La Femme assise/VII

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NRF (p. 161-172).
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VII


« J’avoue, dit Elvire, que j’ai pour ma grand’mère une très grande admiration. Elle pouvait résister aux hommes, tandis qu’aujourd’hui, si les femmes ont plus de droits qu’autrefois, il leur est beaucoup plus difficile de résister aux désirs virils même lorsque, comme moi et comme ma grand’mère à ce que j’ai cru deviner, enclines à aimer les femmes en général et sujettes à des béguins pour quelques hommes en très petit nombre. Dès ce soir, je ferai le portrait d’un Danite. C’est drôle, il me semble qu’il a les traits de Pablo Canouris. »

« Ma foi, dit M. Mahner, je crois bien n’avoir jamais vu de Danites sans leur masque vert.

« Mais il se fait tard, je me suis laissé entraîner par mes souvenirs, je vais essayer d’abréger le reste de mon récit.

« La table avait été dressée dans la salle du Social Hall. Il y avait là Kimbal qui donnait la fête, entouré de ses épouses, Brigham Young et toute sa famille, Lubel Perciman et son harem, d’autres mormons et leurs femmes. Les familles n’étaient point groupées, mais on avait alterné les sexes et Paméla était placée entre Chéri de Mendoza et James Ferguson, officier de la milice de l’Utah et qui était aussi avocat, orateur et acteur. C’était un homme d’une trentaine d’années, fort, énergique et spirituel ; ses talents de société le faisaient rechercher dans toutes les fêtes ; bien que célibataire, il eut la réputation d’un adultère et, tout en reconnaissant ses mérites, les mormons le craignaient. En face de Paméla se trouvait l’officier fédéral ayant à sa gauche l’épouse no 19 et à sa droite l’actrice blonde qui était en tournée à Salt Lake City.

« Des nègres faisaient le service et sur la table il y avait des flambeaux allumés et, dans des vases de céramique locale, des fleurs artificielles en cire de formes étranges, un des travaux où excellent les mormonnes.

« On servit d’abord comme hors-d’œuvre des sauterelles, des racines de camisch, des oignons qui servent de nourriture aux Indiens et du vin de Catawba, qui est le produit des vignes du bord de l’Ohio.

« On écouta avec attention Chéri de Mendoza qui vantait la saveur des sauterelles rôties :

« — C’est un mets antique, disait-il, et cependant c’est aussi pour les Européens un aliment nouveau et qui rebuterait plus d’un blanc, même parmi ceux qui se croient sans préjugés. Les nouveautés, loin de nuire aux coutumes et aux saines traditions, les enrichissent, les vivifient, les fécondent. C’est ainsi que les sages polygames de l’Utah, loin de nuire à l’institution de la famille, lui donnent plus de grandeur et plus de force en l’étendant. »

« Et Brigham Young qui l’entendit, se tourna vers lui, disant :

« — Les mormons sont un peuple d’élus, placés ici-bas dans une sphère spirituelle particulière, ce qui leur permet de ne tenir compte ni des lois humaines, ni des richesses superflues du monde. »

« Et le Prophète s’étant versé du Catawba, leva son verre dans la direction de Chéri de Mendoza qui but d’abord aux dames et ensuite au Prophète.

« Les nègres se hâtaient pour changer les assiettes et les couverts, puis l’on servit des truites saumonées du lac Utah et le rideau de la scène qui se trouvait au bout de la salle se leva.

« Le décor était fait d’une tenture jaune au milieu de laquelle se détachait l’Œil-Qui-Voit-Tout et un jeune homme qui figurait l’Europe et une jeune demoiselle qui représentait l’Amérique, venant, l’une du côté cour et l’autre du côté jardin, s’abordèrent en souriant et il s’ensuivit un dialogue dont je me souviens presqu’entièrement, parce que l’année suivante on nous le fit apprendre par cœur à l’école.

l’europe

« Nations, je vous offre et l’ordre et la beauté
Des ruines qui ont la grâce des jeunes filles
Et mes fleuves semblables aux vers des grands poètes
Et tous mes esclavages, toutes mes royautés,
Tous mes dieux charmants qui sont ma foi, qui sont mon art,
Tous ces peuples querelleurs et des fleurs odorantes.
Ô vieilles maisons, nourrices du progrès,
Carrefours où les âges choisirent leur route et s’en allèrent,
Patries, Patries, Patries dont les drapeaux me vêtent,
Fantômes, ô forêt du génie où chaque arbre est un nom d’homme,
Ô Forêt qui marches à reculons sans que tu t’éloignes
Je suis tous les fantômes, tous les ombrages,
Les patries, les villes, les champs de bataille
Amérique, ô ma fille et celle de Colomb. »

l’amérique

« Hommes qui souffrez, ô femmes qui aimez, et vous, enfants, venez
Puiser l’eau du second baptême
Dans le petit lac bleu où le Mississipi puise son onde
Je suis l’espoir aux grands espaces et l’avenir sans souvenirs.
Parmi les troupes de chevaux sauvages issus des chevaux d’Europe,
Gambadent les troupeaux de jeunes pensées issues de pensées d’Europe

Et de nouvelles vérités sont révélées ici à ceux qui sont las des anciennes.
Elles chantent ou pleurent, ou prient ou éclatent de rire
Et préparent de nouveaux travaux.
Un dieu nouveau se dresse dans le canot d’écorce
Une déesse se peigne en chantant dans les prairies où mûrit le riz sauvage
Et d’autres dieux réclament des héros.
C’est aussi l’arrivée d’un vaisseau
Écoutez danser là-bas des voyageurs équivoques dans un bal de quarteronnes,
Écoutez aussi au loin, derrière les horizons, la plainte,
La plainte de ceux qui meurent en Europe en se rappelant
Des prairies où le riz sauvage mûrit au bord du Mississipi
Et les noires cyprières drapées dans la tillandzia argentée ! »

« L’Europe et l’Amérique se prirent par la main et, en chœur, elles chantèrent :

« La mer sépare les deux époux
Ce sont les noces énormes de deux continents.
De l’un jaillit un vaisseau à travers l’océan,
L’Europe féconde l’Amérique,
L’Europe, nom viril dans le langage diplomatique,
C’est-à-dire international qui est le français,
Et l’on entend distinctement l’article masculin,
Tandis que l’article féminin marque bien
Dans la langue des Nations ou langue française,
Le sexe de l’Amérique.
L’Europe étend frénétiquement la rigide péninsule d’Armor
Et l’Amérique s’étale, largement ouverte,

Où l’isthme humide tressaille aux tropiques.
Amour sublime ! des nations naissent du couple démesuré
Dont les éléments favorisent les épousailles.
Le vaisseau poursuit son voyage fécondateur,
Les vents gonflent les voiles, ils gémissent,
Crient la volupté des géants qui s’entraiment. »

« Et à ce moment des petits garçons habillés en Indiens mêlés à de petites filles vêtues en vieilles dames vinrent danser autour de l’Europe et de l’Amérique qui s’embrassèrent aux applaudissements des convives. Puis on laissa entrer quelques amateurs de théâtre qui venaient pour assister à la représentation de Jedediah le Grand. Ils avaient payé leurs billets en nature : en melons, en poteries, etc.

« Des Chinois vinrent enlever les tables et, pendant ce temps, les nègres firent de la musique au son de laquelle on se mit à danser à la mode des mormons, c’est-à-dire un homme et deux femmes. Pendant ce temps, on disposait des chaises, des bancs, puis la rampe s’éclaira, on éteignit les lumières de la salle, et comme l’on continuait de danser en attendant les trois coups qui annonceraient le spectacle, les portes s’ouvrirent tout à coup et quelques officiers fédéraux entrèrent dans la salle. Des soldats les éclairaient avec des torches.

« Tout ce monde s’arrêta de danser et Kimball se dirigea vers les nouveaux venus pour protester contre leur intrusion, mais cinq officiers se précipitèrent sur les mormonnes et les saisirent à bras le corps, les entraînèrent vers la sortie, avant que les mormons eussent songé à les en empêcher. L’officier fédéral qui avait assisté au repas et qui dansait avec Paméla et l’épouse no 19 les poussa vers ses camarades ; ils se trouvèrent dehors avant que l’officier de la milice Ferguson, qui remplissant un petit rôle dans la pièce de Jedediah le Grand se fardait dans les coulisses, sortit.

« Des chevaux attendaient les ravisseurs qui hissèrent leurs précieux fardeaux presque évanouis sur les montures, s’enchevalèrent et galopèrent hors de la ville.

« Ce fut une course effrénée durant laquelle Paméla, plus morte que vive, se laissait aller, résignée à tout. Au bout d’une demi-heure, il lui sembla que derrière eux d’autres chevaux arrivaient. Les ravisseurs activèrent la course, mais les poursuivants gagnaient du terrain, ils s’approchaient. Bientôt il y eut des coups de feu ; le cheval sur lequel était Paméla s’abattit, elle s’évanouit et, quand elle revint à soi, elle ne vit que le visage masqué du Danite aux larmes d’or qui la contemplait.

« Elle lui dit :

« — Merci de m’avoir sauvée. »

« Il dit :

« — Je regrette de n’avoir pu sauver que vous seule, les autres ont été enlevées par les gentils. »

« Paméla pensa aussitôt à l’épouse no 19, se disant :

« — Elle s’est sauvée, c’est ce qu’elle désirait. »

« À ce moment arrivèrent d’autres Danites qui avaient été chercher une mule pour Paméla et elle revint à Salt Lake City assise sur sa mule que conduisait par la bride le Danite éblouissant qui l’avait reprise à ses ravisseurs.

« Lubel Perciman l’attendait et lui fit fête. Toutefois on ne vit point paraître ce jour-là, ni durant la semaine qui suivit Brigham Young dont l’épouse préférée avait pris la fuite d’une façon définitive.

« Quand la nuit fut devenue silencieuse, tandis que la lune versait une lueur froide et vive, l’elder Lubel Perciman, bien rasé, vêtu d’un pantalon de toile bleue, les pieds nus dans des mocassins ornés de verroteries versicolores, voulut connaître dans toute son étendue le bonheur conjugal et pénétra dans la chambre de Paméla. Il souriait, sachant qu’au dehors les Danites veillaient sur la félicité des mormons. Les pâles étoiles supportaient à l’infini les dieux de toute puissance et, plus loin que ces dieux, d’autres dieux plus puissants encore emplissaient la plénitude du monde d’une énergie incréée et sans limites.

« Avant tout, l’elder Lubel Perciman, soulevant le flambeau qu’il tenait à la main, se regarda dans le miroir. Il se trouva bien coiffé et son visage maigre lui plut et il lui sembla que sa chevelure jaune était comme un foyer lumineux où s’alimentait la lune de cette nuit d’Amérique. Ensuite il jeta un coup d’œil sur le lit bas où devait dormir votre grand’mère, semblable alors à une déité exilée et rompue de fatigue. Mais le flambeau pensa tomber des mains de l’elder Lubel Perciman, car le lit était vide. Paméla s’était enfuie sitôt revenue et mon récit touchant votre grand’mère doit s’arrêter ici puisqu’elle ne reparut plus au milieu des Mormons et que l’on n’en entendit plus parler, pas plus que du Danite, d’ailleurs. Et l’on supposa qu’elle s’était enfuie avec lui, mais on fit le silence sur ce qui la concernait car on craignait la colère de l’elder Lubel Perciman qui n’en parla plus jamais. Pour mon compte, je n’en ai plus entendu souffler mot jusqu’à ce matin où mon diable de neveu est venu de votre part me rappeler cette jolie fille mutine, aux cheveux ébouriffés qui, lorsque vêtue en matelot, elle parut sur la place de l’Union, fit tant d’impression sur les Saints-du-dernier-jour. J’oubliais d’ajouter que le bruit se répandit peu à peu que le Danite qui avait disparu en même temps que votre grand’mère n’était autre que l’ange Moroni. »

« — Un ange, s’écria Elvire, mais il me semble à moi qui suis la petite fille de celle dont vous m’avez raconté l’histoire, que des ailes me poussent et ma foi je fais tout ce que je peux pour les retenir, car je tiens à rester une femme et je n’ai, je crois, aucune vocation pour l’aviation. »

« Enfin, ajouta l’Ovide de fantaisie, votre grand’mère ne manquait ni de bon sens ni d’honnêteté puisqu’elle est revenue se marier dans son pays et y faire souche. Et n’est-ce pas suffisant pour juger de la valeur morale de la polygamie légale. Les Français ne deviendront pas plus mormons que Turcs. Et allez ! on repeuplera tout de même. La repopulation, à tout prendre, c’est avant tout une question de propagande. »