Aller au contenu

La Duchesse de Châteauroux/42

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 214-219).


LXII

LE RETOUR À VERSAILLES


En arrivant à Versailles, madame de la Tournelle trouva Lebel à cheval dans l’avenue de Paris. Il donna l’ordre aux postillons d’entrer dans la cour des ministres et de s’arrêter au petit escalier, puis il conduisit madame de la Tournelle dans l’appartement qu’elle avait promis d’occuper. Toute sa maison y était déjà installée, jusqu’à la jolie perruche, qui bâtit des ailes en la revoyant, et lui répéta sans fin : Aimez le roi.

Ce riche appartement, dont on avait eu le soin de renouveler l’ameublement, avec quel sentiment de tristesse elle y entra ! Il lui semble entendre les plaintes amères de celle qui l’habitait avant elle ! une terreur secrète la fait hésiter à le parcourir, elle sent que la présence du roi peut seule le lui rendre supportable, et pourtant Louis XV avait eu le soin d’y rassembler tout ce qu’il savait lui être agréable : des tableaux des plus grands maîtres ornaient les panneaux dorés du salon ; une bibliothèque, composée des ouvrages que madame de la Tournelle préférait, un boudoir garni de fleurs, attenaient à sa chambre à coucher, et cette chambre, au-dessus de celle du roi, donnait sur la cour de Marbre. On découvrait des fenêtres jusqu’au fond de l’avenue de Paris ; il ne pouvait arriver personne, Louis XV ne pouvait entrer ou sortir du château, sans que madame de la Tournelle ne le vit, et un escalier dérobé permettait au roi de monter dans cet appartement sans être aperçu[1].

On interrompit les réflexions sérieuses et pénibles de madame madame de la Tournelle pour lui remettre une lettre ; elle l’ouvre, et reconnaît l’écriture du duc d’Agénois, et lit ce qui suit :

« Vous aussi, madame !… qui aurait osé le prévoir ?… Ah ! vous ne vous étonnerez pas, je pense, que celui dont l’amour vous plaçait au rang des anges ne puisse assister à votre chute… Adieu, madame, je retourne à l’armée dans l’espoir d’y trouver bientôt la fin de mes souffrances. Que ferais-je en ce monde ?… je n’y crois plus à rien : j’avais une idole ; le ciel l’avait parée de tous ses dons, elle était belle et pure ! un sceptre l’a brisée… Mon admiration, ma foi, mes espérances, ma vie, tout est tombé avec elle… Ah ! madame, combien il faut que vous soyez heureuse pour que je vous pardonne ! »

Madame de la Tournelle tenait encore cette lettre et la relisait en pleurant, lorsque le roi entra.

— Pourquoi ces larmes ? dit-il en la pressant sur son cœur, chère Marianne, tant d’amour ne peut-il donc vous consoler de ce que vous coûte mon bonheur ! serait-ce quelque injure ? quelques-unes de ces chansons infâmes que ces misérables font pénétrer jusqu’ici ?…

— Non, répondit-elle, ces sortes d’outrages-là ne m’affligent point ; ils ne sauraient altérer ce que j’éprouve auprès de vous. Oui, là, sur ce cœur, il n’est plus d’injures, de remords, d’humiliations qui puissent m’atteindre ; mais quand je ne suis plus soutenue par votre présence…

— Eh bien, il faut te rappeler alors que ma pensée, ma vie sont à toi ; que, si je me livre à des travaux sérieux, c’est pour t’obtenir, te mériter, enfin pour te justifier.

— Ah ! tant de bonheur ne saurait être un crime ! dit madame de la Tournelle en essuyant ses yeux ; et, si je pleure, c’est de pitié ! celui qui aime seul me paraît aujourd’hui si à plaindre !

Alors elle présenta au roi la lettre du duc d’Agénois. En jetant les yeux sur la signature, le visage de Louis XV prit un air sombre ; il retira involontairement le bras qui entourait la taille de madame de la Tournelle.

— Et c’est cette lettre insolente qui vous fait pleurer ? dit-il d’un ton amer.

— Ah ! Sire, pouvez-vous trouver de l’insolence dans l’expression d’un regret si cruel.

— Ses regrets vous insultent ; et sans les ménagements que je dois avoir pour…

— Cher Louis, reprit-elle de l’accent le plus tendre, ne me faites point repentir de ma confiance ; en vous montrant cette lettre, j’ai voulu vous prouver qu’il ne pouvait plus exister aucun rapport entre le duc et moi.

— Vous les regrettez donc bien ces rapports, puisqu’ils vous coûtent des larmes ?…

— Je ne le nie point, Sire, son attachement, son estime m’honoraient, reprit avec fierté madame de la Tournelle, et je les regrette ; mais c’est bien moins sur leur perte que je pleure que le sort d’un cœur aimant qui se voit enlever l’objet de toutes ses affections ; comment, à la vue de semblables douleurs, ne pas faire un retour sur moi-même !…

— N’avez-vous donc rien à craindre, vous qu’on se dispute ainsi ? vous qu’on ne peut cesser d’adorer, aimante ou dédaigneuse ?

— Au fait, pourquoi m’alarmerai-je ? Votre amour, c’est ma vie. Ils finiront ensemble.

— Pardon, dit le roi en couvrant de baisers la main de madame de la Tournelle : après tant de sacrifices, oser douter encore, c’est une injure digne de châtiment ; mais je ne puis surmonter la jalousie que m’inspire cet homme. Je lui en veux de vous faire pleurer, je lui en veux de vous avoir parlé d’amour avant moi, d’être jeune, aimable ; enfin son nom me fait pâlir. Quand vous en parlez, mon cœur bat de rage, c’est une vraie démence. Mais vous en aurez pitié, n’est-ce pas ? vous me gronderez ; vous me répéterez que j’ai tort ; vous me le prouverez surtout, et je ferai ce que vous exigerez pour lui ; c’est dommage qu’il ne soit pas dans la diplomatie, ajouta-t-il en souriant, je lui donnerais de si bon cœur une ambassade !

— Ne lui donnez rien, répondit en riant madame de la Tournelle, laissez au maréchal de Belle-Isle le soin de récompenser ses services ; quand le dépit qu’il ressent aujourd’hui sera éteint, et que vous-même serez plus raisonnable, il se dévouera à vos intérêts avec la même constance qu’il porte dans ses attachements ; je le prédis : qui sait, vous le choisirez peut-être un jour pour ministre[2] ?

— En vérité, je n’en répondrais pas, si vous le vouliez bien… mais, en attendant, il faut que vous me promettiez de ne plus lui écrire.

— Je vous le promets.

— Ce n’est pas tout, vraiment, j’ai cent choses raisonnables à vous dire et que par conséquent j’oublie auprès de vous : d’abord le pauvre cardinal est un peu mieux, il prétend que le plaisir de me voir l’a ranimé ; mais sa faiblesse et son âge ne laissent point d’espérance ; seulement il s’éteindra sans souffrir, et lors même que les soins de Vernage[3] nous le conserveraient encore quelque temps, il ne serait plus en état de reprendre les affaires. J’ai promis d’aller bientôt le revoir ; j’irai malgré tout le mal que m’a causé la visite de ce matin. Mon Dieu ! que j’avais besoin de me retrouver près de vous ! La reine ayant appris que je revenais d’Issy, m’a fait demander des nouvelles du cardinal : c’était me prier d’aller lui en donner moi-même. J’ai passé dans son appartement ; elle était avec madame de Luynes et madame de Lesdiguières ; vous voyez d’ici leur mine prude, leur air guindé ; je m’attendais à être mal reçu de la reine, mais elle a été bonne et simple comme à l’ordinaire ; je crois qu’en dépit de leurs méchants caquets, elle vous accueillera bien.

— Ah ! si vous m’aimez, Sire, n’exigez pas que je reparaisse aux yeux de la reine ; laissez-moi vivre renfermée dans cet appartement, uniquement occupée du bonheur de vous y attendre, de vous y recevoir. Songez qu’ici je suis à l’abri des reproches, des humiliations, des injures ; que, rien n’y vient troubler ma joie d’être aimée ; que depuis que cette joie enivre mon cœur, toutes les misérables vanités du monde me sont devenues odieuses : Louis et sa gloire, voilà les seules pensées qui me captivent : je ne veux en être distraite ni par les tracasseries ni par les plaisirs de la cour.

— Que ces paroles sont douces ! et que je voudrais aussi me soustraire à ce monde méchant pour me consacrer tout entier à ce que j’aime ! Mais cela ne nous est point permis, chère Marianne, il faut que je cède aux lois de l’étiquette, aux usages imposés par le temps et mes prédécesseurs ; esclave de tant d’insipides devoirs, que deviendrais-je si vous ne m’aidiez à les remplir ? pourrais-je supporter l’ennui des soirées de la reine, de nos tristes solennités, si votre présence ne m’en donne le courage ? Non ; je me connais, une langueur mortelle s’emparera de moi, je quitterai tout pour venir ici retrouver la vie, et l’on criera au scandale, et l’on vous accusera de mes inconséquences. Ne donnez pas ce prétexte à nos ennemis. D’ailleurs, le mariage de votre sœur vous oblige à des démarches indispensables. Richelieu va venir avec le duc de Lauraguais, qui est impatient de vous être présenté. Les ordres sont donnés pour dresser le contrat, et j’ai fait prévenir la duchesse de Lesdiguières qu’il serait signé chez vous.

— Elle n’y viendra pas, Sire, et cette injure rejaillira sur ma sœur.

— Quand madame de Lesdiguières aura pris connaissance du contrat, elle viendra, vous dis-je. Le mariage fait, c’est vous qui présenterez la duchesse de Lauraguais.

— Mais, madame de Mailly, sa tutrice, madame de Lesdiguières, qui l’a élevée, revendiqueront leurs droits.

— C’est possible ; mais madame de la Tournelle, qui la dote et la marie, la présentera : tel est notre bon plaisir.

— Ce bon plaisir est un tyran auquel il faut obéir sous peine…

— De m’affliger, interrompit le roi en posant ses lèvres sur le cou éblouissant de madame de la Tournelle, et Marianne ne voudrait pas, ajouta-t-il, altérer par le moindre chagrin un bonheur qui n’a pas d’exemple sur la terre.

— Il faudra donc toujours céder à votre volonté ?

— Cela vous réussit assez bien, vraiment ; vous n’aviez en moi qu’un adorateur, un ambitieux d’amour, un fou décidé à mourir ou à vous posséder, cela se rencontre partout. Aujourd’hui vous régnez sur un être tout à vous, pour qui vous avez créé une existence, une félicité inconnues, vous pouvez à votre gré flétrir son âme ou la rendre capable des plus grandes actions ; l’anéantir ou l’immortaliser ; enfin, le sort du roi, les destinées de la France dépendent de vous. Cet empire, ô mon ange, tu le dois à mon bonheur ; il m’a révélé le ciel, je reconnais sa puissance ; mais tu n’en useras jamais contre notre amour, n’est-ce pas, ce serait un sacrilége. Ah ! crois-le, on n’aime autant que par la volonté de Dieu.

— Je l’espère, dit madame de la Tournelle en levant au ciel ses yeux voilés d’amour et de pudeur.


  1. Ce petit escalier, dont la porte donnait dans l’alcôve du roi, a été supprimé par Louis XVI.
  2. Il le fut en effet après le duc de Choiseul.
  3. Premier médecin du roi.