La Femme (Michelet)/IV/VII

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Hachette (p. 370-382).


VII

LES ENFANTS. — LA LUMIÈRE — L’AVENIR


La première impression du berceau revient toute-puissante au dernier âge. La lumière dont l’enfant eut les tièdes caresses à l’éveil de la vie, cette mère universelle qui l’accueillit avant sa mère, qui lui révéla sa mère même dans l’échange du premier regard, elle réchauffe, charme son déclin, des douceurs du couchant, d’une aube d’avenir.

Nous la trouvons d’avance, la future Vita nuova, dans la société des enfants. Voilà déjà les anges, les âmes à l’état pur, que nous espérons voir. La puissance de vie est si forte dans ces fleurs mobiles, dans ces ardents petits oiseaux, de jeu infatigable, que je ne sais quelle jouvence émane d’eux. Le cœur le plus atteint, celui qui le mieux couve le trésor de ses souvenirs et chérit ses blessures, se trouve malgré lui rafraîchi et renouvelé. Enlevé à lui-même par leur naïve joie, il s’étonne et s’écrie : « Eh quoi !… J’avais tout oublié. »




Si Dieu a permis ce malheur qu’il y ait des orphelins, il semble que ce soit tout exprès pour la consolation des femmes restées sans famille. Elles aiment tous les enfants, mais combien plus ceux dont une mère n’accapare point l’affection ! L’imprévu, la bonne aventure de cette maternité tardive, l’exclusive possession d’un jeune cœur, heureux de se jeter au sein d’une femme aimante, c’est souvent pour celle-ci une félicité plus vive qu’aucun bonheur de la nature. À la joie d’être mère encore, se joint quelque chose d’ardent comme l’élan du dernier amour.

Rien ne rapproche plus de l’enfance et ne la fait plus aimer que la seconde enfance, expérimentée, réfléchie, qu’on appelle la vieillesse, et qui, avec cette sagesse, n’entend que mieux les voix du premier âge. C’est leur tendance naturelle ; enfants et personnes âgées, se cherchent, celles-ci charmées de la vue de l’innocence, et les enfants attirés parce qu’ils sont sûrs de trouver là l’indulgence infinie. Cela compose une des belles harmonies de ce monde.




Pour la réaliser, je voudrais, c’est mon rêve, que les orphelines surtout ne fussent pas réunies en grandes maisons, mais réparties en petits établissements à la campagne, sous la direction morale d’une dame qui en ferait son bonheur.

Études, couture et culture, j’entends un peu de jardinage (pour aider la maison à vivre, comme font les Enfants de Rouen), tout cela serait conduit par une jeune maîtresse d’école, aidée de son mari. Mais la partie religieuse et morale de l’éducation, ce qu’elle a de plus libre, lectures d’amusement et d’édification, récréations et promenades ; ce serait l’affaire de la dame.

Avec des enfants, des filles surtout, il faut certaines douceurs, quelque chose d’un peu élastique, et tout ne peut être prévu. La maîtresse, représentant de l’ordre absolu, en jugerait mal. Il faut à côté l’amie des enfants, qui ne décide jamais sans la maîtresse, mais en obtienne telle concession, telle faiblesse raisonnable que demande la nature. Une femme d’esprit laisserait ainsi à celle qui a la grande assiduité et tout le mal l’honneur du gouvernement ; mais, se faisant aimer d’elle, rendant de bons offices à ce ménage, elle influerait tout doucement, dirigerait sans qu’il y parût, et, à la longue, formerait la maîtresse elle-même, lui donnerait son empreinte morale.

N’ayant point à punir, au contraire n’intervenant que pour adoucir les sévérités de la discipline, la dame obtiendrait des enfants une confiance infinie. Elles seraient heureuses de lui ouvrir leurs petits cœurs, ne lui cacheraient rien de leurs chagrins, ni de leurs défauts même, lui donneraient ainsi les moyens d’aviser. C’est tout que de savoir. Dès qu’on sait et qu’on voit le fond, on peut, en modifiant souvent très-peu les habitudes, rendre les punitions superflues, faire que l’enfant se réforme lui-même. Il le voudra, surtout s’il veut plaire, être aimé.

Il est, dans une telle maison, cent choses délicates que la maîtresse ne peut faire, des choses de bonté, de patience, de tendresse ingénieuse. Qu’une enfant de quatre ans, je suppose, soit amenée, dans la douleur éperdue, les frayeurs imaginatives que leur donne le délaissement, la grande affaire, c’est qu’elle vive. Il faut quelqu’un qui l’enveloppe de bonté, de caresses, qui, peu à peu, la calme par de légères distractions, qu’enfin la fleur coupée, arrachée de sa tige, reprenne à une autre par une espèce de greffe. Cela est difficile et ne se fait jamais par des soins collectifs. J’ai vu un de ces pauvres désolés qui se mourait dans la grande maison de Paris. Les sœurs compatissantes lui avaient bien mis sur son lit quelques jouets. Mais il n’y touchait pas. Ce qu’il fallait, c’était une femme qui le tînt, le baisât, se mêlât de cœur avec lui, lui rendit le sein maternel.

Quand ils survivent et durent, vient un autre danger. C’est une sorte d’endurcissement. Ceux qui se sentent abandonnés, qui savent que leurs parents ont été si cruels, se trouvent entrés dans la vie par une rude porte de guerre, et sont disposés à croire la société ennemie. Qu’un autre enfant leur jette à la tête le nom de bâtard, ils s’aigrissent, s’irritent, haïssent l’humanité, la nature, leurs camarades. Les voilà en grand chemin de mal faire, et de mériter ce mépris, d’abord si injuste. Tel est misanthrope à dix ans. Si cet enfant est une fille, il suffit qu’on l’ait méprisée pour qu’elle s’abandonne elle-même, ne se garde point, cède au mal. Il est bien nécessaire qu’un bon cœur soigne la jeune âme, lui fasse sentir par la tendresse tout ce qu’elle a de prix encore, lui montre que, malgré son malheur, le monde lui est ami, et qu’elle doit se respecter, et faire honneur à ceux qui l’aiment.

Il y a un moment surtout, une crise de l’âge, où les soins collectifs sont tout à fait insuffisants, où il faut une affection. Imaginez, la pauvre enfant souffrante dans la dure éducation des tables communes, des grands dortoirs communs, de ces longues galeries où l’on n’obtient la salubrité que par une netteté glaciale. Soumise aux règles sévères, levée de bonne heure et lavée à froid, frissonnante et n’osant rien dire, ayant honte de souffrir, et pleurant sans savoir pourquoi. Que de précautions, à ce moment, dans les familles ! Le cœur des mères se fond en douces caresses, en gâteries, en mille soins utiles et inutiles ; la petite trouve tout autour un milieu tiède, une attention empressée, une inquiète prévoyance. L’orpheline, pour mère et famille, à l’hôpital, ses grands murs sérieux et les personnes officielles, qui par devoir se partagent entre tous, ne font acception de personne, et pour tous restent froides. Il n’est pas même aisé, dans ces maisons où l’ordre est tout, d’être bon sans paraître injuste et partial. Or, c’est cela que voudrait la nature, une bonté toute personnelle, l’ardeur de la tendresse et cette chaude douceur où la mère met l’enfant entre sa chair et sa chemise. Qu’il est donc nécessaire qu’au moins il y ait là une amie, une femme bonne et tendre, entendue, qui supplée quelque peu, pourvoie à ce qui lui manque.

Le plus grave, c’est que précisément, vers ce moment de crise, l’unique mère de l’orpheline, la loi, l’administration va lui manquer. L’État a fait ce qu’il a pu. Son froid abri, l’hospice va l’exclure, se fermer pour elle. Elle va entrer dans l’inconnu, — le monde, le vaste monde, dont elle ne sait rien, et qui d’autant plus lui semble un effrayant chaos.

Où va-t-on la placer ? dans une famille agricole ? ce serait le meilleur ; mais ces rudes paysans qui s’exterminent, la traiteront comme eux, la tueront de travail. Elle n’est guère préparée à cette vie terrible, chancelante qu’elle est encore de ce moment de transition. Autres dangers, plus grands, si on la jette dans les centres industriels, s’il faut qu’elle affronte la corruption des villes, ce monde sans pitié où toute femme est une proie. On respecte si peu la fille sans parents ! Le chef même de famille à qui on la confie, abusera souvent de son autorité. L’homme en fera un jeu, la femme la battra, les fils de la maison courront sus, et la voilà prise. Ou bien elle trouvera une implacable guerre, un enfer autour d’elle. Au dehors, autre chasse, des passants et de tous, et (le pis) des amies qui attirent et consolent, qui caressent afin de livrer.

Je ne connais sur la terre rien de plus digne de pitié que ce pauvre oiseau sans nid et sans refuge, cette jeune fleur innocente, ignorante de tout, incapable de se protéger, pauvre petite femme (car elle l’est déjà), au moment dangereux où la nature la doue d’un charme et d’un péril, — et qui, tout justement alors, est jetée aux événements ! La voilà seule, au seuil de l’hôpital qu’elle n’a jamais passé, et qu’elle franchit en tremblant, son petit paquet à la main, déjà grande et jolie, hélas ! d’autant plus exposée, elle va… vers quelle destinée ? Dieu le sait.

Non, elle n’ira pas ; la bonne fée qui lui sert de marraine trouvera moyen de l’empêcher. Si notre orphelinat a une vie demi-rurale, vit un peu de l’aiguille, un peu de jardinage, la charge n’est pas forte pour la maison de garder quelque peu une jeune fille adroite et qui sait travailler. Elle se nourrira elle-même. Pendant ce temps, la dame l’achèvera, la cultivera, lui donnera un complément d’éducation, qui la rendra très-mariable, désirable au bon travailleur, ouvrier, marchand ou fermier. Combien il y a plus de sûreté pour eux de prendre là, dans une telle maison et de ces mains respectées, une fille élevée justement pour s’associer à la vie de travail ! N’ayant pas eu de foyer, de famille, elle goûtera d’autant plus le chez soi, et sera tout heureuse, même dans une condition très-pauvre, plus gaie cent fois et plus charmante que la fille gâtée qui croit toujours faire grâce, n’est jamais contente de rien. Nos bons fermiers, en ce moment, ont peine à trouver des bourgeoises, ou, s’ils en trouvent, elles les ruinent. Elles visent plus haut, veulent épouser un habit noir, un employé (demain sans place). Elles n’ont ni les habitudes simples et fortes, ni l’intelligence que demande cette noble vie d’agriculture. L’orpheline, instruite de toute chose utile, zélée pour son mari, charmée de gouverner une grande maison rurale, ferait le bonheur de cet homme, et sa fortune de plus.




Si notre bonne dame n’était que bonne, elle adopterait simplement ; elle prendrait l’aimable fille chez elle, en ferait son bijou ; elle aurait, à toute heure, comme une fête d’innocence et de gaieté, en possédant une enfant qui l’adore et qui deviendrait dans ses mains une élégante demoiselle. Elle se garde bien de le faire, elle aime mieux se priver d’elle, et ne pas la faire passer à une condition où le mariage est plus difficile. Qu’elle eût mis un chapeau, un seul jour, tout serait perdu. On la laisse en bonnet, ou mieux, dans ses jolis cheveux, on la laisse demi-paysanne ; ce qui n’empêche rien, ni lecture, ni musique ; nous le voyons en Suisse, en Allemagne. Mais cela, en même temps, rend l’avenir bien plus facile. Elle montera fort aisément, descendra s’il le faut ; elle reste à mi-chemin de tout.

C’est un don de l’âge avancé, de la grande expérience et d’une vie pure, de voir ce qui n’est pas encore. Or la sage et charmante femme dont ce livre est la vie, pressent fort nettement l’avenir prochain des sociétés de l’Europe. De grands et profonds renouvellements ne manqueront pas de s’y faire. Les femmes et les familles seront bien obligées de s’arranger de ces circonstances nouvelles. La femme simple (du livre de l’Amour), la dame cultivée (du livre de la Femme) suffiront-elles ? Nullement. Cette dernière sent elle-même que l’épouse de l’homme à venir doit être plus complète et plus forte, harmonisée, équilibrée de pensée et d’action ; et, telle elle veut son orpheline.

Son effort, sa sagesse, c’est de faire cette enfant qu’elle aime, différente d’elle-même, et prête pour un monde meilleur, pour une société plus mâle de travail et d’égalité.




Quoi donc ! serait-ce un rêve ? Dans les réalités vivantes, n’avons-nous pas déjà quelque ombre, quelque image imparfaite de cette beauté de l’avenir ?

Aux États-Unis de l’Ouest, aux confins des sauvages, l’Américaine, épouse ou veuve, qui le jour travaille et cultive, le soir n’en lit pas moins, ne commente pas moins la Bible à ses enfants.

Moi-même, entrant un jour en Suisse par une de nos plus tristes frontières, par nos sapinières du Jura, je fus émerveillé de voir dans les prairies les filles d’horlogers, belles et sérieuses filles, fort cultivées et quasi demoiselles, en corsets de velours, travailler à la fenaison. Rien n’était plus charmant. Dans l’aimable alliance de l’art et de l’agriculture, la terre semblait fleurir sous leurs mains délicates, et manifestement la fleur avait orgueil d’être touchée par un esprit.

Mais ce qui me frappa bien plus, ce qui me fit croire un moment que j’assistais déjà au prochain siècle, ce fut une rencontre que je fis au lac de Lucerne d’une riche famille de paysans d’Alsace. Elle n’était nullement indigne de ce cadre sublime où j’eus le bonheur de la voir. Le père, la mère, la jolie demoiselle, portaient avec une noble simplicité l’antique et si beau costume de leur pays. Les parents, vrais Alsaciens, de grand cœur et de bon esprit, têtes sages, carrées et fortes. Elle, bien plus Française, affinée de Lorraine, comme passée du fer à l’acier. Fort jeune, elle était svelte, vive et saisissant tout ; avec sa mince taille, ses jeunes bras, étonnamment forte. Mais ses bras étaient bruns. Son père dit : « C’est qu’elle veut cultiver elle-même ; elle vit aux champs, y laboure, et y lit… Oh ! ses bœufs la connaissent bien et l’aiment. Quand elle est fatiguée, elle saute dessus, s’y assoit, ils n’en tirent que mieux. Cela n’empêche pas que le soir la petite ne me lise Gœthe ou Lamartine, ou ne me joue Weber et Mozart. »

J’aurais bien voulu que la dame, la patronne de mes orphelines eût vu ce charmant idéal réalisé, vivant. C’est vers un type analogue ou semblable que s’acheminera sans nul doute le monde à venir.




Former un tel trésor, réaliser en elle le rêve de la vie pure et forte, d’égalité féconde, de simplicité haute, qui affranchira l’homme, et lui fera faire, pour l’amour, les œuvres de la liberté, — c’est la grande chose religieuse. Tant que la femme n’est pas l’associée du travail et de l’action, nous sommes serfs, nous ne pouvons rien.

Donnez cela au monde, madame. Que ce soit votre chère pensée, la digne occupation de vos dernières années. Mettez là vos grâces de cœur, votre maturité de sagesse, une grande et noble volonté. Que vous plairez à Dieu, de faire tant de bien à la terre ! dans quelle sécurité vous pourrez revenir à lui !




Je me figure que cette femme aimée, par un beau jour d’hiver, un doux soleil, ayant eu quelque peu de fièvre, faible, mais mieux pourtant, veut descendre, s’asseoir au jardin. Au bras de sa charmante fille d’adoption, elle va revoir dans leurs jeux les chères petites qu’elle n’a pas vues de huit jours. Les jeux cessent. Elle a autour d’elle cette aimable couronne, les regarde, les voit un peu confusément, mais les caresse encore, et baise celles de quatre ou cinq ans. Souffre-t-elle ? Nullement. Mais elle distingue moins. Elle veut voir surtout la lumière, un peu pâle, qui pourtant se reflète dans ses cheveux d’argent. Elle y tend son regard, en vain, voit moins encore. Je ne sais quelle lueur a rosé ses joues pâles, et elle a joint les mains… Les petites de dire tout bas : « Ah ! comme elle a changé !… Ah ! qu’elle est belle et jeune ! » Et un jeune sourire en effet a passé sur ses lèvres, comme d’intelligence avec un invisible Esprit.

C’est que le sien, encouragé de Dieu, a repris son vol libre, et remonté dans un rayon.


fin.