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La Duchesse de Châteauroux/4

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 16-22).


IV

UNE SOIRÉE À LA COUR


Cette plaisanterie du duc de Richelieu, dite au hasard comme un de ces soupçons dont on effraye les âmes timorées, quel jour affreux elle porta dans le cœur de madame de la Tonnelle ! Il n’en faut plus douter, pensa-t-elle, cette image que je fuis, que je veux haïr, et qui nie poursuit sans cesse, on devine l’effroi qu’elle me cause, l’empire qu’elle exerce sur moi. Mais si je ne puis rien sur ma pensée : si l’exemple le plus effrayant, la succession la pins honteuse n’étouffent pas le sentiment dont je rougis et que je ne veux pas m’avouer, au moins puis-je faire vœu de n’y jamais céder. Alors, cherchant avec sincérité tout ce qui pouvait élever un obstacle insurmontable a sa faiblesse, elle se promit de flatter l’amour de M. d’Agenois et de se consacrera lui tout entière, espérant parvenir à l’aimer au moins comme son sauveur.

M. de Richelieu s’aperçut, à la joie de son neveu, de la résolution héroïque de madame de la Tournelle ; il s’en inquiéta sérieusement ; jamais vertu de femme n’avait plus contrarié ses projets. Ne sachant que tenter pour empêcher cette union contre laquelle il n’y avait [tas une bonne raison à donner, il imagina d’en parler au roi comme d’une chose qui déplaisait à la famille de Richelieu, non pas sous le rapport de la naissance, car la maison de Nesle était une des plus illustres de France ; mais le peu de fortune de madame de la Tournelle et son désir de vivre éloignée de la cour devaient nécessairement nuire à la carrière du duc d’Agenois, et le duc de Richelieu supplia Sa Majesté d’employer son autorité pour détourner M. d’Agenois de ce qu’il appelait une folie.

— Mon autorité ! répéta le roi avec tristesse, puis-je jamais l’employer contre les intérêts de la famille de Nesle ? D’ailleurs, que feraient toutes les puissances de la terre contre la volonté de M. d’Agenois s’il est aimé ?…

— S’il était aimé, sire ? Je sais trop coque c’est qu’un amour partagé par une femme adorable pour tenter d’en obtenir le sacrifice ; mais j’ai le secret du cœur de madame de la Tournelle : elle donnerait sa vie pour aimer d’Agenois un instant, mais elle ne l’aime pas.

— Et pourquoi cela ? reprit vivement le roi ; il est beau, brave, amoureux, il doit lui plaire.

— Et sans doute il lui plairait, si nu cœur préoccupé voyait autre chose que ce qui le domine ; mais j’ai une expérience qui ne peut me tromper, sire, et lorsque je les vois tous deux ensemble, je remarque que l’un parle et que l’autre n’écoute pas ; qu’elle répond par un regard distrait à un regard brûlant ; enfin je suis certain de ce que j’avance ; ce qui n’empêchera point la belle veuve d’épouser mon neveu. Car ce qu’elle veut avant tout, c’est se créer un devoir de plus, une barrière que sa vertu croie infranchissable.

— Ce sacrifice vertueux n’est pas fort méritoire ; se livrer à l’amour d’un homme fort aimable, qui doit faire bientôt oublier tous les autres, le grand malheur !

Le roi dit ces derniers mots avec une sorte d’amertume qui n’échappa point à M. de Richelieu ; mais il se garda bien d’avoir l’air de s’en être aperçu. Il était averti que Louis XV, savant dans l’art de cacher sa pensée, détestait ceux qui s’obstinaient à la deviner, et il ne reparla plus du mariage de son neveu.

Deux jours après, le duc d’Agenois reçut l’ordre de retourner à l’armée.

Lorsqu’il vint, pâle, les larmes aux yeux, faire ses adieux à madame de la Tournelle, il la vit plus étonnée qu’affligée de son départ Un ordre si brusque, qu’aucun événement ne motivait, lui sembla le résultat d’une intrigue contre le duc d’Agenois ; elle accusa les ennemis que lui avait suscités l’affaire de son duché-pairie de l’avoir emporté cette fois sur le crédit de son oncle.

— Je l’ai pensé comme vous, dit le duc d’Agenois ; mais mon père, qui se croit bien instruit, affirme que cet ordre est un pur caprice du roi ; il en donne pour preuve qu’aucun autre colonel en ce moment en congé n’a reçu un pareil ordre. C’est une faveur toute particulière dont je me souviendrai… Ah ! si je vous connaissais moins… mais pardonnez-moi cette affreuse idée… le désespoir de vous quitter pouvait seul la faire naître.

Et cette idée plongeait déjà le cœur de madame de la Tournelle dans un trouble inexprimable. Elle se reprochait en vain l’espèce de joie qui se mêlait aux regrets de se voir séparée de son protecteur contre elle-même. Elle allait jusqu’à soupçonner M. de Richelieu d’une ruse infernale ; et dans son indignation de se croire l’objet d’une intrigue de cour, elle formait le dessein de se retirer au couvent pendant tout le temps que durerait l’absence du duc d’Agenois.

Cette résolution enchanta M. d’Agenois, car il était loin d’en deviner la véritable cause ; mais madame de Mazarin, qu’on ne pouvait se dispenser de consulter sur un semblable parti, le désapprouva nettement : elle prétendit que, pour déconcerter les menées des ennemis de M. d’Agenois, il fallait s’assurer la protection de la reine, dont le crédit était plus grand qu’on ne le croyait. En conséquence, elle décida de sa propre autorité que ses pièces l’accompagneraient dès le lendemain au jeu de la reine, où elle les ferait inviter, persuadée que cette princesse ne pourrait les voir souvent sans prendre à elles le plus vif intérêt.

Depuis la mort de madame de Vintimille, le roi n’avait point paru à ces grandes réunions chez la reine ; et l’on ne pensait pas qu’il dût y venir ce soir-là. On parlait même d’un prochain voyage de Choisy, en madame de Mailly espérait reprendre tons ses droits. Ce bruit avait ramené le calme dans le cœur de madame de la Tournelle ; et ce fut sans la moindre émotion de crainte ou d’espoir qu’elle se laissa parer avec soin pour se montrer convenablement à la cour et pour braver les regards scrutateurs de ce peuple de malveillants.

Cependant elle n’eut pas à s’en plaindre ; l’éclat de son teint, que relevait encore sa robe de deuil, ses yeux si beaux dont un sentiment de timidité augmentait encore le charme, ses cheveux blonds retenus par des nœuds de jais noir, sa parure de bon goût que l’absence des diamants obligés rendait encore plus remarquable, enfin un ensemble si parfait avait excité l’admiration des plus récalcitrants ; et l’on ne parlait que de sa beauté, de sa tournure imposante et gracieuse, lorsque ces mots : « Le roi ! » prononcés à hauts voix par les huissiers de la chambre, vinrent retentir au cœur de madame de la Tournelle.

Par un mouvement dont elle ne fut pas maîtresse, elle se retira derrière madame de Flavacourt, espérant se perdre dans le groupe de femmes qui se tenaient à distance de la reine. Mais elle y fut bientôt reconnue par le comte de Noailles et par le duc de Richelieu, qui suivaient tous deux le roi. Croyant tout le monde occupé de l’accueil que la reine allait faire à son auguste infidèle, elle examina Louis XV à son tour, et ne put, se défendre d’admirer ses traits nobles et doux, sa taille, sa démarche et jusqu’à cet air ennuyé qui sied si bien à la grandeur. La voix de M. de Noailles, qui lui adressait des compliments, la sortit enfin de son admiration rêveuse ; elle s’aperçut que les regards se portaient sur elle, et, baissant aussitôt les siens, elle ne vit plus lieu de ce qui se passait dans le salon.

Le jeu commença ; avant de s’asseoir à la table de Cavagnole pour l’aire la partie de la reine, madame de Mazarin vint dire à ses nièces de ne pas laisser entrevoir leur haine pour le roi, parce que la reine était si flattée, si heureuse de sa visite, que ce serait la mécontenter que de prendre son parti puisqu’elle ne le prenait elle-même. La recommandation fit d’abord sourire madame de la Tournelle, puis elle se sentit près d’en pleurer.

Ce n’était plus le temps où Louis XV, tout à son attachement conjugal, avait coutume de demander à ceux qui lui vantaient, avec une affectation dont il devinait le motif, quelque femme célèbre par sa beauté : « Est-elle plus belle que la Reine[1] ? » et cette princesse, qui passait alors dans la prière et dans les larmes les jours et les nuits qu’il consacrait à d’autres, regardait comme une faveur insigne le peu de moments qu’il lui accordait ; l’espoir de le ramener à ses premiers sentiments se glissait dans son cœur, chaque fois qu’un motif de convenance, d’étiquette ou d’intérêt le conduisait vers elle. Les gens gracieux et qui aiment à plaire sont perfides sans le savoir. On attache toujours à leurs mots coquets, à leurs manières caressantes, une importance qu’ils ne veulent pas y donner. Leur langage n’est pas faux ; ce sont leurs traducteurs qui se trompent.

La reine s’abusa d’autant mieux ce soir-là, que le roi n’adressa point la parole à madame de Mailly, qu’il fit beaucoup de frais pour la duchesse de Mazarin, et qu’il affecta de causer longtemps avec la marquise de Flavacourt, ennemie déclarée de sa sœur, la première favorite. Il est vrai que madame de la Tournelle, placée derrière elle, devait entendre leur conversation et prendre sa part des reproches que le roi adressait à madame de Flavacourt sur la rareté de ses apparitions à la cour. Celle-ci fit entendre que l’absence de son mari l’obligeait à vivre dans la retraite :

— Lorsqu’on peut être frappée d’un instant à l’autre, ajouta-t-elle, par une nouvelle douloureuse, on craint de se trouver dans le monde.

— Et voilà ce qui m’attire voire courroux, mesdames, dit le roi en fixant ses yeux sur madame de la Tournelle. Vous ne pardonnez pas qu on vous sépare ainsi de l’objet de vos affections. Cela est cruel, j’en conviens, et je suis désolé que l’intérêt de l’État exige de si grands sacrifices ; mais aussi que de joie attend ces messieurs au retour !

Sans vouloir l’expliquer, madame de la Tournelle fut blessée du sourire ironique qui accompagna ces derniers nuits : et son visage prit malgré elle l’expression du ressentiment. Le roi l’ayant remarqué, dit plusieurs choses flatteuses pour détruire l’effet qu’il avait voulu produire ; mais la fierté de madame de la Tournelle une fois irritée ne pouvait s’apaiser par des flatteries, si délicates qu’elles fussent ; et elle conserva, tout le temps que dura le jeu, un air digne qui déconcerta bien des conjectures.

Les courtisans, auxquels rien n’échappe, avaient vu les joues du roi se colorer en approchant de madame de la Tournelle : il n’en fallait pas davantage pour croire à la prochaine faveur d’une si belle personne ; pour mettre en jeu tous les intérêts et les amours-propres, afin d’empêcher une nouvelle puissance de s’établir ou la faire tourner à son avantage. M. de Maurepas, homme fin et ambitieux, jaloux du pouvoir, que lui laissait la vieillesse du cardinal de Fleury et l’indolence d’un jeune roi, redoutait l’influence que pourrait exercer une femme supérieure sur le caractère de Louis XV. L’éloignement où madame de Mailly s’était toujours tenue des affaires avait accoutumé les ministres à régner sans nulle opposition, et ils avaient tout à craindre de la part d’une personne capable d’encourager le roi à séculier leur joug et à sortir de la paralysie morale où son vieux gouverneur se plaisait à le maintenir. Ainsi donc, pendant que madame de la Tournelle se conduisait de manière à détruire dans l’esprit de Louis XV toute idée de lui plaire, lorsqu’elle s’armait de ce que l’honneur et la vertu peuvent donner de foire contre une préférence trop séduisante, on s’agitait déjà pour rendre cette préférence impossible.

Malgré les bonnes grâces de la reine, malgré les flatteries affectueuses de tous ceux qui pressentaient qu’une femme si belle, si spirituelle, devait naturellement plaire au roi, madame de la Tournelle conserva de cette soirée une impression profondément triste.


  1. Histoire de France, par Lacretelle, vol. II, p. 63