La Famille Elliot/20

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (2p. 133-159).

CHAPITRE XX.


Sir Walter, ses deux filles et madame Clay furent les premiers dans la salle du concert ; lady Dalrymple et miss Carteret devaient les suivre ; en les attendant, ils s’établirent auprès de l’une des cheminées d’un salon octogone. À peine étaient-ils assis, que la porte s’ouvrit, et que le capitaine Wentworth entra seul : Alice était assez près de la porte ; il passait à côté d’elle. Ainsi qu’elle en avait pris la résolution, elle lui fit une légère avance en lui parlant la première ; ne voulant plus s’exposer aux dédains d’Elisabeth, il comptait aller plus loin, et saluer seulement Alice ; mais lorsqu’il entendit sa douce voix lui dire du ton de l’amitié : « Bonjour, capitaine Wentworth ! comment se porte à présent mademoiselle votre sœur ? mieux, j’espère ? » Il n’hésita pas de s’approcher d’elle, de s’informer de sa santé, de lui parler de madame Croft ; et l’entretien s’engagea en dépit du formidable père et de la fière sœur. Ils étaient, ainsi que leur compagne, autour du feu, et ne regardaient ou ne voyaient pas à qui Alice parlait ; ce fut un grand soulagement pour elle ; elle aurait horriblement souffert, si ses parens avaient regardé le capitaine sans le saluer.

Pendant qu’elle lui parlait, le nom de Wentworth, prononcé à demi-voix par Elisabeth à son père, frappa ses oreilles, et l’instant d’après elle vit le capitaine s’incliner en regardant du côté où était sir Walter ; elle comprit que M. Elliot avait jugé convenable de faire apercevoir à Wentworth qu’il le reconnaissait, et elle vit Elisabeth incliner aussi sa tête très-légèrement. Quoique cette politesse fût tardive et peu gracieuse, elle fit plaisir à Alice, qui continua, de son côté, un entretien des plus insignifians ; ils parlèrent de Bath, du concert ; ensuite la conversation se ralentit à tel point, qu’Alice s’attendait à chaque minute que Wentworth allait la quitter ; mais il n’en paraissait pas pressé, et s’il ne lui parlait point, il la regardait beaucoup. Un moment plus tard, il renoua l’entretien d’une manière plus intéressante. « Je m’estime heureux, miss Elliot, lui dit-il avec un sourire gracieux, de vous trouver ici ; je n’ai pu m’entretenir avec vous depuis l’accident de Lyme : que vous avez dû souffrir de cet événement affreux ! que de peines nous vous avons données ! Je ne sais ce que nous serions devenus sans vous ; mais, toujours bonne, secourable, vous n’avez vu que les dangers de Louisa ; et, pour nous être utile, vous avez peut-être altéré votre santé.

— Non, répondit Alice ; je fus, il est vrai, émue, affectée à l’excès : mais le rétablissement de miss Musgrove m’a ôté jusqu’au souvenir de mes fatigues.

— C’était un moment terrible ! s’écria Wentworth avec feu, et qui ne s’effacera jamais de ma mémoire ! Je vois encore cette jeune et charmante fille, victime de ma maladresse et de mon étourderie, étendue mourante sur le pavé ! Ah Dieu ! » Et il passa sa main sur ses yeux, comme si ce souvenir lui était trop pénible ; mais bientôt après, il ajouta d’un ton plus calme : « Ce jour, cet événement si fâcheux en apparence, ont cependant un heureux résultat ! Lorsque vous proposâtes à Bentick d’aller chercher le chirurgien, vous ne vous doutiez pas alors qu’il serait la personne la plus intéressée au rétablissement de Louisa ?

— Non certainement ; mais il paraît que… Je veux dire que j’espère qu’ils seront heureux ; ils ont tous deux de très-bons principes, un excellent caractère.

— Oui, dit-il en hésitant un peu ; mais là finit la ressemblance. Je désire de toute mon âme qu’ils soient heureux, et je m’arrête avec plaisir sur les circonstances qui peuvent le faire espérer ; ils n’auront eu du moins aucune difficulté, aucune inquiétude pour s’unir l’un à l’autre. Bentick est libre de disposer de lui-même, et les Harville lui sont trop attachés pour ne pas se réjouir de sa félicité : les Musgrove se sont conduits comme on pouvait l’attendre de leur bonté ; ils n’ont mis aucune opposition, aucun délai ; ils n’ont d’autre désir que d’assurer le bonheur de leur fille et du gendre qu’elle leur donne. De bons parens, un intérieur doux et paisible, voilà bien des choses en faveur de cette union, plus peut-être… » Il s’arrêta : un souvenir sembla soudain le frapper, et lui donner un peu de l’émotion qui colorait doucement les joues d’Alice pendant qu’il parlait ; après un instant de silence, il continua ainsi : « J’avoue que je ne puis m’empêcher de craindre qu’il n’y ait entre eux trop de différence, et dans un point bien essentiel, dans leur esprit. Je regarde Louisa Musgrove comme une aimable et bonne personne, qui ne manque pas d’intelligence ; mais Bentick est bien au-dessus d’elle : il possède un esprit supérieur ; il a beaucoup d’instruction, et il acquiert chaque jour par son goût naturel pour la bonne littérature. Je confesse que j’ai vu avec quelque surprise son amour pour Louisa ; s’il avait été la suite de la reconnaissance ; s’il avait appris à l’aimer, parce qu’il voyait qu’elle le préférait, je ne m’en étonnerais pas ; mais je n’ai aucune raison de le supposer ; il semble, au contraire, que la sympathie ait agi sur eux en même temps. Je comprends que Louisa, faible, malade, recevant des soins empressés d’un homme aimable, prévenant, sensible, ne pouvait garantir son cœur d’un attachement sincère ; mais que Bentick, dans la situation où il était, le cœur brisé par une douleur vive et récente, soit devenu amoureux de Louisa, cela me surprend. Fanny Harville était une femme très-distinguée à tous égards, et l’attachement de Bentick pour elle était extrême, ainsi que son désespoir lorsqu’il la perdit. Peut-on s’attacher en si peu de temps à une femme si inférieure à celle qu’il devait regretter toute sa vie ? Non, Bentick ne devait jamais l’oublier ! Non, Louisa Musgrove ne devait, ne pouvait jamais remplacer l’objet d’une première affection ! » Il se tut, et soupira profondément.

Que de choses cette phrase disait à Alice, et qu’elle eut de peine à cacher ce qui se passait en elle ! Mais personne ne faisait attention à Alice. La salle se remplissait ; on y entrait en foule ; le bruit des portes, des conversations était tel, qu’il ne fallait pas moins que le vif intérêt qu’elle prenait à ce que lui disait Wentworth pour qu’elle pût l’entendre, d’autant plus qu’il parlait bas, et que sa voix était assez altérée par son agitation ; mais elle n’avait pas perdu un seul mot. Il n’avait point aimé Louisa ; il croyait à la puissance d’un premier amour ; il ne comprenait ni l’inconstance ni le choix de Bentick. Alice respirait à peine en entendant ces consolantes paroles ; elle était-à-la fois surprise, contente, confuse, et n’aurait pu définir aucune des sensations qu’elle éprouvait. Il lui eût été impossible de répondre à Wentworth. Elle n’était pas tout-à-fait de son avis, et ne voulait pas le contredire ; mais sentant qu’il fallait dire quelque chose, et ne voulant pas trop s’écarter du sujet, après un moment de silence, elle renoua l’entretien.

— Vous avez été long-temps à Lyme, depuis que vous nous amenâtes Henriette et moi à Upercross.

— Ô le triste, l’affreux voyage ! Je n’étais plus à moi. Qu’il m’en coûtait d’aller annoncer à des parens la mort presque certaine d’une fille chérie, et de leur dire : C’est moi qui l’ai tuée ! Tout autour de moi n’offrait que l’image du désespoir : vous seule, miss Elliot, aviez conservé un peu de calme et de raison. Il m’eût été impossible d’exister autre part qu’à Lyme jusqu’au rétablissement de Louisa ; j’avais été l’auteur de ce sinistre événement, et tant que je craignais pour sa vie, pouvais-je être en paix avec moi-même ? Louisa n’aurait point été si inconséquente, si obstinée, si je n’avais été si faible ; peut-être aussi qu’avec plus d’adresse et de précautions j’aurais empêché cet accident… Elle se rétablit enfin, et je pus encore jouir de la vie. Les environs de Lyme sont fort beaux ; je me promenais beaucoup. Plus je voyais ce pays, plus je l’admirais. La nature y déploie à-la-fois ce qu’elle a de plus sublime et de plus gracieux.

— J’aimerais beaucoup à retourner à Lyme, dit Alice.

— En vérité ? reprit vivement Wentworth ; je pensais, au contraire, que vous aviez pris cette ville en horreur. L’événement cruel dont vous fûtes témoin, l’embarras, le chagrin, les peines qu’il vous causa… Il me semblait, miss Elliot, que la dernière impression que vous reçûtes à Lyme devait vous empêcher de songer à le revoir.

— Les momens qui précédèrent mon départ furent certainement terribles, dit Alice ; mais quand la peine est passée, son souvenir même devient quelquefois un plaisir. On aime encore parfois un lieu où l’on a beaucoup souffert, à moins que tout n’y ait été que souffrance ; mais si quelque bonheur a précédé ou suivi les chagrins… Et n’est-ce pas ce qui nous est arrivé à Lyme ? Nous y avons eu, il est vrai, beaucoup d’anxiété, de tourmens, de regrets pendant les deux dernières heures que nous y avons passées ; mais avant ce cruel moment, nous avions eu de bien douces jouissances, que nous ne pouvons oublier. Une scène si belle et si nouvelle ! J’ai si peu voyagé, que chaque contrée m’aurait peut-être paru intéressante ; mais il y a des beautés réelles dans la situation de Lyme qui m’ont extrêmement frappée ; et à présent que…, qu’au malheur qui troubla cette partie a succédé le bonheur…, il ne m’en reste qu’une impression agréable. »

Elle fut interrompue par le bruit d’une porte qui s’ouvrit avec fracas ; le nom de lady Dalrymple fut répété de toutes parts. Sir Walter et ses deux filles furent au-devant de l’illustre parente. Lady Dalrymple et miss Carteret, escortées par M. Elliot et le colonel Wallis, s’avancèrent dans la salle et rencontrèrent la famille Elliot. Alice se trouva enveloppée dans ce groupe, et fut ainsi séparée du capitaine Wentworth ; leur intéressante conversation fut suspendue ; mais quelle impression de bonheur elle avait laissée dans le cœur d’Alice ! Elle avait lu dans celui de Wentworth plus qu’elle n’aurait cru possible d’y lire encore ; elle savait à présent qu’il n’aimait pas Louisa, qu’il ne l’avait jamais aimée, et cette douce persuasion a déjà allégé le poids qui l’oppressait : elle n’était pas allée plus loin dans ses découvertes, ou du moins elle ne se l’avouait pas encore ; mais elle en savait assez pour n’être plus péniblement agitée. La timide et triste Alice est à présent causeuse, aimable ; elle voit tout sous un nouveau jour ; il lui semble que chacun l’aime ; puisque Frederich peut l’aimer encore ; elle est polie, bonne avec ceux qui l’entourent, et plaint ceux qui ne sont pas aussi heureux qu’elle : son bonheur aurait été complet si Wentworth était resté près d’elle, s’il avait cherché à la rejoindre.

Quand chacun eut pris sa place, ses yeux se tournèrent de tous les côtés, point de Wentworth ; il était loin ; il avait disparu ; mais à force de le chercher, elle l’aperçut entrer dans la salle du concert, et fut presque aussi contente de le savoir encore sous le même toit que s’il avait été à côté d’elle ; le hasard ou sa volonté peut encore les réunir, et à présent peut-être vaut-il mieux qu’elle soit seule, qu’elle parvienne à se calmer, à ne pas trop se livrer à l’espérance. Il n’aime pas Louisa, mais aime-t-il Alice ? Elle n’osait le croire, puisqu’il s’éloignait d’elle. Alice sentait au fond de son cœur que, si la bienséance et la modestie de son sexe ne s’y étaient opposées, elle serait allée auprès de lui, mais sans doute les parens de la famille Elliot entreront aussi dans la salle : elle en guettait et désirait le moment. Ils attendaient pour se rendre au concert lady Russel, qui manquait encore à leur partie. On aurait dit qu’elle devinait ce qui attirait son Alice dans cette salle. Elle parut enfin, suivie des nobles cousins et cousines des Elliot. Lady Dalrymple, miss Carteret et leur compagnie, se mirent en marche pour se placer avantageusement.

Alice ne désirait que le bout du banc, pour que Wentworth pût s’approcher ; sa sœur Elisabeth était au moins aussi heureuse qu’elle, appuyée sur le bras de miss Carteret, suivant immédiatement lady Dalrymple ; elle marchait majestueusement, persuadée que tous les regards étaient fixés sur elle pour l’admirer. Alice ne demandait qu’un seul regard, qui aurait été pour elle d’un bien autre prix que les hommages adressés à sa sœur ; mais pourquoi les comparer ? L’une était toute vanité, et l’autre tout sentiment.

On entra dans une salle magnifiquement décorée et éblouissante de lumière ; Alice s’en aperçut à peine, et ses yeux cherchèrent encore celui qui l’occupait uniquement. Jamais elle n’avait été si belle que ce jour-là ; son teint était animé, ses joues avaient le plus doux coloris ; elle ne s’en doutait pas, et n’était occupée que de son dernier entretien avec Wentworth ; elle repassait dans son esprit tout ce qu’il avait dit, se rappelait ses phrases interrompues, ses soupirs étouffés à demi, et l’expression de ses regards, qu’elle connaissait si bien ; tout lui prouve que le cœur de son Frederich est disposé à reprendre ses premiers liens : fierté blessée, colère, ressentiment, soin de l’éviter, froideur, silence, tout a disparu ; et ce qui a succédé à ces pénibles sentimens est plus que de l’amitié, plus qu’un simple souvenir du passé ; c’est presque le passé lui-même. Un changement si subit, si total, ne pouvait avoir une autre cause ; il est sur le point d’aimer encore celle qu’il aima si passionnément, et qu’il retrouve toujours la même. Ces pensées, cet espoir, l’occupaient trop pour être capable de rien observer : elle traversa la salle sans avoir aperçu Wentworth, sans l’avoir même cherché des yeux ; absent, elle le voyait tel qu’elle voulait qu’il fût, et cela lui suffisait. Cependant, quand elle fut placée, elle ne put s’empêcher de regarder autour d’elle, et jusque dans les parties les plus reculées de la grande salle ; mais il n’y était pas. Le concert commença, et point de Wentworth ; il fallut se contenter de penser à lui et se trouver heureuse ; cependant il y avait un degré de moins de bonheur et de confiance.

Leur société était divisée sur deux bancs contigus : Alice était sur celui en avant ; elle l’avait préféré, parce qu’il y avait au bout une place à côté d’elle, et qu’elle espérait que Wentworth viendrait l’occuper ; elle regardait encore si elle ne l’apercevait point, lorsque M. Elliot ayant fait passer son ami, le colonel Wallis, au premier banc, entre Elisabeth et miss Carteret, se hâta de prendre place à côté de sa cousine Alice. Si le capitaine Wentworth avait été là, Alice ne se serait pas consolée de voir un autre que lui à cette place ; mais il n’y était pas, et elle aurait pu être remplie par quelqu’un qui serait resté là toute la soirée ; elle est persuadée que sa sœur ou madame Clay ne sera pas long-temps sans obliger, par quelques demandes indiscrètes, M. Elliot à s’éloigner ; et qui sait alors ce qui pourra arriver ?… Le capitaine Wentworth aime passionnément la musique ; sans doute… Elle n’ose achever sa pensée ; mais elle fait place à son cousin, en espérant qu’il ne serait pas long-temps près d’elle. Le concert commença ; Alice était dans les dispositions les plus favorables pour jouir de ce plaisir ; elle avait de la sensibilité pour l’adagio, de la gaîté pour l’allegretto, de l’attention pour le chromatique, et de la patience pour l’ennuyeux ; jamais un concert ne lui avait fait plus de plaisir, au moins la première partie. M. Elliot avait un programme, et comme Alice savait très-bien l’italien, et qu’il ne le connaissait pas, dans les intervalles il la priait de lui traduire les paroles des airs que le virtuoso chantait ; elle s’y prêtait avec sa complaisance accoutumée.

« Voilà le sens des paroles, disait-elle, ou plutôt le sujet du morceau de chant ; car il y a peu de sens dans les chansons italiennes, et la musique seule en fait le charme ; mais c’est là l’intention de l’auteur, comme je puis vous la rendre ; car je n’ai pas la prétention de comprendre parfaitement la poésie italienne, je ne suis encore qu’une écolière,

— Oui, reprit M. Elliot avec ironie, oui, je vois que vous ne la connaissez pas ; vous pouvez seulement traduire à la première vue, et rendre chaque vers italien en vers anglais plus précis, plus élégant que celui de l’original. Vous n’avez pas besoin, mon aimable cousine, de vous vanter de votre ignorance ; en voilà la plus grande preuve. — Vous me jugez trop favorablement, M. Elliot, et vous changeriez de façon de penser, si vous entendiez l’italien mieux que votre cousine ; mon habileté se réduirait alors à peu de chose ; mais, heureusement pour moi, vous ignorez cette langue.

— Je n’ignore pas, du moins, vos perfections, chère cousine, dit-il avec feu : je n’ai pas été constamment chez sir Walter Elliot sans découvrir, sans apprécier les vertus et les talens d’Alice ; je ne lui connais qu’un seul défaut, c’est d’être trop modeste sur son mérite ; il est impossible qu’elle l’ignore ; toute autre femme qu’elle en serait vaine. Lorsqu’on est accomplie en tout point comme vous l’êtes, l’excès de modestie n’est pas naturel, et…

— Assez, assez, dit Alice en rougissant ; une de mes perfections est de détester la flatterie ; vous ne me connaissez pas depuis assez long-temps pour juger ni mes qualités ni mes défauts ; il vaut mieux traduire le nouveau morceau qu’on va chanter que de continuer cet entretien. » Elle feuilleta le programme pour le chercher.

« Peut-être, dit M. Elliot en baissant la voix, ai-je le bonheur de vous connaître mieux que vous ne le pensez, et cela date de plus loin que vous ne pourriez le croire.

— En vérité, dit Alice vivement, vous m’étonnez beaucoup ; vous ne pouvez me connaître que depuis que je suis à Bath, à moins que vous n’ayez pris auparavant des informations de vos parens, et je doute fort que ce fût alors de moi qu’on vous eût parlé.

— C’est de vous et de vous seule ; j’ai connu votre caractère, vos talens, votre personne, vous enfin, bien long-temps avant que je vinsse à Bath. Ce portrait, Alice, m’a été fait par une personne qui vous connaissait très-intimement, qui vous a beaucoup aimée, avant que des circonstances que je ne vous rappellerai pas l’aient séparée de vous. On vous rendait encore toute la justice que vous méritez. Jamais vraiment, me disait-on, il n’a existé créature plus aimable sous tous les rapports ; loin de tirer vanité de sa figure, de ses talens, de sa naissance, on dirait qu’elle ignore tous ses avantages ; et le caractère le plus parfait, la sensibilité la plus douce et la plus active, se joignent à ses agrémens pour faire d’Alice Elliot un être adorable. Voilà ce que j’ai entendu, et ce qui se grava dans mon cœur : direz-vous encore que je ne vous connais pas ? »

Il avait parlé si vivement, qu’Alice n’avait pu lui répondre, ni interrompre un éloge qui excitait à-la-fois sa confusion et sa curiosité. Qui dans le monde avait pu la voir sous un point de vue aussi favorable ? Tout ce qu’elle venait d’entendre lui paraissait si exagéré, qu’il fallait qu’une prévention extraordinaire eût dicté un portrait aussi flatté. Ce ne pouvait être lady Russel, qui ne connaissait point M. Elliot avant qu’il vînt à Bath ; ce pinceau n’est-il pas celui de l’amour plutôt que de l’amitié ? L’idée de Wentworth se présenta à sa pensée ; mais il ne connaissait pas plus que lady Russel M. Elliot. Celui-ci ne s’était pas trompé lorsqu’il avait espéré exciter l’intérêt de sa cousine ; il l’était au plus haut degré, ainsi que sa curiosité ; elle le questionna, le conjura de lui nommer la personne qui avait parlé d’elle d’une manière aussi obligeante : ce fut en vain. M. Elliot était enchanté d’être vivement pressé ; mais il s’obstina à ne pas répondre. « Je suis bien aise, lui disait-il en riant, de voir que vous n’êtes pas un être idéal, et que vous tenez de la nature des femmes par la curiosité.

— Oui, je l’avoue ; mais c’est une folie de croire qu’on vous ait parlé de moi si favorablement ; je vois maintenant, vous avez pris ce détour pour me débiter vos incroyables flatteries.

— Vous me jugez mal, ma cousine, reprit vivement M. Elliot ; je suis aussi incapable de vous tromper que de vous flatter ; je vous jure, sur ma parole d’honneur, que quelqu’un qui vous connaît très-bien vous a dépeinte telle que je viens de le dire, et plus parfaite encore. Ce portrait, d’ailleurs fort ressemblant, m’avait inspiré une haute idée de votre mérite, et un vif désir de vous connaître. »

Il s’arrêta un moment. Alice, les yeux baissés, ne répondait rien ; mais la douce teinte de ses joues trahissait son émotion : une idée rapide avait agité son esprit pendant que M. Elliot lui parlait ; ce n’était pas le capitaine Wentworth, qui ne s’était jamais rencontré avec son cousin ; mais ce ne pouvait être que son frère, Edouard Wentworth, curé de Montfort, qui la connaissait et la voyait avec les yeux de l’amoureux Frederich. Oui, oui, c’est lui-même, pensait-elle ; mais elle ne put prendre sur elle de le demander.

Son cousin reprit la parole. « Oui, le nom d’Alice Elliot est, depuis bien des années, gravé dans mon cœur ; c’était un charme jeté sur mon imagination, il m’occupait sans cesse ; enfin je connais celle qui le porte : me permettra-t-elle de lui exprimer mes vœux pour que ce nom soit toujours le sien ? » Il parlait bas ; Alice entendit à peine un aveu si positif et auquel elle n’aurait su que répondre ; son attention était, dans ce moment, captivée par d’autres paroles qu’elle entendait derrière elle, et qui lui rendaient celles de son cousin très-indifférentes. Son père et lady Dalrymple causaient ensemble : sir Walter disait :

« C’est une superbe figure ; vraiment, c’est un très-bel homme.

— Oui, répondit lady Dalrymple ; on n’en voit pas souvent à Bath de cette tournure ; c’est, je crois, un Irlandais.

— Non, non, reprit sir Walter ; il est Anglais ; il y a de belles figures aussi en Angleterre ; je puis vous dire son nom, je l’ai connu il y a quelques années ; mais il a singulièrement changé à son avantage : c’est étonnant ; les années et sa profession auraient dû produire l’effet contraire. — Mais son nom ? dit avec impatience lady Dalrymple. — Wentworth, le capitaine de vaisseau. J’ai vu sur les papiers qu’il s’était distingué. Sa sœur est la femme de l’amiral Croft, qui a loué Kellinch-Hall. »

Alice aurait pu répondre avant son père ; son cœur lui avait nommé l’homme dont la figure le frappait, et ses yeux le lui confirmèrent ; elle suivit ceux de sir Walter, et vit le capitaine Wentworth au milieu d’un groupe d’hommes à quelque distance : il sembla détourner ses regards, et aussi long-temps qu’elle osa l’observer, il ne les porta pas de son côté.

« Je l’ai aperçu un moment trop tard, pensait-elle ; certainement quand mon père et la vicomtesse admiraient sa figure, il était tourné de ce côté-ci. » Le concert continua ; elle fut obligée d’avoir l’air d’écouter et de regarder les musiciens ; cependant elle tourna encore la tête du côté de Wentworth ; il n’y était plus ; peut-être cherche-t-il à s’approcher d’elle ; mais comment y parvenir ? Elle était entourée, enfermée. Que n’aurait-elle pas donné pour être à la place de M. Elliot, et pour que son cousin fût bien loin de là ! Elle n’écoutait plus ce qu’il lui disait ; elle ne lui parlait pas, et son éloge et sa curiosité étaient à présent loin de sa pensée ; elle aurait préféré un seul regard de Wentworth à tout ce que son frère avait dit à M. Elliot.

Le concert fut interrompu quelques instans. Il y eut du mouvement dans la salle ; on sortit, on rentra. Alice espérait que Wentworth pourrait se rapprocher d’elle ; mais M. Elliot était cloué à sa place, et ni sa sœur ni madame Clay ne trouvaient l’occasion de le déranger. Enfin elle entendit lady Dalrymple proposer d’aller boire du thé dans l’autre salle, et sa sœur appeler M. Elliot pour les accompagner. Alice aurait bien voulu en être dispensée, et rester à sa place ; mais comment, sous quel prétexte se séparer de la société ? Heureusement que lady Russel eut aussi la même fantaisie, et qu’il était tout simple que son amie Alice restât avec elle, bien décidée, si Wentworth s’approchait de leur banc, d’entrer en conversation avec lui comme si lady Russel n’y était pas. Ce n’est plus la jeune fille de dix-neuf ans, craintive et soumise, n’osant braver les injustes préventions de son amie et leur sacrifiant son bonheur. Alice avait souffert trop long-temps, de sa faiblesse et de sa docilité pour ne pas avoir maintenant du courage et de la fermeté, si ce bonheur qu’elle a rejeté, vient s’offrir encore. Miss Elliot était convaincue qu’elle trouverait la même opposition chez lady Russel à son union avec Wentworth. Elle affectait d’ignorer qu’il fût à Bath ; quoiqu’elle l’y eût aperçu. Alice, mécontente de cette fausseté, était résolue, si Wentworth s’approchait, à le présenter à lady Russel comme un ancien ami qu’elle était charmée de revoir. Hélas ! elle n’en eut pas l’occasion ; Wentworth ne parut point ; Alice crut l’apercevoir deux ou trois fois assez loin, mais il n’approcha pas. Le concert allait continuer, et son attente était déçue ; l’absence de ses parens, la place vide à côté d’elle, sa courageuse résolution, tout avait été inutile, et de moment en moment son espoir s’évanouissait. Son propre cœur l’avait trompée ; et Wentworth, en l’abordant, en lui parlant dans la salle octogone, n’a cédé qu’à la politesse naturelle chez un homme bien élevé ; elle lui avait parlé la première, il n’avait pu faire autrement que de lui répondre : mais son jugement sur Louisa, mais son opinion sur Bentick ! C’était peut-être le dépit qui l’avait fait parler ainsi ; rabaisser la femme qui l’abandonne, blâmer celui qui la lui enlève ! Son émotion, ses réticences, tout ce qui avait ranimé ses espérances les anéantit actuellement ; elle ne comprend plus qu’elle ait pu s’y méprendre, et retombe dans un abattement plus grand encore après sa courte illusion de bonheur.

Le prélude se faisait entendre ; la salle se remplissait de nouveau ; les bancs vides étaient réclamés, et une autre heure de plaisir ou de peine devait s’écouler ; la musique allait enchanter trois ou quatre connaisseurs, faire passer le temps à la plupart des spectateurs, ennuyer ou fatiguer les autres, et pour Alice être un siècle d’agitation et de douleur. Elle ne pouvait quitter cette chambre sans avoir parlé encore une fois au capitaine Wentworth, ou échangé un regard amical ; elle peut encore du moins retrouver son amitié. Ah ! que ce mot lui paraissait faible après ce qu’elle avait espéré !

En rentrant dans la salle, il s’opéra plusieurs changemens de place, et le résultat lui fut favorable. Le colonel Wallis ne voulut point s’asseoir, et M. Elliot fut invité par miss Elisabeth et madame Clay, de manière à n’être pas refusées, à se mettre entre elles. Il y eut encore quelques changemens sur le banc où était Alice, et avec un peu d’adresse elle céda sa place, qui était au milieu, à une dame, et se trouva, comme elle le désirait, tout-à-fait au bout du banc. Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir un peu de honte d’elle-même, de se donner tant de peine pour rapprocher d’elle un homme qui ne paraissait pas en avoir la moindre envie. Tout le monde était placé ; il y avait près d’Alice un grand espace vide ; il n’aurait tenu qu’à lui d’y venir ; elle le voyait debout assez près d’elle ; elle s’aperçut qu’il la voyait aussi. Wentworth avait l’air très-sérieux et ne parlait à personne ; il semblait irrésolu sur ce qu’il devait faire, Alice détourna ses regards ; peu à peu cependant Wentworth avançait, et tout d’un coup, en se retournant, elle le vit à côté d’elle, mais toujours grave et silencieux. Il lui dit quelques mots insignifians, et rien de plus. Un changement total frappait Alice. Frederich n’était plus cet homme qui, dans la chambre octogone, lui parlait avec tant de feu, d’intérêt, de bonté : sûrement cette différence si subite avait une cause ; mais quelle était-elle ? Alice pensa à son père ; cependant elle l’avait entendu parler de Wentworth avec éloge : serait-ce lady Russel ? Non, elle feignait d’ignorer qu’il était là. Alice était perdue dans ses pensées ; affligée de se retrouver à peu près comme à Upercross, elle ne parlait pas non plus ; enfin elle essaya de lui dire qu’il ne paraissait pas content du concert.

« Non, non, dit-il d’un ton très-grave, il n’a point répondu à mon attente ; j’avais espéré mieux, beaucoup mieux, et je suis impatient qu’il soit fini. »

Alice fut surprise ; elle avait été fort satisfaite du chanteur italien ; elle prit sa défense assez vivement, cita les morceaux qui lui avaient plu davantage, et parla en amateur de la bonne musique. Il sourit à demi, avec une expression singulière. « Vraiment, dit-il, vous avez écouté la musique avec une attention qui m’étonne ; je ne croyais pas que vous eussiez entendu une seule note. — Et pourquoi pensez-vous cela ? répondit-elle avec surprise. J’aime la musique, et quand je viens au concert, c’est pour écouter. »

Wentworth allait répliquer quand une main, du banc derrière elle, touchant légèrement son épaule, l’obligea de se retourner ; c’était M. Elliot ; il la pria de lui pardonner, et de vouloir bien expliquer les paroles italiennes qu’on allait chanter : miss Carteret désirait avoir une idée générale de ce qu’on chantait, et le lui demandait en grâce ; pouvait-elle refuser ? On lui passa le livret ; miss Carteret s’avança pour entendre ; Alice était au supplice, jamais un sacrifice à la politesse ne lui avait tant coûté.

Combien de minutes perdues sans oser seulement tourner la tête pour voir si on était toujours là ! On peut croire que cette fois la traduction ne fut pas très-fidèle ; Alice l’abrège, se retourne, et voit encore Wentworth à la même place ; mais il a repris toute sa réserve, toute sa froideur, et la salue en lui souhaitant le bonsoir avec un ton très-sec.

« Vous partez ? dit Alice ; l’air de la finale est superbe ; c’est le chef-d’œuvre de Cimarosa ; restez, il vous raccommodera avec le concert.

— Non ; rien ne peut me le faire trouver supportable, répondit-il avec une expression de mécontentement très-marqué ; le plus tôt que je partirai sera le mieux. » Et il s’en alla brusquement.

Alice le suivait des yeux, et son cœur palpitait de la plus douce joie, un seul mot expliquait sa conduite de cette soirée ; et ce mot, Alice l’a deviné ; il est jaloux de M. Elliot : c’est là le seul motif de sa mauvaise humeur, de son départ, de ce qu’il vient de dire. Wentworth jaloux de son affection ! l’aurait-elle pu croire il y avait quelques heures ? Maintenant elle en est persuadée. Pendant quelques momens, son bonheur fut parfait. Il m’aime, il aime encore son Alice, était-elle près de répéter à haute voix ; mais, hélas ! d’autres pensées vinrent diminuer sa joie. Comment pourra-t-elle le tranquilliser et dissiper cette injuste jalousie ? comment lui faire connaître la vérité ? comment, avec tout le désavantage de leurs situations respectives, pourra-t-il jamais apprendre qu’il est aimé ? Elle ne pouvait le rencontrer que par hasard en public, et dans ces occasions son cousin Elliot était toujours avec elle ; elle ne pensait plus à lui, à ses attentions qu’avec terreur, et son malheur lui paraissait irrémédiable. Elle quitta le salon moitié contente, moitié désolée, adorant Wentworth, haïssant presque M. Elliot, et se reprochant ces deux sentimens.


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