La Famille Elliot/23

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (2p. 239-261).

CHAPITRE XXIII.


Un jour entier s’était écoulé depuis l’entretien d’Alice avec madame Smith, et lady Russel ne savait rien encore ; un intérêt bien plus vif l’avait occupée ; elle était si indifférente sur M. Elliot, si peu intéressée à sa conduite, que le lendemain matin elle résolut de différer encore ses explications avec sa vieille amie. Elle avait promis aux Musgrove d’être avec eux du déjeûner au dîner ; elle était attirée par plus d’un motif à tenir sa parole.

Elle ne put pas cependant aller chez ses amies Musgrove aussitôt qu’elle l’aurait voulu : lorsqu’elle se leva, une forte pluie ne lui permit pas de sortir à pied ; elle s’en affligea pour Henriette et Maria, qui l’attendaient encore pour leurs courses d’emplettes. Enfin la pluie cessa vers midi ; elle se mit en chemin, arriva bientôt au Cerf blanc, entra sans se faire annoncer. Maria et Henriette, s’étant impatientées de l’attendre, étaient sorties au moment où la pluie avait cessé ; mais elles devaient revenir bientôt, et avaient fait promettre à leur mère de garder Alice jusqu’à leur retour. Elle n’était pas seule ; d’autres visiteurs venaient d’arriver : c’étaient madame Croft et son frère le capitaine Wentworth. Ce dernier causait avec son ami Harville : madame Croft et madame Musgrove s’entretenaient ensemble de leur côté ; Alice se plaça près d’elles, et sentit revenir toutes ses agitations de la veille, qu’elle avait cherché à oublier, en s’efforçant de penser à autre chose ; mais au moment où elle aperçut Wentworth, elle retrouva le même battement de cœur, la même émotion, les mêmes incertitudes, enfin ce qui la rendait à-la-fois si heureuse et si malheureuse en présence de Frederich ; elle aurait pu dire : C’est un bonheur plein de tourmens, ou un tourment plein de bonheur. Il l’avait saluée de loin sans s’avancer. Deux minutes après, elle entendit qu’il disait à Harville : « Nous allons, si vous le voulez, écrire la lettre dont vous m’avez parlé ; procurez-moi du papier et une écritoire. »

Il y avait tout ce qu’il fallait sur une table séparée ; il y alla, et s’y établit en tournant le dos à la compagnie.

Madame Musgrove racontait à madame Croft l’histoire du mariage, de sa fille aînée, sans omettre la moindre circonstance, et d’un ton de voix qu’on croit être confidentiel, et que tout le monde peut entendre. Alice n’était pour rien dans cette conversation ; elle aurait voulu parler au capitaine Harville, mais il ne s’approcha pas d’Alice : il fallut donc qu’elle écoutât patiemment le récit de maman Musgrove, qu’elle avait déjà entendu la veille.

Après avoir raconté jour par jour les pourparlers avec sa sœur Hayter et avec son beau-frère : « Nous n’y voulions pas absolument consentir, ajouta-t-elle, il nous semblait que notre Henriette, avec sa figure et sa parfaite éducation, pouvait prétendre à un meilleur parti que George, joli garçon, il est vrai, plein d’esprit et de talens, et en bon chemin pour obtenir un bénéfice, mais il ne l’a pas encore ; et donner ainsi une jeune fille au premier homme qu’elle aime ou croit aimer, il y avait là bien des choses à dire : qu’en pensez-vous, madame Croft ? »

Alice trouva un intérêt inattendu dans cette conversation qui lui rappelait le temps de son amour, où lady Russel lui disait exactement ce que madame Musgrove venait de dire ; elle attendit avec un grand battement de cœur ce que madame Croft allait répondre, et ne put s’empêcher de jeter un regard sur Wentworth : sa plume s’était arrêtée et sa tête élevée dans l’attitude de quelqu’un qui écoute ; il la tourna de son côté, Alice eut le temps de saisir un regard, qui lui rappela encore ceux du jeune Frederich. Madame Croft, interpellée sur son opinion, la donnait avec sa franchise accoutumée. « Non, ma chère dame, disait-elle, non, en vérité, je ne pense pas ainsi : pourquoi mettre au hasard le bonheur de son enfant lorsque l’occasion se présente de l’assurer ? Et le bonheur peut-il commencer trop tôt ? J’ai souvent regretté les années que j’avais passées sans connaître mon mari ; d’après ce que vous me dites et ce que j’ai entendu dire de M. votre neveu, votre Henriette ne pouvait trouver un meilleur parti, un homme qui la rendît plus heureuse. C’est quand une jeune personne a fait un mauvais choix que l’autorité doit intervenir ; mais quand ce choix tombe sur un homme estimé, vertueux, agréable, ayant ; comme vous le dites, le désir et les moyens de s’avancer, que faut-il de plus ? Beaucoup de fortune, un titre, peut-être ? Est-ce que cela rend heureux quand le cœur n’y est pour rien ? Je vois avec plaisir, madame Musgrove, que vous pensez comme moi, puisque vous avez consenti à ce mariage, et je vous en félicite.

— Oui, oui, dit madame Musgrove, j’ai considéré tout cela ; j’ai dit à M. Musgrove : « Mon neveu mourra de chagrin, Henriette en perdra la tête, ainsi je pense qu’il vaut mieux les marier ; il y consentit, parla alors de les engager l’un à l’autre, et d’attendre pour le mariage que George eût un bénéfice ; il voulait le faire voyager en attendant, pour lui faire prendre patience ; mais c’est à cela surtout que je me suis opposée ; je déteste les longs engagemens pris à l’avance ; qu’en pensez-vous, madame Croft ? Moi, j’ai toujours protesté contre pour mes enfans. Qu’arrive-t-il ? On se sépare : l’un des deux, et c’est presque toujours l’homme, s’ennuie, aime peut-être ailleurs ; et que devient alors la pauvre fille si elle est restée fidèle ? Non, je ne voulais pas voir ma jolie Henriette victime d’une pension malheureuse, et j’ai dit à M. Musgrove qu’il valait mieux les marier. Sa sœur épouse le capitaine Bentick, ajoutai-je, voulez-vous qu’une de vos filles soit heureuse et que l’autre ne le soit pas ? Il a trouvé que j’avais raison, et tout s’est arrangé.

— Il faudrait qu’on agît toujours ainsi, dit madame Croft, on verrait plus de gens heureux ; il semble aux parens que huit ou dix ans d’absence, d’inquiétude, d’attente, ne sont rien ; ils oublient trop souvent qu’ils ont été jeunes ; pour moi, je déclare que, si j’avais eu des enfans, j’aurais beaucoup mieux aimé les établir jeunes, même avec un petit revenu, travaillant de concert à l’augmenter, que de les voir user leur jeunesse en projets, en espérances déçues, et épouser quelqu’un de riche qui ne les eût pas aimés. »

Alice n’entendait plus ce qu’on disait ; un frisson nerveux parcourait ses veines ; sa tête, son cœur, étaient dans une confusion extrême ; sa situation venait d’être peinte avec une vérité frappante : « Ah ! pensait-elle, si mon père et si lady Russel avaient eu ces opinions, depuis combien d’années je serais heureuse ! et à présent je ne le serai jamais. » Ne voulant pas s’appesantir sur cette idée, elle se leva et fut joindre le capitaine Harville, qui lui fit signe de venir près de lui ; il la regardait avec un sourire et un petit mouvement de tête qui semblaient indiquer qu’il voulait lui dire quelque chose d’intéressant pour elle : sa manière si naturelle, si amicale, renforçait cette invitation. Elle alla donc près de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, à l’autre bout de la chambre ; la table où Wentworth écrivait encore était entre deux, mais plus près de cette fenêtre que du sopha où les deux dames étaient assises. Elles parlaient à présent d’Alice et de ses mérites, sur lesquels elles étaient aussi d’un accord parfait. « Je voudrais qu’elle fût bien mariée, dit madame Musgrove, qui était en train de marier tout le monde : on dit qu’elle doit épouser son cousin Elliot ; le connaissez-vous ?

— Non, répondit froidement madame Croft, mais ce n’est pas le mari que je lui désire. »

Laissons ces bonnes dames causer ensemble, et revenons à l’embrasure de la fenêtre avec cette aimable Alice et l’excellent capitaine Harville. Il ne souriait plus : sa physionomie avait repris son expression accoutumée de sensibilité et de mélancolie. « Je voulais vous montrer ceci, dit-il en déployant un morceau de papier qu’il tenait à la main, et lui présentant une miniature : reconnaissez-vous cette personne ?

— Certainement, c’est le capitaine Bentick.

— Oui, c’est lui ; et vous devinez à qui il est destiné ? Mais, ajouta-t-il avec un accent ému et douloureux, il n’a pas été fait pour Louisa. Vous rappelez-vous, miss Elliot, notre promenade à Lyme, l’intérêt que vous preniez à la profonde tristesse de mon malheureux ami ? Je vous parlais de ce qui la causait, et, tout en la comprenant, je m’affligeais de sa force et de sa durée ; je ne pensais pas alors que dans un temps si court il serait plus que consolé : mais ne parlons plus de cela. Ce portrait a été fait au Cap : il rencontra là un jeune artiste allemand, et pour remplir une promesse faite à ma sœur, il fit peindre cette miniature, qu’il apporta lui-même pour celle qui n’existait plus, et me la laissa. À présent il me la redemande, et me charge de la faire monter, pour l’offrir à celle qui succède à ma sœur dans ses affections. Était-ce à moi qu’une telle commission devait être donnée, à moi qui pleure encore cette sœur chérie ? Mais à qui pouvait-il s’adresser ? Et ne prouve-t-il pas par là qu’il croit mon amitié pour lui bien plus solide que son amour ? Le bon Wentworth écrit à Londres pour cet objet. » Sa voix baissa, et ses lèvres tremblantes ajoutèrent : « Pauvre Fanny ! elle ne l’aurait pas oublié si tôt !

— Non sûrement, répondit Alice avec sensibilité, je puis aisément le croire.

— La légèreté n’était pas dans son caractère, reprit Harville ; elle l’adorait, et comptait sur sa constance comme sur la sienne propre.

— La légèreté, dit Alice, n’est jamais naturelle chez une femme qui aime véritablement. »

Harville sourit, et dit : « Réclamez-vous la constance comme un droit de votre sexe ? »

Elle sourit aussi, mais répondit avec fermeté : « Oui, sans aucun doute ; nous n’oublions pas aussi facilement que vous ce qui nous fut cher une fois ; peut-être est-ce chez nous une suite de nos devoirs, de notre éducation plutôt qu’un mérite : nous ne pouvons nous aider nous-mêmes à oublier nos sentiments ; nous restons chez nous avec eux ; ils occupent notre souvenir, et s’emparent entièrement de notre cœur, tandis que les hommes sont forcés à se distraire. Vous avez des vocations, des affaires qui vous entraînent ; vous voyez d’autres objets ; et le monde et des occupations continuelles ont bientôt effacé une première impression.

— Je vous accorde, répondit Harville, que les hommes qui vivent dans la dissipation du grand monde ont plus occasion d’être inconstans, quoique je ne croie pas cette règle générale ; il y a des sentimens imprimés si fortement dans le cœur, que ni le temps, ni l’absence, ni le tumulte du monde ne peuvent les effacer. »

Alice ne put retenir un profond soupir. Harville continua : « Bentick ne put alléguer l’excuse des distractions de son état ou du monde ; la paix l’a laissé dans l’inaction au moment où il perdit ma sœur, et depuis il a toujours vécu avec nous dans notre petit cercle de famille.

— C’est vrai, très-vrai, répondit Alice, je ne m’en souvenais pas ; mais cela même renforce mon opinion : le changement, l’oubli, sont sans doute dans la nature des hommes ; il leur faut plus que le souvenir pour animer et remplir leur vie. Fanny n’existait plus, un autre objet s’est présenté et a pris sa place. Bentick n’est pas plus coupable que ne l’aurait été tout autre homme : l’oubli, la légèreté, sont dans la nature de votre sexe.

— Je le nie absolument, dit Harville : je ne vous accorderai jamais qu’il soit plus facile aux hommes qu’aux femmes d’être inconstans, et d’oublier celles qu’ils aiment ou qu’ils ont vraiment aimées ; car il ne faut pas confondre l’amour véritable avec des caprices, des préférences, des coquetteries, qui sont égaux chez les deux sexes, et se succèdent les uns aux autres ; mais quant à l’amour, j’avoue que je crois, au contraire, qu’il est plus vif et plus durable chez les hommes que chez les femmes ; je crois qu’il y a une analogie, un rapport entre les forces vitales et morales, et que notre nature physique étant plus forte que la vôtre, il en est de même de nos sentimens, qui supportent sans s’affaiblir le choc des circonstances, comme nous supportons les orages et les tempêtes.

— Vos sentimens peuvent en effet être plus forts, plus violens, répliqua Alice ; mais les nôtres sont plus tendres et par conséquent plus durables. L’orage renverse le chêne, et le faible roseau plie et ne rompt jamais. Les hommes sont plus robustes que les femmes, et n’ont pas une aussi longue vie, ce qui explique exactement ce que je voulais dire sur la nature de leurs attachemens : j’irai plus loin ; il serait trop dur pour vous qu’il en fût autrement ; vous avez dans votre activité assez de difficultés, de privations et de dangers pour conserver votre existence ; vous êtes toujours livrés au travail, exposés à mille périls ; vous quittez votre maison, votre pays, vos amis ; ni votre temps, ni votre santé, ni même votre vie, ne vous appartiennent ; vous seriez aussi trop malheureux, si vous ajoutiez encore à tant de fatigues et de peines la sensibilité des femmes, et les tourmens qu’elle leur cause.

— Nous ne nous entendrons jamais sur cette question, dit Harville ; mais je crois et je sens… » Un léger bruit attira leur attention du côté du capitaine Wentworth, qui jusqu’alors avait été fort tranquille ; sa plume était tombée, il poussait un peu la table pour la relever. Alice fut effrayée de voir qu’il était plus près d’eux qu’elle ne l’avait cru ; elle eut un léger soupçon que la chute de la plume avait été causée par un moment de distraction. Wentworth avait sans doute voulu les écouter ; mais ils n’avaient parlé qu’à mi-voix, et la distance était encore assez grande pour espérer qu’il n’avait rien entendu. Il ramassa sa plume et se remit à écrire.

« Avez-vous fini votre lettre ? dit le capitaine Harville.

— Pas encore, répondit Wentworth, mais je n’ai plus que quelques lignes ; je ne vous demande que cinq minutes.

— À votre aise, dit en riant Harville (en montrant Alice), rien ne me presse ; je suis dans un bon parage, où j’ai tout à souhait, et je ne me soucie pas de lever l’ancre ; donnez-moi le signal du départ le plus tard que vous pourrez, mais alors je serai à vos ordres. Je voulais donc vous persuader, chère miss Elliot, dit-il en se retournant vers elle, et baissant la voix, que nous ne serons jamais d’accord sur la légèreté de l’un ou de l’autre sexe ; chacun doit défendre le sien ; mais laissez-moi seulement vous faire observer que tous les auteurs, toutes les épigrammes sont contre vous. Si j’avais autant de mémoire que Bentick, je pourrais vous faire cinquante citations ; je ne crois pas avoir ouvert un livre en ma vie sans y trouver quelque satire contre les femmes et leur légèreté : chansons, proverbes, tout parle d’elles, tout les accuse. Vous allez peut-être me dire que tout cela est écrit par des hommes ; preuve de plus contre votre sexe : c’est parce qu’ils ont souffert de votre inconstance qu’ils se vengent en la faisant connaître.

— Non, non, s’écria Alice ; la malice, la méchanceté, ne prouvent rien que contre ceux qui calomnient. Sans doute il n’y a pas de règle sans exception, et je ne prétends pas dire que jamais aucune femme n’a suivi votre exemple, mais seulement que l’inconstance est plus naturelle aux hommes qu’aux femmes : ainsi l’a voulu la nature. Les hommes ont bien de l’avantage en faisant leur propre histoire ; ils médisent des pauvres femmes, ils osent tout dire, et les femmes n’osent répondre ; l’attaque et la défense leur sont interdites au tribunal du public : la femme assez hardie pour entrer en lice semblerait, par cela seul, mériter l’accusation : les hommes, d’ailleurs, et surtout ceux qui écrivent, ont reçu une éducation qui leur offre les moyens de persuader ce qu’ils imaginent, et qu’ils donnent pour des vérités : combien d’erreurs ont été propagées par la plume de tels écrivains ! Non, je ne vous accorde point que les livres soient une preuve contre nous.

— Alice, répondit le capitaine Harville, je consens à ne point ajouter foi aux ouvrages qui médisent des femmes, mais quelles preuves aurons-nous donc ?

— Aucune ; c’est une différence d’opinion qui n’admet pas de preuve. Nous avons tous deux sans doute un peu de prédilection pour le sexe auquel nous appartenons ; chacun de nous pourrait citer comme preuve de ce qu’il avance quelque trait de constance ou d’infidélité dont il a été le témoin ; mais outre que des cas particuliers ne sont rien pour la généralité, il y a toute apparence que les traits qui nous ont le plus frappés sont précisément ceux qu’on ne peut répéter sans trahir une confidence, ou sans dire ce qu’on doit taire : ainsi, mon cher capitaine, nous resterons chacun dans notre opinion, puisque nous ne pouvons nous convaincre mutuellement.

— Ah ! s’écria-t-il avec l’expression de la plus vive sensibilité, je ne désespérerais pas de vous ramener à la mienne, si je pouvais vous faire comprendre ce qu’un marin souffre quand le signal du départ est donné, qu’il jette un dernier regard sur sa femme et sur ses enfans ; quand, debout sur le pont du bâtiment qui va l’éloigner de tout ce qu’il aime, il suit de l’œil le bateau dans lequel il les renvoie, qu’il le voit enfin disparaître à sa vue, et qu’il se dit avec le plus affreux déchirement de cœur : Dieu sait si nous nous reverrons jamais ! Si je pouvais vous peindre l’excès de son bonheur quand il est près de les revoir ! Il dévore alors les minutes qui les séparent encore. Obligé quelquefois d’aborder à un autre port que celui où il les a laissés, il calcule quel jour il est possible qu’ils viennent le rejoindre ; et lorsqu’il les voit arriver, comme si le ciel leur avait donné des ailes, avant l’instant où il espère les retrouver, non, miss Alice, aucune femme au monde ne peut sentir ce qu’un mari, un père éprouve dans un tel moment ; tous les êtres chéris dont il était privé lui sont rendus à-la-fois. Oh ! que ne puis-je vous faire comprendre ce qu’un homme peut faire et supporter pour l’amour de ces êtres si nécessaires à son existence ! Vous verriez, miss Alice, qu’ils savent aimer autant et plus que les femmes : je ne parle ici que des hommes qui ont un cœur. » (En disant cela, il montrait le sien avec émotion.)

Alice était aussi très-émue ; des larmes bordaient ses paupières ; ce tableau si animé des sentimens d’un tendre époux, d’un bon père, pénétrait son âme. C’est ainsi que serait Wentworth, pensait-elle, mais jamais nous ne nous serions séparés ; ainsi que sa sœur, j’aurais partagé les dangers de mon époux. « Ah ! s’écria-t-elle enfin, si tous les hommes vous ressemblaient, mon cher capitaine, combien les femmes seraient heureuses et constantes ! Que le ciel me préserve de douter de la vraie sensibilité, de la chaleur de vos sentimens, et de supposer qu’un attachement véritable et fidèle n’existe que chez les femmes ! Oui, je crois que les hommes qui ont un cœur comme vous le dites sont capables de tout ce qu’il y a de grand et de beau dans la vie ; je les crois également susceptibles de tout ce qui demande de la force, du courage, susceptibles de goûter les douces jouissances de la vie domestique, tant que la femme qu’ils aiment vit et ne vit que pour eux. Hélas ! le privilége que je réclame pour mon sexe n’est, certes, pas à envier ; c’est d’aimer encore, d’aimer toujours quand l’existence ou l’espoir est évanoui, quand celui… » Elle ne put achever, la parole expira sur ses lèvres ; son cœur était plein, et sa poitrine oppressée.

« Vous êtes une excellente femme ! s’écria le bon Harville en mettant sa main sur le bras d’Alice, heureux celui qui saura mériter un cœur comme le vôtre ! Je ne veux plus quereller avec vous. Quand je pense à Bentick, je ne trouve rien à dire en faveur de la constance des hommes, et quand je vous vois et vous entends, je baisse pavillon devant les femmes. Mais convenez au moins que les hommes sont bons amis. Regardez Wentworth : quel zèle il met à la commission dont je l’ai chargé ! Ne dirait-on pas qu’il s’agit pour lui de l’affaire la plus importante ? Je ne comprends pas qu’il y ait tant de choses à expliquer pour faire monter un portrait. »

Alice ne répondit rien ; elle pensait, dans ce moment, que peut-être il était plus cruel encore de donner cette commission à Wentworth qu’au frère de Fanny, et que le temps qu’il mettait à écrire était une preuve qu’il lui en coûtait. Si elle eût été seule avec le capitaine Harville, elle n’aurait pas hésité à le lui dire ; mais si près de Wentworth, dans la même chambre, c’était bien impossible ; elle resta donc silencieuse. On aurait dit que le capitaine Harville devinait sa pensée ; il se rapprocha, et, baissant la voix de manière à n’être entendu que d’elle, il lui dit en souriant : « Je vous rappellerai encore Lyme ; aucun de nous n’aurait pu croire alors que Wentworth serait chargé d’envoyer à Louisa Musgrove un autre portrait que le sien : eh bien ! nous étions tous dans l’erreur. Je ne tardai pas à voir que cet amour prétendu n’était, des deux côtés, que dans la tête et non dans le cœur. Le pavé du cobb fut pour tous deux la pierre de touche : ne le pensez-vous pas ainsi, miss Elliot ? » Elle fut dispensée de répondre.

Dans ce moment, madame Croft se leva pour prendre congé de la compagnie ; elle s’approchait d’Alice, qui la prévint, et fut au-devant d’elle. Après les adieux réciproques, elle dit à son frère qui fermait sa lettre : « Je vous laisse ici, Frederich, je retourne chez moi, et vous avez un engagement avec votre ami. Ce soir, nous aurons tous le plaisir de nous rencontrer au thé de votre sœur, ajouta-t-elle en s’adressant à Alice ; nous reçûmes ses cartes hier, et j’apprends que Frederich en a une aussi. Avez-vous accepté, mon ami ?

— Oui, ma sœur ; je voudrais vous accompagner, mais Harville et moi nous vous suivrons bientôt. Harville, si vous êtes prêt, je suis à vous dans une minute ; je sais que vous ne serez pas fâché que ce soit une chose faite. »

Madame Croft partit, et Wentworth, ayant cacheté sa lettre avec une grande vivacité, s’écria : « Je suis prêt. » Il y avait quelque chose de pressé, d’agité dans sa manière, qu’Alice ne savait comment interpréter, il témoignait une grande impatience de sortir. Elle reçut du capitaine Harville le salut le plus amical, et de lui pas une parole, pas un regard ; il était sorti de la chambre sans faire à elle la moindre attention. Il était si pressé, qu’il avait oublié, sur la table où il écrivait, ses gants et son mouchoir. Alice le remarqua, s’arrêta un instant, releva un des gants qui était tombé, et le remettait sur la table quand des pas d’homme se firent entendre, la porte s’ouvrit, c’était Wentworth qui revenait. Il s’excusa, dit qu’il avait oublié ses gants, et, s’approchant de la table de manière à tourner le dos à madame Musgrove, il sortit une lettre non cachetée de dessous une feuille de papier brouillard, et la plaça devant Alice sans dire un seul mot ; mais son regard, attaché sur elle, la suppliait de la lire ; il prit ensuite ses gants et son mouchoir, les mit dans sa poche, et fut hors de la chambre presque avant que madame Musgrove eût vu qu’il était rentré. Tout cela fut l’affaire d’un instant. La révolution que cet instant avait produite sur Alice était au-dessus de toute expression ; la lettre avec l’adresse à miss Alice Elliot était évidemment celle qu’il venait d’écrire, et qu’il pliait avec tant de précipitation. Pendant qu’elle le croyait uniquement occupé de la commission de son ami, c’était à elle qu’il adressait ses pensées. Du contenu de cette lettre qu’elle tient dans ses mains tremblantes sans oser encore l’ouvrir, dépend l’éternel bonheur ou le malheur de sa vie entière ; tout est possible, tout est incertain. Elle jeta un regard sur maman Musgrove, qu’elle vit occupée de quelques petits arrangemens assez minutieux pour qu’elle eût le temps de lire ; elle s’assit sur la chaise qu’il avait occupée, appuyée sur la même table où il vient de lui écrire cette lettre qu’elle dévore d’abord des yeux, et qu’elle lit ensuite. La voici :

« Je ne puis écouter plus long-temps en silence, je n’ai aucun autre moyen de vous parler ; il faut que vous lisiez encore dans ce cœur qui vous était ouvert, où vous ne trouviez que votre image et mon amour ; vous les y trouverez encore, et ce cœur est toujours le même. Vous percez mon âme, Alice, par ce que vous dites à Harville. Oh ! s’il était vrai, si, en parlant de la constance des femmes, vous pensiez à vous-même ! Je veux écrire, je veux vous entendre, et je suis entre l’agonie et l’espoir. Dites-moi que ce n’est pas trop tard, que je puis retrouver le bien qui me fut arraché ; que ces précieux sentimens ne sont pas anéantis pour toujours : quand je retrouve les mêmes traits gravés pour toujours dans mon âme, ce son de voix qui y pénétrait délicieusement, ces sentimens si nobles, si purs, le cœur seul serait-il changé ? Je l’ai cru quelques instans, et j’étais bien malheureux ! Mais un rayon d’espoir rentre dans mon âme, chère Alice ; je m’offre encore à vous avec un cœur plus que jamais votre bien, que vous avez presque brisé il y a huit ans, mais qui n’a pu se détacher de vous. Oh ! pourquoi osez-vous insister avec tant de force sur l’inconstance des hommes ? Je suis la preuve du contraire ; malgré mon désir continuel de vous oublier, je n’ai pu y parvenir, et je n’ai jamais aimé que vous. J’ai été injuste, orgueilleux, vindicatif peut-être, mais jamais inconstant ! À Upercross, je voulais me venger de vos refus, de votre froideur, et je ne suis parvenu qu’à vous aimer plus que jamais, sans espoir de pouvoir vous plaire encore ; je n’ai pas même voulu l’essayer : un second refus… Alice, pensez-y bien ! Le premier m’éloigna huit années, le second m’éloignerait à jamais. N’avez-vous pas vu que je n’étais venu à Bath que pour vous ? N’avez-vous pas compris mes vœux, ma jalousie, mes espérances ? Ne tes trompez pas, au nom du ciel ! Je n’aurais pas attendu ces dix mortels jours sans vous offrir entièrement mon cœur, si j’avais lu dans le vôtre comme il me semble que j’y lis à présent, comme vous lisez dans le mien. Je puis à peine écrire… J’entends à chaque instant des mots qui me déchirent et m’enchantent… Vous baissez la voix, mais je puis distinguer chaque son de cette voix chérie et si bien connue : un autre ne vous entendrait pas, peut-être ; mais moi ! N’est-ce pas ainsi que vous parliez à votre heureux Wentworth quand vous lui disiez que vous l’aimeriez toujours ?… Vous l’avez dit et senti !… Vous le direz, vous le sentirez encore. Déjà vous nous rendez justice, vous croyez qu’il peut exister un véritable attachement et de la constance parmi les hommes, croyez donc à celui si pur, si vrai et si inaltérable de votre

» Frederich Wentworth. »


P.-S. « Il faut que je sorte incertain de mon sort, ne sachant pas même si vous trouverez cette lettre ; mais je reviendrai bientôt, et je ne vous quitterai pas que je n’aie obtenu un mot ou un regard : ce sera assez pour décider si je dois aller ce soir chez votre père ou m’éloigner à jamais. »



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