La Famille de Germandre/5

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Calmann Lévy (p. 86-111).

V


Octave était, en effet, très-aise de trouver une victime sur laquelle il pût faire tomber le dépit amassé en lui depuis quelques heures. Il jouissait du ridicule embarras de l’homme de campagne.

— Vous avez là, mon cousin, lui dit-il à brûle pourpoint, un chapeau bien extraordinaire ! Le chevalier, étonné, regarda son chapeau et parut s’aviser pour la première fois de l’étrangeté d’un pareil meuble ; mais, à la grande surprise de son interlocuteur, il trouva moyen de répondre sensément. Le chevalier était ainsi fait qu’il reprenait courage tout d’un coup, quand on l’attaquait, tandis que la bienveillance le troublait par la crainte qu’il éprouvait de ne savoir pas y répondre convenablement.

— Mon chapeau, dit-il, est passé de mode, je le pense bien ; mais j’y tiens, et je le mets les jours de fête ou de cérémonie, parce que c’est un vieux compagnon qui a été au feu avec moi.

— Oui, dit Octave, sous la République !

— Contre les étrangers, répondit Sylvain.

— Et contre les émigrés, par conséquent ?

— Et contre les émigrés, reprit le chevalier. Et, sans songer au père d’Hortense, il ajouta :

— Je peux vous dire cela, monsieur, je sais que vous n’en étiez pas.

— Mon père n’était pas de ceux qui se sont battus contre la France, répondit vivement Hortense, pour empêcher Octave de relever la malencontreuse réflexion du chevalier.

Mais le chevalier ne se déconcerta pas trop.

— Vous pensez bien, dit-il, que je n’entends pas blâmer ceux qui ont fui devant la persécution ; et, quant à ceux qui ont cherché à s’en venger, ou qui ont cru la faire cesser en se jetant dans les armées étrangères, je dis qu’ils se sont trompés de route ; voilà tout ce que je dis !

— Et vous croyez, reprit Octave sèchement, ne pas vous être trompé aussi en servant le gouvernement révolutionnaire ?

— Non, répondit le chevalier avec une extrême douceur, je ne le crois pas. D’ailleurs, je n’ai pas eu la liberté du choix. La réquisition m’a pris. Il fallait servir la France ou déserter. Vous ne m’eussiez pas conseillé ce dernier parti, vous, mon cousin, qui portez l’épaulette ?

— Je ne sais pas ce que j’eusse fait à votre place, dit Octave.

Et il changea de conversation, sentant que le chevalier était de force à défendre son opinion, et voulant l’attaquer par son côté faible, celui du ridicule, auquel sa personne donnait prise.

Le chevalier, en parlant de son chapeau, avait eu l’heureuse inspiration de s’en débarrasser. Restait le gros livre, qu’il eût bien voulu faire disparaître. Lucien s’en aperçut et le prit dans ses mains comme pour regarder les images. Mais Octave s’en empara et s’amusa ainsi à le remettre en évidence.

— Vous avez là, dit-il, un curieux missel ! une précieuse antiquaille !

— Oui, répondit Sylvain : c’est comme mon chapeau.

— Est-ce que ça a été aussi au feu avec vous ?

— Non ! ce livre m’a été donné par ma mère à sa dernière heure, et j’y tiens encore plus qu’à mon chapeau.

Il n’y avait donc plus moyen pour Octave de plaisanter le missel. Il lui passa par la tête de demander au chevalier s’il chantait au lutrin.

Le chevalier le regarda entre les deux yeux, et, comme Octave avait un imperturbable sérieux dans le persiflage, le bon campagnard ne put croire à tant d’audace.

— Eh ! mais oui, dit-il, je chante au lutrin, le dimanche. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Voyez-vous, ma cousine ! dit Octave toujours grave en apparence, il chante au lutrin, notre cousin le chevalier ! j’en étais sûr !

Le chevalier regarda Hortense en tremblant.

— C’est moi, lui dit-elle, qui ai eu cette idée-là ; en vous entendant parler, j’ai été frappée de la douceur de votre voix, et je me suis dit que, si vous chantiez aussi bien que vous parlez, on devait avoir du plaisir à vous entendre.

— Vous vous moquez de moi, madame, répondit Sylvain d’un ton de reproche doux et triste. J’ai très-mal parlé, et j’ai bien vu que les bonnes intentions sans le talent et sans l’habitude étaient peu de chose.

— Si vous croyez que je raille, reprit Hortense avec beaucoup de vivacité, vous vous trompez, mon cousin, et vous me faites beaucoup de peine !

Elle parlait avec tant de sincérité, que Sylvain eût dû être rassuré. Mais ce fut tout le contraire. En la sentant émue, il se troubla de nouveau sans savoir pourquoi, et il recommença à bégayer d’une façon pénible, à la grande satisfaction du jeune comte.

Alors, voyant qu’il n’en sortirait pas, le chevalier se leva, disant qu’il allait chercher sa sœur, puisque madame de Sévigny désirait la voir, et ne se souvenant pas ou n’ayant pas seulement entendu qu’Hortense lui avait déjà parlé trois fois de Corisande avec éloge et sympathie.

Octave eut alors l’idée de rendre au chevalier la malice que la baronne lui avait faite à lui-même de le laisser seul avec Hortense, et il le força de se rasseoir, en lui disant qu’il allait chercher mademoiselle de Germandre et la baronne.

À peine fut-il sorti, qu’Hortense se sentit plus maîtresse de son émotion ; mais le chevalier eut un tel redoublement pour son compte, qu’il n’eût jamais su rompre le silence si madame de Sévigny ne l’en eût dispensé en s’occupant de Lucien.

L’enfant n’avait pas voulu suivre Octave. Il avait mis le temps à profit en mangeant force gâteaux aux confitures, et il s’approcha d’Hortense, qui demandait à l’embrasser. L’homme de campagne, voyant son fils un peu barbouillé, se hâta de vouloir l’essuyer avec son mouchoir ; mais Hortense, qui s’était levée, commença par baiser l’enfant au front ; après quoi, elle trempa dans un vase d’eau le coin d’une serviette et fit la toilette du garçonnet, qui s’y prêta sans cérémonie, et lui dit familièrement :

— C’est bien, ma cousine ; me voilà propre, et c’est à mon tour de vous embrasser.

Il y avait, à l’insu d’Hortense, beaucoup de coquetterie dans ce qu’elle venait de faire en abdiquant son rôle de merveilleuse et de grande dame pour débarbouiller un marmot rustique, ni plus ni moins que si elle eût été sa gouvernante ou sa mère. Le chevalier la regarda faire, du coin de l’œil, et ne sut pas la remercier ; mais il fut profondément touché de cette simplicité de manières, et il fut sur le point de lui dire ce qu’il y eût eu de mieux à dire, en effet : « Ma cousine, vous êtes une bonne femme ! »

Mais il s’en garda bien, craignant de dire à son insu une grossièreté, lui qui avait l’intention d’être le plus poli du monde, et il se contenta de lui demander si elle avait des enfants, inspiration dont il se repentit aussitôt ; car la figure d’Hortense s’altéra, et elle répondit tristement qu’elle s’était flattée de ce bonheur, mais qu’un accident, bientôt suivi de la mort de son mari, l’avait condamnée à l’absolue solitude.

— Heureusement, vous êtes jeune et vous vous remarierez, dit le campagnard avec autant d’innocence qu’il y eût eu d’insinuation dans une telle réflexion de la part d’Octave.

— Je n’ai pas de parti pris à cet égard, dit Hortense ; mais je trouve l’idée du mariage si inquiétante, que je la rejetterais bien loin si, comme vous, j’avais une chère petite famille. Cela me fait penser… Dites-moi, mon cousin, nous voilà seuls, et vous pouvez me parler comme à une amie : vous êtes bien pauvre, n’est-ce pas ?

— Bien pauvre ?… C’est selon, répondit le chevalier embarrassé. Par comparaison… car tout est relatif en ce monde… Moi, je me contente de mon sort…

— Oui, je le sais, vous êtes très-résigné ou très-sage. Mais vos enfants… quand vous pensez à leur avenir ? À présent, ils sont bien portants, aimés, choyés, par conséquent heureux… ; mais, un jour…

— Si Dieu me fait la grâce de me laisser vivre un peu, celui-ci, dit le chevalier en prenant Lucien entre ses jambes, sera capable de se tirer d’affaire comme il l’entendra. Il est studieux et comprend assez bien ce qu’on lui enseigne.

— Et qu’est-ce que vous lui enseignez ?

— J’ai quelques notions… quelques livres qui me viennent de mon père. Je tâche de lui apprendre ce qu’on m’a appris… Voyons, Lucien, ajouta-t-il, dis à cette bonne dame que tu es un brave garçon et que tu feras de ton mieux pour que ta famille n’ait jamais à rougir de toi. Tu es là sans rien dire ! Il faut l’excuser, ma cousine… ; des enfants qui ne voient jamais personne, c’est un peu sauvage… ; mais, quand celui-ci est à son aise, il babille comme un autre et ne raisonne pas trop mal.

— Mais, moi, je veux bien parler ! dit Lucien. Je n’ai pas du tout peur de ma cousine ; elle me plaît beaucoup. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, ma cousine ? D’abord, il faut que vous sachiez que mon papa n’a pas l’habitude de causer. Il est comme ça, toujours à réfléchir ou à travailler, et, quand il est avec des étrangers, ça l’ennuie !

— Lucien ! Lucien ! s’écria le chevalier confus. Qu’est-ce que tu dis là ? Tu déraisonnes, mon enfant ! Mon Dieu ! ma cousine, excusez-le ! C’est comme un fait exprès. Il a quelquefois du bon sens, et le voilà justement qui ne dit que des sottises.

— Dame, mon papa, reprit Lucien, tu veux que je cause et tu m’en empêches ! Laisse-moi me mettre en train.

— Oui, mon beau garçon, dit Hortense en reprenant l’enfant à son père et en l’attirant vers elle ; dites tout ce qui vous passera par la tête… à propos de votre papa surtout ; ça m’intéresse infiniment.

— Oh ! mon papa ! reprit Lucien, vous avez raison de l’aimer, d’abord. Il vaut mieux que tout le monde qui est ici !

— Allons, tais-toi ! dit le chevalier, qui ne savait plus où se mettre ; on ne parle pas comme ça.

— Il parle très-bien, dit Hortense, et il a probablement raison !

— Tu vois bien ! répondit Lucien en s’adressant à son père : je suis sûr que notre cousine est ennuyée de toutes les cérémonies qu’on se fait ici ! Je les ai bien vus, moi, tous ces messieurs et toutes ces dames, qui se serrent les mains, qui se disent de belles paroles et qui se moquent par derrière quand ils croient qu’on ne les regarde pas. M. Octave… il ne vaut pas mieux que les autres, lui ! Voyez-vous, ma cousine, chez nous, ça n’est pas comme ça. Tout le monde s’aime bien. Vous y viendriez, vous seriez contente tout de suite. Vous verriez d’abord notre jardin, où il y a des pois rames, des salades superbes et des petites roses rouges qui sentent très-bon. Et puis notre vache, qui est bonne ! Oh ! elle est très-douce ! C’est ma tante Corisande qui en a soin, et elle nous fait du beurre et du fromage à la crème, vous en voudriez toujours manger ! Et puis peut-être que vous viendriez aux champs avec moi et ma petite sœur, car nous avons douze brebis et une chèvre. C’est beaucoup, ça ! Aussi nous les menons sur le communal quand on laisse pousser le regain de notre pré, et, sur le communal, avec les autres pâtours, on s’amuse beaucoup. On joue, on rit. Il y a un beau ruisseau qui coule tout au travers de l’herbe, et on y fait des moulins, des ponts ; et, moi, j’invente un tas de machines pour amuser la petite Margot…

— Ta ta ta, j’espère qu’en voilà assez ! dit le chevalier en l’interrompant ; heureusement pour toi, madame ne retiendra pas toutes les niaiseries que tu viens de lui dégoiser ! Et moi qui faisais l’éloge de ton babil ! J’ai eu là une belle idée !

— Son babil a porté juste, reprit Hortense ; il m’a donné envie d’aller vous rendre visite.

— À nous ? s’écria le campagnard éperdu. Ah ! mon Dieu, ma cousine ! mais nous vivons dans une chaumière !

— Raison de plus ! j’irai, je vous en avertis ; d’autant plus que j’ai un service à vous demander.

— À moi ! un service ? est-ce possible ?

— Oh ! vous pouvez demander tout ce que vous voudrez à mon papa, dit Lucien. Il est très-complaisant et il aime à obliger et à consoler tout le monde. Au village, aussitôt qu’il y a une pauvre famille sans pain, c’est chez nous qu’on vient tout de suite ; et nous sommes contents de ça, nous autres, parce que ça fait qu’on aime mon papa et ma tante.

— Eh bien, puisque M. Lucien m’encourage, reprit Hortense, voilà une idée qui m’est venue et que j’irai vous supplier d’examiner, mon cousin ! Je n’ai pas beaucoup de fortune, mais j’ai de quoi vivre. Ma mère est dans la même situation, et nous sommes seules au monde, je vous l’ai dit. Cette solitude m’effraye, mais le mariage m’effraye davantage. Si j’avais une jolie petite fille à élever et à chérir… une petite fille comme la vôtre… je me trouverais si heureuse, que je resterais libre ; ce qui me vaudrait probablement beaucoup mieux. Et c’est pour vous proposer de m’assurer ce bonheur…

— Je comprends, ma cousine, répondit sans hésiter le chevalier ; merci… oui, merci du fond du cœur ! Vous êtes bonne, et vous me voyez si pauvre, que vous avez pitié de moi ; vous voulez me soulager en prenant un de mes enfants à votre charge ! C’est très-généreux…, mais cela ne se peut pas. Je ne dois pas accepter. Ne me croyez pas ingrat, ni fier avec vous mal à propos ! Mais j’ai besoin de voir mes enfants, moi ! C’est cela qui me donne du courage et du bonheur au milieu de mes peines !

— Oh ! oui, papa ! s’écria Lucien, qui avait écouté avec inquiétude ; tu as raison, il ne faut pas donner ma petite sœur. Je ne veux pas, moi !

— Prenez garde, mon cousin, dit Hortense au chevalier ; on doit aimer ses enfants pour eux-mêmes et non pour soi. Marguerite ne se trouvera peut-être pas toujours aussi heureuse chez vous que sa tante ! Si elle avait des goûts différents ! si elle regrettait, un jour, de n’avoir pas l’éducation et les relations auxquelles sa naissance lui donne droit ! Tenez ! vous y réfléchirez ; ne me dites pas encore non ! En retournant à Paris, je passerai chez vous et nous reparlerons de mon idée. Tout ce que je vous demande dès aujourd’hui, c’est d’avoir confiance en moi et de m’accorder votre amitié.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! je crois rêver ! répondit le chevalier, plus gauche et plus intimidé qu’il ne l’avait encore été. Vraiment, madame.… ma chère amie… ma bonne cousine… je ne sais comment vous exprimer… Tant de bontés pour nous… Je…

— Ne cherchez pas de compliments, reprit Hortense ; vous ne savez pas en faire et je ne les aime pas. Donnez-moi une franche poignée de main ; voulez-vous ?

— Oh ! certainement ! s’écria Sylvain en se précipitant vers elle ; mon cœur est pénétré…

Mais il ne vit pas qu’il y avait un obstacle entre lui et Hortense, et il fit tomber encore une fois son chapeau, son livre et la chaise sur laquelle il les avait posés.

Une telle obstination de maladresse et d’agitation nerveuse découragea un peu Hortense.

— Allons ! se dit-elle, il faudra tâcher d’améliorer son sort sans qu’il s’en doute ; car les témoignages de sollicitude le mettent au supplice, et jamais la douce amitié n’apprivoisera ce malheureux caractère.

La grande cloche signala en cet instant l’arrivée de la personne que l’on attendait, et Labrêche entra bientôt d’un air empressé.

— Madame la baronne de Germandre fait savoir à madame la comtesse, dit-il, que voici l’annonce pour se réunir dans la salle des audiences. Dans un quart d’heure, on donnera connaissance du testament. Mademoiselle de Germandre et sa petite nièce attendent aussi M. le chevalier pour prendre place.

— J’y vas, répondit le chevalier agité. J’irai… j’y cours !

Et il s’assit, comme s’il se fût juré à lui-même de ne rien faire à propos.

Hortense, voyant qu’il ne songeait pas à lui offrir son bras, et qu’en le lui demandant elle l’exposait à une nouvelle crise, prit son voile en lui disant :

— Vous viendrez tout à l’heure, n’est-ce pas, mon cousin ?

— Y aller ! répondit Sylvain sortant d’un rêve. Pourquoi faire ? à quoi bon ? Je ne suis pas de ceux qui espèrent, et je ne me permets pas de désirer…

— Tu sais, mon père, dit Lucien en le secouant un peu, qu’il faut être là par égard pour les autres, et pour qu’on n’attende pas.

— Oui, oui, c’est vrai ! reprit le chevalier, j’irai certainement. Va, Lucien, accompagne ta cousine ; je vous suis.

Lucien ne se le fit pas dire deux fois, et offrit son bras à Hortense avec une comique gentillesse.

Le chevalier, resté seul, et n’étant plus soutenu par la lutte contre lui-même, s’affaissa sur un fauteuil et se sentit baigné d’une sueur froide. La faim, la fatigue et l’émotion l’avaient brisé, et il ne pensait pourtant plus du tout à manger pour reprendre des forces. Il était tout entier à un drame silencieux qui le rendait presque fou.

— Qu’est-ce donc ? se disait-il dans un monologue intérieur qui se ressentait du désordre de ses facultés. Mon Dieu ! mon Dieu ! c’est un ange que cette jeune femme, et je n’ai pas su trouver un mot du cœur pour la remercier !… Mais lui donner ma fille ?… Non, jamais ! La pauvre petite prendrait des goûts au-dessus de son état, et il faudrait que sa mère adoptive renonçât au mariage… Elle s’en repentirait un jour ou l’autre, je reprendrais l’enfant, et l’enfant se trouverait malheureuse de retomber du luxe dans la détresse. Non, je ne consentirai pas !… Mais, si je refuse, ce sera donc fini ? Je ne la verrai plus jamais, cette jeune dame ? Si j’avais l’air d’hésiter aujourd’hui, elle viendrait pourtant chez moi… passer un jour, une heure peut-être seulement… Et, d’ailleurs, à quoi songes-tu là, malheureux ? Elle voit bien un peu ta misère, tu ne l’as pas cachée, et la déguiser serait bien inutile ; mais elle ne la voit pas tout à fait. Quand elle te trouvera labourant toi-même ton misérable champ de seigle avec ta vache et ton âne, elle rira. La faire rire ! j’en mourrais de douleur !

Le chevalier s’aperçut qu’en pensant à cela il pleurait comme un enfant. Honteux de lui-même, il essuya son visage trempé de larmes, et, se levant avec effort, se gourmandant lui-même :

— Encore une fois, se dit-il intérieurement, à quoi penses-tu, vieux fou, je te le demande ? Tu approches de la quarantaine, et elle… c’est une enfant ! Tu es brûlé du soleil, maigre, mal chaussé, mal vêtu, gauche, timide… Oh ! mais timide à en être malade, à en déraisonner… avec elle surtout, c’est comme un fait exprès ! Et tu te fais des illusions… quoi ! des illusions, est-ce possible ? ce serait de la démence ! Voilà ce que c’est que de vivre dans un désert. L’imagination ne s’use pas. Elle reste jeune et déréglée. Mon Dieu ! comme on est étonné, comme on est ébloui devant la grâce et la beauté ! Je ne suis pourtant pas si sot que ça dans ma famille, au milieu de mes pauvres voisins qui me prennent pour un oracle… Allons, allons, il faut avoir oublié ce rêve-là en rentrant, ce soir, sous mon chaume ; car, si je devenais triste, malheureux, malade… mes enfants, ma sœur… tout serait perdu ! Malade ! je le suis ! Je suis faible comme un roseau depuis deux heures ; je vois trouble, j’entends de travers… j’ai chaud, j’ai froid, j’ai soif… Ah ! j’ai faim ! C’est cela ! Je n’y pensais plus.

Le chevalier jeta des yeux hagards autour de lui, et, se voyant seul, il se précipita sur une pile de brioches que Lucien n’avait pas attaquée. Il trouva ce régal fort médiocre. Il eût mieux aimé, comme Ésau, un plat de lentilles ; mais il n’avait pas le choix, et il avala, en faisant la grimace, une carafe de lait d’amandes qui lui parut très-fade.

Il commençait à se remettre quand Labrêche rentra et le trouva la bouche pleine. Ce fut une grande mortification pour le chevalier d’être surpris par ce valet en flagrant délit de voracité indiscrète.

Mais Labrêche, qui avait essuyé de tous les autres hommes beaucoup de rebuffades, et que la douceur cérémonieuse de celui-ci consolait un peu, le traita avec des bontés particulières.

— Je demande pardon à monsieur de l’interrompre, dit-il ; mais je venais dire à monsieur que, dans dix minutes…

— Dix minutes, répondit le chevalier résolu à vaincre sa mauvaise honte au moins vis-à-vis d’un laquais, c’est plus qu’il ne m’en faut pour apaiser ma faim tant bien que mal avec ces tristes friandises…

— Ah ! mon Dieu ! est-ce que monsieur n’est pas entré au buffet aujourd’hui ?

— Ma foi, non ! je n’y ai pas pensé du tout.

— Alors je cours chercher à monsieur…

— Non, non ! c’est trop tard, je n’ai plus faim ; seulement, si vous pouviez me procurer un peu de cidre ou de bière…

— Fi, monsieur ! cela ne vaut rien après la pâtisserie ! mais monsieur n’a donc pas vu le madère ?

— Le madère ? où ça ? dans cette carafe ? J’ai pris ça pour du sirop !

— Goûtez, monsieur, goûtez ! s’écria Labrêche en remplissant le verre du chevalier ; c’est le meilleur de la cave, celui que je préfère, moi ! Et il remplit un verre pour lui-même, machinalement et par habitude. Le chevalier, tout aussi machinalement, choqua son verre contre le sien. Tous deux étaient diversement, mais vivement préoccupés.

— Ah ! monsieur le chevalier, quelle journée ! dit Labrêche ; quel événement que celui qui va s’accomplir ! Je comprends bien que monsieur ait oublié de déjeuner. Moi-même… je n’ai fait que battre la campagne toute la nuit dernière !

— Quoi ! qu’est-ce que vous avez ? dit le chevalier. Ah ! le testament ! j’oubliais. Eh bien, votre maître vous aura sans doute légué quelque chose ?

— Je l’espère, monsieur, je l’espère ! mais vous, monsieur le chevalier, ça vous serait donc égal d’hériter d’une grande fortune ?

— Égal, non ! Mais je ne compte sur rien ; et je n’y veux pas du tout penser. On a assez de peines dans la vie sans se faire des illusions ridicules !

— Ah ! voilà ce que je me dis aussi ! je me fais peut-être des illusions ! M. le marquis peut m’avoir oublié… Et, dans ce cas-là, si c’était un effet de la bonté de monsieur de me garder à son service… dans le cas où monsieur hériterait… Je pourrais être fort utile à monsieur ; j’ai reçu de l’éducation, j’ai une belle main, et je sais rédiger toute espèce de lettres.

— Merci, merci, dit le chevalier en souriante vous êtes bien bon ! Mais…

— Mais monsieur se méfie peut-être de mon dévouement ? monsieur croit peut-être que je protège le capitaine de chasseurs ?

— Qui ? M. Octave ? Et qu’est-ce que ça me fait, mon cher, que vous le protégiez ?

— Cela n’est pas, monsieur, je ne protège personne contre monsieur ! Je le disais encore tout à l’heure à la jeune dame.

— Qui ? madame de Sévigny ?

— Oui, la jeune dame qui épouse, à ce qu’on dit, M. Octave.

Le chevalier garda le silence ; mais sa main trembla en reposant son verre sur la table. Il venait de recevoir en plein cœur une profonde blessure.

— Mais je dis, moi, reprit Labrêche, que ce mariage-là n’est pas encore fait. Je sais ce que je sais !…

— Que savez-vous ? dit le chevalier avec humeur. Vous ne savez rien !

— Pardon, monsieur !… Vous êtes peut-être la cause que ça ne se fera pas.

— Moi ? comment ça ? Vous rêvez !

— Non, monsieur ; tout à l’heure, dans la galerie, j’ai entendu des mots… Madame de Sévigny était fâchée contre lui et lui défendait de se moquer de vous.

— De se moquer ?

— Oui, monsieur, oui ! M. Octave est un mauvais plaisant qui s’est moqué de monsieur toute la matinée et qui s’est permis de lui donner un sobriquet déjà passé, grâce à lui, de bouche en bouche.

— Vraiment ! Quel sobriquet ?

— On appelle monsieur l’homme de campagne.

— Voilà tout ? Ce n’est pas bien méchant.

— C’est mauvais, c’est plat ! mais ça veut être dénigrant, et, si ce petit capitaine n’était pas un si grand duelliste, je conseillerais à monsieur de ne pas se laisser berner par un traîneur de sabre ! Avec ça, il taquine la jeune dame en lui disant qu’elle est éprise de monsieur…

— Taisez-vous ! dit le chevalier d’un ton ferme. Voilà de sots propos que je ne veux pas savoir. Tenez, ajouta-t-il en lui offrant une pièce de monnaie, voilà pour vos bons offices ; mais je vous prie d’en rester là de vos commentaires.

— Non, monsieur, merci, dit Labrêche un peu piqué de la fierté de son protégé, ce n’est pas pour de l’argent ! Ceci, d’ailleurs, est trop pour vous et pas assez pour moi. Voici le dernier coup de la cloche, et, si monsieur ne se présente pas, on va fermer les portes.

— Vous vous trompez, répondit le chevalier en lui faisant signe de sortir. On ne commencera pas sans moi. Dites qu’on m’attende.

Resté seul, le chevalier remplit son verre et l’avala posément en homme qui, à l’occasion, savait reprendre possession de lui-même. Debout et calme devant la table, il résumait rapidement et clairement ses pensées.

— Cet Octave est un duelliste, se disait-il, et ce duelliste s’est moqué de moi. Je ne m’en suis pas aperçu, ou plutôt je m’en doutais et je ne voulais pas y croire. Je me disais que le défaut d’usage rend susceptible et injuste ; d’ailleurs, un proche parent !… un brave officier ! un homme d’esprit !… — C’est donc ainsi que va le monde ? Un salut manqué, un habit passé de mode vous exposent à la risée de ceux qui devraient vous avertir, et même au besoin vous défendre ! — Allons, soit ! je ne fuirai pas devant le ridicule, et je vais entrer le dernier, tout seul, dans cette belle assemblée ! Je veux voir en face ce grand monde, et savoir si un homme de cœur et d’honneur qui a souffert toute sa vie sans se plaindre doit être persiflé par des sots ! Je veux saluer les dames sans renverser les meubles, et forcer les hommes à me saluer sans rire ! Je veux sortir d’ici sans que ma sœur et mes enfants aient à rougir de moi un jour, en entendant dire que leur chef de famille est entré une fois en sa vie sous le toit de ses pères et que tout le monde s’est moqué de sa figure !

Le chevalier se redressa dans sa petite taille, boutonna son vieil habit, reprit avec aisance son gros livre, qu’il ne voulait pas s’exposer à perdre, enfonça son chapeau de la République sur son large front et marcha droit à la salle d’audience, dont il trouva le chemin par intuition. Sa sœur et ses enfants, inquiets de ce retard, venaient à sa rencontre. Il les fit passer devant lui et entra le dernier, d’un pas ferme, en saluant l’assistance avec une grâce un peu surannée, mais tranquille.

— Tout le monde y est ? dit le greffier du juge de paix. Fermez les portes !