La Fausse Antipathie/Acte I

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La Fausse Antipathie
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. 29-49).
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ACTE I



Scène I.

FRONTIN, NÉRINE.
Nérine.

Ton Maître & ma Maîtresse auroient bien dû s’aimer.
C’est lui…

Frontin.

C’est lui…C’est elle…

Nérine.

C’est lui…C’est elle…Quoi ?

Frontin.

C’est lui…C’est elle…Quoi ?Qui devoit l’enflammer.

Léonore a toujours une mélancolie
Qui lui fait bien du tort. L’amour suit la folie.
On veut qu’une Maîtresse ait l’air vif, semillant ;
Un peu moins de bon sens, un peu plus de brillant.

Nérine.

Un fou cherche une folle, & la trouve de reste.
L’état de Léonore est cruel & funeste.
Frontin, toute sa vie, est…

Frontin.

Frontin, toute sa vie, est…Défiez-vous-en ;
L’histoire d’une femme est toujours un roman.

Nérine.

Oui. Le sien commença par un sot mariage.
Ce ne fut point l’amour qui la mit en ménage ;
Et jamais on n’en eut un dépit plus mortel.
Il fallut obéir, & marcher à l’Autel :
Mais, en sortant du temple, un jeune téméraire,
À qui, sans le sçavoir, elle avoit trop sçu plaire,
Furieux de la perdre, attaqua son époux,
L’obligea de se battre, & tomba sous ses coups.
Pour dérober sa tête à l’injuste poursuite
D’un ennemi puissant, cet époux prit la fuite.
Léonore aussi-tôt saisit sa liberté ;
Et s’enfuit en secret dans un Cloître écarté,
Sous ce nom inconnu, qu’elle conserve encore.
Que ne feroit-on pas pour fuir ce qu’on abhorre ?
Sa mere, mais trop tard, en mourut de regret.
Geronte apprit enfin notre asile secret,
Et vint nous apporter…

Frontin.

Et vint nous apporter…Un brevet de veuvage ?

Nérine.

Oui. Nous vîmes la fin d’un si long esclavage.
Cet oncle généreux nous retira chez lui.

Frontin.

Mais je ne vois point là tant de sujet d’ennui ;
Car Léonore est veuve, & dans le plus bel âge.

Nérine.

Douze ans d’absence ont mis tous ses biens au pillage :
C’est pour les recueillir, ou du moins leurs débris,
Que Geronte est allé faire un tour à Paris.
S’il ne réussit pas dans ses justes poursuites,
Vois l’état malheureux où nous serons réduites.
Geronte a pour sa niéce une tendre amitié ;
Mais tu sçais qu’on ne peut vivre avec sa moitié.
Il le faudra, peut-être. Est-il enfer plus rude,
Que d’être à la merci d’une maudite prude,
Toujours contente d’elle, & jamais du prochain ;
Dont la vertu bruyante insulte au genre humain ?
Joins à l’humeur d’Orphise un sujet infaillible,
Qui la rendra pour nous encore plus terrible :
Elle a, d’un premier lit, une fille à pourvoir.

Frontin.

Ceci m’ouvre l’esprit ; & je crois entrevoir…
Que je n’étois qu’un sot… Oui.

Nérine.

Que je n’étois qu’un sot… Oui.Cela peut bien être.

Frontin.

Je crois que Léonore arrête ici mon Maître ;
Mais qu’à cause d’Orphise il tient ses feux secrets.
Quand Damon acheta cette Terre ici près,
Tu sçais que le château n’étoit pas praticable ;
Et qu’il étoit besoin pour le rendre habitable…

Nérine.

Oui, je sçais qu’il fallut le faire rétablir.

Frontin.

Geronte, en attendant, s’en vint nous accueillir ;
Et, comme un bon voisin, nous offrir un azile.
Nous vînmes donc chez lui. Mais notre domicile
Est depuis quelque tems en état d’y loger :
Mon Maître cependant paroît n’y pas songer.

Nérine.

Ta remarque est juste. Oui… Mais la fille d’Orphise…

Frontin.

Julie ? Ah ! si mon maître en avoit l’âme éprise,
Son amour oseroit paroître à découvert.
Léonore est trop fiere ; & sa fierté nous perd.

Nérine.

Les femmes ne sont pas tout ce qu’elles paroissent.
J’en aurai le cœur net.

Frontin.

J’en aurai le coeur net.Les femmes se connoissent.

Nérine.

Léonore m’appelle. Adieu. Cela suffit.
Je m’en vais travailler sur ce que tu m’as dit.



Scène II.

NÉRINE seule.

Tout ce que ma mémoire à présent me rappelle,
Me confirme encor plus cette heureuse nouvelle.



Scène III.

LÉONORE, NÉRINE.
Nérine.

Vous m’avez appelée.

Léonore.

Vous m’avez appelée.Oui. Je voulois sortir.
Mais de la part d’Orphise on vient de m’avertir
Qu’elle veut me parler ; ainsi je vais l’attendre.
Pour toi, l’on ne sçait plus désormais où te prendre.
Tu sembles te lasser de l’état où je suis ;
Et pourtant je m’en plains tout le moins que je puis.

Nérine.

J’étois avec Frontin, puisqu’il faut vous le dire :
Je lui parlois de vous.

Léonore.

Je lui parlois de vous.Je sçais ce qui l’attire.

Nérine.

Nous disions que Damon auroit dû vous aimer :
Il a pourtant bien fait de ne pas s’enflammer.

Léonore.

Tu n’es pas raisonnable.

Nérine.

Tu n’es pas raisonnable.Il seroit trop à plaindre.

Léonore.

Va, ce malheur pour lui ne fut jamais à craindre.
Tu m’assurois pourtant…

Nérine.

Tu m’assurois pourtant…Oui, je croyois d’abord
Que Damon vous aimoit, Madame, j’avois tort.

Léonore.

J’y prends peu d’intérêt. Mais sur quelle assurance
Accuses-tu Damon de tant d’indifférence ?

Nérine.

Si l’on aimoit encore, ainsi que Céladon,
Peut-être je pourrois en soupçonner Damon.
Mais de pareils amans ne sont plus qu’en idée.
À présent une intrigue est bientôt décidée :
On ne se donne plus le tems d’être enchaîné :
L’amour prend son essor aussi-tôt qu’il est né.
Dès qu’on aime, on en fait un récit infidele ;
On exagere un feu qui n’est qu’une étincelle ;
Pour mieux en assurer l’objet de son amour,
Un amant en instruit & la Ville & la Cour.
La sotte vanité conduit tout le mystere ;
Et la fatuité l’empêche de se taire.
Si Damon vous aimoit, il en eût fait l’aveu.
Ainsi nous nous trompions… Cela vous fâche un peu ?

Léonore.

Vous vous émancipez. M’avez-vous reconnue
Pour être, en ma faveur, follement prévenue ?

Nérine.

Ainsi vous croyez donc mon discours conséquent.
Non, ma chere Maîtresse, il est extravagant,
Insoutenable.

Léonore.

Insoutenable.En quoi ?

Nérine.

Insoutenable.En quoi ?C’est que Damon vous aime.

Léonore.

Mais accorde-toi donc, Nérine, avec toi-même.

Nérine.

Un tiers voit mieux que ceux qui sont dans l’embarras.

Léonore.

Tu viens de me prouver…

Nérine.

Tu viens de me prouver…Que Damon n’avoit pas
Les défauts des amans qu’en ce siècle on voit naître.
Quoi ? parce que l’on n’est ni fat, ni petit-maître,
On ne peut vous aimer ? L’obstacle est imprévu.

Léonore.

Par où peux-tu juger…

Nérine.

Par où peux-tu juger…Par tout ce que j’ai vû.

Léonore.

Mais encore, quoi donc ?

Nérine.

Mais encore, quoi donc ?Premierement, vos charmes.

Léonore.

Je n’ai jamais compté sur de si foibles armes.

Nérine.

J’ai démêlé, vous dis-je, à travers ses respects,
Des soupirs étouffés, des regards indirects,
Un silence pénible, autant qu’involontaire,
Des desirs, des égards, du trouble, du mystere,
Un intérêt secret, un soin particulier.
Un homme indifférent est bien plus familier.
Ce sont-là mes garans. Tout cela fait en somme
De l’amour ; &, de plus, un amant honnête-homme.
J’ai vû bien plus encore.

Léonore.

J’ai vû bien plus encore.Achève ; dis-moi tout.

Nérine.

Que cet amant seroit assez de votre goût.

Léonore.

Ah ! c’est trop voir. Finis ; je ne veux plus t’entendre.
Je te défends… Hélas ! que puis-je lui défendre ?
Quoi ! de foibles attraits flétris par les douleurs,
Ces yeux accoutumés à pleurer mes malheurs,
Pourroient causer encore une foiblesse ?

Nérine.

Et sur-tout à l’objet pour qui l’amour vous blesse ?
Car il faut vous aider.

Léonore.

Car il faut vous aider.Nérine, tu me perds.

Nérine.

De quoi m’accusez-vous ? Croyez que je vous sers.

Léonore & Damon sont formés l’un pour l’autre.
C’est moi qui vous apprends sa défaite & la vôtre.
L’hymen peut réparer les maux qu’il vous a faits.
Il forme quelquefois des liens pleins d’attraits.
Quand on dépend de soi, pour soi l’on se marie.

Léonore.

Ne me rappelle plus le malheur de ma vie,
Ni les égaremens d’un âge sans raison.
À peine j’achevois ma premiere saison,
On me tira du Cloître ; & j’entrai dans le monde,
Avec les préjugés dont la jeunesse abonde.
Une mere absolue, abusant de ses droits,
Avoit promis ma main, sans consulter mon choix.
Je me prévins d’abord. Mon dépit fut extrême.
Je croyois qu’on devoit m’obtenir de moi-même.
Je croyois mériter du moins quelques soupirs :
Mais, loin de s’abaisser à flatter mes desirs,
On ne m’honora pas d’une seule entrevue.
Je fus au temple ; & là, sans détourner la vûe,
Victime dévouée au cruel intérêt,
On me fit malgré moi prononcer mon arrêt.
Quel hymen ! Ou plutôt quelle union fatale !
L’aversion, sans doute, entre nous fut égale.
En sortant de l’autel, Sainflore disparut.
Moi-même je m’enfuis ; & mon époux mourut.
Mais j’ai connu l’erreur de mon antipathie.
Je crois, si mon époux n’eût pas perdu la vie,
Que sans doute l’hymen, mon devoir, & le tems,
Auroient mis dans mon cœur de plus doux sentimens.

Nérine.

En tout cas, par bonheur, il est en l’autre monde.

Pour vous montrer sur quoi mon préjugé se fonde,
Au sujet de Damon, il faut vous expliquer
Ce que m’a dit Frontin. Il m’a fait remarquer
Que Damon s’accoutume à la maison d’Orphise.

Léonore.

Peut-être que sa fille…

Nérine.

Peut-être que sa fille…Eh ! souffrez qu’on vous dise…
Mais on vient.

Léonore.

Mais on vient.C’est, sans doute, Orphise que j’attends !

Nérine, à part.

Le diable qui l’amene a bien mal pris son tems.



Scène IV.

ORPHISE, LÉONORE, NÉRINE.
Orphise, à Nérine.

Vous pouvez demeurer. Vous avez quelqu’adresse ;
J’aurai besoin de vous, & de votre Maîtresse.
(à Léonore.)
Madame, vous sçavez qu’autant que je le puis,
Je me fais un devoir d’adoucir vos ennuis.
Entre ma fille & vous tout mon cœur se partage.
J’espere que Geronte en fera davantage ;
Qu’il vous fera rentrer dans vos biens usurpés.
Si par malheur enfin ses soins étoient trompés,

Vous deviendrez, Madame, une seconde fille,
Que la fortune aura mise dans ma famille ;
Et vos plus grands malheurs m’attacheront à vous.

Nérine, à part.

Que diantre signifie un exorde si doux ?

Léonore.

Madame…

Orphise.

Madame…Je prévois ce que vous m’allez dire.

Léonore.

Ma reconnoissance…

Orphise.

Ma reconnoissance…Est telle que je désire.

Léonore.

De grace…

Orphise.

De grace…Épargnez-vous de vains remercimens.
C’est tout ce que je crains quand j’oblige les gens.

Léonore.

Souffrez…

Orphise.

Souffrez…Je viens d’apprendre un départ qui m’afflige.
Damon va nous quitter. Et c’est ce qui m’oblige
À vous venir prier d’empêcher son départ.

Léonore.

Pour vos moindres desirs il aura plus d’égard.

Orphise.

N’importe. Je voudrois, sans être compromise,
Que vous employassiez ici votre entremise.

Léonore.

Madame, sur Damon, ai-je assez de crédit ?…

Orphise.

Assez, pour l’amener au point dont il s’agit.
J’ai des desseins secrets qu’il faut que je vous dise.
Connoissez-vous Damon ? Parlez avec franchise.

Léonore.

Je le crois honnête homme.

Orphise.

Je le crois honnête homme.Oh ! je n’en doute pas.
Le mystere a pour lui de furieux appas.
Je m’y perds comme vous. Depuis qu’il nous fréquente,
Il est d’une réserve incivile & piquante.

Léonore.

En quoi, Madame ?

Orphise.

En quoi, Madame ?En tout. En voici quelques traits.
Il est homme de guerre, & n’en parle jamais.

Léonore.

Tous ses pareils devroient imiter sa prudence.

Orphise.

Quand on est noble, on peut en faire confidence.
Il ne cite jamais ni lui, ni ses ayeux.

Léonore.

Ceux qui font autrement sont toujours ennuyeux.

Orphise.

Quand on est riche, est-il naturel qu’on s’en cache ?
Le premier avantage est que chacun le sçache.

Léonore.

Il n’appartient qu’aux sots d’en tirer vanité.

Orphise.

Ainsi vous approuvez sa singularité ?
Tant mieux. Du reste, il est homme assez sociable.
Je crois qu’on en peut faire un mari fort passable.
(Léonore soupire.)
Plaît-il ?

Léonore.

Plaît-il ?Rien. (à part.) Ciel ! de quoi va-t-elle me prier !

Orphise.

J’ai, comme vous sçavez, ma fille à marier.
Et ce seroit me faire un plaisir véritable
De sçavoir si Damon est un parti sortable.
En ce cas, agissez, Madame ; servez-nous,
Comme on vous serviroit ; faites comme pour vous.

Nérine.

Sans doute, c’est à quoi vous devez vous attendre.

Orphise.

Je veux, de votre main, l’accepter pour mon gendre.
Je crois qu’il va venir vous faire son adieu.
Je sors ; il ne faut pas qu’il me trouve en ce lieu.
Vous ne mettrez en jeu ni moi, ni la future.

Léonore.

En vérité, Madame…

Orphise.

En vérité, Madame…En pareille aventure,
Il faut avec adresse employer les détours.
Tout homme qu’on recherche en abuse toujours :
Se rencherit d’abord, sans valoir davantage :
Et, de rien qu’il étoit, s’érige en personnage.

Leur fatuité vient du cas que l’on en fait.
Il faut les maîtriser, malgré que l’on en ait,
Se les assujettir, les faire à son caprice.
Nous perdons leur estime, en leur rendant justice ;
Nous nous avilissons, si nous sentons leur prix ;
Et la moindre indulgence attire leur mépris.
Je vous laisse.



Scène V.

LÉONORE, NÉRINE.
Léonore.

Je vous laisse.Nérine…

Nérine, riant.

Je vous laisse.Nérine…Ah ! rien n’est plus risible.
Orphise vous procure un moyen infaillible
De vous servir vous-même, en servant ses desseins.
Voilà des intérêts remis en bonnes mains.

Léonore.

Quelle commission dangereuse & cruelle !
Je ne puis y songer ni pour moi, ni pour elle.
Oui, cette occasion n’est qu’un piége fatal.
Je m’exposerois trop, je la servirois mal.
Laissons aller Damon ; il faut que je l’évite.
Imagine une excuse, & reçois sa visite.

Nérine.

Quel danger courez-vous ? Quoi ! vous n’osez saisir
La seule occasion qui peut vous éclaircir.

Léonore.

J’aime mieux à jamais ignorer ma victoire,
Que de mettre en danger mon honneur & ma gloire.

Nérine.

À ne point voir Damon, ne vous obstinez plus.
Que pourroit-il penser d’un semblable refus ?
Cette affectation seroit plus dangereuse.
D’ailleurs, Madame Orphise en seroit furieuse.
Madame, il faut céder à la nécessité.
Mais j’apperçois Damon.

Léonore.

Mais j’apperçois Damon.Que ne l’ai-je évité !



Scène VI.

DAMON, LÉONORE, NÉRINE.

(Damon fait deux ou trois révérences, avance, recule, & paroît déconcerté.)

Nérine, à part.

Que deux amans sont sots, quand ils sont en présence !
Il faut que je les aide à rompre le silence.
(à Damon.)
On dit que vous allez chercher en d’autres lieux
Une société qui vous amuse mieux.

Damon, à Léonore.

L’ennui n’habite point le séjour où vous êtes.

Des motifs plus pressans, d’autres peines secrettes…

Nérine.

Quoi ! vous partez, Monsieur ?

Damon, à Léonore.

Quoi ! vous partez, Monsieur ?Oui, Madame, je fuis ;
Je fais ce que je dois, & plus que je ne puis.

Nérine.

Si la maison vous plaît ?

Damon, à Léonore.

Si la maison vous plaît ?Que trop ?

Nérine.

Si la maison vous plaît ?Que trop ?Hé ! qui vous presse ?

Damon, à Léonore.

Mon honneur, ma raison, le danger, ma foiblesse ;
Votre repos, enfin.

Léonore.

Votre repos, enfin.Mon repos, dites-vous ?

Damon, à Léonore.

Ah ! Madame, daignez m’écouter sans courroux.
N’y cherchez point un sens coupable & téméraire.
Oui, pour votre repos, ma fuite est nécessaire.
Orphise dans ces lieux cherche à me retenir ;
Et c’est ce qui m’a fait résoudre à me bannir.
Car enfin je dois voir ce qu’on rend trop visible,
Sa bonté m’est à charge, & vous seroit nuisible.

Nérine.

Quoi ! vous sçavez déjà le bien qu’elle vous veut ?

Damon.

Quelqu’un l’ignore-t-il ? Non, jamais on ne peut

Avec plus de mystere, être plus indiscrette.
Mais je ne puis répondre à ce qu’elle souhaite.

Léonore.

On croyoit que Julie auroit dû vous charmer.
Quoi ! ses attraits naissans n’ont pû vous enflammer ?

Damon.

Ah ! tout autre que moi doit lui rendre les armes.

Nérine.

Vous ne l’aimez donc pas ?

Damon.

Vous ne l’aimez donc pas ?Non. J’échappe à ses charmes.
Vous seriez exposée à des soupçons jaloux.
Orphise, avec raison, n’accuseroit que vous
Du refus que je fais de prendre cette chaîne.
Sa pénible amitié se changeroit en haine.
Sans compter d’autres maux trop aisés à prévoir,
Je payerois trop cher le plaisir de vous voir.

Léonore.

Vous le voulez ? Il faut approuver votre zele.

Nérine.

Allez, Monsieur, allez où l’amour vous appelle.

Damon.

De quoi m’accusez-vous ? Je m’exile chez moi.
D’ailleurs, si quelqu’objet me tenoit sous sa loi,
Hélas ! je n’aurois point de retour à prétendre ;
Mon coeur s’entretiendroit dans l’amour le plus tendre,
Sans laisser éclater le moindre de ses feux.

Nérine.

Tenez Monsieur, j’ai peine à croire au merveilleux :

Tant de discrétion est hors de vraisemblance.

Léonore.

Sans entrer plus avant dans votre confidence,
Puisque vous nous quittez, vous avez vos raisons.

Damon.

Moi, des raisons ? Je vois vos injustes soupçons.
Vous croyez que je vole où mon bonheur m’appelle.
Si vous sçaviez combien cette erreur m’est cruelle !…
Puisque vous m’y forcez, apprenez mon état.
Si j’aimois, mon amour éviteroit l’éclat.
Je dis plus. Mon aveu deviendroit un outrage,
Qui déshonoreroit l’objet de mon hommage.
Mon vainqueur ne pourroit répondre à mon amour.
Hé ! que me serviroit le plus tendre retour ?
Il feroit le malheur de cette infortunée.
Je gémis dans les fers d’un cruel hyménée.

Léonore.

Vous êtes marié ?

Damon.

Vous êtes marié ?Je le suis. Mais enfin
Un prompt événement peut changer mon destin.

Nérine.

Partez, Monsieur, partez ; vous ne pouvez mieux faire.

Léonore.

Orphise approuvera ce départ nécessaire.

Damon.

Madame, j’obéis. J(à part.)
Madame, j’obéis. J’espere un prompt retour.



Scène VII.

LÉONORE, NÉRINE.
Léonore.

Il est donc marié ?… Que devient mon amour ?
Nérine, je l’aimois… Sa présence funeste
N’eût fait qu’entretenir un feu que je déteste.
Est-ce là le bonheur dont mon cœur s’est flatté ?
Rassure-moi ; je crains d’avoir trop éclaté.
Ai-je pû contenir ma colere trop prompte ?
N’en ai-je point trop dit ? Ah ! je mourrois de honte.

Nérine.

Je ne puis qu’approuver un trop juste dépit.
Mais quel sens peut avoir un mot qu’il vous a dit,
Qu’un prompt événement peut changer sa fortune ?

Léonore.

Ah ! ne te donne point une gêne importune.
Quand la nécessité ramene ma raison,
Cesse de retarder encor ma guérison.
C’est assez… Va chercher l’épouse de Geronte.
De tout ce qui se passe, il faut lui rendre compte.
Pour ne plus voir Damon, qui part dans un moment,
Je vais me renfermer dans mon appartement.



Scène VIII.

FRONTIN, NÉRINE.
Frontin, tenant un paquet de papier.

Ah ! te voilà, Nérine ! Enseigne-moi mon Maître.

Nérine.

Il faut que je t’étrangle. Approche, double traître.
Ton Maître est marié ; tu m’en fais un secret ?

Frontin.

Si j’en sçais rien, je veux être étranglé tout net.
Mon Maître est un sournois comme on n’en trouve gueres :
Oui, je crois que le diable est son homme d’affaires.
Je le trouvai jadis en pays étranger :
Il n’a, depuis ce tems, cessé de voyager.
Ce n’est que depuis peu, que nous sommes en France.
Il n’a fait, que je sçache, aucune connoissance ;
Si ce n’est chez Geronte, où tu sçais bien comment
Il n’a pu refuser de prendre un logement.
Oh ! s’il est marié, ce que je ne puis croire,
Ce n’est pas de mon bail : c’est quelque vieille histoire…
Bon ! il n’a point de femme appartenante à lui ;
Par-tout il a roulé sur le compte d’autrui.

Nérine.

C’est un fait. D’où viens-tu ?

Frontin.

C’est un fait. D’où viens-tu ?Je viens, à toute outrance,
De chez cet avocat ici près en vacance ;
J’y vais dix fois pour une, & toujours sans succès ;
Mais à la fin…

Nérine.

Mais à la fin…Ton Maître a-t-il quelque procès ?

Frontin.

Ma foi, je ne sçais point quelle est leur manigance.
Le Robin m’a donné ce paquet d’importance,
En me disant : « Voilà votre Maître en repos… »
Mais, à quoi rêves-tu ?

Nérine.

Mais, à quoi rêves-tu ?C’est à certains propos…
Pourrois-tu deviner ce que ce papier chante ?

Frontin.

Oui, si j’étois sorcier. Ah ! l’enquête plaisante !

Nérine.

Ah ! tu n’es bon à rien. Va-t’en, sans différer.
seule.
Je ne sçais pas pourquoi j’ose encore espérer.