La Duchesse de Choiseul et la correspondance inédite de Mme Du Deffand

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LA
DUCHESSE DE CHOISEUL
ET MME DU DEFFAND

Correspondance inédite de Mme Du Deffand, précédée d’une notice par le marquis de Sainte-Aulaire, 2 vol. in-8o, 1859.



On ne connaîtra plus bientôt cette vie des temps passés qui apparaît dans le lointain et dont nous sommes séparés, bien plus que par les ans, par une révolution d’idées et de mœurs. On ne connaîtra plus le monde d’autrefois ; je veux dire que de cette ancienne société française, la première, la plus élégante, la plus animée, la plus spirituelle et la plus frivole des sociétés, rien ne subsistera plus réellement, pas même les échappés du naufrage qui en ont été parmi nous les derniers représentans ou les derniers témoins. Ceux qui dans leur jeunesse ont pu voir M. de Choiseul avant sa mort, ceux qui datent de la lutte des parlemens et du chancelier Maupeou, ou qui ont pu entendre parler de Voltaire et de Mme Du Deffand comme de personnages qui vivaient encore la veille, ceux-là se compteraient aujourd’hui assurément. Hélas ! tout se renouvelle, tout change dans les habitudes, dans les préoccupations et les usages. L’esprit de sociabilité s’est métamorphosé tellement qu’il faut un effort d’intelligence, presque un don d’intuition, pour recomposer ce passé d’hier qui s’appelle désormais l’ancien régime. Il y a un penseur qui a dit que les révolutions étaient la condensation du temps, ce qui signifie que dans les momens de crise tout s’accélère, et que la puissance des événemens supplée au nombre des années. Dans les révolutions en effet, les années sont quelquefois des demi-siècles ; le monde tout entier vit d’une vie plus rapide, si bien qu’après l’effroyable bourrasque le jour vient où il se retrouve debout, ne sachant plus où il en est, séparé du passé par un abîme, se croyant peut-être exempt de vices parce qu’il n’a plus ceux d’autrefois, et n’ayant plus dans tous les cas les mêmes lois, les mêmes goûts, les mêmes mœurs. Telle a été un peu la situation de la société française vis-à-vis de cette seconde partie du dernier siècle qu’on voit déjà se précipiter vers le gouffre d’où doit sortir le monde moderne.

Le XVIIIe siècle finit en 1789. Ce qu’on a vu depuis de l’ancienne société n’était plus qu’un souvenir, une dernière expression d’un monde à jamais évanoui, une tradition continuée un peu de temps encore et presque dépaysée dans un monde nouveau. On n’en verra plus l’image vivante et parlante. L’esprit de cette époque, ses manières de vivre, ses élégances, ses corruptions, ses caractères et ses folies, on ne les retrouvera plus que dans les livres, dans l’histoire, où se fait le souverain partage du bien et du mal. Là seulement on peut voir reparaître ce temps, et ce qu’on en peut dire de mieux peut-être, c’est en définitive ce que Mme Du Deffand dit de la maréchale de Luxembourg : « Si on pouvait séparer l’ivraie d’avec le bon grain, on aurait de l’excellent et du détestable ; mais ces deux choses réunies ne sont pas propres à faire du bon pain quotidien. » Ce XVIIIe siècle, qu’une incomparable catastrophe a si terriblement scellé dans son tombeau, ce siècle est, à vrai dire, un insaisissable Protée qui fuit sous le regard et offre à la fois une multitude d’aspects. Il y a en quelque sorte deux XVIIIe siècles : l’un tout enivré de systèmes et de spéculations, audacieux par l’intelligence, frondeur au nom de la raison humaine, qui proclame son avènement ; l’autre tout perdu de licence, de dépravation et de vices fastueux, qui fait bonne chère et semble mettre toutes ses croyances dans un mot d’un des personnages de l’époque : « Le souper est une des quatre fins de l’homme ; je ne me rappelle plus quelles sont les trois autres. » Le XVIIIe siècle cependant n’est tout entier ni dans les déclamations philosophiques, ni dans les petits soupers, pas plus qu’il n’est dans le décousu de la politique extérieure ou dans l’affaissement d’une vieille monarchie transformée par degrés en monarchie asiatique ; il est en tout cela si l’on veut, mais il n’y est que partiellement ; il est surtout dans le monde, dans cet ensemble social dont les mémoires et quelques correspondances reproduisent le mouvement et la confusion. La vie mondaine est le vrai cadre du XVIIIe siècle, car là on voit tout, les principes philosophiques faisant leur chemin à côté des frivolités licencieuses, les hardiesses de l’opinion se mêlant aux excès de la monarchie la plus absolue, la main des favorites nouant et dénouant les affaires de la politique, en un mot toute une société qui marche vers sa ruine, en gardant encore ce dernier vernis, ce dernier prestige, l’esprit.

C’est un coin de ce monde que laisse entrevoir cette Correspondance inédite de Mme Du Deffand, dont M. le marquis de Sainte-Aulaire s’est fait le divulgateur, en y ajoutant une intéressante notice, sorte de prologue de cette révélation. Ce qu’était le XVIIIe siècle à un certain moment, entre 1758 et 1780, ces lettres le disent une fois de plus, en ravivant un instant l’image de cette société, en confirmant l’idée qu’on s’était faite de Mme Du Deffand elle-même, en précisant les traits de quelques figures moins connues, comme celles de la duchesse de Choiseul et de l’abbé Barthélémy, qui viennent se grouper autour de l’un des personnages les plus éminens de l’époque, un homme heureux dans son élévation, plus heureux encore dans sa disgrâce, — le duc de Choiseul en un mot, dont le ministère, après avoir duré douze années, finit par un exil éclatant. Ces lettres n’ont vraiment qu’un héros, M. de Choiseul ; elles forment comme l’histoire secrète et la légende mondaine de la chute du premier ministre de Louis XV et de l’exil de Chanteloup. De là l’unité et l’animation de cette correspondance, ou chacun met tous les bruits qu’il recueille, sans oublier ses impressions, ses vivacités et ses humeurs, tout ce qui dévoile les caractères, tout ce qui peint le mouvement intime d’une société qui se passionne pour des riens, faute de s’intéresser aux grandes choses.

Le duc de Choiseul fut un moment le roi, le dictateur tout-puissant de ce monde plein de frivolités, et c’est la fortune de cet habile homme, de petite taille et de figure peu agréable, mais de haute naissance et de manières supérieures, d’avoir eu tous les dehors de la grandeur, d’avoir ressemblé à un contemporain de Louis XIV égaré dans le XVIIIe siècle. Pendant douze années, il tint d’une main ferme et souple les affaires de l’état, animant tout de son esprit, dirigeant alternativement les relations étrangères, la guerre ou la marine, gouvernant aisément de dociles collègues, surtout son cousin, le duc de Praslin, qui ne pensait que par lui, et, après avoir dû son élévation à Mme de Pompadour, se servant à son tour de la favorite, la dominant et devenant même autre chose pour elle. M. de Choiseul fut un des types les plus complets et les plus curieux du grand seigneur homme d’état, du gentilhomme politique. Esprit vif et plein de ressources, causeur brillant, nature déliée et résolue, fastueux dans sa vie, sachant très bien mêler la hauteur et la grâce dans ses rapports, il maniait les affaires avec cette aisance de l’homme qui sait plus par l’expérience du monde que par l’étude de la politique, et qui ne craint pas les difficultés, parce qu’il croit que l’habileté vient à bout de tout. Si d’ailleurs M. de Choiseul tenait par un certain air au XVIIe siècle, il était de son temps par les mœurs. Homme à bonnes fortunes ou ministre, M. de Choiseul menait grandement et du même train les affaires et les plaisirs. Enfin, par son esprit et par sa prodigieuse habileté, par les femmes, que la séduction de sa puissance entraînait, par les parlemens, dont il relevait l’importance et dont il pensait se faire un appui, par les philosophes, qu’il flattait et qu’il attachait à sa cause, il se créa cette popularité immense qui fut l’éblouissement des contemporains, qui le soutint jusque dans ses fautes, survécut à son pouvoir, et ne serait pourtant qu’une curiosité brillante de l’histoire, si, à travers toutes les habiletés mondaines, il n’y avait eu les vues et la ferme trempe d’un politique capable de concevoir la seule pensée patriotique qui se soit fait jour dans le XVIIIe siècle : c’était de fonder l’alliance du midi par le pacte de famille de 1761 et de préparer la France à retrouver sa puissance amoindrie par les dernières guerres.

M. de Choiseul avait évidemment quelques-unes des qualités de l’homme d’état, le coup d’œil, l’esprit d’initiative, la hardiesse de conception, et ce qu’on appellerait de nos jours le sentiment de la grandeur de la France ; il avait en même temps les faiblesses de sa nature, la légèreté et l’étourderie audacieuse. Son grand art était d’éblouir et de gagner l’opinion en dissimulant ses fautes mêmes sous cette brillante aisance qui le faisait appeler par l’impératrice Catherine de Russie le cocher de l’Europe. Ce n’était pas un homme d’état méthodique, c’était un joueur hardi qui réussit tant que Mme de Pompadour fut là ; sa fortune eut une chance de moins à la mort de la marquise en 1764, elle se soutint encore dans l’interrègne des amours royales, et elle fut définitivement menacée en 1769 par l’avènement d’une favorite nouvelle qui était cette fois Mme Du Barry. Il faut se souvenir de ce qui se passait en politique dans ces années de 1765 à 1770, L’Europe était fort troublée au nord. M. de Choiseul avait commis une première méprise ; il n’avait pas cru d’abord à la possibilité d’une alliance de l’Autriche et de la Prusse avec la Russie pour le partage de la Pologne ; il ne crut pas à la durée du règne de Catherine, de cette Sémiramis du Nord qu’il raillait impitoyablement. Une fois tiré de l’illusion par l’évidence des faits, il commettait une seconde faute en se jetant à corps perdu dans toutes les aventures, agitant la Pologne, poussant les Turcs contre la Russie. Il était trop tard : les moyens étaient impuissans. D’un autre côté, M. de Choiseul était tout entier à la pensée de refaire les forces de la France pour prendre une revanche de l’Angleterre. Au dedans, les animosités entre la cour et les parlemens se réveillaient, et le procès du duc d’Aiguillon poussait à bout cette lutte qui conduisait au coup d’état du chancelier Maupeou. Si Mme de Pompadour eût été là, M. de Choiseul eût tenu bon encore peut-être ; il eût fait face au dehors, il eût adouci la guerre avec les parlemens ; mais au lieu d’un appui à la cour, il n’avait que l’hostilité de la favorite nouvelle, devant qui son orgueil refusait de plier. Soit par dépit, soit par un mouvement tardif de fierté aristocratique, après avoir vécu si bien avec Mme de Pompadour, il ne voulait pas reconnaître Mme Du Barry, et tout ce qui tenait au premier ministre entrait en guerre contre la favorite. Les amis de Mme Du Barry, le duc d’Aiguillon, le maréchal de Richelieu, appelaient cela plaisamment une révolte de la faction Choiseul contre la prérogative du roi.

Dès lors la lutte était engagée. Mme Du Barry, en bonne fille qu’elle était, n’eût point été éloignée de faire la paix avec ce grand seigneur révolté ; jusqu’au dernier moment, elle voulut le gagner, et elle finit par lui faire dire de prendre garde à lui, « qu’on avait souvent vu des maîtresses faire renvoyer des ministres, mais qu’on n’avait jamais vu de ministre obtenir la disgrâce d’une maîtresse. » M. de Choiseul résista ; il ne se dissimulait pas qu’il jouait une vive partie. Un jour rencontrant de bon matin le duc d’Aiguillon à la porte du roi, il lui dit avec son ironique aisance de gentilhomme : « Eh bien ! vous me chassez donc ! J’espère qu’ils m’enverront à Chanteloup. Vous prendrez ma place, quelqu’autre vous chassera à son tour. Ils vous enverront à Veretz ; nous serons voisins, nous n’aurons plus d’affaires politiques, nous voisinerons et nous en dirons de bonnes ! » Au fond, il se croyait plus nécessaire qu’il ne le laissait paraître ; il pensait avoir assuré son crédit par le mariage récent du prince qui devait être Louis XVI avec l’archiduchesse qui fut Marie-Antoinette. Et puis, avec le sentiment de son importance, peut-être se disait-il comme ce Guise à qui on le comparait si singulièrement pour l’ambition : « On n’oserait ! » On osa. Le duc d’Aiguillon, le chancelier Maupeou, l’abbé Terray, associés à la vengeance de Mme Du Barry, l’emportèrent, et le 24 décembre 1770 M. de Choiseul recevait cette lettre du roi : « Mon cousin, le mécontentement que me causent vos services me force à vous exiler à Chanteloup, où vous vous rendrez dans vingt-quatre heures. Je vous aurais envoyé beaucoup plus loin, si ce n’était l’estime particulière que j’ai pour Mme la duchesse de Choiseul, dont la santé m’est fort intéressante. Prenez garde que votre conduite ne me fasse prendre un autre parti ; sur ce, je prie Dieu, mon cousin, qu’il vous ait en sa sainte garde. » L’ordre d’exil atteignait aussi le duc de Praslin, qui dormait quand il le reçut, fit refermer ses rideaux, se rendormit et ne se réveilla que pour monter en voiture. Le duc de La Vrillière, lié d’intérêts avec le duc d’Aiguillon, fut chargé de remettre la lettre royale à M. de Choiseul, et comme il s’efforçait d’exprimer à celui-ci son chagrin d’avoir à remplir une telle mission, le premier ministre, le regardant froidement, lui répondit avec sa superbe railleuse : « Je suis persuadé, monsieur le duc, de vos sentimens en cette circonstance. »

Hier placé au faîte du pouvoir, considéré en Europe comme la brillante personnification de la politique de la France, puissant par les amitiés, par la confiance ou même par les craintes qu’il inspirait, aujourd’hui brusquement et durement jeté dans l’exil, telle était la destinée de M. de Choiseul. Heureux homme, disais-je, dans sa disgrâce ! Tombant du pouvoir à cette heure, il n’allait plus assister en témoin impuissant au partage de la Pologne, un peu préparé pourtant par son imprévoyance. Il évitait toutes les responsabilités de la guerre maritime qu’il méditait, en emportant avec lui le prestige d’une pensée patriotique. Il n’avait plus à prendre un parti dans la querelle engagée avec le parlement, et il avait l’attitude d’un grand seigneur libéral dont on avait précipité la chute pour faire le coup d’état Maupeou. Enfin, frappé par Mme Du Barry, il faisait oublier qu’il avait été élevé par Mme de Pompadour, et il semblait résumer dans sa personne les sentimens de dignité froissée de l’aristocratie française. Tout était faveur pour lui, même la dureté de la forme de ce brutal congé qui venait couronner si singulièrement douze années de services. C’est alors que se dessine au sein du XVIIIe siècle ce contraste, cette lutte curieuse d’une cour diminuée dans la considération universelle, et de l’esprit d’opposition allant chercher dans sa disgrâce un homme dont on oubliait les fautes pour ne se souvenir que de ses qualités brillantes. L’esprit de fronde passe au camp de M. de Choiseul. Cette Correspondance inédite de Mme Du Deffand reflète justement les impressions laissées par la chute du duc dans ce monde du XVIIIe siècle où s’essayaient bien des idées et des sentimens qui ne demandaient qu’à se faire jour, et elle raconte d’une façon merveilleuse en même temps ce qu’on fait, ce qu’on dit, ce qu’on pense à Chanteloup.

L’asile splendide où se trouvait relégué M. de Choiseul ne fut pas naturellement, dans un temps comme le XVIIIe siècle, un centre d’action politique ; ce fut le lieu de retraite triomphal d’un homme accoutumé à captiver l’opinion. Tandis que le chancelier Maupeou, libre par la chute de M. de Choiseul, brisait le parlement, tandis que le duc d’Aiguillon allait prendre la direction des affaires étrangères, et que l’étourdissante faveur de Mme Du Barry triomphait à Versailles, une autre cour se formait à cinquante lieues de Paris, en pleine Touraine. L’esprit d’opposition allait où il pouvait, aux princes disgraciés pour avoir épousé la cause du parlement, au ministre exilé, et pendant quelques années un voyage à Chanteloup devenait le pèlerinage obligé de la bonne compagnie de France. Ceux-là.mêmes qui tenaient à la cour furent les premiers à donner le signal du mouvement au lendemain du départ de M. de Choiseul. On se faisait un piquant plaisir de demander la permission d’aller à Chanteloup et de donner de l’ennui aux maîtres du jour, irrités de ces manifestations. Toutes les demandes ne furent pas accueillies d’abord, puis le roi finit par dire qu’il ne permettait ni ne défendait. Dans un moment de mauvaise humeur, il écrivit au maréchal de Beauvau cette lettre singulière : « Mon cousin, vous êtes bien vif et tenace dans ce que vous désirez. Je ne suis pas surpris que le beau sexe ne puisse vous résister longtemps. Moi qui n’en suis pas, je devrais vous refuser, et je le ferais, si je ne vous avais pas fait par trop espérer que je vous laisserais aller à Chanteloup, car j’ai de bonnes raisons pour cela, et cet empressement d’y aller ne me plaît pas du tout. Sachez-le. Sur ce, etc. » Le prince de Beauvau partit ; quelque temps après, il perdait son gouvernement du Languedoc.

C’était du reste une grande et seigneuriale existence qu’on menait à Chanteloup, quand le premier et le plus dur moment fut passé : existence libre et fastueuse, comme on la mène entre gens pour qui le luxe de la vie est tout. « Nous faisons bonne chère, écrivait, peu après son arrivée, la duchesse de Choiseul ; nous passons des nuits fort tranquilles et toute la matinée à nous parer de perles et de diamans comme des princesses de roman. » On se levait tard, on se promenait, et on se retrouvait toujours à table ; on jouait le pharaon et le whist ou le trictrac. Quelquefois aussi on lisait les mémoires de Saint-Simon, sur lesquels le duc de Choiseul avait mis la main, ou ce qu’on connaissait alors des lettres de Mme de Maintenon ; puis tout s’animait par un mouvement extraordinaire de visiteurs se succédant tous les jours. « Quant à présent, écrit l’abbé Barthélémy, qui était de la maison, et qui de temps à autre rédigeait une page de ce qu’on appelait plaisamment les grandes chroniques de Chanteloup, quant à présent, voici la compagnie : M. et Mme de Beauvau, Mme de Poix, Mme de Tessé, Mme de Chauvelin, qui part demain, M. le duc d’Ayen, M. d’Estrehan, M. de Schomberg, M. de Boufflers, M. de Sarlabons, sans compter M. de Cambrai. On attend à la fin du mois M. de Bezenval, et le mois prochain d’autres visites encore. Telle était la fureur du moment, que tout le monde voulait aller ou être allé à Chanteloup, et il y eut, je pense, plus d’une comédie comme celle du voyage de la maréchale de Luxembourg, qui n’avait jamais passé pour être des amis du ministre exilé.

Ce furent en apparence de grandes démonstrations. M. de Choiseul écrivit à la maréchale. Mme de Luxembourg, en arrivant, portait une belle tabatière avec le médaillon du duc entouré de perlés. On se confondait en galanteries, et tout bas la duchesse de Choiseur écrivait à Mme Du Deffand : « Croyez-vous de bien bonne foi à ces lettres si empressées pour attirer ici une certaine maréchale ? » Et Mme Du Deffand écrivait d’un autre côté : « Rien n’est plus comique et plus singulier que cette visite de Mme de Luxembourg. C’est pour qu’elle soit placée dans ses fastes. Ce n’est assurément pas l’amitié qui en est le motif… Elle était l’ennemie des Choiseul, et comme il est du bel air actuellement d’être dans ce que nous appelons aussi l’opposition, elle a employé toute sorte de manèges pour se réconcilier avec eux… » Ainsi se réalisait dans ce brillant exil ce que disait Horace Walpole, l’ami de Mrac Du Deffand : « Compiègne est abandonné, Villers-Cotterets et Chantilly encombrés ; mais Chanteloup surtout est à la mode, tout le monde y court, quoique le roi réponde à ceux qui en demandent l’autorisation : « Je ne le permets ni ne le défends… » C’est la première fois peut-être que la volonté d’un roi de France est interprétée contre son inclination. Après avoir annihilé le parlement, ruiné le crédit, il se voit bravé par ses plus immédiats serviteurs. Mme de Beauvau et deux ou trois autres femmes de cour défient ce tsar des Gaules… »

Chanteloup eut donc bien des hôtes divers, les hôtes de passage et d’apparat comme Mme de Luxembourg, ceux qui cédaient à un mouvement sincère et ceux qui suivaient le souffle capricieux de la mode, sans compter les Anglais comme lady Churchill, qui voulait voir Chanteloup parce que les papiers d’Angleterre en parlaient sans cesse. Il y avait aussi les hôtes habitués et fixes, la duchesse de Grammont, qui avait suivi son frère, l’abbé Barthélémy, Gatti, le médecin florentin, ce type de la vivacité italienne, Mme Du Deffand, qui ne parut qu’une fois à Chanteloup, mais qui y était toujours en esprit. Et en fin de compte, les plus curieux de tous ces personnages disparus du XVIIIe siècle, ce sont ceux qui font revivre tous les autres, et qui se peignent eux-mêmes dans ces lettres aujourd’hui tirées de l’oubli : Mme Du Deffand recueillant tous les bruits de Paris et leur donnant le tour piquant d’une libre et vive conversation, l’abbé Barthélémy écrivant la chronique familière de Chanteloup, la duchesse de Choiseul elle-même allant de l’un à l’autre, parlant de tout, animant tout du feu de son aimable et supérieure nature.

Qui ne sait que Mme Du Deffand est une des figures les plus expressives et les plus singulières du dernier siècle ? Elle s’est révélée dans sa correspondance avec Horace Walpole et avec le président Hénault. Quand elle écrivait ces lettres à la duchesse de Choiseul et à l’abbé Barthélémy, elle avait déjà dépassé soixante-dix ans, elle était revenue de la vie, si l’on me passe ce mot, et cette vie, elle l’avait menée galamment, grandement, comme on la menait à cette époque, portant partout sa vivacité, son inconstance et cette hardiesse d’esprit qui ne s’étonnait de rien. Née d’une famille noble du Bourbonnais, de la famille de Vichy-Champrond, elle avait été mariée au marquis Du Deffand, qui ne lui convenait guère, avec qui elle vécut peu de temps, et qu’elle eut un jour la fantaisie de reprendre pour le quitter encore. Elle avait été, dit-on, la maîtresse du régent et de bien d’autres, et elle avait fini dans ses aventures par nouer avec le président Hénault une liaison à demi conjugale formée par le goût, prolongée par l’habitude. Avec l’âge, elle ne s’était pas trop rangée, elle s’était un peu fixée, et c’est vers ces années où la jeunesse s’enfuyait déjà, où avec la fuite de la jeunesse allait la surprendre un bien autre malheur, la perte de la vue ; c’est alors qu’elle avait songé à faire un établissement dans le couvent de Sainte Joseph, qui avait vu autrefois les dévotes et peu fructueuses retraites de Mme de Montespan, et qui est aujourd’hui le ministère de la guerre. C’était l’Abbaye-aux-Bois du temps. Là, dans ces bureaux mêmes où travaillent maintenant les commis d’une administration, s’ouvrait un des salons les plus marquans du dernier siècle. Mme Du Deffand réunissait ses amis, Formont, Pont de Veyle, d’Alembert, Montesquieu quelquefois, toujours le président Hénault, et avec ceux-ci la plus haute compagnie, tous les étrangers de quelque célébrité qui passaient à Paris.

Dans cette société du XVIIIe siècle, il y a plus d’une nuance. Mme Du Deffand se distingue de toutes les autres femmes du temps qui ont eu comme elle un salon, ou qui se sont peintes dans leurs lettres et dans leurs mémoires. Par son esprit et par ses manières comme par sa naissance, elle date encore de l’autre siècle, — elle était née en 1697. Elle se rattache de plus près à l’ancienne aristocratie, au monde de la maréchale de Luxembourg, de la maréchale de Mirepoix ou des Choiseul. Elle aime les gens de lettres et les beaux-esprits, elle les attire, mais sans se donner absolument à ce goût nouveau, — en femme du monde qui s’intéresse à tout, en épicurienne piquante. Elle dit volontiers : « J’aime les lettres, j’honore ceux qui les professent, mais je ne veux de société avec eux que dans leurs livres, et je ne les trouve bons à voir qu’en portrait. » C’est le mot de la grande dame. Un des plus ingénieux portraits où elle puisse revivre est celui que Walpole trace d’elle dans une lettre au poète Gray en 1766. «… Cette madame Du Deffand, qui a été jadis pendant peu de temps maîtresse du régent, aujourd’hui vieille et aveugle, a gardé toute sa vivacité, son esprit, sa mémoire, ses passions et ses agrémens. Elle va à l’opéra, à la comédie, aux soupers, à Versailles, reçoit chez elle deux fois par semaine, se fait lire tout ce qu’il y a de nouveau, fait de jolies chansons, des épigrammes charmantes, et se rappelle toutes celles qui ont été faites depuis quatre-vingts ans. Elle est en correspondance avec Voltaire, pour qui elle dicte les lettres les plus piquantes ; elle le contredit, n’a aucune dévotion, ni pour lui, ni pour personne, et reste aussi indépendante du clergé que des philosophes. Dans les discussions où elle s’engage aisément, elle est très ardente, et cependant presque jamais dans le faux ; son jugement sur chaque sujet est droit, et elle se trompe sur chaque point de conduite, car elle est tout amour et tout aversion, passionnée pour ses amis jusqu’à l’enthousiasme, s’inquiétant toujours qu’on l’aime, qu’on s’occupe d’elle, et violente ennemie, mais franche. Privée de tout autre amusement que la conversation, la solitude lui est insupportable, ce qui la met à la merci des premiers venus qui mangent ses soupers, la haïssent parce qu’elle a cent fois plus d’esprit qu’eux, ou se moquent d’elle parce qu’elle n’est pas riche… » Ainsi la peint Horace Walpole en l’opposant à Mme Geoffrin, cette autre gouvernante plus bourgeoise, plus grave et plus grondeuse du monde et des lettres.

On a cru longtemps que cette brillante femme n’était qu’un cœur léger et sec à l’abri de toute émotion sérieuse, un esprit dangereusement clairvoyant et d’une malignité implacable pour ses ennemis et pour ses amis. On ne se souvenait peut-être que de ses galanteries ou du portrait incisif et violent qu’elle a laissé de Mme Du Châtelet : « Représentez-vous une femme grande et sèche… » C’est bien, il est vrai, une nature formée dans l’atmosphère du XVIIIe siècle, légère, inconstante, dénuée de scrupules, n’ayant à peu près aucune notion des choses élevées de ce monde, et n’ayant d’autre mobile que le plaisir. De quoi la voyez-vous toujours occupée ? Elle prodigue son activité à savoir comment elle passera son temps, qui elle réunira le soir, de quelle façon elle arrangera ses soupers. Sa grande affaire est le choix de sa compagnie et la poursuite de la distraction. « Du sein de ces frivolités cependant se dégage je ne sais quelle amertume et comme l’impression douloureuse du vide d’une telle existence. Dans les révélations que Mme Du Deffand a laissées d’elle-même, on voit apparaître une femme qui, à travers les futiles dissipations, a l’inquiétude d’une nature morale inassouvie et parfois de surprenantes curiosités de l’inconnu. « Ce que je voudrais savoir, dit-elle, c’est ce que personne ne peut m’apprendre, ni vous ni qui que ce soit sur la terre… » Ses jours sont remplis, ils ne sont pas occupés ; elle dissipe sa vie sans en jouir ; on le lui dit, elle se le dit à elle-même sous toutes les formes, et elle ne peut se guérir du dégoût ; elle a ce que la duchesse de Choiseul a plus tard appelé, en la caractérisant, « la profondeur du sentiment dans l’ennui. » — « La vie m’ennuie, écrit-elle à tout instant ; rien ne réveille mon âme, ni conversation, ni lecture… Je m’ennuie du besoin que j’ai de la société et des soins qu’il faut se donner pour s’en procurer.. ; » Ce n’est pas une maladie née chez elle uniquement de l’âge et d’une cruelle infirmité ; elle est inhérente à cette organisation à la fois frivole et ardente, émoussée en quelque sorte par l’abus de l’esprit et de la vie mondaine, et tourmentée d’un besoin secret d’aimer et d’être aimée. Un jour que Mme Du Deffand, cherchant à tromper son inquiétude, s’était mis dans la tête de faire une réforme sous la direction de son confesseur, le père Boursault, et qu’elle poussait la ferveur de sa dévotion jusqu’à renoncer aux spectacles et aller à la grand’messe de sa paroisse, elle ajoutait plaisamment qu’elle ne ferait pas « au rouge et au président (Hénault) l’honneur de les quitter. » C’est que pour elle le président n’est rien, c’est une habitude. Il y a un autre instinct intime et profond qui n’est point satisfait.

Cette femme singulière porte au sein du XVIIIe siècle « la privation du sentiment avec la douleur de ne pouvoir s’en passer, » comme on le lui dit. Sous l’apparence d’une légèreté que rien ne peut fixer, elle a un besoin réel de s’attacher, et elle a même quelquefois des mots charmans. « Vous savez que vous m’aimez, vous ne le sentez pas, » dit-elle à plus d’une reprise. De cet instinct inassouvi et toujours actif naissent les deux attachemens les plus sérieux de Mme Du Deffand, — l’un pour Horace Walpole et l’autre pour la duchesse de Choiseul. Elle était âgée déjà lorsque lui apparut cet Anglais brillant, sceptique et d’un esprit original, avec lequel elle noua ce commerce singulier qui dura jusqu’à sa mort, qui ne pouvait être de l’amour entre une femme de soixante-dix ans et un homme de cinquante ans, mais qui réveillait et fixait tout ce qu’elle avait de facultés d’affection inoccupées. Elle y met vraiment tout le feu d’une passion tardive, et lorsque Walpole, qui craint le ridicule d’une telle liaison, la rudoie un peu et la refroidit de son scepticisme, elle souffre cruellement ; elle écrit à la duchesse de Choiseul : « Que vous êtes heureuse d’aimer et d’être aimée ! Je ne veux point vous ouvrir mon âme, elle est trop remplie d’amertume et de tristesse… Au fond, il n’y a que malheur pour ceux qui, étant nés sensibles, ne rencontrent que de l’indifférence ; mais je ne m’expliquerai pas davantage. » Mme Du Deffand aime autrement sans doute la duchesse de Choiseul ; elle ne l’aime pas avec moins de vivacité, surtout au moment où la disgrâce et l’exil amènent une séparation. Alors elle est tout entière de pensée à Chanteloup, elle est en quelque sorte le lien entre Paris et la cour du ministre disgracié. Mme Du Deffand avait eu une grand’mère, Marie Bouthilier de Chavigny, mariée en secondes noces à un Choiseul. De là un des badinages de cette correspondance, où le titre de grand’maman passe à la nouvelle duchesse, qui n’appelle à son tour Mme Du Deffand que sa petite-fille. Et la petite-fille donne vraiment du travail par cette activité d’affection qui fait confidence de tout, des soupers, des petits vers graveleux, des bruits de salon, des émotions de cour, tout cela enveloppé d’esprit et mêlé d’élans de tendresse. Mme Du Deffand s’était déjà révélée ainsi dans sa correspondance avec Horace Walpole ; elle se dévoile plus complètement et peut-être plus simplement dans ces lettres nouvelles, avec cet instinct ardent qui cherche toujours un objet, et qui, même après l’avoir trouvé, s’inquiète, se défie, se tourmente, jusqu’au moment où cette étrange femme meurt ayant auprès d’elle son secrétaire Wiart en larmes, et lui disant avec une sorte d’étonnement : « Vous m’aimiez donc ? »

Il y a un autre personnage de ce drame épistolaire qui n’est pas moins curieux et qui apparaît avec quelques traits nouveaux, c’est l’abbé Barthélémy, celui qu’on appelle familièrement le grand abbé pour sa haute taille. Il n’est point encore vers ce temps l’auteur du Voyage du Jeune Anacharsis, qui n’a paru que bien plus tard, à la veille de la révolution. L’abbé Barthélémy était venu de la Provence, où il était né en 1716, et il était arrivé à Paris avec une recommandation pour le garde du cabinet des médailles, M. de Boze, qui l’avait admis à ses dîners, l’avait associé à ses travaux d’antiquaire, et auquel il avait fini par succéder. Son attachement à la maison de Choiseul lui donna le relief mondain. Le duc de Nivernais, qui n’y va pas de main légère, le représente avec une figure antique, dont l’image est faite pour être placée entre celles de Platon et d’Aristote, avec une physionomie mélange de douceur, de simplicité, de bonhomie et de grandeur. Mme Du Deffand, dans une saillie de malignité, dit à son tour de lui, lorsqu’il est déjà tout entier aux Choiseul : « Je vous ai dit que je vous parlerais de l’abbé ; je pense qu’il est Provençal, un peu jaloux, un peu valet, et peut-être un peu amoureux. » L’abbé Barthélémy n’était ni ce que disait Mme Du Deffand, ni ce que laisserait croire le portrait du duc de Nivernais ; c’était un homme de savoir, de goût, de modération et d’enjouement. Le duc de Choiseul, à l’époque de son ambassade de Rome, l’avait attiré chez lui, et dès lors sa destinée était fixée ; il restait désormais attaché surtout à la duchesse de Choiseul, qu’il suivait dans toutes ses fortunes, dans l’éclat du ministère de son mari, comme à Chanteloup, comme dans sa retraite et ses épreuves après la mort du duc. Ce n’est point un de ces abbés frivoles qui font partie des grandes maisons et se promènent dans le XVIIIe siècle ; c’est un ami dévoué et fidèle. Le sentiment qui retint toujours l’abbé Barthélémy auprès de la duchesse de Choiseul a été l’objet de plus d’un commentaire indiscret. Vu de près, c’est un attachement de tous les instans qui ne va pas au-delà d’une amitié profonde et délicatement sentie. L’abbé Barthélémy vivait de cette intimité dont on n’a vu jusqu’ici que les dehors, et dont la douceur était pour lui le prix de plus d’un sacrifice intérieur. Un jour, interrogé de trop près par Mme Du Deffand, qui en était venue à le mieux connaître et à l’aimer, parce qu’il aimait la duchesse de Choiseul, il se laisse aller à une sorte de confession de savant ému dans une lettre du 18 février 1771, après l’exil :


« Je suis très touché, dit-il, de la curiosité que vous m’avez témoignée, elle ne vient que de l’intérêt que vous avez pour moi, et cet intérêt sera satisfait de ma réponse, car si vous mettiez à part les préventions favorables que vous m’accordez, vous verriez que je suis fort heureux d’être si bien traité. Au fond, je ne suis pas aimable ; aussi n’étais-je pas fait pour vivre dans le monde. Des circonstances que je n’ai pas cherchées m’ont arraché de mon cabinet, où j’avais vécu longtemps connu d’un petit nombre d’amis, infiniment heureux parce que j’avais la passion du travail, et que des succès assez flatteurs dans mon genre m’en promettaient de plus grands encore. Le hasard m’a fait connaître le grand-papa et la grand’maman ; le sentiment que je leur ai voué m’a dévoyé de ma carrière. Vous savez à quel point je suis pénétré de leurs bontés ; mais vous ne savez pas qu’en leur sacrifiant mon temps, mon obscurité, mon repos, et surtout la réputation que je pouvais avoir dans mon métier, je leur ai fait les plus grands sacrifices dont j’étais capable. Ils me reviennent quelquefois dans l’esprit, et alors je souffre cruellement ; mais comme d’un autre côté la cause en est belle, j’écarte comme je peux ces idées, et je me laisse entraîner par ma destinée. Je vous prie de brûler ma lettre ; j’ai été conduit à vous ouvrir mon cœur par les marques d’amitié et de bonté dont vos lettres sont remplies. Ne cherchez pas à me consoler, assurément je ne suis pas à plaindre. Je connais si bien le prix de ce que je possède que je donnerais ma vie pour ne pas le perdre… »


Attaché dans la disgrâce comme dans la prospérité, aimé de la duchesse de Choiseul, qui ne peut se passer de son grand abbé, et qui l’appelle son chancelier d’esprit, regrettant quelquefois l’étude, puis oubliant tout auprès d’une amie pleine de délicatesses ingénieuses, recherché et goûté de toute cette grande compagnie, badin et enjoué, quoique d’esprit un peu tendu dans la plaisanterie, amusant Mme Du Defîand par ses relations de Chanteloup, ainsi apparaît l’abbé Barthélémy. Son vrai caractère s’efface dans les rayons un peu ternes de la gloire d’Anacharsis ; il revit dans ces lettres et prend sa place dans le monde brillant de Chanteloup.

Mais des diverses figures qui se détachent en quelque façon des pages de cette correspondance, la plus sympathique par la grâce comme par la nouveauté originale, c’est la duchesse de Choiseul, qu’on n’entrevoyait qu’à demi jusqu’ici. Elle se révèle comme une apparition, sensée, piquante, hardie, ayant de plus la pratique des vertus, dont bien d’autres n’avaient que la spéculation, comme le lui disait spirituellement Mme Du Deffand. La duchesse de Choiseul n’était point par la naissance d’une grande et vieille maison ; elle venait d’un grand-père, Crozat, petit commis d’abord, qui, après s’être enrichi dans des aventures de mer et de finances, avait acheté en Bretagne la seigneurie du Chatel, berceau du fameux Tanneguy, et dont les fils avaient trouvé des alliances dans la première noblesse. La duchesse de Choiseul était née d’un de ces fils, le marquis Crozat du Chatel, devenu lieutenant-général, et elle avait porté en dot à celui qui devait être le premier ministre de Louis XV une fortune considérable, une grâce modeste, un bon sens précoce et un esprit plein de charme. « Ma dernière et je crois ma plus forte passion, écrit Horace Walpole en 1766, est la duchesse de Choiseul. Son visage est joli, sa personne est un petit modèle. Gaie, modeste, pleine d’attentions, douée de la plus heureuse propriété d’expressions et d’une très grande promptitude de raison et de jugement, vous la prendriez pour la reine d’une allégorie. » — « Oh ! c’est la plus gentille, la plus aimable, la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf enchanté, poursuit ailleurs Walpole, si correcte dans ses expressions et dans ses pensées ! d’un caractère si attentif et si bon ! Tout le monde l’aime… » La vraie et unique passion de cette jeune femme, passion rare en ce siècle, était le duc de Choiseul. Tout disparaissait à ses yeux dans le culte dont elle environnait ce brillant époux, et ce sentiment exalté, elle l’exprime naïvement. « Avouez, ma chère petite-fille, écrit-elle à Mme Du Deffand, que c’est un excellent homme que ce grand-papa ; mais ce n’est pas tout d’être le meilleur des hommes, je vous assure que c’est le plus grand que le siècle ait produit. On s’apprivoise avec sa bonhomie, et on ne remarque pas les talens supérieurs et les qualités sublimes qui sont auprès et que la modestie couvre. On les reconnaîtra quand il n’y sera plus, et il sera bien plus grand dans l’histoire qu’il ne nous le paraît, parce qu’on n’y verra pas ses faiblesses relevées du public son contemporain, parce qu’il est jaloux du bonheur de ceux qui en profitent : faiblesses qui sont le fruit d’un caractère facile, d’un cœur trop sensible, d’une âme franche et tout à découvert ; faiblesses dont les inconvéniens ne portent sur aucune chose essentielle et ne peuvent le dégrader dans l’histoire, où le souvenir ne s’en conservera même pas… » M. de Choiseul était encore ministre à ce moment, en 1770 ; déjà il commençait à chanceler, et il semble que cette jeune femme, ambitieuse de gloire pour son mari, défie quelque ennemi invisible.

C’est un des traits de cette âme délicate et ferme de se trouver sans effort au niveau des épreuves d’une disgrâce, de même que la veille encore elle portait avec une gracieuse noblesse le poids des honneurs. L’exil de Chanteloup, en atteignant la duchesse de Choiseul dans son culte, ne fait que mettre en relief les qualités rares de cette nature, une fierté instinctive, une singulière hardiesse de cœur et une merveilleuse finesse de conduite. Au fond, cette curieuse personne est peut-être la seule à ressentir une sorte de joie secrète et étrange d’un événement qui lui donne le plaisir de pouvoir s’indigner, et qui lui rend l’illusion d’une intimité avec son mari dans la retraite. C’est surtout dans l’organisation de cette vie nouvelle de Chanteloup que Mme de Choiseul se montre femme du monde supérieure. Il y avait plus d’une difficulté intime. La duchesse de Grammont suivait son frère dans son exil après avoir été associée à l’éclat de son pouvoir. Or entre les deux belles-sœurs l’antipathie était profonde, et il faut voir avec quelle dextérité mêlée de dignité naturelle la duchesse de Choiseul dénoue ces embarras d’intérieur.


« J’ai eu, écrit-elle dès le 14 février 1771 à Mme Du Deffand, j’ai eu avec Mme de Grammont, le jour de son arrivée, en présence de M. de Choiseul, une conversation qui doit assurer ma tranquillité. J’y ai mis beaucoup de politesse, d’honnêteté pour Mme de Grammont, de tendresse et de soumission pour mon mari, de franchise et peut-être même de dignité pour moi. J’ai déclaré que je voulais être la maîtresse dans ma terre et dans ma maison, que chacun le serait chez soi pour tout ce qui lui serait propre, que je n’exigeais l’amitié de personne, que je m’engageais à faire de mon mieux pour contenter tout le monde et que tout le monde se trouvât bien chez moi, mais que je ne m’engageais ni à l’amitié ni à l’estime de tout le monde ; qu’à l’égard de l’estime, j’en avais pour elle, Mme de Grammont ; qu’à l’égard de l’amitié, je ne lui en promettais ni ne lui en demandais, mais que nous devions bien vivre ensemble pour le bonheur de son frère, qui nous rassemblait ici, que si elle se conduisait bien avec moi, je lui répondais qu’elle en serait contente, que si elle se conduisait mal, j’espérais qu’elle en serait contente encore ! On a voulu entrer en justification sur le passé, j’ai brisé court en disant qu’il ne fallait pas rappeler des choses qui ne pouvaient que renouveler l’aigreur, que, puisque nous ne nous engagions point à nous aimer, nous en avions assez dit pour savoir à quoi nous en tenir sur notre conduite future. On a été très content de cette conversation. Depuis, tout va bien ; pas la moindre humeur, beaucoup de liberté. Je sais même qu’on est enchanté de moi, et moi je suis fort contente de tout le monde… »


Cela dit et cela fait, la duchesse de Choiseul se multiplie ; elle est la reine de Chanteloup, mettant la plus ingénieuse activité à orner cet exil, conduisant avec un tact infini ce monde souvent plein de dissonances qui se renouvelle sans cesse autour d’elle, heureuse et affectant encore plus de l’être, intrépide dans la disgrâce. Intrépide ! elle l’est en effet, elle prend avec une aisance qui tient à son caractère une attitude de dignité charmante, aussi éloignée de la morgue que de la bassesse. Elle sent sa position, et elle la défend avec une supérieure délicatesse de fierté. Un jour, Mme Du Deffand s’avise de rapporter à la duchesse d’Aiguillon, mère du nouveau ministre des affaires étrangères, quelques mots agréables écrits à son sujet par la duchesse de Choiseul ; celle-ci se révolte aussitôt à la seule pensée d’avoir paru vouloir plaire à la duchesse d’Aiguillon, et elle met Mme Du Deffand dans le plus singulier embarras en la forçant à retirer cette politesse inopportune. « Quand son fils était dans une situation plus fâcheuse que la disgrâce, écrit-elle, et mon mari dans une position plus flatteuse que la faveur, je devais faire connaître à Mme d’Aiguillon toute mon estime pour elle, pour adoucir l’aigreur et rapprocher l’éloignement que la différence de nos situations devait mettre entre nous. Aujourd’hui, tout est changé : son fils a la puissance, il ne reste plus à mon mari que l’honneur, et ce serait une bassesse insigne à moi de chercher à plaire à Mme d’Aiguillon. J’aurais l’air de quémander sa bienveillance, sa protection ; Dieu m’en garde ! Je n’ai plus besoin de plaire à personne, puisque personne n’a plus besoin de moi… » Et si Mme Du Deffand ne comprend pas cette susceptibilité, la duchesse de Choiseul ajoute : « J’en appelle à M. de Walpole ; si vous ne m’entendez pas, un Anglais doit m’entendre. » Mme de Choiseul a l’à-propos et la justesse dans la bonne grâce comme dans la dignité, dans la conduite comme dans les paroles.

Cette femme si heureusement douée, qui est si peu de son temps par les mœurs, qui reste vertueuse au milieu de toutes les licences, n’est point cependant à l’abri des influences de son époque. Si elle n’est de son siècle par la vie, elle lui appartient par le mouvement de ses idées, par la manière d’entendre les choses morales, et, si je l’ose dire, par la nature même de cette vertu qui semble dénuée d’une certaine élévation idéale. On l’a remarque, le nom de Dieu est à peine prononcé une fois dans ces lettres, et encore avec assez de légèreté. Mme de Choiseul est une femme de mœurs régulières et en même temps elle cite les passages les plus vifs de livres obscènes. Il y a parfois dans cette correspondance une assez grande liberté de propos, et jusque dans un épisode de cette vie de Chanteloup n’aperçoit-on pas cet esprit du XVIIIe siècle, ce matérialisme qui envahit les relations morales et se mêle au sentiment ? La duchesse de Choiseul s’attache un petit musicien qui joue du clavecin et qu’elle aime à la folie. Cet enfant de onze ans, — véritable enfant du siècle, — s’éprend tout simplement de la noble dame de Chanteloup, et lorsque celle-ci veut interdire des caresses de jour en jour plus pressantes, le petit Louis tombe dans une tristesse noire : il ne mange plus, rien ne peut le distraire. Il va conter ses peines au grand abbé, devenu le singulier confident de ses amours. Le salon finit par intervenir et condamne Mme de Choiseul à recevoir les caresses du petit musicien. C’est M. de Choiseul en personne qui signifie la sentence. « C’est véritablement de l’amour que le petit Louis a pour vous, écrit Mme Du Deffand à la duchesse de Choiseul, et je crois que si vous étiez dans le cas de prendre une passion, il en serait l’objet… » Et la dame de Chanteloup dit à son tour en racontant l’histoire à Mme Du Deffand : « L’expression vraie de la nature est si rare qu’il est impossible de résister à l’impression qu’elle fait peut-être autant par surprise que par le fond même des choses. Mes yeux sont encore gros, rouges ; les larmes m’offusquent en vous faisant ce récit ; mon cœur est serré. Je ne sais comment je pourrai cacher tout cela dans le salon. Cet enfant m’a amolli le cœur…Vous dites que cet enfant a une véritable passion pour moi et que j’en ai un peu pour lui. La marquise de Fleury va plus au fait : elle dit qu’elle répond de moi jusqu’à Louis… » Laissez s’écouler quelques années, le petit Louis sera Chérubin, Mme de Choiseul s’appellera la comtesse Almaviva, et une des scènes les plus curieuses de la plus révolutionnaire des comédies aura eu pour héroïne, à Chanteloup, la plus vertueuse femme du temps.

Supérieure à son époque par l’intégrité de ses mœurs, subissant déjà l’influence universelle dans quelques-uns de ses instincts, la duchesse de Choiseul est bien plus encore de son siècle par les idées qu’elle exprime dans quelques-unes de ses lettres sur la politique. Ce n’est pas évidemment, qu’on me passe ce mot, une femme d’état ; elle n’en a ni les ridicules ni les prétentions. Sa politique, je pense bien, est uniquement M. de Choiseul ; mais dans les momens où elle se laisse aller au spectacle des choses contemporaines, elle a de ces saillies qui décèlent le travail des esprits et la fermentation qui allait en croissant. Cette gracieuse femme a un instinct libéral qui tient à cette fierté native, à ce sentiment de dignité individuelle qu’on voit percer dans ce mot sur Walpole : « Un Anglais doit m’entendre ! » Ce qu’elle hait avant tout, c’est le pouvoir absolu, et en jetant un regard sur la France, elle a de curieuses hardiesses dans une lettre à Mme Du Deffand du 12 mai 1771 :


« Je ne suis point étonnée que vous vous ennuyiez de tout ce qui se passe, de tout ce qu’on en dit, de tout ce qu’on en écrit. Je voudrais bien, comme vous, qu’on trouvât le moyen d’égayer la matière ; mais je crois ce moyen fort difficile à trouver. Il est permis de rire quand on vous chatouille, il est difficile de rire quand on vous écorche. M. le chancelier coupe la tête à notre constitution. Dans nos guerres civiles, il a pu arriver quelques accidens particuliers plus barbares pour ceux qui les éprouvaient ; mais c’étaient des commotions passagères qui ne pouvaient entraîner que la ruine de l’un ou l’autre parti, sans bouleverser les lois fondamentales de l’état. Que les protestans eussent triomphé du temps de la ligue, nos tribunaux, nos magistrats, les droits respectifs de chaque citoyen seraient restés les mêmes. Que les Guises eussent réussi dans leur détestable projet, la France eût été gouvernée par une nouvelle maison ; mais le gouvernement eût subsisté tel qu’il a été en passant de la première race à la seconde et de la seconde à la troisième. Philosophiquement parlant, il est indifférent à une nation d’être gouvernée par tel ou tel individu. Cet individu n’est jamais qu’un représentant, à moins qu’il ne soit un conquérant ou un législateur, c’est-à-dire un fléau ou une divinité. Ce ne sont que les lois qui gouvernent réellement, parce que ce sont elles qui réunissent toutes les forces et tous les intérêts. Le plus coupable de tous les projets est celui de les détruire ; le plus atroce des crimes est l’exécution de ce projet. Dans les guerres civiles, chacun étant en action pour son compte, l’activité de l’âme ne lui permet pas de se replier sur elle-même et de s’abandonner à la tristesse. Aujourd’hui reflet de la suppression des lois doit être l’engourdissement total ; nous n’avons rien à faire, nous ne pouvons que nous affliger ! Je ne vous conseille pas de vous adresser à moi quand vous craindrez les vapeurs, et que vous voudrez vous faire faire de la gaieté. »


On voit jusqu’où pouvait aller, il y a un siècle, une femme du monde, — la femme d’un ministre disgracié, il est vrai, — parlant de politique entre une nouvelle de Versailles et un récit des aventures de Chanteloup. Lorsque la révolution suédoise de 1772 éclatait, et que le roi Gustave III faisait un coup d’état pour rétablir en ce temps le principe d’autorité et relever la royauté de la tutelle du sénat en rendant, assurait-il, la liberté au peuple, le comte de Scheffer, ami et ministre du roi, écrivit à M. de Creutz, ambassadeur de Suède à Paris, une lettre où il exaltait son prince et l’acte restaurateur qu’il venait d’accomplir. La duchesse de Choiseul ne se laissait pas éblouir et tromper par les mots, et elle écrivait : « Je n’entends guère cette liberté que le roi de Suède a rendue à sa nation en se réservant à lui le droit de tout proposer, de tout faire, de tout empêcher ! N’avez-vous pas ri de cette phrase du comte de Scheffer, qui dit que le peuple ne se plaint que de ce que le roi n’ait pas gardé le pouvoir absolu ? Pauvre peuple ! comme on le fait parler partout, et comme on l’interprète ! Quelle plate lettre ! quel faux et froid enthousiasme ! quelle basse adulation ! Oh ! oui, je crois bien que le comte de Creutz est enchanté parce qu’il se croit bien aise ; mais je voudrais demander à tous ceux qui aiment tant le pouvoir absolu s’ils ont parole d’y avoir part, comme ils l’ont à la liberté publique, et s’ils ont sûreté de garder celle que le hasard leur y donnerait ? » Telle se montre cette curieuse personne, avec son esprit, sa grâce, sa nature sensée et juste, ses fiertés délicates et ses hardiesses, entre Mme Du Deffand et l’abbé Barthélémy, dont les lettres forment avec celles de la duchesse de Choiseul elle-même une sorte de drame animé, à travers lequel on aperçoit le XVIIIe siècle à une de ses heures les plus décisives.

Et ces trois personnages, qui tiennent pour ainsi dire le dé de la conversation écrite entre Paris et Chanteloup, qui se peignent eux-mêmes, qui échangent mille traits d’observation sur les hommes et les choses de leur temps, de quoi sont-ils incessamment occupés ? C’est M. de Choiseul, je l’ai dit, qui est le héros de cette correspondance. M. de Choiseul ne paraît pas, il ne parle pas, il écrit à peine quelque billet bien insignifiant ; mais il est partout dans ces pages, où se reflètent les émotions de la chute du ministre, les inquiétudes ou les plaisirs de ce fastueux exil. En général on distingue dans ces lettres, dès les premiers momens, le désir d’attirer l’opinion, d’entretenir l’intérêt autour de M. de Choiseul, la peur de l’oubli, d’un trop prompt oubli, et une certaine inquiétude de nouvelles rigueurs. — « Je crains tout, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte, » dit plaisamment l’abbé Barthélémy. Mme Du Deffand surtout s’effraie souvent de l’affluence des visiteurs à Chanteloup ; elle suit avec anxiété le mouvement des choses à Paris et à Versailles, et elle redoute quelque vengeance plus complète de la favorite et des maîtres du jour, exaspérés par ces démonstrations qui ont tout l’air d’une bravade. C’est la duchesse de Choiseul qui a le courage du lion, selon le mot du grand abbé, et qui soutient cette situation avec une gracieuse fierté. « Que voulez-vous donc que l’on nous fasse encore ? Le roi ne frappe pas à deux fois. C’est une des raisons pour lesquelles cet exil est heureux, et il l’est à tous égards. Les scélérats qui ont eu le crédit de l’obtenir pouvaient peut-être dans le moment faire pis. Je me trouve bien heureuse d’en être quitte à si bon marché, et croyez qu’à présent ils ont trop à faire entre eux pour penser encore à nous longtemps. La terreur a gagné nos amis au point qu’il y en a qui craignent que l’intérêt public même n’aigrisse contre nous. Je crois bien qu’il aigrira ; mais en même temps, si on voulait nous faire plus de mal, ce serait lui qui retiendrait. Qu’on le laisse donc aller cet intérêt, il est trop flatteur pour nous en priver. Qu’on le perpétue, s’il est possible ; il assure la gloire de mon mari, il le récompense de douze ans de travaux et d’ennuis, il le paie de tous ses services ; nous pouvions l’acheter encore à plus haut prix, et nous ne l’aurions pas cru trop payer par le bonheur immense et d’un genre nouveau dont il fait jouir… »

Quant à M. de Choiseul lui-même, que fait-il ? Il se laisse aller volontiers à toutes les ovations qui vont le chercher dans son exil. Il se fait ou il a l’air de se faire avec la meilleure grâce du monde gentilhomme campagnard. Il bâtit des fermes et défriche des terres, il achète des troupeaux. Puis quoi encore ? Il fait de la tapisserie. N’allez pas dire que le grand-papa soit malade, écrit la duchesse de Choiseul ; on croirait qu’il a la maladie des ministres, et on ne peut en être plus éloigné qu’il ne l’est. Ne pensez pas qu’il soit ici sans occupation : il s’est fait dresser dans le salon un métier de tapisserie, auquel il travaillait, je ne puis dire avec la plus grande adresse, mais du moins avec la plus grande ardeur, quand la petite maladie est venue interrompre le cours de ses travaux. Malgré cet excès de zèle, je doute cependant qu’il devienne jamais aussi grand tapissier qu’il était bon ministre… » Et c’est ainsi que ces brillans acteurs de la scène publique, quand ils abdiquent d’eux-mêmes ou quand ils sont emportés par un orage, se mettent à faire des horloges, à cultiver leurs fleurs ou à faire de la tapisserie ; ils ont un air de superbe indifférence et en même temps ils veulent qu’on s’occupe d’eux ; ils ne peuvent souffrir qu’on dise qu’ils sont malades, et ils conservent toujours quelque vague espoir de retour. Ils aiment surtout à entendre répéter, comme le fait si souvent Mme Du Deffand, que tout va mal, que le monde ne peut marcher ainsi. « Tout ceci ne saurait subsister ; dans deux ans, on croira avoir fait un mauvais rêve… Les choses sont au point que le remède, tel qu’il puisse être, ne sera jamais pire que le mal… » Le remède, où était-il ? Qui le prévoyait alors, si hardi qu’il fût dans ses pressentimens de l’avenir ? Et parmi tous ces hôtes attirés à Chanteloup par la mode, la curiosité, l’attachement ou le calcul, n’y avait-il pas plus d’une tête déjà désignée de loin au bourreau par un doigt invisible ?

La disgrâce de M. de Choiseul, cette disgrâce si savamment administrée, ne finit qu’en 1774, à la mort du roi, qui fut saluée à Chanteloup comme à Paris par des chansons et de petits vers fort libres. L’ancien ministre fit sa rentrée à la cour, et il fut peu après du sacre de Louis XVI. Dès lors le prestige de l’exil s’évanouit. Un moment on put croire, dans le monde de M. de Choiseul, et lui-même il crut sans doute à la possibilité d’un retour triomphal au pouvoir ; il s’y attendait visiblement. C’était lui qui avait négocié autrefois le mariage de la reine Marie-Antoinette, mais c’était lui aussi qui, dans l’enivrement de la puissance, avait dit à l’ancien dauphin ce mot sanglant dont son fils, le nouveau roi, se souvenait involontairement peut-être : « Je pourrai avoir le malheur d’être votre sujet, je ne serai jamais votre serviteur. » Puis le ministre de Louis XV, avec ses goûts mondains et sa prodigalité fastueuse, ne pouvait être l’homme de Louis XVI, qui disait : « Tout ce qui est, Choiseul est mangeur. » Enfin quatre années s’étaient passées, tout avait changé. L’illusion cependant persiste assez longtemps, on le voit, dans le monde de M. de Choiseul. Deux ans encore après la mort de Louis XV, en 1776, Mme Du Deffand écrit : « Le renvoi de Turgot me plaît extrêmement. Tout me paraît en bon train ; mais assurément nous n’en resterons pas là… Bien des gens croient que M. de Clugny n’acceptera pas. Je trouve que cette décoration présente en annonce une autre, et la rend nécessaire… » Ce n’est qu’une illusion obstinée, et à mesure que le temps passe, on distingue, il me semble, dans les lettres nouvelles un certain sentiment d’attente trompée, une sorte d’étonnement de voir fuir tout à la fois les piquans avantages de l’exil et l’espoir du ministère. On était plus près de M. Necker que de M. de Choiseul, qui ne fut jamais ministre de Louis XVI, et après tout il était encore favorisé par sa fortune. Il avait été heureux dans sa carrière et dans sa disgrâce opportune ; il était heureux de ne plus reprendre le pouvoir dans des circonstances qui s’aggravaient chaque jour ; il était heureux enfin de mourir bientôt après, en 1785 : il échappait aux tragiques épreuves qui allaient venir, et il restait le ministre brillant que l’exil avait fait populaire. De ces autres personnes qu’on voit autour de lui et qui ravivent aujourd’hui son image d’une manière imprévue, Mme Du Deffand l’avait précédé dans la tombe ; elle était morte en 1780. L’abbé Barthélémy mourut en 1795 ; la duchesse de Choiseul ne s’éteignit qu’en 1801, et vécut assez pour trouver bien douces les tracasseries qu’elle avait essuyées et les colères qu’elle avait ressenties.

Toutes ces choses sont passées et bien d’autres encore. Au temps de sa disgrâce, M. de Choiseul avait eu l’idée d’élever un monument en forme de pagode ou d’obélisque, destiné à immortaliser ce moment de sa vie et à consacrer sa reconnaissance pour tant de témoignages d’intérêt qu’il avait reçus. Les noms de tous ceux qui l’avaient visité pendant l’exil étaient inscrits sur des tables de marbre. Des magnificences de Chanteloup il ne restait, il y a peu d’années, que cette pagode, une sorte de haute tour ruinée et d’un aspect étrange au milieu de la forêt d’Amboise. Cette haute tour solitaire et bizarre, frivolité fastueuse et détériorée qui domine encore les cimes chaque année reverdies des arbres de la forêt, n’est-elle pas un peu l’image de ce passé du dernier siècle, qu’on voit au loin se dessiner au-dessus des générations qui se succèdent animées d’une vie nouvelle ? Il ne faut pas trop s’attarder dans ce XVIIIe siècle ; on est toujours tenté de dire de cette société ce que Mme Du Deffand fit de cette duchesse de Chaulnes, galante jusqu’au bout, qui prétendait qu’une duchesse avait toujours trente ans pour un bourgeois : « Dénué de sentiment et de passion, son esprit est une flamme sans feu et sans chaleur, mais qui ne laisse pas de répandre une grande lumière. » Ce qu’on peut ajouter de mieux, c’est que de tant de héros frivoles il y en eut qui à l’heure de l’épreuve montrèrent une âme fière. La sœur de M. de Choiseul, la duchesse de Grammont elle-même, sut être héroïque devant le bourreau. Dieu, qui refusa à cette société la sagesse de la vie, lui accorda du moins la suprême fortune de se relever par le malheur, souvent par l’héroïsme de la mort, et par cette attitude de victime avec laquelle elle est entrée dans l’histoire.


CHARLES DE MAZADE.