à des sujets plus graves : le duc raconta comment M. d’Argenson avait reçu la nouvelle de sa nomination ; et le mouvement d’humeur qu’en avait témoigné M. de Maurepas ; il appuya sur la terreur de certaines personnes en voyant le roi disposé à prendre le timon des affaires ; enfin, conseils, flatteries, rien ne fut épargné de la part de la marquise et de son ami, pour affermir le roi dans sa noble résolution de gouverner par lui-même.

— Mais dans ces circonstances importantes, dit madame de la Tournelle au duc, pourquoi donc être resté si longtemps éloigné de la cour ?

— Demandez-le au roi.

— Mais enfin que faisiez-vous au château de Richelieu ?

— Des réparations, madame.

— Et des actes de contrition, j’espère, dit le roi, car si vous saviez toutes ses folies !

— Ah ! je ne demande pas mieux que de vous les raconter.

— Et moi, je ne veux pas les connaître, reprit madame de la Tournelle.

— Mêler un prêtre dans ses intrigues[1], se servir de la confession pour abuser un pauvre curé ; en faire son complice, son commissionnaire ! vraiment cela crie vengeance, et c’est me mettre à plaisir dans un embarras cruel que de me forcer à punir ses forfaits.

— Et des aventures si amusantes, dit le duc ; convenez-en, sire, vous en avez ri.

— Oui, mais le prince de Rogan ne les trouve pas plaisantes, lui.

— Grâce au génie de la femme de chambre de la princesse, il a retrouvé toute sa sécurité ; nous sommes maintenant les meilleurs amis du monde : c’est lui qui me demande pardon de ses soupçons.

— Voilà, je vous l’avoue, un homme abominable, dit le roi ; mais comment fait-il pour se maintenir si longtemps et si heureusement dans ce dédale d’intrigues plus compliquées les unes que les autres ?

— Il est certain qu’une telle persévérance, appliquée à la vertu, aurait fait de lui un saint, dit madame de la Tournelle.

— Et je ne suis qu’un pauvre pécheur : mais mon excuse est dans ma constance, et si je puis encore pécher ainsi vingt ans, ma conversion sera un miracle. C’est dommage que le siècle s’amende. Le règne de Votre Majesté sera béni de Dieu, je n’en doute pas. Mais, la régence ! la régence ! ah ! sire, quel bon temps !

— Erreur. Ce temps si regretté n’était qu’une suite d’orgies sans amour.

— Ah ! il s’en glissait bien un peu par-ci par-là en dépit de la licence ; mais il est certain qu’il ne s’y donnait pas beaucoup de soupers tels que celui-ci.

— Tu vois donc bien que ce temps-ci vaut mieux. À propos, j’oubliais : es-tu toujours l’ami de la duchesse de Brancas ?

— Je m’en flatte, sire.

— Eh bien, il faut que ce sentiment invalide nous serve à mener à bien un projet que j’ai sur le duc de Lauraguais. Je veux le marier.

— C’est un vrai service à lui rendre, sire ; car il a de la comtesse de G… par-dessus les yeux, et, sans savoir qui Votre Majesté lui destine…

— C’est une fille de grande maison, digne en tout d’entrer dans la sienne. Mais nous parlerons de cela demain.

Madame de la Tournelle devina qu’il s’agissait de sa sœur, et toute sa figure prit l’expression de la reconnaissance. Jamais son ambition fraternelle n’aurait osé rêver un mariage si avantageux ; car mademoiselle de Nesle n’avait que son beau nom pour dot. Il y a presque toujours un peu d’humiliation à recevoir un bienfait personnel ; mais quand ce bienfait tombe sur les gens qu’on aime, combien il parait plus doux ! Il n’y a pas moyen alors de le refuser ni de se montrer indifférent, sans être ingrat.

Le duc de Richelieu, instruit des intrigues amoureuses de la cour, raconta de la manière la plus amusante tout ce que le duc de Lauraguais imaginait de ruses, de prétextes pour se soustraire à la passion tenace de la comtesse de G… ; la femme qui n’est plus aimée est si facile à tourner en ridicule ! mais les rires qu’excitait la gaieté maligne du duc furent tout à coup interrompus par le bruit de plusieurs portes qu’on ouvrait dans l’appartement situé au-dessous de celui de madame de la Tournelle.

— C’est, je parie, cet imbécile de Chalmasel, dit M. de Richelieu, qui se croit obligé, en qualité de premier maître-d’hôtel de Votre Majesté, d’exercer une police particulière sur les plaisirs de ses voisins.

— Ce sont tes rires qu’il aura entendus, dit le roi en remarquant le trouble de madame de la Tournelle ; mais il n’y a pas grand mal, je pense ; madame est bien libre de donner à souper à quelques personnes de ses amies.

— Ah ! mon Dieu, l’on va vous voir sortir d’ici, dit-elle tout émue.

— Rassurez-vous, reprit le roi en prenant la main tremblante de madame de la Tournelle, équipés comme nous le sommes, avec sa redingote et mon manteau, nous ne pouvons compromettre tout au plus que mademoiselle Hébert.

— C’est peut-être Talaru qui sort de chez son père, dit le duc ; ils sont aussi curieux l’un que l’autre ; si vous envoyiez quelqu’un pour s’assurer que personne ne nous épie ?

— Ces soins, cette inquiétude prouvent assez combien je fais mal de vous recevoir, dit madame de la Tournelle.

— Que dites-vous là ! s’écria le duc de Richelieu, ce sont toutes ces craintes, ces émotions qui font le charme des entrevues secrètes ; sans cela il faudrait autant aimer son mari ou sa femme.

Pendant que le duc dit ces mots, le roi se lève et va parlera mademoiselle Hébert, qui était dans l’antichambre ; il lui recommande d’aller dire à ses porteurs de se tenir hors de la cour des cuisines, dans la rue des Réservoirs, puis de bien regarder en remontant s’il n’y a personne dans l’escalier, surtout si toutes les portes du corridor sont fermées. Il croit avec raison que cette recommandation faite par lui-même sera mieux observée.

— Mademoiselle Hébert a ses instructions, dit-il en rentrant dans le salon, et l’on ne pourra nous surprendre : combien je regrette, ajouta-t-il, de vous causer une telle inquiétude. Ah ! croyez que je sens tout le prix du sacrifice que vous me faites en bravant de telles craintes ; mais elles sont vaines, je vous l’assure, et de tout le château, lui seul saura à quel point je suis heureux et malheureux. Mademoiselle Hébert revint dire qu’après le départ d’un monsieur qui sortait de chez M. de Chalmasel, tout était rentré dans le calme, et que le roi et le duc pouvaient se retirer en pleine sécurité.

— Profitez de ce moment, dit madame de la Tournelle avec vivacité ; j’ai malgré moi de tristes pressentiments… Puis, s’adressant au duc :

— Surtout ne le quittez pas ; si l’on pouvait savoir qu’il sort ainsi sans gardes… si quelques ennemis…

— Quoi ! ce n’est pas pour vous que vous tremblez ainsi ? s’écria Louis XV transporté de bonheur.

— Ah ! pour moi ; j’ai du courage ! répondit-elle avec un sourire enchanteur.

— Fiez-vous à moi, interrompit M. de Richelieu en entraînant le roi vers la porte, je vous réponds de Sa Majesté sur ma tête et sur cette perruque vénérable ; je reviendrai vous donner demain des nouvelles de notre savante retraite.


  1. Un valet de chambre du duc de Richelieu s’étant confessé d’avoir volé des bijoux à la princesse de R… pendant qu’il était à son service, le confesseur se chargea de remettre lui-même les bijoux cachetés à la princesse. Ce paquet ne contenait point de bijoux, mais plusieurs lettres adressées par le duc de Richelieu à la princesse. C’était là l’ingénieux moyen qu’il avait trouvé pour les lui faire parvenir.