La Femme de Roland/VII

La bibliothèque libre.
dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 83-88).
◄  VI
VIII  ►


VII



Cette scène muette avait eu un témoin.

Suzanne aperçut Daniel, debout à trois pas d’eux. Elle vit à sa figure qu’il avait tout compris.

— Ah ! monsieur Daniel… dit-elle, d’une voix très calme.

Et, avec son audace tranquille, elle s’avança, la main tendue.

— Bonjour, madame, dit Daniel, singulièrement plus troublé qu’elle.

Et il passa devant la jeune femme, sans lui toucher la main.

— Daniel ! c’est toi ? s’était écrié Roland.

Ils étaient déjà dans les bras l’un de l’autre :

— Ah ! mon bon Jacques, que je suis heureux de te voir !

— Je voudrais pouvoir en dire autant, répliqua l’aveugle avec un mélancolique sourire.

— Pardon.

— Écoute…, murmura Suzanne à l’oreille du jeune docteur, tandis que son mari et Daniel s’embrassaient de nouveau.

Mais Stéphane, sans répondre, apercevant la rose à terre, l’écrasa sous son pied, comme on écrase un insecte venimeux.

La jeune femme contint un mouvement de fureur.

— Voilà huit jours que tu n’es venu, disait Roland à Daniel. Tu nous donnes toute ta journée, n’est-ce pas ? Et celle de demain aussi ?

— Volontiers.

— Mais je ne veux pas être un égoïste. Il y a quelqu’un qui t’attendait avec plus d’impatience encore que moi, c’est Mlle Blanche.

— Chère enfant ! dit Daniel ; comment va-t-elle ?

— Pas très bien, répondit Jacques, baissant la voix. Elle est souffrante depuis quelques jours. Ce matin, elle n’est pas descendue déjeuner. Mais, pour toi, je suis bien sûr… Sais-tu qu’elle t’adore, cette petite ?

— Jacques…

Et Daniel rougissait.

— Va, continuait Jacques d’un ton bonhomme, je sais que tu n’es pas dangereux, et je pense bien que Stéphane n’est pas jaloux. Moi, par exemple, c’est autre chose, et je pourrais trouver que tu empiètes un peu sur mes privilèges paternels.

Stéphane, voulez-vous être assez aimable pour faire prévenir Blanche que son ami Daniel est arrivé ?

Stéphane se dirigea vers la maison. Suzanne le suivit des yeux jusqu’au petit perron. Elle avait, au coin gauche de la bouche, son sourire énigmatique et mauvais.

— Oui, mon cher Daniel, reprit Jacques, Blanche m’inquiète un peu. Je ne sais pas ce qu’elle a. Il est bien difficile de connaître ce qui se passe dans un cœur de jeune fille, d’autant plus qu’avec moi, de peur de m’attrister, elle s’efforce toujours de paraître heureuse et souriante ; mais hier, en l’embrassant, j’ai senti sur sa joue des larmes qu’elle n’avait pas eu le temps d’essuyer.

— La voici, dit Daniel, un doigt sur les lèvres.

Blanche venait de paraître sur le seuil de la maison.

— Je vais te laisser avec elle, et tu tâcheras de la confesser.

— C’est facile à dire.

Blanche embrassa Roland, et donna à Daniel une cordiale poignée de main.

— Vous avez très bonne mine ce matin, mon père, dit-elle.

— Mais oui, mon enfant, répondit Jacques. Je viens de prendre, sur cette terrasse, un bain de soleil. Je songeais même à faire quelques pas dehors, jusqu’au bord de la Seine. Est-ce que tu veux bien me donner ton bras, Suzanne ? Suzanne, où es-tu donc ?

La jeune femme était déjà sur le petit perron, prête à rejoindre Stéphane.

— Me voici, dit-elle.

— Vous ne voulez pas que je vous accompagne, mon père ? demanda Blanche.

— Pas aujourd’hui. C’est toi qui es un peu malade, chère enfant. Ta main est brûlante. Tu tiendras un instant compagnie à Daniel.

Et l’aveugle s’éloigna, appuyé sur le bras de Suzanne.