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La Duchesse de Châteauroux/60

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 301-306).


LX

L’EFFROI


Après le départ du roi, madame de Châteauroux ressentit de violentes douleurs d’estomac que mademoiselle Hébert attribua au temps infini que sa maîtresse (Mail restée sans rien prendre. Les gens de la maison dormaient encore, la duchesse ne voulut pas qu’on réveillât son cuisinier. Pour ne faire aucun dérangement, mademoiselle Hébert apporta une aile de poulet tirée d’un pâté de Chartres arrivé tout récemment, et qui se trouvait sur les planches d’un office. À peine madame de Châteauroux en eut-elle mangé qu’elle se senti ! beaucoup plus souffrante, cependant quelques gouttes d’eau de fleur d’oranger la calmèrent : elle dormit deux heures. À son réveil, le médecin qu’avail envoyé chercher mademoiselle Hébert trouva de la fièvre à madame de Châteauroux, et lui ordonna de rester au lit toute la journée et celle du lendemain.

Vers midi, le comte de Maurepas se présente à la porte de l’hôtel de Lauraguais ; on lui dit que madame la duchesse de Ghâteauroux n’est pas visible. Il demanda à voir la duchesse de Lauraguais ; elle est auprès de sa sœur. Enfin, il dit venir de la part du roi, et on le laisse entrer.

À ces mois magiques, de la part du roi, toutes les portes s’ouvraient : M. de Maurepas arriva jusqu’à la chambre de madame de Châteauroux. Le duc d’Ayen et madame de Lauraguais étaient au chevet du lit. Ils se retirèrent en entendant annoncer cette visite extraordinaire.

M. de Maurepas sembla un moment déconcerté ; mais madame de Châteauroux l’ayant invité à s’asseoir avec une politesse pleine de dignité, il se remit un peu de son trouble, et dit :

— Madame, le roi m’envoie vous dire qu’il n’a aucune connaissance de ce qui s’est passé à votre égard pendant sa maladie à Metz : il a toujours eu pour vous la même estime, la même considération. Il vous prie de revenir à la cour reprendre votre place, et madame de Lauraguais la sienne[1].

— J’ai toujours été persuadée que le roi n’avait aucune part à ce qui s’est passé à mon sujet ; aussi n’ai-je jamais cessé d’avoir pour Sa Majesté le même attachement. Je suis fâchée de n’être pas en état d’aller dès demain remercier le roi ; mais j’irai samedi prochain, car j’espère être guérie.

Alors M. de Maurepas essaya de s’excuser auprès de madame de Ghàteauroux, et voulut entrer avec elle dans des détails sur les préventions qu’on avait pu lui donner contre lui. En le regardant mentir et s’humilier ainsi, elle sourit de mépris ; et ce sourire, la haine en tint compte.

Une heure après cette visite, madame de Châteauroux reçut celle de M. d’Argenson, de ce même ministre dont elle avait fait la fortune, et qui lui avait signifié avec tant d’insolence l’ordre de s’éloigner de Metz. Il venait lui demander la liste de ceux dont elle désirait l’éloignement. On a répandu le bruit qu’elle avait fait inscrire le nom de M. d’Argenson en tête de la liste. Ce fait est faux ; mais on peut regretter que la franchise de son caractère n’eût pas permis à madame de Ghàteauroux de mieux dissimuler son dégoût profond à l’aspect de tant d’ingratitude et d’une soumission si basse.

Cependant elle répondit qu’elle laissait à Sa Majesté le soin d’éloigner les ennemis du roi et de sa gloire, qu’elle-même n’en reconnaissait point d’autres, et qu’elle pardonnait de bon cœur à ceux qui n’avaient offensé qu’elle.

Malgré tout ce que ces paroles avaient de rassurant, M. d’Argenson en fut accablé ; car c’était la générosité d’une reine, le pardon dédaigneux d’une puissance désormais invincible.

Madame de Châteauroux, après avoir joui desplaisirsd’une noble vengeance, se félicitait de causer de son bonheur avec les amis que ses chagrins n’avaient point éloignés d’elle. Déjà le bruit de son retour à Versailles faisait accourir chez elle tous les satellite ? de la faveur, cette troupe éternellement attachée à tous les chars de triomphe ; mais madame de Tencin elle-même n’avait point été reçue. La duchesse de Modène, la princesse de Conti, le duc d’Aven, le comte de Noailles, Duverney, furent seuls admis. Les princesses se disputaient le plaisir de ramener leur amie à Versailles, lorsqu’elle fut prise tout à coup d’une attaque de convulsions qui jeta l’effroi parmi tous ceux qui étaient présents. Mademoiselle Héhert monte aussitôt chez le chevalier de Mailly, pour qu’il s’empresse d’aller chercher en toute haie le docteur de Vernage à Versailles, car elle sait que sa maitresse n’a confiance qu’en lui ; mais le chevalier est parti de l’hôtel à la nouvelle du rappel de sa cousine ; il ne doit pas revenir. Le duc d’Aven s’offre pour remplacer le chevalier de Mailly. On attelle deux chevaux de plus à sa voiture. Vernage arrive en ce moment ; le roi, averti par un pressentiment sympathique, et peut-être inquiet de l’état dans lequel il avait laissé madame de Châteauroux, avait ordonné à son premier médecin de se rendre chez elle.

— C’est le ciel qui l’envoie, s’écria madame de Modène.

— À peu près, dit-il, c’est le roi ; mais qu’arrive-t-il donc ? Alors, conduit par madame de Lauraguais près du lit de sa sœur, le docteur est frappé lui-même d’une idée horrible ! le nom de madame de Vintimille s’échappe de ses lèvres. Il ordonne une saignée, les convulsions s’arrêtent : madame de Châteauroux ouvre les yeux, aperçoit Vernage.

— Ah ! docteur, dit-elle d’une voix brisée par la souffrance, vos soins sont inutiles, ils m’ont empoisonnée.

— Non, madame, l’effet de la saignée ne permet pas de concevoir cette crainte ; voici le pouls presque revenu à son état ordinaire : si l’agitation de votre esprit n’amène pas d’autres accidents, la fièvre cessera dès demain. Mais, pour Dieu ! ne vous tourmentez pas.

— Eh bien, jurez-moi de ne pas effrayer le roi sur mon état, de lui taire vos soupçons… Hélas ! mes affreux pressentiments lui en ont assez dit… qu’il ignore à quel point je souffre… pas jusqu’à la lin pourtant… Je veux lui dire adieu.

— Oui, oui, mais je ne vous obéirai, reprit Vernage, qu’autant que vous serez docile à mes avis. Ne parlez pas. restez calme.

Alors il fit signe à tout le monde de s’éloigner pour laisser la malade tranquille. Ensuite, profitant de l’assoupissement qui survint, il retourna à Versailles. Sans révéler au roi toutes les craintes qu’il concevait, il lui avoua que madame de Châteauroux avait eu deux crises violentes. Bien qu’il assurât que la saignée avait triomphé de tous les symptômes alarmants, le roi voulait partir à l’instant même pour aller la voir. Vernage lui fit observer qu’un tel empressement lui serait funeste, car il lui donnerait la certitude d’un danger dont elle n’avait déjà que trop l’idée.

Commander au nom de cette vie si chère c’était, s’assurer la plus scrupuleuse obéissance. Le roi consentit à attendre jusqu’au lendemain soir pour se rendre auprès de madame de Gbâteauroux. D’ici laies courriers devaient partir d’heure en heure pour lui en rapporter des nouvelles ; et Vernage donnerait lui-même chaque matin après avoir [tassé la nuit à l’hôtel Lauraguais ; sans que la duebesse le sût, car tant de soins l’auraient effrayée.

Dumoulin, Sirac, Chomel, tous les premiers médecins de Paris furent appelés par Vernage en consultation sur l’état de madame de Châteauroux, dont les crises convulsives se renouvelaient plusieurs fois par jour ; mais elle s’obstinait à refuser devoir d’autres médecins que Vernage. Pour être introduit près d’elle, il fallait prouver qu’on venait delà part du roi, et lorsqu’on lui proposait quelque nouveau moyen de guérison :

— Vous savez bien, répondit-elle, que tout cela est inutile.

La saignée, les potions calmantes, triomphant pendant quelques heures de ses accès violents, étaient les seuls remèdes auxquels elle voulût se résigner. Elle avait elle-même calculé l’intervalle d’une crise à l’autre, et ce que la perte du sang lui assurait de moments de calme pour faire coïncider la visite du roi avec un de ces moments où l’affaiblissement des douleurs lui permettait d’écouter et de parler.

Une circonstance qui frappa beaucoup de gens, c’est que le bruit du danger de madame de Châteauroux se répandit en province et dans de certains quartiers de Paris, même avant qu’elle fût malade. Le duc de Richelieu l’apprit à Montpellier, deux jours avant la lettre de madame de Lauraguais qui lui parlait de ses inquiétudes sur sa sœur-, et le chevalier de Mailly, qui était reparti pour la Picardie à la nouvelle du prochain retour de madame de Châteauroux à la cour, fut très-étonné d’entendre dire à Péronne que la joie de retrouver le roi plus amoureux que jamais l’avait fait tomber malade. Ayant puisqu’un autre les moyens de combattre ce bruit, M. de Mailly ne s’en alarma point, mais, comme il se confirma trop tôt sur des lettres particulières, le chevalier revint sur-le-champ à Paris. Car s’il haïssait la favorite, il chérissait madame de Châteauroux et l’idée de son danger le mettait au désespoir.

Elle sourit de plaisir en le revoyant, le gronda de son départ, lui dit, avec une grâce charmante, que c’était mal, d’abandonner ses amis dans le bonheur ; puis elle ajouta tristement :

— Vous le voyez, ce bonheur est assez périlleux pour qu’on me le pardonne.

Et le pauvre chevalier était si cruellement ému en l’écoutant parler ainsi, qu’il baisa la main brûlante qu’elle |lui présentait, et sortit précipitamment de la chambre. Au milieu du salon, ne pouvant plus maîtriser son émotion, il tomba sur un siège et fondit en larmes.

Deux hommes debout près de la croisée parlaient à voix basse ; beaucoup d’autres personnes qui se tenaient à distance d’eux occupaient l’autre moitié du salon. Le chevalier n’y prit pas garde ; absorbé dans sa douleur, il disait des mots sans suite… et menaçait tout haut les assassins de sa cousine.

— Où sont-ils ces monstres… ces lâches empoisonneurs… que je leur fasse justice !… Quoi ! ce n’est point assez d’arracher une femme angélique au repos, à l’honneur ; de désoler, de flétrir sa famille, il faut encore qu’elle meure victime de… ! et ce roi, si puissant pour la déshonorer, que fait-il pour la défendre contre les infâmes qui la tuent ?…

— Taisez-vous ! s’écrie madame de Lauraguais ; le roi est là… ne le voyez-vous pas ; il questionne Vernage sur l’état de ma sœur.

— Vient-il pour la sauver ? pour nous livrer les assassins de notre famille ? Ah ! cet espoir peut seul contenir ma rage, dit le chevalier en se levant.

— Quel est cet homme ? demanda le roi.

— Un de nos cousins, Sire, un vieil officier de Votre Majesté ; un homme courageux, que ses craintes pour ma sœur rendent presque insensé ; j’espère qu’il s’exagère le danger.

— Il vient de la voir !… et il pleure ! dit Louis XV en pâlissant.

Alors il marche avec vivacité vers la porte de la chambre à coucher, l’ouvre le plus doucement possible ; puis, faisant signe aux personnes qui étaient là de ne point se lever, il s’approche silencieusement du lit de la malade. Hélas ! quel triste spectacle frappe ses yeux ! qu’il a peine à contenir un cri de douleur et d’effroi en voyant l’altération sinistre des traits de ce beau visage !


  1. Mémoires de Richelieu.