La Femme de Roland/II

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dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 25-32).
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II



Stéphane ne resta seul que quelques secondes. La draperie de pourpre s’était relevée. Suzanne était là qui regardait, silencieuse, avec un vague sourire de sphinx.

Le jeune homme ne savait que trop combien il était faible contre l’influence mystérieuse et magique de ces yeux. Comme tout à l’heure, il tenta de détourner son regard : mais une sorte de magnétisme le ramena vers la jeune femme.

Elle s’avança lentement vers lui, toujours muette.

Il devinait ses formes nues sous la fine étoffe drapée à l’antique.

Il murmura presque inconsciemment :

— Vous êtes belle…

— Vous trouvez ? dit Suzanne. Je croyais, cher monsieur, que vous aviez voyagé pour vous persuader du contraire.

— Vous avez tort de railler.

— Vous êtes guéri, j’espère ? demanda-t-elle avec une pitié gouailleuse.

— Ah ! je l’espère aussi, dit Stéphane, s’efforçant de dompter le trouble physique qui l’envahissait déjà.

Puis, brusquement :

— Tenez, madame, je vous en conjure, au nom de Jacques, mon bienfaiteur et le vôtre, au nom de Jacques que nous aimons tous deux, ne soyez pas mauvaise. Ne jouez pas avec moi ce jeu terrible. Près de vous, je suis lâche, vous le savez… Aidez-moi. Cet aveu coupable qui m’est échappé au moment du départ, oubliez-le… comme je l’oublie. Soyez mon amie… Soyez ma sœur.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit Suzanne, toujours avec le même sourire. À quoi bon ces phrases de mélodrame ? Soyons bons amis, je ne demande pas mieux. Tenez, asseyez-vous là, et contez-moi votre voyage.

Elle désignait à Stéphane une place auprès d’elle sur le divan. Il resta debout, appuyé au dossier d’un fauteuil.

— Vous êtes allé en Norwège, je crois ?

— Oui, jusqu’en Finlande.

— Vous avez voyagé en traîneau ? Ce doit être charmant. Moi, c’est mon rêve. Et votre cœur n’a pas gelé, mon pauvre ami ? Ce serait grand dommage, car je crois qu’on vous attendait ici avec impatience.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux parler de Mlle Blanche, dit tranquillement la jeune femme.

— Blanche ?

— De Blanche, si vous le préférez, dit-elle avec une nuance d’ironie.

— Ah ! vous savez ?…

— Sans doute, dit Suzanne. Jacques n’a pas de secrets pour moi. Eh bien… vous serez très heureux.

— Madame…

— Il est possible que Blanche vous aime. Je l’ignore, n’étant pas sa confidente. Mais c’est une bonne petite fille, et ce sera une excellente femme de ménage. Vous vous souvenez ? Elle fait la confiture d’oranges dans la perfection.

— Suzanne !… dit le jeune docteur avec reproche.

— Bon ! voilà que vous m’appelez Suzanne. Vous m’appeliez « madame » tout à l’heure.

La fièvre battait dans les tempes de Stéphane. Il chercha à évoquer la pure image de Blanche, et fit un pas, comme pour sortir.

— Où allez-vous ? dit la jeune femme. Vous n’êtes pas raisonnable, mon ami. Nous devons nous rencontrer tous les jours, au moins jusqu’à votre mariage. Il vaudrait mieux vous y habituer. Je suis donc bien terrible ?

— Toujours la même ! murmura Stéphane égaré ; sans pitié… sans cœur…

— Sans cœur ? C’est fort heureux : convenez-en. Allons, vous êtes ridicule… Venez vous asseoir et causons. — Ah ! ça, dit-elle, se levant tout à coup, est-ce que vous m’aimez encore ?

— Ah ! Je vous aime peut-être, dit Stéphane avec chaleur, mais comme je hais mon amour !

— Voilà une idée un peu subtile. Moi, je serai plus franche. Vous m’avez crue méchante ? Vous m’avez crue coquette, n’est-ce pas ? Vous vous trompiez. Je vous aime.

— Vous m’aimez ?

— Oui. Je vous aime.

— Ah ! dit Stéphane, par grâce, taisez-vous !

— Pendant ces quatre mois, je n’ai pensé qu’à vous. Pourquoi vous le cacherais-je ?

Elle était adorable et superbe dans son impudeur. La draperie, mal retenue, découvrait à demi sa poitrine frémissante.

Stéphane lui saisit les poignets :

— Taisez-vous ! répéta-t-il.

— Vous l’exigez, dit-elle, transformée en un clin d’œil, devenue tout à coup humble et chaste, et retenant son vêtement indiscret avec ce joli geste qu’avait saisi Roland lorsqu’il peignait sa Suzanne au bain. Soit. Je vous aiderai à m’oublier. Je ferai ce que vous voudrez, Stéphane ; je serai votre esclave soumise. Voyons, cette main que je vous tends, vous n’avez pas le droit de la refuser.

— Ah ! Suzanne, dit Stéphane éperdu.

Au moment où il effleurait les doigts tièdes et parfumés de la jeune femme, une voix railleuse, un peu enrouée, grogna à l’autre bout de l’atelier.

— Ne vous dérangez pas.

— Monsieur Ephrem ! fit Suzanne avec mépris.

— Vous ne dérangez jamais personne, cher monsieur, dit Stéphane. Entrez donc.