La Famille Elliot/3

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (1p. 35-51).

CHAPITRE III.


« Je demande la permission de vous faire observer, dit un jour M. Shepherd après avoir lu les papiers-nouvelles à Kellinch-Hall, que la circonstance actuelle nous est très-favorable. La paix va ramener au port nos plus riches officiers marins ; tous auront besoin d’une demeure : c’est une excellente occasion, sir Walter, d’avoir un bon choix de locataires sûrs et honorables. Plus d’une grande et noble fortune a été faite durant la guerre : si quelqu’amiral opulent prenait fantaisie de Kellinch-Hall, sir Walter, qu’en pensez-vous ?

— Que ce serait un homme vraiment fortuné, répondit sir Walter avec hauteur ; voilà tout ce que j’ai à dire ; s’emparer de Kellinch-Hall serait certainement la plus belle prise qu’il eût faite de sa vie, hein ! Shepherd, qu’en pensez-vous ? »

L’avocat rit d’un air d’approbation à ce bon mot ; puis il ajouta comme par une seconde réflexion : « J’ose vous assurer, sir Walter, que, pour les affaires, les marins sont en général les gens les plus coulans que je connaisse. J’ai eu quelquefois à traiter avec eux, et je suis forcé de convenir que je leur ai trouvé des idées très-libérales ; ils ne marchandent point, et sont, à tous égards, les locataires les plus agréables qu’on puisse desirer. Si donc quelque bruit, quelque soupçon de votre intention de quitter la campagne se répandaient, ce qui serait très-possible, chacun sait combien il est difficile que les actions et même les projets d’un homme d’une naissance distinguée n’attirent pas l’attention, ne réveillent pas la curiosité : chaque état a ses charges, ses inconvéniens. Moi, par exemple, qui ne suis que John Shepherd, avocat, je puis, autant qu’il me plaît, cacher mes petites affaires de famille, personne ne les juge dignes d’être observées ; mais tout le monde a les yeux ouverts sur sir Walter Elliot. Je m’aventure donc à dire que je ne serai point surpris si, malgré toutes mes précautions, quelque rumeur de vos desseins avait percé ; or, dans cette supposition, comme il n’est pas douteux qu’il se présentera une foule d’amateurs d’une demeure aussi magnifique, si, dans le nombre, il se trouvait quelque amiral, je pense que vous feriez bien de lui donner la préférence, bien entendu que je serai toujours prêt à vous sauver l’ennui de traiter un tel sujet, et que je ferai tous les arrangemens. »

Sir Walter ne répondit que par un léger signe de tête ; mais bientôt après il se leva, et se promenant dans la chambre, il dit avec le ton du sarcasme, qu’un marin sortant d’habiter un vaisseau serait bien surpris de se trouver dans une telle demeure.

Madame Clay était présente ; quand son père venait à Kellinch-Hall, elle l’accompagnait toujours pour voir sa chère miss Elliot, et rendre ses hommages à sir Walter ; elle prit la parole :

« Oui sans doute, dit-elle ; il me semble les voir regarder autour d’eux avec admiration, et bénir leur heureuse étoile, et le bon vent qui les a conduits dans un si beau parage ; mais je suis d’ailleurs tout-à-fait de l’avis de mon père ; un marin est un charmant locataire ; l’argent ne coûte rien à ces gens-là, et ils sont si soigneux, si propres ! ils aiment que leur maison soit en ordre comme un vaisseau pavoisé. Votre belle collection de tableaux, sir Walter, si vous la laissiez, serait bien en sûreté ; les bosquets, les jardins seront soignés comme ils l’ont toujours été. Vous, ne craignez rien, miss Elliot, votre jardin de fleurs ne sera pas négligé.

— Quant à tous ces objets, répondit froidement sir Walter, supposé même que je pusse me résoudre à louer ma maison, je ne prétends nullement, je vous assure, abandonner ainsi ce que je réservais pour mes plaisirs. Je ne me sens pas du tout disposé à favoriser un homme qui, pour quelques misérables guinées, s’impatronisera dans mes possessions ; il aura le parc, à la bonne heure, et peu de marins, je crois, peuvent se vanter d’en avoir vu un semblable ; mais j’imposerai d’abord les restrictions qu’il me plaira sur tout ce qui était à mon usage. Je ne me soucie nullement que les bosquets et les jardins, non plus que les boulingrins, soient à l’usage de tout le monde, et qu’on puisse s’y promener à toutes les heures. Je recommande à miss Elisabeth Elliot d’être sur ses gardes, et de ne point céder non plus son jardin de fleurs. Je le répète, je suis très-peu disposé d’accorder aucune faveur à un locataire, fût-il amiral ou prince ; c’en est une assez grande que de consentir qu’il habite Kellinch-Hall. »

Après une courte pause, sir Shepherd se hasarda à dire respectueusement qu’il y avait dans de tels traités des usages établis qui rendaient très-facile un accord entre le propriétaire et le locataire. « Vos intérêts, sir Walter, ajouta-t-il, sont en bonnes mains ; fiez-vous à moi pour n’accorder rien au delà de ce qu’il faut absolument. J’ose dire que sir Walter Elliot ne peut être plus jaloux de la conservation de ses propriétés que John Shepherd, son très-humble serviteur. »

Cette fois sir Walter fit un sourire approbateur, mais garda le silence. Ce fut Alice qui le rompit.

« Notre glorieuse marine, dit-elle, a tant fait pour nous et pour la gloire de notre patrie, que les braves officiers qui la commandent ont au moins un droit égal au bien-être et aux priviléges qu’on peut accorder ; plus leur état est dur et pénible, plus ils sont privés pendant leur service des commodités d’une habitation, plus on doit se trouver heureux de la leur donner quand ils peuvent en jouir. » Ici la voix d’Alice baissa, et elle étouffa un soupir.

« Très-vrai, s’écria Shepherd, très-bien dit ; miss Alice a grandement raison. — Ah ! certainement,… » dit madame Clay ; mais voyant miss Elisabeth sourire avec dédain, et sir Walter lever les épaules, elle n’acheva pas sa phrase. Le dernier prit ainsi la parole : « Je ne nie pas que cette profession n’ait son utilité ; mais je serais bien fâché cependant que quelqu’un qui me touchât de près fût marin.

— En vérité ! dit madame Clay avec le ton de la surprise ; daignerez-vous, sir Walter, m’en expliquer les motifs ? — Ils sont très-fondés, reprit-il ; j’ai deux fortes objections contre cet état : la première, c’est que c’est un moyen d’amener des personnes d’une obscure naissance à des distinctions qui ne leur conviennent pas, d’élever des hommes de rien aux honneurs auxquels leur père et leur grand-père n’auraient jamais songé, et pourquoi ? parce qu’ils ont la sottise de s’exposer à recevoir des blessures qui peuvent les défigurer, et à mener une vie qui hâte la vieillesse et rend affreux avant le temps de la décrépitude. Avez-vous remarqué comme tous les marins, officiers et matelots, sont brûlés du soleil, et perdent de bonne heure la fraîcheur de la jeunesse ? Un homme comme il faut, qui se voue à la marine, court donc le double danger d’être devancé par quelqu’un à qui son père aurait dédaigné de parler, et de devenir prématurément un objet de dégoût. Un jour de ce dernier printemps, à Londres, je me trouvai dans un dîner en compagnie avec deux hommes qui sont des exemples de ce que je dis. Lord Saint-Yves (nous savons tous que son père était un curé de campagne qui n’avait rien au monde), pour se débarrasser de son fils, le jeta de bonne heure sur un vaisseau ; le petit drôle a eu du bonheur, s’est bien conduit, que sais-je ! bref, le voilà lord Saint-Yves, et moi, sir Walter Elliot, forcé de lui céder la place, et d’être au-dessous de lui. L’autre était un certain amiral Bradwin, la plus déplorable figure que vous puissiez imaginer, un visage couleur de mahogni, couperosé au dernier degré, plissé de rides, quelques mèches de cheveux gris des deux côtés, et de la poudre blanche au sommet de sa tête complètement chauve ; c’était une horreur ! Au nom du ciel ! qui est ce vieux pelé ? dis-je à un de mes amis qui était à côté de moi (sir Bazile Mortley). — Un vieux pelé ! s’écria sir Bazile ; y pensez-vous ? C’est le brave amiral Bradwin. — Brave tant qu’il vous plaira, m’écriai-je, il n’en est pas moins vieux et épouvantable.

— Mais quel âge lui donnez-vous ?

— Soixante ou soixante-cinq ans au moins.

— Quarante, répliqua sir Bazile, quarante, et pas davantage : c’est un jeune homme pour nous, qui sommes ses aînés de près de dix ans ; mais nous n’avons pas passé la ligne.

» Peignez-vous mon étonnement ! Je n’oublierai de ma vie l’amiral Bradwin ; je n’ai jamais vu un aussi triste exemple de l’influence de la vie de mer ; mais, du plus au moins, c’est la même chose avec tous les marins ; ils en sont tous logés là, et cela n’est pas étonnant ; exposés à tous les temps, à tous les climats, jusqu’à ce qu’il soit impossible de les regarder ! c’est une vraie pitié ! Et combien encore il y en a qui périssent avant d’avoir atteint l’âge de l’amiral Bradwin ! Et le scorbut qui détruit l’émail des dents ! quand il n’y aurait que cet inconvénient, je ne voudrais pas être marin, ni en avoir un dans ma famille.

— Vous êtes sévère, sir Walter, s’écria mistriss Clay ; ayez compassion de ces pauvres gens. Nous ne sommes pas tous destinés à être beaux, et à ne point vieillir ; c’est le partage de quelques êtres privilégiés, et il doit les rendre indulgens. La mer n’embellit pas, c’est certain ; elle ne rajeunit pas non plus, je l’ai souvent observé ; mais n’en est-il pas de même des autres états ? Les soldats, en temps de guerre, ne sont pas mieux traités et ménagés que les matelots ; et même dans des professions plus tranquilles, il y a une peine au travail d’esprit, si ce n’est du corps, qui use la vie et détruit la fraîcheur de la jeunesse. Les avocats, les légistes, enfoncés dans leurs plaidoyers, et pleins de soucis et d’inquiétudes pour eux et pour leurs cliens ; et les médecins, obligés de se lever à toutes les heures de la nuit, à courir d’une maison à l’autre par tous les temps ; et les négocians dans leur comptoir, étouffés, sans respirer un bon air, courbés sur leurs écritures, qui voûtent le dos ; et les ecclésiastiques même… » Elle s’arrêta ici un moment, ne sachant que dire pour enlaidir le clergé. « Oui, même les ecclésiastiques, reprit-elle, ne sont-ils pas obligés d’abord de porter un costume qui les défigure et leur ôte toute élégance, puis de s’exposer à la contagion des chambres infectées, où un mourant les appelle, ce qui peut détruire leur santé, en leur faisant respirer souvent un air empoisonné ? Enfin, je suis depuis long-temps convaincue que toutes ces professions très-utiles et très-honorables peut-être, n’en détruisent pas moins à la longue la fraîcheur et la beauté de ceux qui sont forcés de les exercer, et que ces deux avantages sont seulement le lot d’un bon gentilhomme vivant de ses rentes sur ses terres, ne faisant que ce qui lui plaît, dormant à son aise, mangeant bien, à des heures réglées, se promenant, sans autre occupation, sans autre pensée que de jouir de la vie et de ses propriétés : voilà ceux qui conservent avec leur santé leur belle et bonne apparence, et qui n’ont point d’âge : j’en sais et j’en vois à qui je ne donnerais pas plus de trente ans s’ils n’avaient pas des enfans de vingt. — Et quelques années par-dessus, dit Alice en riant. » Sir Walter fronça le sourcil, Elisabeth releva la lèvre ; et tous deux enchantés de l’esprit de mistriss Clay et de son adroite flatterie, lui proposèrent une promenade, et laissèrent Alice à ses pensées, plus favorables aux marins que celles de son père.

Il semblait que sir Shepherd, en insistant comme il l’avait fait pour en avoir à Kellinch-Hall, eût été doué de prophétie : le premier locataire qui se présenta fut un amiral Croft : il était natif de Sommertshire, et ayant acquis sur mer une très-belle fortune, il désira s’établir dans ce comté ? et vint à Taunton pour s’informer s’il n’y avait aucune campagne à louer dans le voisinage ; M. Shepherd se trouva là par hasard pour les assises, et par hasard aussi parla des beautés de Kellinch-Hall devant l’amiral avec tant d’éloquence, qu’il lui donna grande envie de l’habiter ; ils eurent une conférence, après laquelle l’amiral put soupçonner que le propriétaire de Kellinch-Hall consentirait à le lui céder, sa santé lui faisant désirer d’habiter Bath ; et, de son côté, Shepherd devina que l’amiral Croft était, à tous égards, ce qui pouvait convenir à sir Walter, à qui il vint en parler.

« Et qui est cet amiral Croft ? demanda sir Walter ; est-ce un officier de fortune ? Je ne les aime pas, je vous en avertis. »

Sir Shepherd répondit que celui-ci était bon gentilhomme, et nomma la place où sa famille était établie. Après une pause pendant laquelle sir Walter cherchait si ce nom se trouvait dans son livre, Alice dit : ce Sir Croft est contre-amiral ; il était à la bataille de Trafalgar, et il a été stationné dans les Indes orientales, où il a, je crois, passé plusieurs années ; c’est un officier très-estimé. — Et je parie ce qu’on voudra, dit sir Walter, que son visage est aussi jaune que les paremens de ma livrée ? »

Sir Shepherd se hâta de l’assurer que l’amiral Croft était, il est vrai, un peu hâlé, mais pas plus que beaucoup d’autres hommes ; qu’il avait d’ailleurs un visage agréable, une bonne tournure, et tout-à-fait le ton et les manières d’un homme bien né, jointes à la cordialité, à la gaîté qu’on remarque chez les marins ; qu’il n’avait pas fait la moindre difficulté sur les conditions ; qu’il ne demandait qu’une bonne maison où il pourrait entrer de suite. « Il savait, disait-il, qu’il devait payer sa convenance, et qu’une aussi belle habitation meublée devait être très-chère ; il n’aurait pas été surpris que sir Walter eût demandé davantage. Il s’était enquis si c’était un bon pays de chasse ; mais sans s’en embarrasser beaucoup, il se promenait quelquefois avec un fusil, mais ne tirait jamais. Je vous le dis, sir Walter, il a tout-à-fait le ton d’un gentilhomme. »

Sir Shepherd, qui tenait à ce que ce beau loger lui passât par les mains, fut très-éloquent sur ce sujet, pesant sur toutes les circonstances qui devaient le faire désirer. L’amiral était marié, mais sans enfans, ce qui était un grand avantage : « Une maison sans femme n’est jamais bien tenue, observait-il judicieusement, et les enfans gâtent tout ; » donc une femme et point d’enfans était une double bénédiction du ciel pour les beaux meubles de sir Walter.

Il avait vu aussi mistriss Croft ; elle était à Taunton avec son mari présente à tout ce qui s’était dit : « Elle parle bien, elle est vive, gentille, aimable, et m’a fait une foule de questions sur la maison, sur votre famille, sur le loyer, enfin sur tout, et elle me paraît plus entendue dans les affaires que l’amiral ; d’un autre côté, elle n’est pas tout-à-fait étrangère dans ce comté, et le connaît très-bien : elle était la sœur d’un gentilhomme qui y a long-temps résidé ; il vivait, il n’y a que quelques années, à Monkford, et se nommait… Je ne puis à présent me rappeler son nom, quoiqu’on l’ait prononcé dernièrement devant moi. Mistriss Clay, ma fille, m’entendez-vous ? ne vous rappelez-vous pas le nom d’un gentilhomme qui vivait à Monkford, du frère de mistriss Croft ? »

Mais mistriss Clay était engagée dans une conversation profonde avec miss Elliot sur une forme nouvelle de chapeau, et n’entendit pas cet appel à sa mémoire.

« Je n’ai aucune idée de ce que vous voulez dire, Shepherd, dit sir Walter, je ne puis me rappeler aucun gentilhomme résidant à Monkford depuis des siècles.

— Pardonnez-moi ; c’était… monsieur… En vérité, je crois que j’oublierai bientôt mon propre nom ; mais je connais très-bien celui de ce gentilhomme, je le connaissais aussi personnellement ; il est venu souvent à mon étude ; une fois entre autres, je m’en souviens comme si c’était hier, son verger fut forcé, ses pommes volées, le voleur pris sur le fait ; et, contre mon avis, il en vint à un compromis amiable. Il n’y a que son nom que je ne puis me rappeler ; c’est aussi trop ridicule ; monsieur… monsieur… je ne sais ce que je donnerais… — M. Wentworth, dit Alice avec un peu d’hésitation. — C’est cela même, s’écria Shepherd en frappant des mains ; mille grâces, miss Alice ! Oui, Wentworth, c’est cela même. Il a eu la cure de Monkford, il y a quelques années, pour deux ou trois ans ; je crois qu’il y était en 1805 : miss Alice, vous dont la mémoire est si bonne, n’est-ce pas cela ?

— Wentworth, dites-vous ? répéta le baronnet avec dédain : oui, j’ai quelque idée, le curé de Monkford ; mais vous me jetiez dans l’erreur par le terme de gentilhomme ; j’ai cru que vous me parliez d’un homme comme il faut. Ces Wentworth sont moins que rien ; ils sont tout-à-fait inconnus, et n’ont rien à faire avec l’illustre famille Strafford, quoiqu’ils aient, je ne sais pourquoi, le même nom ; on devrait défendre ces abus de noms semblables entre la noblesse et la roture. Vous dites donc que la femme de l’amiral était une miss Wentworth, c’est peu de chose, je vous assure. »

Comme M. Shepherd s’aperçut que cette relation des Croft ne plaisait pas à sir Walter, il n’en parla plus, mais il insista avec zèle sur toutes les circonstances en leur faveur, pesant surtout avec adresse sur ce qu’ils se trouveraient honorés et heureux d’être les locataires de sir Walter Elliot, sur la haute idée qu’ils se faisaient de Kellinch-Hall, sur le goût avec lequel tout devait y être arrangé, sur leur désir de le maintenir, sur leur reconnaissance d’être préférés, enfin sur tout ce qui pouvait flatter le vain propriétaire.

Il y réussit ; et, malgré la répugnance de sir Walter de faire à quelqu’un l’honneur de lui permettre d’habiter sa maison en en payant un loyer énorme, il consentit que Shepherd entrât en négociation avec l’amiral, et l’autorisât même à fixer un jour, pendant que ce dernier était encore à Taunton, pour lui faire voir la demeure.

Sir Walter était, pour l’ordinaire, assez dépourvu de bon sens ; il eut cependant assez d’expérience du monde pour sentir tous les avantages d’avoir pour locataire l’amiral Croft ; mais il aimait à se faire valoir et à maintenir ce qu’il appelait son rang : ce qui lui plaisait le plus dans cette affaire, c’est que M. Croft n’était ni trop haut ni trop bas ; il lui eût paru humiliant que la maison d’un baronnet fût habitée par un simple gentilhomme sans aucun titre ; et celui d’amiral ne l’emportait pas sur celui de baronnet ; pour rien au monde il n’aurait voulu louer à un lord ; mais au moins avec un amiral, sir Walter Elliot aurait toujours la prééminence lorsqu’ils se rencontreraient.

Rien ne pouvait se faire sans l’aveu d’Elisabeth ; mais mistriss Clay avait si bien employé son influence à lui vanter le séjour de Bath, qu’elle brûlait d’y aller déployer ses charmes ; elle fut donc heureuse qu’il se trouvât un locataire un peu pressé, et pas un mot d’indécision ne fut prononcé par elle. Les pleins pouvoirs pour terminer cette grande affaire furent donnés à M. Shepherd ; et dès qu’il les eut reçus en bonne et due forme, Alice, qui avait tout écouté avec attention, sortit de la chambre, et fut chercher dans le jardin la fraîcheur de l’air dont sa poitrine oppressée avait grand besoin. Ses pas se dirigèrent dans une allée favorite : « Ah ! dit-elle en soupirant profondément, dans quelques mois peut-être il se promènera ici, il habitera Kellinch-Hall ! »



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