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La Duchesse de Châteauroux/55

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 274-279).


LV

SERA-T-ELLE EXILÉE ?


— Eh bien, qu’avez-vous appris demande madame de Châteauroux à sa sœur qui revenait de chez la princesse de Conti.

— Tant de choses contraires, qu’on ne sait auxquelles croire, répond madame de Lauraguais. Nos amis n’ont point d’espérance, et’pourtant nos ennemis sont fort inquiets. Maurepas fait courir le bruit que le roi ne veut faire aux Parisiens la grâce de passer trois jours aux Tuileries que pour vous voir plus commodément ; il espère indisposer le peuple par ces propos, et provoquer tant d’animosité contre vous, que l’on croie prudent de vous envoyer une lettre de cachet qui vous force à quitter Paris avant l’entrée du roi. Voilà quel était, ce matin, le sujet de conversation chez la reine, lorsque la princesse de Conti et madame de Modène y sont arrivées. La peine, M. le Dauphin et les princesses seront ici demain ; c’est déjà un bruit, une agitation sans égale ; tous les ouvriers de Paris sont partis sans attendre la permission des chefs de leur corporation, pour aller au-devant du roi ; les routes sont couvertes de peuple ; mais comme c’est partout la même chose, l’accueil qu’un lui l’ait dans chaque ville a retardé sa marche ; il ne sera que demain soir aux portes de Paris ; là il trouvera les grands carrosses du sacre, toute ; la cour, les échevins, les ministres, les premiers du parlement et mesdames les poissardes, dont la première dame compte bien sur l’honneur de l’embrasser pour prix de son bouquet de laurier-rose. Ce cortège se mettra en marche dès que le canon nous apprendra l’arrivée du roi à la barrière. Pauvre amie, ajouta madame de Lauraguais, en voyant pâlir sa sœur, je sais quel retentissement ce coup de canon aura dans votre cœur blessé ! mais c’est quelque chose encore que de pouvoir l’entendre !

— Ils ne me laisseront pas même cette cruelle joie, s’écria madame de Châteauroux ; et qui s’opposerait à leur rage contre moi ? ne m’ont-ils pas impunément abreuvée d’outrages ! ai-je trouvé un défenseur contre leurs calomnies ! celui pour qui j’ai tout sacrifié a-t-il élevé sa voix puissante contre tant de clameurs injustes ? a-t-il dit que mon amour pour sa gloire, pour cette gloire qu’on proclame aujourd’hui, m’a seul entraînée dans l’abîme ; que nulle ambition personnelle n’a flétri ma passion pour lui ; que jamais l’or, si souvent offert par ses ministres, n’a souillé mes mains ; que, loin de chercher à m’attirer ses bienfaits, je ne les ai jamais acceptés qu’avec répugnance et par ordre ; enfin, m’a-t-il justifiée [tarie moindre regret ! non, il m’a livrée lui-même à la boule, au mépris ; il a laissé traiter d’infâme, d’assassin, la femme dont il avait eu tant de peine à triompher ; celle dont les soins pour lui avaient toute la prudence, tout rouement d’une sœur, d’une épouse, d’une mère ! Ah ! maudit soit le jour où la colère du ciel est tombée avec son amour sur notre famille ! son souffle nous a flétries à jamais ; il n’est plus d’asile sur la terre pour celle qu’il abandonne ; pour cette troisième sœur déshonorée, délaissée à son tour. Va, fuis-moi, ajouta-t-elle avec l’accent du désespoir et en repoussant madame de Lauraguais ; va rejoindre Hortonse[1] ; qu’elle t’éloigne du précipice où trois de nous sont déjà englouties ; que sa vertu t’épargne les regrets, les remords qui me déchirent, va lui peindre ce que j’endure. Ah ! que du moins mon supplice vous sauve !

Et des sanglots la suffoquèrent. Madame de Lauraguais la serra tendrement dans ses bras en lui jurant que rien ne pourrait la séparer d’elle.

En ce moment on entendit du brait dans les antichambres.

— Ce sont eux, s’écria madame de Châteauroux d’un air terrifié ; ils bravent l’ordre que j’ai donné de ne laisser entrer personne ; ce sont les porteurs de la lettre de cachet… il l’aura signée… l’ingrat !

Le bruit augmentant, madame de Lauraguais quitta sa sœur pour aller savoir ce qui le causait. En effet, quelqu’un forçait la porte en dépit de l’opposition du fidèle Maurice, qui répétait à ses camarades que madame la duchesse n’avait fait aucune exception.

— Eh quoi ! c’est vous, M. Duverney ! ah ! ma sœur sera toujours visible pour un ami tel que vous ; suivez-moi.

Et la duchesse de Lauraguais dit à Maurice qu’elle prenait sur son compte cette infraction aux ordres donnés, et elle conduisit M. Duverney près de sa sœur.

— Venez m’aider à calmer sa douleur, ajouta madame de Lauraguais ; est-il vrai que M. de Maurepas veut que nous quittions Paris ?

— Je ne doute pas qu’il ne le veuille, répond M. Duverney ; mais je viens vous rassurer sur ce point. L’arrivée de la reine aux Tuileries rend cette injustice inutile ; on dit qu’elle y est appelée par le roi pour y jouir de tous les avantages d’un rapprochement complet entre elle et son mari ; cette idée charme le bon bourgeois de Paris, et inspire une si grande joie à la reine, que toute la cour s’en amuse. Mesdames de Villars, de Toulouse, enfin, toute la cabale dévote, confiante dans les calomnies qu’elle a répandues sur madame de Châteauroux et sur le silence que le roi a gardé envers elle, prétend qu’il n’y pense plus, et que ce serait réveiller son souvenir que de lui faire signer votre exil de Paris. J’aime mieux croire qu’ils ont la juste crainte de ne pas L’obtenir ; enfin cette nouvelle persécution n’aura pas lieu.

Cette assurance répétée à madame de Châteauroux, et la douce surpris,’de revoir un ami quand elle s’attendait à la présence d’un ennemi mortel, firent une heureuse diversion à sa peine. M. Duverney venait offrir ses services en cas d’une émeute concertée par les mêmes agents qui avaient fait celle de Metz et celle de La Ferté-sous-Jouarre ; il mit son château de Plaisance à la disposition delà duchesse.

— Je sais tout le mérite d’une proposition semblable, répondit-elle ; mais je me garderai de l’accepter ; ce serait exposer au pillage votre belle retraite, ce séjour ravissant où il m’a parlé de son amour pour la première fois. Non, c’est une consolation pour moi de penser qu’un jour peut-être il viendra m’y pleurer.

— Xe vous livrez pas à ces tristes idées ; dites-moi plutôt ce que je puis faire pour vous pendant ces trois jours de réjouissances publiques. Je crains que ces cris populaires ne vous fassent mal ; laissez-moi vous emmener d’ici.

— Ali ! ces cris de joie, ces bénédictions du peuple pour son roi, j’ai besoin de les entendre ; ils me coûtent assez cher.

— Mais, que deviendrez-vous pendant ces jours de folies ?

— Je pleurerai, comme aujourd’hui, comme j’ai pleuré depuis que…

Les sanglots l’empêchèrent de continuer.

— Eh bien, maintenant que j’ai satisfait à tous les devoirs de l’amitié, dit M. Duverney, je vous approuve de rester ; qui sait ce que peut produire L’idée de vous savoir si près de lui ?

— Ah ! mon ami, je n’ai plus d’espoir.

— Moi, j’en conserve encore ; je sais que votre appartement à Versailles n’est point donné, qu’excepté le tableau que voici, ajouta-t-il en montrant le portrait du roi, nul de vos meubles n’a été dérangé : je sais que le roi montre chaque jour plus de froideur pour ceux qui vous ont insultée, et que le duc de Chartres, ayant tenté dernièrement de justifier les mesures de rigueur qui avaient eu lieu en L’honneur de la religion a une certaine époque, le roi lui a dit d’un ton de reproche : Vous m’avez fait bien du mal ; puis il s’est brusquement éloigné du prince, comme s’il eût craint de trahir une arrière-pensée. Tout cela s’accorde peu, j’en conviens, avec l’abandon où il vous laisse depuis trois mois ; mais son caractère est un composé de contrastes dont on ne saurait prévoir les effets ; lui-même est combattu par tant de sentiments opposés, il ignore peut-être autant que nous celui qui doit l’emporter.

Avec quelle avidité madame de Châteauroux écoula les moindres détails de la conduite du roi ! et qu’elle passa vite du découragement aux illusions les plus enivrantes pour retomber ensuite dans la vague et l’accablement. Elle adresse une foule de questions à M. Duverney dans l’espoir qu’il répondra à la seule qu’elle n’ose articuler. Il la devine enfin, et raconte sans affectation les vains efforts de la duchesse de Boufflers et de madame de Maurepas pour fixer l’attention de Louis XV sur quelque objet nouveau ; comment on a fait partir une jeune et belle personne pour Strasbourg, avec l’injonction de se trouver sur le passage du roi, à l’église, au spectacle, enfin dans tous les endroits où on le fêterait pendant la route. Lebel, ajouta-t-il, a reçu plusieurs propositions à cet égard ; et c’est lui-même qui m’a dit à Châlons que toutes ces tentatives n’avaient point encore obtenu de succès, lui qui, par sa place est si souvent possesseur du secret du roi, ne comprend rien à la dissimulation dont il use, même avec lui ; seulement, un jour qu’il l’avait chargé de savoir des nouvelles de l’enfant de madame de Vintimille, Lebel vint lui dire que le jeune comte du Luc avait passé la nuit dans les convulsions. « Ah ! grand Dieu ! s’est écrié le roi, ils l’auront empoisonné comme sa mère… ! Tu le verras Lebel, ajouta-t-il d’une voix concentrée, ils tueront tout ce que j’aime. » Alors, se laissant tomber dans son fauteuil, il cacha sa tête dans ses mains, garda le silence, et ne sortit de sa sombre rêverie qu’à l’arrivée du comte de Maurepas.

— Ah ! pourquoi ne m’ont-ils pas frappée comme elle au temps de mon bonheur ? dit madame de Châteauroux ; je n’aurais pas connu cette longue agonie où l’abandon me livre ; je l’aurais vu me pleurer, j’aurais emporté au tombeau l’idée si douce que la mort seule pouvait nous séparer ; mais non, le Ciel est sans pitié pour moi, il sait que je ne dois plus espérer, et il m’aveugle par un éclair d’espérance pour prolonger ma torture ; il fait de ma jeunesse, de ma force les instruments de mon supplice ; ce que je souffre, cenl martyrs y succomberaient, et je ne puis mourir ! lui parlant ainsi madame de Châteauroux attendri ! ses amis jusqu’aux larmes, et les preuves touchantes de leur vif intérêt pour ses peines la calma momentanément. Peutêtre aussi le souvenir des paroles de Lebel à M. Duverney contribua-t-il à lui rendre un peu de courage.


  1. La marquise de Flavacourt.