La Femme (Michelet)/II/IX

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IX

MATERNITÉ DE QUATORZE ANS. —
LA MÉTAMORPHOSE


Je n’ai craint pour cette enfant qu’une chose ; c’est la rêverie. J’en vois qui rêvent à quatre ans. Mais, heureusement, celle-ci en a été préservée : 1o par sa vie active ; 2o parce qu’en naissant, elle eut une confidente pour penser tout haut, sa mère.

La femme a toute sa vie un besoin d’épanchement.

Donc, toute petite encore, sa mère la prenait sur elle chaque soir, et, cœur contre cœur, la faisait parler.

Oh ! quel bonheur de s’épancher, s’alléger, et s’accuser même… « Dis, mon enfant, dis toujours ! Si c’est bien, je t’embrasserai. Et, si cela n’est pas bien, demain toutes deux ensemble, nous tâcherons de faire mieux. »

Elle dit tout. Eh ! que risque-t-elle ? — «  Beaucoup, car maman souffrira, si je fais mal… — Non, ma chère, dis-le tout de même. Et, quand j’en devrais pleurer, laisse en moi couler ton cœur. »

La confession filiale est tout le mystère de l’enfance. Celle-ci par sa confession de chaque soir, a dicté elle-même son éducation.




Avec un si doux chevet, elle a profondément dormi. Mais, qu’est-ce donc ? elle s’éveille. Treize ans et demi sont dépassés, et la voilà languissante. Que te faut-il, chère petite ? Jusqu’ici, rien ne te manque pour jouer et t’amuser. — Quand ta poupée n’a plus suffi, je t’en ai donné de vivantes ; tu as joué à la poupée avec toute la nature. Tu as bien aimé les fleurs, et tu en as été aimée. Tes oiseaux libres te suivent, jusqu’à oublier leur nid, et l’autre jour le bouvreuil (ceci n’est pas inventé) a quitté sa femme pour toi.

Je devine, il lui faudrait quelque ami, — non pas oiseau, ni fleur, ni papillon, ni chien, — un ami de son espèce. À quatre ans, cinq ans, sa mère la menait jouer aux Jardins d’enfants. Mais maintenant, à la campagne, elle n’a plus de petites filles. Elle avait bien encore son frère, plus jeune, qu’elle aimait tant, et qui ne la quittait pas. Mais elle en eût fait une fille, ou il eût fait d’elle un garçon. On l’a placé de bonne heure, loin des gâteries excessives de la mère et de la sœur, dans une maison plus virile, chez un ami, en attendant qu’il aille aux écoles publiques. La compagnie de garçons qu’il amenait rendait d’ailleurs la maison inhabitable. La petite en a conservé une grande antipathie pour cette gente tapageuse ; leurs cris, leurs coups, leurs batteries, la faisaient fuir. Toute semblable à sa douce et discrète mère, elle aime l’ordre, la paix, le silence, les jolis jeux à demi-voix.

Je la vois cependant là-bas qui se promène seulette dans une allée du jardin. Je l’appelle. Obéissante, elle vient, mais un peu lentement, le cœur gonflé, les yeux humides. Pourquoi ? sa mère a beau la baiser, la caresser ; elle est muette. Elle ne peut pas répondre, car elle ne sait ce que c’est. Nous qui le savons bien mieux, nous devons y trouver remède, faire encore ce qui, à chaque âge, lui a réussi déjà, lui donner un amour nouveau.

Sa mère, qui en a pitié, veut dès ce jour la tirer de cet état trouble, inquiet, lui mettre, non pas quelque chose, mais plutôt quelqu’un dans les bras.

Elle la mènera tout droit aux écoles du village, et lui montrera les petits enfants. La grande fille d’abord, la jeune rêveuse, trouverait ces petits un peu insipides. Mais on lui fait remarquer qu’ils n’ont pas tout ce qu’il leur faut. Celle-ci est bien peu vêtue ; il lui faudrait une robe. Celle-là est venue à l’école sans apporter son déjeuner ; car sa mère n’avait pas de pain. Cette autre n’a pas de mère, et son père est mort aussi. La voilà seule à quatre ans. On la nourrit, comme on peut… Là s’éveille le jeune cœur… Sans rien dire, elle la prend, et se met à l’arranger. Elle n’est pas maladroite. On dirait qu’elle a tenu des enfants toute sa vie. Elle la lave, elle la baise, elle va lui chercher du pain, du beurre, des fruits, tout ce qu’elle a… Werther aima en voyant Charlotte donner une tartine aux petits. Il m’en fût arrivé autant.

L’orpheline l’intéresse aux autres. L’une est jolie, l’autre si sage ! en voici une de malade, une autre a été battue, et il faut la consoler. Toutes lui plaisent, toutes l’amusent. Quel bonheur d’avoir en main ces délicieuses poupées, qui parlent, celles-ci, rient et mangent, qui ont déjà des volontés, qui sont presque des personnes ! quel plaisir de les faire jouer ! Et, sous ce prétexte, voilà qu’elle se remet elle-même à jouer, la grande innocente. — Même à la maison, elle y pense ; plus de rêverie, elle est vive, elle est gaie et sérieuse à la fois, comme on le devient lorsqu’on a tout à coup un vif intérêt dans la vie. Elle ne va plus seule maintenant, elle cherche sa mère, lui parle, elle a besoin d’elle, désire obtenir ceci, négocie cela. Chaque jour, tout le temps qu’elle a de libre, elle va le passer avec les enfants. Elle vit toute dans ce petit monde, très-varié, lorsqu’on le voit de près et qu’on s’y mêle. Elle a là des amitiés, des demi-adoptions, des préférences, des tendresses avivées par la charité, de légers soucis parfois, puis des gaietés, puis des transports, et que sais-je ? même des larmes. — Mais elle sait pourquoi elle pleure. Le pis, pour les jeunes filles, c’est de pleurer sans savoir pourquoi.




Elle venait d’avoir quatorze ans en mai. C’étaient les premières roses. La saison, après quelques pluies, désormais belle et fixée, étalait toutes ses pompes. Elle aussi, elle avait eu un petit moment d’orage, de la fièvre et quelques souffrances. Elle sortait pour la première fois, un peu faible encore, un peu pâle. Une imperceptible nuance d’un bleu finement teinté (d’un faible lilas peut-être ?) marquait sous ses yeux. Elle n’était pas bien grande ; mais sa taille avait changé, s’était gracieusement élancée. Couchée enfant, en peu de jours, elle s’était levée demoiselle. Plus légère, et pourtant moins vive, elle ne méritait plus le nom que lui donnait sa mère : « Mon oiseau ! mon papillon ! »

Son premier soin, en revoyant son jardin, changé comme elle, et tellement embelli, ce fut d’y prendre quelques fleurs pour son père et pour sa mère qui l’avaient soignée, gâtée, encore plus qu’à l’ordinaire. Elle les rejoignit souriante, avec son petit hommage. Elle les trouva tout attendris, ne se disant rien l’un à l’autre, muets d’une même pensée.

Pour la première fois peut-être depuis bien longtemps ils la mirent entre eux. Quand elle était toute petite et apprenait à marcher, sans être tenue, elle avait besoin de les voir ainsi à portée de droite et de gauche. Mais ici, devenue grande, et presque autant que sa mère, elle sentit bien doucement que c’étaient eux maintenant qui avaient besoin de l’avoir entre eux. Ils l’enveloppaient de leur cœur, et d’un amour si ému, que sa mère avait quelque peine à s’empêcher de pleurer.

« Chère maman ! qu’avez-vous donc ? » Et elle se pendit à son cou. Sa mère l’accablait de caresses, mais ne lui répondait pas, craignant que son cœur n’échappât. Enfin, un peu affermie, quoique une larme charmante lui noyât encore les yeux, la mère dit en souriant : « Je racontais à ton père ce que j’ai rêvé cette nuit. Tu étais seule au jardin, tu t’étais piquée au rosier. Je voulais soigner ta blessure, et je ne le pouvais pas : tu restais blessée pour la vie… J’étais morte, et je voyais tout. — Oh ! maman, ne mourez jamais ! » Et elle se jeta, rougissante, dans les bras de sa mère.

Ces trois personnes, à ce moment, étaient bien unies de cœur. Et que j’ai tort de dire trois ! Non, c’était une personne. Ils vivaient d’amour dans leur fille, elle en eux. Ce n’était la peine de rien dire, s’entendant si bien. On ne se voyait guère non plus, car c’était déjà le soir. Ils allaient obscurs, indistincts, le père l’appuyant de son bras, la mère enlaçant la petite, s’appuyant sur elle.

On n’entendait plus de chants, mais quelques légers bruits d’oiseaux, leurs dernières causeries intimes en se serrant dans le nid. Cela très-charmant, très-divers. Les uns bruyants et pressés, tout joyeux de se retrouver. D’autres, plus mélancoliques, inquiets des ombres de la nuit, semblaient se dire : « Qui est sûr de se réveiller demain ? » Le rossignol, confiant, regagna son nid presque à terre, croisa l’allée, presque à leurs pieds, et la mère émue lui dit ce bonsoir : « Dieu te garde, mon pauvre petit ! »



Rien de plus simple que la révélation du sexe à l’enfant préparée ainsi. Pour celle qu’on laisse ignorante des lois générales, qui apprend tout en une fois, c’est une chose grande et dangereuse. Que penser de l’imprudence des parents qui s’en remettent au hasard ? Car, qu’est-ce que le hasard ? c’est souvent une compagne nullement innocente, nullement pure d’imagination. Le hasard, c’est encore (et plus souvent qu’on ne croit) un mot léger, sensuel, du jeune, du plus proche parent. Les mères diront non, et s’indigneront ; tous leurs enfants sont parfaits. Elles sont trop assoties de leurs fils, pour croire l’évidence même.

Quoi qu’il en soit, cette révélation, si elle n’est donnée par la mère, est saisissante et foudroyante ; elle tue la volonté ; à cette heure la pauvre petite, avant de revenir à elle, est comme à discrétion.

Quant à celle-ci, qui, de bonne heure, a très-froidement appris la génération des plantes, la génération des insectes, elle qui sait qu’en toute espèce la vie se refait par l’œuf, et que la nature entière est dans le travail éternel de l’ovulation, elle n’est point du tout étonnée d’être dans la règle commune. La mue pénible qui chaque mois accompagne ce phénomène, semble aussi fort naturelle quand on a vu des mues si laborieuses dans les espèces inférieures.

Tout cela apparaît noble, grand, pur, dans la généralité de la loi du monde. Plus grand encore quand on y voit la constante réparation de ce que détruit la mort. « La mort nous pousse, elle nous presse, ma chère fille, lui dit sa mère. Le remède, c’est le mariage. Ton père et moi nous mourrons, et pour compenser cela, il faudra bien, probablement, que, même avant, tu nous quittes et que tu sois mariée. Comme moi, tu accoucheras avec de vives douleurs, et tu amèneras à la vie des enfants qui ne vivront pas, ou, s’ils vivent, ils te quitteront… Voilà ce que je vois d’avance, et ce qui me fait pleurer… J’ai tort ; c’est notre sort à toutes, et Dieu veut qu’il en soit ainsi. »