La Fayette aux champs

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La Fayette aux champs
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 182-199).
LA FAYETTE AUX CHAMPS

Sans exagérer l’importance des reflets de l’extérieur sur le miroir de l’âme, on peut ranger La Fayette parmi les gentilshommes de l’ancienne France qui puisèrent dans une éducation reçue à la campagne l’amour du risque et le goût de l’aventure.

Le château de Chavaniac, où naquit le 6 septembre 1757 Gilbert de La Fayette, était entré en 1708 chez les Mottier de La Fayette, une des meilleures maisons de la Basse-Auvergne, — par le mariage d’Edouard Mottier de La Fayette avec Marie-Catherine de Chavaniac. C’était, en la collecte de Saint-Georges d’Aurat, élection de Brioude, un lourd manoir fortifié du XIVe siècle, digne de tenter plus tard le crayon d’un Gustave Doré. Terrasse crénelée d’un arrogant donjon et tours en pigeonnier dominaient un panorama incomparable d’une noble sévérité.

Du haut de son nid d’aigle solidement assis sur les premiers escarpements des montagnes de Fix, le futur libérateur d’un monde nouveau put, dans un paysage volcanique, saisir à l’infini le mouvement profond des monts et des rocs soulevant le pays par grandes ondes, les convulsions géologiques du Chaliergues et les ondulations du sol de Paulhaguetet admirer, en lignes perdues dans les brumeux lointains, la douceur du Val d’Allier dominé par la chaîne dénudée de la Margeride ou les silhouettes altières des Monts Dôme, du Luguet, du Plomb du Cantal et du Sancy. C’était, — en une contrée pauvre où la vie était rude, — un paysage pathétique et grandiose dont les premiers plans n’étaient point cependant sans quelque grâce : une avenue de mille mètres reliait le château à Paulhaguet ; des bois de chênes, de pins et d’arbousiers penchaient au-dessus de la plaine leurs toisons embaumées et dans une verte prairie, près du château, jaillissait, — inattendu, — un gai ruisseau de montagne dont les gracieux méandres évoquent, au fond de l’Auvergne, un paysage de Ruysdaël.

Dans ce cadre pittoresque se forma l’imagination de l’enfant bercée par les contes du vieux temps ou les récits héroïques sur son « estoc. » Son père avait été tué à Minden en 1759 en combattant l’ennemi héréditaire ; sa mère résidait le plus souvent à Paris ; mais deux femmes de cœur et de tête, une grand’mère. Mme de la Rivière, et une tante, lui parlaient souvent des gloires du passé et des devoirs de l’avenir.

Elevé dans la religion du nom, La Fayette, enfant, aimait errer sur les terres au climat froid qui n’avaient qu’à demi enrichi sa race [1]. Et dans les bois où plus d’un Chavaniac avait, au temps des guerres civiles, fait parler de son humeur belliqueuse, la tradition conte que le jeune chasseur de chimères rêvait de pourfendre la « bête de Gévaudan » en quelque combat héroïque.

Nous n’avons pas ici à retracer la carrière de La Fayette, mais seulement les instants de sa vie qui s’encadrent dans le milieu campagnard. Lorsqu’il partit pour l’Amérique, sa jeune femme, — elle est la fille du duc d’Ayen, — un Noailles, — demeurait en France, mère de deux enfants. Elle ne condamna point ce que certaines « têtes à perruques » qualifiaient de « folie de jeune homme. » Elle comprit ce départ vers les larges horizons et elle s’inclina devant les paroles de son mari : « J’espère qu’en ma faveur vous deviendrez bonne Américaine. C’est un sentiment fait pour les cœurs vertueux. Le bonheur de l’Amérique est intimement lié au bonheur de toute l’humanité. Elle va devenir le respectable et sûr asile de la Liberté... » Au retour d’Amérique, La Fayette est pris dans l’engrenage de la vie intense. Ses séjours à la campagne ne sont que de rapides échappées. Quand il est de loisir, il aime cependant jouer avec ses deux petites filles, Virginie et Anastasie, — et plus tard avec son fils Georges, — et leur inculquer le goût de la vie libre. Son intérieur est simple. Un peu théâtral toutefois le serviteur indien qu’il a ramené d’Amérique et qui, empanaché sous ses plumages nationaux, suit partout le général qu’il appelle « my father. »

Aux premiers jours de la Révolution, deux Américains, qui montrèrent alors un sens parfait des réalités, cherchèrent à signaler à La Fayette le danger de certains abîmes. En 1791, Washington lui écrivit pour le mettre en garde contre la « populace turbulente des grandes villes et des foules déchaînées. » Gouverneur Morris, dont il faut lire l’admirable « Mémorial, » lui parla des « craintes que pouvaient inspirer en France l’excitation de l’opinion et l’ignorance des règles politiques. » La Fayette passa outre. On connaît l’histoire de sa popularité, puis de ses désillusions. Dès la fin de 1791, il sent un abîme infranchissable se creuser entre la famille royale et lui, son crédit diminuer auprès du peuple. Ardent toujours, un peu désabusé toutefois, il vient à Chavaniac goûter la saveur de l’air natal et chercher une heure de trêve. « Me voici, écrit-il à un ami le 20 octobre 1791, arrivé dans cette retraite. : Je mets autant de plaisir et peut-être d’amour-propre au repos absolu que j’en ai pris depuis quinze ans à l’action qui, toujours dirigée vers le même but et couronnée par le succès, ne me laisse de rôle que celui de laboureur. »

La Fayette a emmené avec lui sa femme et une partie de sa belle-famille. Tout de suite, il s’improvise gentleman farmer. Il a fait venir du comté de Suffolk un practical farmer qui va introduire à Chavaniac des perfectionnements agricoles, étonner la routine villageoise par ses croisements de races bovines et de porcs d’Angleterre et du Tonkin. Par ailleurs, il bouleverse et remanie le château où une députation parisienne lui apporte une statue en marbre de Washington et une épée forgée avec un verrou de la Bastille[2]. Tandis que l’architecte Vaudoyer veille aux constructions, La Fayette s’occupe lui-même de l’aménagement intérieur. Dans la « Tour du Trésor, » il accumule des souvenirs de la Révolution, Dans sa chambre, une tapisserie d’Aubusson, — ce n’était point alors un luxe, — couvre les murs ; des rideaux de calemande bleus et blancs drapent le lit à coquilles ; les meubles sont rares. Dans le cabinet de toilette : un simple lit de camp dont il fait usage et, — vision de la plus belle heure du cadran de sa vie, — sur la muraille, des scènes de la guerre d’Amérique... Mais à peine a-t-il « repris haleine, » pendant trois mois, à Chavaniac, que La Fayette est obligé de repartir. En janvier 1792, il prend un commandement aux armées... Puis, il se sent perdu : il voit se dresser le spectre de la guillotine. Il quitte la France après les tristes journées d’août, est arrêté par les alliés et interné à Olmütz.

Demeurée à Chavaniac, Mme de La Fayette allait y être arrêtée, en septembre 1792. Dans ces circonstances tragiques, la noblesse de son caractère et la liberté de son esprit ne se démentirent pas un instant. Amenée au tribunal du Puy, elle plaida elle-même sa cause avec une dignité simple. Elle écrivit à Brissot pour obtenir la faculté de rester tout au moins prisonnière à Chavaniac et sa lettre se terminait par cette phrase qui n’était pas sans hauteur : « Je consens à vous devoir ce service. »

Elle put, en effet, demeurer quelque temps à Chavaniac prisonnière sur parole. Elle y vécut dans l’angoisse avec ses jeunes enfants et Mme de Chavagnac-Montéoloux, née La Fayette, la vieille tante qui avait élevé son mari. Mais, de nouveau, elle fut arrêtée en octobre 1793 et incarcérée au Puy. Un souci la tenaillait au milieu des graves préoccupations de l’heure. Le vieux nid familial où s’étaient écoulés les jeunes ans de son mari allait-il être arraché à ses enfants, ruiné, démantelé ? Il n’en fut rien. Il y eut alors un de ces exemples de solidarité qui, dans les grandes époques de trouble, donnent souvent des forces aux victimes. Mme de Chavagnac était demeurée au château. C’était une femme d’un autre âge, entièrement ruinée dès avant la Révolution, fortifiée par l’épreuve et qui en imposait aux révolutionnaires. Elle tint bon jusqu’au jour où le château fut acheté, malgré la population mécontente [3], par un acquéreur de biens nationaux, — et, sitôt après, elle le racheta pour ses neveux. Elle n’avait point un sol vaillant... ; qu’importe ! Mme de Grammont, sœur de Mme de La Fayette, vendit en hâte sa part des joyaux héréditaires des Noailles et elle en versa incontinent le fruit à Mme de Chavagnac pour lui permettre d’acquitter sa dette. Ainsi fut simplement accompli un double geste pieux pour sauver le bien auquel tenaient si vivement les gentilshommes de la vieille France : la terre.

L’histoire s’est chargée de nous faire connaître le martyre de la famille de Noailles pendant la Terreur. On sait qu’après un an de détention au Puy, Mme de La Fayette fut transférée à la Force, le vestibule de la guillotine, puis à la prison du Plessis, cet ancien collège où s’était achevée l’heureuse jeunesse de son mari ! C’est de là qu’elle vit la mort faucher à grands coups : sa mère, son « ange de sœur, » la vicomtesse de Noailles, le maréchal et la maréchale de Mouchy tombèrent sur l’échafaud. Mme de La Fayette échappa au massacre et le 9 thermidor la sauva. « Remerciez Dieu, écrivit-elle à ses enfants, d’avoir conservé ma vie, ma tête et mes forces et ne regrettez pas d’avoir été loin de moi. Dieu m’a préservée de la révolte contre lui, mais je n’eusse pas longtemps supporté l’apparence d’une consolation humaine. » Et, parlant de ses parents : « L’idée de suivre des traces si chères, écrivait-elle, eût changé pour moi en douceur les détails du dernier supplice. »

Ce fut en 1793 seulement, vers la fin d’octobre, que Mme de La Fayette rejoignit son mari dans la prison d’Olmütz. Elle emmenait en Autriche ses deux filles et elle avait envoyé son fils en Amérique. Astreint au régime cellulaire, La Fayette savait à peine qu’il y avait eu une Terreur et il ignorait quelles en avaient été les victimes... Pendant deux ans, sa femme partagea volontairement avec lui la détention la plus dure. Le traité de Campo-Formio les délivra le 19 septembre 1797. Ce fut alors l’exil, dans la gêne, à Witmod, une petite ville de Hollande, où les La Fayette se groupèrent chez leur tante Mme de Tessé ; enfin, le retour aux champs, la rentrée si désirée sur le sol de France où, sous un nouveau toit, La Fayette va vivre pendant dix-sept ans dans la retraite et plus tard passer chaque été de sa vieillesse.


Au cours des temps paisibles que nous vécûmes dans les premières années du XXe siècle, on concevait malaisément ce que pouvait être le retour en France d’une famille d’exilés, décimée par la mort, à demi dépouillée de ses biens. Nous saisissons mieux maintenant certaines réalités terribles de la fin du XVIIIe siècle et nous pouvons nous imaginer l’état d’esprit des La Fayette et des Noailles et leurs difficultés sans nombre avant de reprendre l’équilibre instable qui suit les grands spasmes d’un temps.

Mme de La Fayette revint en France en 1799 avant son mari. Elle n’avait pas été radiée de la liste des émigrés et elle rentra sous le nom de Madame Montgros. Dès lors, elle s’occupa, en femme de tête, de la liquidation des biens de sa mère qu’on put racheter ou sauver du séquestre.

Le rêve de La Fayette était de voir sa femme mise en possession d’une résidence de choix : le château de La Grange-en-Brie. Il lui écrit :

« Ma lettre vous trouvera vraisemblablement à La Grange, mon cher cœur, dans cette retraite où nous sommes destinés, j’espère, à nous reposer ensemble des vicissitudes de notre vie. » Un peu plus tard, il écrit encore : « Vous allez me donner bien des détails sur La Grange ; d’abord la maison, et une réponse à toutes mes idées de logement ; ensuite la ferme. Je voudrais savoir le nombre des animaux vivants, grands et petits qu’on y entretient, combien tout cela coûte, combien on a de domestiques pour les soigner et puis un petit mot sur le parc et les bois. Liancourt m’a prêté quelques ouvrages d’Arthur Young. Je suis plus enfoncé que jamais dans l’agriculture et tous les détails que vous m’enverrez me donneront le plaisir de comparer ce qui se pratique en France avec ce qu’on fait en Angleterre et en Hollande. L’avenir est bien embrouillé. J’en conclus qu’il faudrait nous retrouver le plus tôt possible. Le seul objet de ma compétence, c’est La Grange. J’y trouve des illusions douces ; il me semble que ces pensées rapprochent de moi la possibilité d’une retraite au sein de la liberté française. »

La Fayette est de même très frappé de ce que Franklin lui avait écrit dès le 17 avril 1787 : « L’agriculture est, suivant moi, la plus honorable de toutes les professions, parce qu’elle est la plus indépendante ; » et, avant de rentrer à La Grange, il écrit encore à Mme de La Fayette : « Mon activité, je le sens, se portera sur l’agriculture, que j’étudie avec toute l’ardeur de ma jeunesse pour d’autres occupations. »

Enfin, radié de la liste des émigrés, il revient ! Et, en 1800, il s’installe à La Grange avant le partage définitif des biens de sa belle-famille. Son bonheur est obscurci par une douloureuse nouvelle. A peine arrivé, il apprend la mort de Washington (1er novembre 1799), qui lui lègue une paire de pistolets, — pieusement conservée dans le musée de La Grange. Cependant mille projets d’avenir l’arrachent aux sombres images du passé. Il se plonge dans la lecture d’Arthur Young : « Pour mes amis, dit-il, je serai plein de vie ; pour le public, je veux être une peinture dans un musée ou un livre dans une bibliothèque ! » A son ami Masclet il écrit (22 novembre 1800) sa volonté de ne plus faire en Amérique que des visites « particulières et patriotiques, » parce qu’il est « beaucoup plus occupé de fermes que d’ambassades. » Au même il écrit encore, le mois suivant : « Je suis seul ici, dans mes champs, où je passe une vie très agréable, au milieu d’une exploitation de quatre fortes charrues et en très bonne démonstration du problème tant disputé du propriétaire cultivateur. » Et à M. Abema, ministre batave à Hambourg : « L’habitation où j’ai réuni ma famille est un héritage de ma malheureuse belle-mère, à quatorze lieues de Paris. J’y suis entouré de l’attachement de mes amis. Je ne me mêle pas plus des oppositions que de l’administration, et je profite complètement des droits que j’ai acquis à un honorable repos. »

Voici donc La Fayette « cultivateur, » mais il devine qu’on aura quelque peine à croire à sa nouvelle évolution. Aussi bien expose-t-il assez judicieusement son programme : « Il est ridicule, dit-il, de se croire métamorphosé en fermier par l’achat d’une ferme à l’anglaise, et il y a telle manipulation subalterne pour laquelle il faut l’expérience journalière des hommes qui n’ont pas fait d’autre métier. Mais c’est donner dans l’autre extrême que de croire que l’extension des idées et des lumières, la comparaison judicieuse des objets qu’on voit et des connaissances qu’on acquiert ne soient propres qu’à rendre inepte en un métier où la théorie est si nécessaire à la pratique. »

Le cadre dans lequel La Fayette passera en Cincinnatus les années du Consulat et de l’Empire, entouré de ses parents et de ses amis, de sa gens et de ses « clients, » offrait le contraste le plus parfait qui se pût imaginer avec le décor de ses jeunes ans écroulés en Amérique.

Un château est parfois une page d’histoire de France sur laquelle chaque siècle a apposé sa griffe. Tel est celui de La Grange.

Situé en Brie, près de Courpalay et de Rozoy, La Grange, avec ses six tours, sa cour d’honneur, son entrée formée de deux tours au-dessus d’un pont-levis, ses douves profondes et ses imposantes murailles, présentait l’aspect d’une redoutable forteresse. C’était d’ailleurs l’apanage des sires de Courtenay, issus de la maison de France [4]. Dès le XVe et le XVIe siècle, des remaniements enlevèrent au château quelque chose de son austérité première. Le XVIIe siècle vint avec sa grâce majestueuse. Les d’Aubusson-La Feuillade, — très grands seigneurs, — transformèrent alors La Grange. Un pan de mur et une tour furent abattus, qui permirent au soleil couchant d’empourprer à larges flots les hautes fenêtres de la cour d’honneur. Le temps des guerres barbares était passé, croyait-on. Plus n’était besoin de forteresse féodale. Et de celle-ci l’aspect s’adoucissait, en même temps que pénétrait partout la lumière. Un parc splendide fut dessiné avec l’art impeccable d’un Le Nôtre. De beaux arbres robustes s’élancèrent d’un jet puissant vers le ciel, telles de vivantes colonnes, dans un ordre trop parfait. En sorte que La Grange, dès lors, prit un aspect double et enchanteur. Ses murailles de grès, qui émergent comme un roc d’une mer de verdure, évoquent le moyen âge ; mais chaque détail d’un ensemble habilement remanié rappelle le grand siècle et le grand seigneur qui a pu demander des conseils à Mansart.

Ainsi était le château de La Grange quand l’acquit Louis Dupré, conseiller au Parlement, dont la fille Madame d’Aguesseau fut mère de la duchesse d’Ayen. Ainsi était encore le château de La Grange quand il passa aux mains de La Fayette.

Mais celui-ci modernisa immédiatement le parc aux belles eaux dormantes dans lesquelles se mirait le manoir ancestral. La Fayette était trop « d’avant-garde » et trop anglophile pour ne pas demander au créateur des Jardins de Méréville et d’Ermenonville, à Hubert Robert, de rompre les lignes majestueuses du temps de Louis XIV.

L’artiste se mit rapidement à l’œuvre, et ce fut l’une de ses dernières. Au lendemain de la Terreur, en cette France où, de tout temps, l’on vit refleurir les ruines, Hubert Robert modifia les parterres et dessina des courbes sinueuses dans les soixante-quatorze arpents qui entourent le château. Il couvrit de lierre l’ancienne voûte du pont-levis et, sur les conseils de La Fayette, fit combler plusieurs des douves. Et il y a comme un symbole dans ce « geste » du gentilhomme libéral. Puis, — La Fayette avait du goût, — Hubert Robert suivit ses indications en distribuant au mieux les massifs de chênes verts, de sapins et d’érables, les bouquets de frênes américains, de mélèzes et de catalpas, dont l’ensemble harmonieux donne au parc de La Grange une séduction permanente aux aspects successifs et variés.

Dans ces jardins nouveaux où bientôt tout fut jeunesse et vie, frémissement et lumière, La Fayette, — souvent, parait-il, enfant à ses heures, — se divertit beaucoup à rassembler des souvenirs du pays où il avait promené sa jeunesse aventureuse. Près des bâtiments agricoles il rassemblera, dans une ménagerie, les animaux les plus divers dont le plus curieux est un ours du Missouri. Les bâtiments agricoles ! C’est là que La Fayette, pendant plusieurs années, passe le meilleur de son temps et applique ses théories de retour à la terre.

En culture comme ailleurs, La Fayette est partisan des innovations sinon des bouleversements. il dirige lui-même le fermier qui exploite les cinq cents arpents de La Grange d’après les conseils qu’il a reçus de l’Américain Gouverneur Morris et les préceptes anglais. Le « fermier » d’ailleurs est un ami : Félix Pontonnier, son ancien secrétaire, qui a partagé la captivité d’Olmütz. Chaque jour, — dans ses vieux ans, — La Fayette le viendra visiter en compagnie d’un serviteur fidèle, le brave Bastien Wagner, un ancien soldat des guerres d’Espagne, qui rase le général chaque matin et le suit pas à pas dans ses promenades.

Nécessairement, La Fayette est « homme de la nature. » Aussi bien ne fauche-t-il point ses prairies et n’émonde-t-il pas ses arbres. Il laisse ce soin aux bestiaux en liberté qui s’en chargent en paissant !

Ses bergeries et ses étables sont des modèles de propreté et de « confort. » On y vivrait à souhait, comme à Trianon. Le tout est spacieux, bien aéré. Douze cents moutons, cinquante vaches et cent cinquante porcs coulent là d’heureux jours en attendant l’heure fatale. Et pour mêler l’agréable à l’utile, La Fayette a fait édifier, entre les logis des bêtes bovines et porcines, une volière où jacassent les grues à couronne, les poules de la Chine, les canards branchus de la Caroline, les oies de la Louisiane et les hoccos du Mexique.

Pour mener son œuvre à bien, il est en grand commerce avec un agronome français, l’abbé Teyssier des Farges, qui fut le « père des mérinos » en France et qui demeure à Béton Bazoches, non loin de La Grange. Louis XVI, jadis, a confié à Teyssier des Farges l’administration de Rambouillet, où il a acclimaté le mérinos d’Espagne. Depuis lors, le mérinos a essaimé ; à la fin de sa vie, La Fayette en possédera 750 à La Grange.

A La Grange abondent aussi les bêtes à cornes. La Fayette n’hésite pas à en faire venir du canton de Schwitz, d’Angleterre et des États-Unis. Quant aux porcs, ils appartiennent à des races si cosmopolites qu’il est malaisé de maintenir entre eux l’entente cordiale Et naguère encore, on se souvenait à La Grange d’un combat héroïque livré par un beau verrat de Chine contre son rival de Baltimore, qui causa la mort d’un des deux adversaires et rendit La Fayette très chagrin. Il serait fastidieux de parler ici des « récoltes » du général. Disons seulement qu’il cultiva jusqu’à la vigne et qu’il recueillit un vin si bon (à son avis) qu’il le préférait à tout autre lorsqu’il sentit décliner ses forces.

En un mot, La Fayette transforma son domaine en ferme modèle et fit profiter de son enseignement grand nombre de cultivateurs de la Brie, en un temps où l’agriculture de cette riche contrée prenait un vaste essor.

Par malheur, l’aménagement de sa ferme modèle, à laquelle il consacrait le meilleur de son temps, l’entraîna à des dépenses excessives [5], Dissipateur dans sa jeunesse, il fut toute sa vie d’une « impécuniosité » qui affligeait Mme de La Fayette. Esclave de sa popularité, généreux à l’extrême, il dépensait au delà de ses revenus et l’exploitation même de cette ferme fut plus utile au pays qu’à sa propre bourse.

Au reste, à La Grange, La Fayette tenait table ouverte, imitant en cela les traditions hospitalières des grands sous l’Ancien Régime. Pendant toute sa retraite, et même jusqu’à sa mort, la vie, chez lui, sera une « existence type, » la « vie à la campagne » d’une classe sociale que la Révolution a simplifiée, qui conserve le goût des choses de l’esprit, l’amour de cette conversation qui « vingt ans plus tôt était souveraine en France, » et qui, un peu dédaigneuse du faste des nouveaux riches, sait vivre d’une manière patriarcale. Rien de « fossile » en ce manoir. C’est la demeure d’un grand seigneur libéral où souffle l’air de l’indépendance. Pas un homme, — à quelque parti qu’il appartienne, — qui n’y soit reçu, pourvu qu’il soit une « intelligence. » Dans l’ensemble, La Grange sera toujours un milieu d’avant-garde. Autour de lui, on frondera sous l’Empire, sous la Restauration et même sous la Monarchie de Juillet.

Tant que vit Mme de La Fayette, elle exerce sur lui une heureuse influence. Autour de cette femme d’élite gravite une famille de choix. Sous l’Empire, trois jeunes ménages demeurent à La Grange, dont les enfants, nous dit lady Morgan, sont « mieux élevés que ceux de la royale éducatrice, Mme de Maintenon. »

Anastasie de La Fayette, fille ainée du général, a épousé en Hollande M, de La Tour-Maubourg, frère de l’aide de camp de La Fayette, cet aide de camp qu’il appelait « mon ami intime, mon frère d’amitié, d’armes et de révolution. » C’est une jolie femme, très simple, vaillante naguères dans l’épreuve, un peu défiante d’elle-même. Elle possède l’esprit observateur de son père. A peine installée à La Grange, elle a placé dans l’antichambre des appartements de La Fayette, la caricature qu’elle a faite à la plume du geôlier d’Olmütz : un caporal autrichien grotesque et terrible. Non moins charmante est la seconde des sœurs La Fayette : Virginie, qui, — par les soins de sa tante Montagu, — a épousé en 1802 Louis de Lasteyrie, neveu du commandeur de Malte, qui l’a élevé dans son île romantique. Doux, brave, instruit, — et beau, — il a conquis sa fiancée par le respect touchant qu’il conservait à la mémoire de sa mère, morte depuis peu. Georges de La Fayette, revenu d’Amérique, a épousé Mme Destutt de Tracy, nièce du philosophe-agriculteur. C’est un satellite qui marche dans la trace brillante de son père et que n’animent point les mêmes ambitions.

La Fayette, sur ses vieux jouis, groupera autour de lui jusqu’aux petits-enfants de ses enfants. La famille a essaimé, formant de nombreux rameaux. Et parmi tous ses descendants, la tradition demeure encore, à l’heure présente, qu’il fut par son humeur aimable et par sa bonhomie le modèle des grands-pères.

N’oublions pas non plus les sœurs de Mme de La Fayette, qui vivent souvent à La Grange. Mme de Grammont est une petite femme aux trails prononcés, à l’aspect un peu raide. Neuf fois mère, elle a perdu huit enfants. Sous son aspect un peu austère, elle personnifie la bonté poussée jusqu’aux extrêmes limites et elle marche dans la vie « ayant toujours devant les yeux la pensée de son salut. » Son autre sœur, Mme de Montagu, celle dont un postillon de Courpalay dit qu’elle est « pire que bonne, » est voisine des La Fayette, car elle habite le château de Fontenay, sa part d’héritage du chef d’Aguesseau. Elle aime son beau-frère, malgré leurs divergences d’opinions. « Gilbert, écrivait-elle déjà en 1799, est tout aussi bon, tout aussi simple dans ses manières, tout aussi affectueux dans ses caresses, tout aussi doux dans la dispute, que vous l’avez connu-Il aime tendrement ses enfants, et malgré son extérieur froid, est affable pour sa femme. Il a des formes aimables, un flegme dont je ne suis pas dupe... »

Enfin, au château de La Grange, nous rencontrons l’inévitable douairière qui, — au lendemain de la Révolution, — évoque l’image de l’Ancien Régime dans tous ces manoirs à demi relevés de leurs ruines que nous ont dépeints Mme de Genlis et Mme de Souza. En l’espèce, c’est la comtesse de Tessé, née Noailles, veuve du premier écuyer de la reine Marie Leczinska et la plus spirituelle des femmes d’âge. Elle personnifie la vieille dame de qualité éprise avec fougue des idées nouvelles. Voltaire fut son ami et son dieu. La Fayette est son héros. C’est une silhouette qu’on aimerait dessiner à loisir, car elle est représentative d’un temps et d’un monde. Elle chevauche sur deux siècles. Son esprit est plein de chimères, d’utopies, et les horreurs de la Révolution n’ont rien enlevé de son optimisme souriant. L’âge n’a eu raison ni de sa gaîté, ni de son talent dans l’art de causer. Elle est petite, ridée, voûtée. Son œil est perçant : son teint gâté par la petite vérole, sa bouche tiraillée par un tic nerveux. Elle prête à rire par les contradictions de son caractère : n’aimant pas les prêtres, elle a risqué sa tête en cachant des insermentés, et ridiculisant les pratiques religieuses, elle ne prend pas médecine sans esquisser un grand signe de croix. Qu’importe. Elle commande le respect, car elle est supérieurement grande dame.

Au milieu de ces « épaves » d’un ancien monde. Mme de La Fayette conserve sa grâce souriante. Elle est l’âme de la maison pendant les premières années du séjour à La Grange... Aussi bien sa mort fut-elle une irréparable perte... Depuis les malheurs de l’exil, elle se sentait lentement dépérir, — sans en dire mot, — toute à ses devoirs et à ses œuvres quand en 1807 son état s’aggrava subitement. Elle entendit le 11 octobre, pour la dernière fois, la messe dans son petit oratoire de La Grange : « Mon Dieu, mon Dieu, soupirait-elle, donnez-moi encore six pauvres semaines à La Grange ! » Elle ne fut pas exaucée et on dut la transporter à Paris. « Mon âme ne serait pas troublée, disait-elle à son mari à la fin de sa vie, si vous en épousez une autre après moi. Le parfait bonheur est dans le Paradis, mais on passe aussi de bons moments sur la terre. » Et puis, elle ajoutait encore : « Vous n’êtes pas un chrétien, vous ; je sais ce que vous êtes, un Fayettiste.

— Mais ne l’êtes-vous pas vous-même un peu ? murmurait le général.

— Oh ! si, de tout mon cœur ! »

Le 21 décembre 1807, Mme de La Fayette récita et commenta les prières catholiques avec une lucidité extraordinaire, elle entonna le cantique de Tobie qu’elle avait chanté jadis en apercevant de loin les murs de la citadelle d’Olmütz où elle allait s’enfermer... Les jours suivants, ses forces déclinèrent et le 24 décembre, à minuit, elle mourut à l’âge de quarante-huit ans. Son mari fit murer à La Grange l’appartement de celle qui, si souvent, avait été son bon ange. Bien des visiteurs durent s’étonner dès lors de ne plus voir au château aucun portrait de la défunte : La Fayette n’en conservait qu’un en miniature. Il ne s’en sépara jamais, le portant sur son cœur, et, sur son ordre, on le déposa dans son cercueil à l’heure suprême.

Dans les dernières années de l’Empire, — voire sous la Restauration et sous la monarchie de juillet, après les deux rentrées successives qu’il avait pensé devoir faire sur la scène politique, — La Fayette continua d’être le Mécène de La Grange ou il aimait toujours venir goûter la « paix. » Il s’y était tracé un programme de vie qui ne varia guère au cours de ces longues années.

Chaque matin, il se lève à cinq heures et, dans sa petite chambre du deuxième étage où le soleil vient se jouer sur ses plus chères reliques, -les portraits de son père, de sa grand’mere, de ses tantes, du maréchal de Noailles, du duc d’Ayen, de la pieuse duchesse de Lesparre, son amie, — il procède à une toilette raffinée, car il demeure tout à fait « du bel air. Dans le jour, la redingote bleu de roi ; le soir, l’habit. Tous ceux qui l’ont vu au déclin de sa vie ont été frappés de la noble silhouette du vieillard qui, d’un pas un peu lent, arpente le parc de La Grange dans sa promenade matinale. « Sa haute taille, sa large poitrine ajoutent à la noblesse de son maintien. Sa figure est calme, pleine, sans rides et son teint a de la fraîcheur. Il porte une perruque à la Titus qui ne nuit point à l’ensemble patriarcal de toute sa personne... Son visage vénérable porte dans tous les traits l’empreinte des belles actions qu’il a faites, des sentiments qu’il a déployés. Mais il s’y mêle aussi l’impression des souffrances du prisonnier d’Olmütz Hélas ! on voit à sa démarche pénible, les habitudes d’une longue captivité. On reconnaît le martyr de ses opinions généreuses. » [6]

Pendant une grande partie de la matinée, La Fayette travaille à sa correspondance très étendue. Dénombrer les amis auxquels il écrit serait impossible : Bolivar, l’économiste Bentham, le président John Quincy Adams, Henry Clay, David d’Angers, qui a fait son buste et l’a offert au Congrès américain, Edward Livingstone auquel La Fayette reproche un jour « d’avoir reconnu un vil tyran tel que Dom Miguel, » Charles Morgan, Ary Scheffer, sont du nombre de ceux qui reçoivent le plus souvent ses lettres.

Volontiers aussi, La Fayette, le matin, fait le tour du propriétaire dans le château qu’il a transformé en musée de ses propres souvenirs. Dans les deux salons du premier étage, il a réuni les portraits de Washington et de Franklin, la vue du port de Pasajes où il s’est embarqué pour l’Amérique en 1777, la Déclaration de l’Indépendance des États-Unis, une vue de La Fayetteville, les portraits de Bailly, du duc de Liancourt, de Gouverneur Morris, du général Greene, de Riego, de Lally Tollendal, les bustes des présidents Washington, Monroë et Adams, envoyés successivement par chacun d’eux et mille autres souvenirs des temps abolis.

Son séjour favori est la bibliothèque de La Grange. Là, dans cette tour, d’où il peut, par une petite fenêtre, surveiller les travaux agricoles, et lancer ses ordres à l’aide d’un porte-voix, il a réuni ses livres de choix sur cinq doubles rayons séparés par des colonnettes au-dessus desquelles il a fait peindre des médaillons en grisailles qui décèlent à la postérité ses préférences dans l’amitié et dans la politique : ce sont les portraits de Bailly, Gouvion, Mandat, Desaix, Malesherbes, van Ryssel, Dietrich (maire de Strasbourg guillotiné en 1793), Lavoisier, La Rochefoucauld, Washington et Franklin.

Un grand nombre de ses livres proviennent de la bibliothèque de Malesherbes. Il les a reçus en 1785 lorsque tous deux travaillaient à faire restituer aux protestants leurs droits civils. Sur la Révolution, son auteur favori est Mignet ; sur la guerre d’Amérique, Ramsay. Nombreux sont les livres sur lesquels La Fayette a apposé son ex-libris dont la devise Cur non ? un peu ambitieuse, n’est pas sans quelque rapport avec celle de Fouquet. Dans cette bibliothèque, des reliques encore au fond des vitrines Une épée donnée par Franklin, les pistolets, le parasol, le binocle de Washington, la dernière tapisserie exécutée par Mme Washington à l’âge de soixante-dix ans, le nécessaire de Sobieski donné par Kosciusko,

Mais, à dix heures, une cloche impérieuse arrache La Fayette à sa retraite de choix. On sonne le déjeuner auquel, bien souvent, s’attablent 20 ou 25 convives. Plus ouvert que dans sa jeunesse, il anime la conversation avec entrain et gaité. Ensuite, c’est, au salon, la lecture des journaux, puis de midi à trois heures une nouvelle promenade aux fermes ou dans les environs. A quatre heures, La Fayette remonte dans sa bibliothèque où il rédige ses « Mémoires. » A six heures, le dîner, très simple, suivi de musique, de causeries, de jeux divers et le retour dans sa chambre, où il lit et travaille et dont il descend à dix heures et demie pour embrasser ses enfants.

Ou voudrait pouvoir faire défiler, comme sur un écran, l’incessante théorie des hôtes qui séjournèrent à La Grange pendant les dernières années de la vie de La Fayette. Comparer La Grange à Ferney serait excessif, car ce ne fut point un temple de la philosophie, mais bien un peu un coin de la vieille France que rajeunissent tous les souffles venus du Nouveau-Monde et qu’éclairent de leurs lumières, ou obscurcissent de leurs erreurs, les cosmopolites de marque.

Dès 1802, Charles Fox y séjourne avec sa femme, son secrétaire et le général Fitz Patrick. Ils évoquent avec La Fayette les souvenirs d’Amérique et sont enchantés de la cordialité française. « Les dames tiennent la maison de la manière la plus agréable du monde. » Ils retrouvent là le fils de Lally Tollendal, sur lequel La Fayette a reporté l’affection qu’il avait pour son père. C’est « un homme ouvert, honnête, agréable, véritable Irlandais pour la belle humeur et le sans-façon. »

Bien plus tard, sous la Restauration, Jérémy Bentham sera l’hôte de La Grange. Il y trouvera cette fois une brillante cohorte de ces grands seigneurs que l’on qualifiait sous la Révolution de « gentilshommes constitutionnels : » les Tracy, les Laubespin, les Ségur et les Broglie. « C’est un petit vieillard d’une assez belle figure, dit le duc de Broglie en parlant de Bantham. Il ressemble à Franklin, mais il est un peu radoteur. » Il se passionne avec La Fayette pour la culture des roses.

Lady Morgan, cette observatrice si aiguë des mœurs françaises, est aussi parmi les invités de La Grange. En 1818, notamment, elle y fait un séjour prolongé et s’y retrouve avec lord et lady Holland et les d’Argenson, Ary Scheffer, Augustin Thierry, « littérateur plein de promesses, » qui la charme en lui parlant de son vieil ami l’abbé Morellet et en lui disant que Walter Scott « est un grand maître en fait de divination historique, » une « délicieuse vieille, » la comtesse de Tracy, veuve du philosophe, Auguste de Staël, « le fils préféré de Mme de Staël, » deux Américains qu’elle ne nomme pas, le prince et la princesse de Beauvau.

« Quelle belle propriété, lui dit Lady Morgan, quel bel héritage pour vos enfants !

— Il n’y a, lui répond gravement La Fayette, qu’un bel héritage : une bonne éducation morale, intellectuelle et physique. » Et en manière de commentaire, il récite à Lady Morgan le Vieux vagabond de Béranger.

Plus tard, La Fayette recevra à La Grange, le jeune Américain Greene, petit-fils de son compagnon d’armes, et il s’amusera à le placer devant le portrait de son aïeul pour « constater la ressemblance. » Il recevra aussi Fenimore Cooper avec sa famille et quelques Indiens. Bref, les Américains qui viennent à La Grange sont si nombreux qu’à Rozoy les enfants ont coutume — pour obtenir de gros pourboires — de s’offrir comme guides aux « Messieurs d’Amérique. »

Parmi les hôtes de La Grange, plusieurs sont assidus pendant nombre d’années, notamment Carbonnel, ancien professeur de musique de la reine Hortense, l’ami de Mme de Souza, qui, chaque soir, égayé de ses romances les dix petits enfants de La Fayette ; le docteur Sautereau ; le médecin anatomiste Cloquet ; cet étonnant baron Vivant Denon qui, après avoir brillé sous Mme de Pompadour, accompagna Bonaparte en Egypte et fut directeur général des musées sous l’Empire ; Humboldt ; le botaniste Jacquemont, connu par son voyage aux monts Himalaya ; Mme de Staël ; le diplomate Pougens dont les curieux Mémoires sont trop peu consultés, Mme de Simiane, la grande amie de La Fayette, qui, Jadis, munie d’un faux passeport, s’est échappée de France exprès pour retrouver le général quand il quitta Olmütz...

Tous ces invités se plaisent à La Grange dont l’atmosphère les repose de l’existence artificielle des villes. Ils aiment à suivre La Fayette qui « donne le ton » et qui les emmène en de « longues flâneries » dans la campagne où il a le souci continuel de conserver le meilleur contact avec le peuple. Il fait soigner tous les malades par le docteur Sautereau, il les visite lui-même avec ses hôtes (cette habitude était beaucoup plus répandue qu’on ne le croit parmi les grands, dès avant 1789), chaque semaine il distribue 600 livres de pain. Pendant un hiver rigoureux, il nourrit 700 ouvriers sans travail. Il a fait de son parc une « promenade publique » pour les villageois des environs, et cela encore est très ancien régime. Ces contacts avec les classes modestes, qui font tomber les barrières, permettent de se mieux connaître et de se mieux aimer, sont constants entre les habitants du château et ceux de ses entours. Chaque samedi, en effet, il y a fête à Courpalay et La Fayette lui-même ouvre le bal. Les villageois élégants, nous dit Lady Morgan, ont « les cheveux poudres de neige avec une immense queue » et les femmes « un coquet bonnet de dentelles. » Le « bal » se transporte ensuite au château où les laquais et six femmes de chambre dansent « un quadrille très correct » avec les petites-filles de La Fayette, tandis que le concierge joue du violon [7].

Tout cela est du meilleur exemple social. Mais existe-t-il des tableaux sans ombre ? Non certes. Sans aller jusqu’à dire, comme la duchesse de Broglie, que La Fayette « est un prince entouré de gens qui le flattent et le pillent et dont la belle fortune s’est éparpillée entre les mains des aventuriers et des espions, » on peut tenir pour certain qu’il n’eut pas toujours le sens de la mesure et qu’il poussa loin les défauts de ses qualités. Il serait pénible d’insister sur les dernières années du général et de dire que jusqu’à sa mort, — qui advint à Paris le 19 mai 1834, — La Grange fut surveillé par la police comme « asile du carbonarisme. » Laissons dans la pénombre ces fâcheux incidents, et, pour nous résumer, jetons un regard sur le passé, souvenons-nous des premières années que La Fayette vécut à La Grange, tout à la vie rurale, tout à sa famille et tout à ses œuvres. Ces années, il les a caractérisées lui-même en disant : « Elles s’écoulèrent rapides comme la joie ! »


ANDRÉ DE MARICOURT.

  1. Orphelin à l’âge de treize ans, La Fayette devint cependant très riche du chef de son grand-père maternel, le marquis de la Rivière-Kèroflets. Il accrut ses domaines d’Auvergne du marquisat de Langeac et autre » biens, mais il en dissipa la plupart.
  2. La Fayette, après la Révolution, ne fit plus que de brefs séjours à Chavaniac Ce château vient d’être acheté par des Américains qui y installent un sanatorium.
  3. La Fayette avait su se concilier le peuple par de nombreuses munificences. Son régisseur d’Auvergne lui avait dit : « Monsieur le marquis, voici le moment de vendre votre pain. » — « Non, mon ami, c’est le moment de le donner. « (Archives de la Haute-Loire, C. 52).
  4. Le château de La Grange appartient aujourd’hui à M. le marquis de Lasteyrie, arrière-petit-fils de La Fayette, que nous remercions ici de ses précieuses communications.
  5. Les terres qui étaient échues autour de La Grange à Mme de La Fayette représentaient le cinquième des biens de sa mère, soit 500 000 franc ». La Grange était estimé 36 000 francs, la ferme de la Basse-Cour valait 136 485 francs. Il faut y ajouter trois autres fermes dont « La Fayette s’occupe avec autant d’amour. » Les innovations du général sur ses terres ne se comptent pas. Il fut le premier à cultiver la luzerne en Brie ; il y fit construire une des premières raffineries, etc. Dans son « domaine chéri, » les occupations agricoles qui, écrivait-il, « donnent à l’esprit et au corps un peu d’exercice sans aucune fatigue, » passaient pour lui avant toute autre. En 1804, Dupont de Nemours lui écrit pour le mettre en garde contre les dépenses excessives et l’engage à accepter le gouvernement de la Louisiane que lui offre Jefferson. La Fayette refuse.
  6. Ce portrait un peu romantique est extrait de la Biographie pittoresque des députes (S. N., Paris. 1820). Ajoutons que la « démarche pénible » de La Fayette dans les dernières années de sa vie, était due à une fracture de la jambe.
  7. Le 9 octobre 182(, une véritable ovation fut faite à La Fayette revenant d’Amérique. 4 000 personnes prirent part à une fête à La Grange. On le porta en triomphe sur la prairie.