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La Duchesse de Châteauroux/34

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 171-175).


XXXIV

LE BLESSÉ


Deux jours se passèrent sans qu’elle reçut aucun souvenir de la part du roi ; appelée par son service chez la reine, elle apprit là qu’on disposait tout pour un prochain voyage a Choisy. La liste des personnes qui devaient en être n’était pas encore connue, et l’étonnement de madame de la Tournelle, en apprenant cette décision du roi, prouva visiblement qu’il ne l’en avait point instruite.

Chacun se demandait qui occupait cette belle chambre de satin bien avec ses riches ornements tous brodés par madame de Mailly, ornements dont le travail dura presque autant que sa faveur.

Un nuage sombre voilait la destinée de madame de la Tournelle ; elle n’osait faire un mouvement dans la crainte de découvrir l’orage ou l’astre éclatant que lui cachait ce voile. Tout lui disait que le moment fatal était arrivé ; qu’il fallait s’immoler à l’amour du roi ou le perdre. Dans l’agitation muette où tant de combats la livraient, elle inspirait la pitié de tous, car ceux dont l’âme corrompue ne pouvait la deviner pensaient qu’une disgrâce complète était seule capable de causer une si profonde tristesse : on donnait pour cause à cette disgrâce le retour du duc d’Agénois ; et son prochain mariage avec madame de la Tournelle paraissait le dénouaient inévitable de cette haute comédie.

Il est des situations où l’on ne peut demander de conseils à personne ; le duc de Richelieu, si extravagant dans ses amours, était le guide le plus raisonnable pour ses amis dans les positions difficiles. Mais l’intérêt qu’il portait à son neveu et son dévoûment pour le roi l’empêchaient de prendre parti contre l’un ni l’autre ; un sentiment d’honneur seulement le forçait à paraître protéger les vues du duc d’Agénois ; car elles avaient l’avantage d’être légitimes, et de plus le roi était aimé, l’abandon du plus faible aurait été une lâcheté, aussi, lorsque le duc d’Agénois, se croyant assez rétabli pour entreprendre le voyage de Versailles, supplia son oncle de l’accompagner chez madame de la Tournelle, le duc de Richelieu se crut forcé d’y consentir.

Ce même jour mademoiselle de Montcravel était venue toute joyeuse remercier sa sœur du brillant parti que le roi lui choisissait. La famille du duc de Lauraguais, certaine de s’assurer du crédit à la cour, en épousant une demoiselle d’une grande maison et dotée par le roi, avait montré beaucoup d’empressement à conclure ce mariage ; et mademoiselle de Montcravel ne tarissait point en éloges, en actions de grâce pour la générosité du roi ; elle s’attendait à voir madame de la Tournelle partager sa joie et sa reconnaissance ; elle s’étonna des larmes qui inondèrent tout à coup le visage de sa sœur.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, ce mariage vous déplairait-il ?

— Non, certes, chère Adélaïde, votre bonheur est ma seule consolation.

— Vous êtes donc malheureuse !… vous dont tant de femmes envient la beauté, la vertu !…

— Pense à moi quand tu seras heureuse, dit madame de la Tournelle en se jetant dans les bras de sa jeune sœur.

En ce moment on annonça le duc de Richelieu et le duc d’Agénois.

Madame de la Tournelle essuya ses larmes à la hâte ; mais les traces en frappèrent le duc d’Agénois, et il faillit succomber à son émotion en s’approchant d’elle pour lui baiser la main.

Il avait un bras en écharpe, et la pâleur, l’abattement de ses traits prouvaient à quel point il souffrait encore.

— Quelle imprudence ! dit madame de la Tournelle en faisant asseoir le blessé près d’elle, comment avez-vous permis qu’il fît cette longue route dans cet état de souffrance ? ajouta-t-elle en s’adressant au duc de Richelieu.

— Ah ! vraiment, vous croyez qu’on pouvait l’en empêcher ; il aurait fait le chemin à pied, au risque d’en mourir, plutôt que de ne pas venir aujourd’hui : un ordre de vous-même ne l’aurait pas retenu dix minutes de plus à Paris.

— Forcer vos amis à vous gronder d’un tel empressement, c’est bien mal ! mais voyez-le donc, il pâlit, et se trouve mal…

Et madame de la Tournelle sonnait pour avoir du secours, des sels :

— Courez vite chez Lapeyronie[1], dit-elle à son domestique, amenez-le…

— Non… je me sens… mieux, dit le duc d’Agénois en revenant à lui… c’est l’effet de cette dernière saignée que les médecins se sont obstinés à me faire… ce ne sera rien, ajouta-t-il en posant ses lèvres décolorées sur la main qui lui présentait un flacon d’eau de mélisse.

Sans se douter qui ; la bonté, la pitié de madame de la Tournelle était l’unique cause de tant de soins, le duc d’Agénois en fut ému d’espoir et de reconnaissance, et c’étaient justement ces démonstrations d’amitié qui prouvèrent à M. de Richelieu l’illusion dans laquelle son neveu s’entretenait. Il pressenti ! avec peine le moment où la vérité viendrait précipiter de cœur aimant de ses félicités imaginaires dans des regrets trop réels.

Le domestique, prompt à obéir, malgré la défense du blessé, revint bientôt accompagné du premier chirurgien du roi.

M. d’Agénois se confondit en excuses sur ce qu’on avait dérangé Lapeyronie inutilement, et prétendit qu’il était tout à fait rétabli de son indisposition : mais Lapeyronie, qui tâtait son pouls, lui donna un de ces démentis de médecins qui ne permettent point de réplique.

— Vous avez beaucoup de fièvre, monsieur le duc ; si vous retournez à Paris dans cet état de spasme, il vous arrivera malheur, je vous le prédis ; je ne conçois pas comment le docteur qui vous soigne vous a laissé sortir.

— Le pauvre homme est bien innocent des folies de son malade, vraiment ; mais je ne souffrirai pas qu’il les recommence, dit M. de Richelieu ; je vais l’établir dans mon appartement au château, et j’espère bien que, grâce à vos soins et à ma sévérité d’oncle, il sera bientôt guéri.

— Voilà une ordonnance que j’approuve, répondit le chirurgien, j’y joins celle d’être au lit dans une demi-heure.

— Soyez tranquille, je l’y mettrai plutôt de force.

— J’aurai l’honneur de me rendre chez M. le duc dans la soirée, après avoir visité M. de Maurepas.

— Eh ! mon Dieu ! qu’a-t-il donc, notre cher ministre ? On prétend qu’il a éprouvé je ne sais quelle révolution qui lui a donné la fièvre.

— C’est une chute qu’il a faite dans la galerie, à ce qu’il m’a dit ; il en est résulté des étouffements, une malaise général, et il m’a fallu le saigner hier soir.

— Ah ! c’est parfait, s’écrie en riant le duc de Richelieu. quoi, vraiment ? il en est malade ?

Et les rires du duc continuèrent, à l’étonnement de tous ceux qui n’en pouvaient comprendre la cause. Parbleu ! mon cher Lapeyronie, il faut que vous me fassiez le plaisir de lui dire combien je prends part à ses souffrances.

— Et à quel point vous en riez, peut-être ? Ah ! monsieur le duc, ce serait le mettre de fort mauvaise humeur, et la médecine nous prescrit d’éviter tout ce qui peut aigrir la bile du malade.

— Croyez-moi, docteur, recommandez-lui de ne pas prendre l’air la nuit, sinon je lui prédis une rechute.

Peu de moments après le départ de Lapeyronie, madame de Chevreuse arriva tout effarée, croyant trouver le duc d’Agénois à moitié mort. Le domestique qu’on avait envoyé a la recherche du docteur, pour le plus grand succès de sa commission, n’avait pas manqué de dire à tous ceux qui se trouvaient sur son passage que le duc d’Agénois était à l’agonie chez madame de la Tournelle.

Madame de Tencin, la duchesse de Lesdiguières, vinrent aussi sur le bruit de cette triste nouvelle, et le duc d’Agénois maudit l’intérêt qu’on lui témoignait ; car il avait espéré revoir madame de la Tournelle presque sans témoins : la présence de son oncle, confident de son amour, n’en aurait pas gêné la pure expression ; au lieu de cela, il lui fallut subir l’ennemi d’une contrainte insupportable.

Madame de Lesdiguières, que ses principes avaient éloignée depuis quelque temps de chez madame de la Tournelle, y revenait dans l’espoir de la déterminer, par ses conseils, à faire cesser les bruits nuisibles à sa réputation en épousant le duc d’Agénois ; par une inconséquence assez naturelle aux femmes dont la vertu n’est pas à l’abri des faiblesses de la vanité, la duchesse de Lesdiguières, tout en s’indignant à la seule pensée de voir madame de la Tournelle succéder à la comtesse de Mailly, trouvait fort simple que la première se servit de son crédit sur le cœur du roi, pour faire faire un brillant mariage à mademoiselle de Montcravel.

Le duc d’Agénois se consola de ne pouvoir parler de son amour à madame de la Tournelle, en voyant qu’il était protégé par les personnes dont elle appréciait le plus l’estime ; l’instinct d’une tendresse craintive lui fit deviner qu’il était de son intérêt de laisser madame de Lesdiguières seule avec la marquise : que la duchesse plaiderait sa cause mieux que lui. Alors il se laissa emmener par son oncle. Madame de Chevreuse et madame de Tencin, le voyant beaucoup moins en danger qu’elles ne le croyaient, cessèrent tout à coup leurs démonstrations affectueuses. Elles pressentirent que ce retour, ces dangers, cette blessure, ce courage à tout braver pour revoir madame de la Tournelle, donneraient beaucoup d’humeur au roi ; sans se concerter elles décidèrent de se maintenir assez froidement avec le duc d’Agénois.

  1. Premier chirurgien du roi.