La Femme du docteur/27

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 125-139).

CHAPITRE XXVII.

« ET MAINTENANT JE VIS, ET CEPENDANT MA VIE EST FINIE ! »

George accepta l’explication que sa femme lui donna au sujet de son absence prolongée. Elle avait emporté ses livres au Roc de Thurston et s’était assise pour lire sans s’apercevoir de la fuite du temps, si bien qu’il était trop tard pour revenir dîner ; elle avait alors pensé qu’il y avait un service du soir à Hurstonleigh pendant la Semaine Sainte et qu’elle pourrait entendre prêcher M. Colborne. George reçut cette explication comme il aurait accepté toute autre assertion faite par ces lèvres à la sincérité desquelles il croyait.

Mais Mathilda traita sa jeune maîtresse avec une politesse glaciale qui blessa Isabel au cœur. Elle la souffrit néanmoins sans se plaindre, car elle avait conscience d’avoir été très-coupable et que toutes ses souffrances étaient le fruit de son propre péché. Elle resta à la maison tout le reste de la semaine, excepté pour assister au service du Vendredi Saint à l’église de Graybridge avec son mari ; et le dimanche soir elle décida George à l’accompagner à Hurstonleigh. Elle faisait tous ses efforts pour se bien conduire ; et si l’enthousiasme éveillé dans son cœur par les sermons de M. Colborne s’éteignait presque aussitôt après son départ de l’église, il en restait, au pis aller, quelque chose qui faisait d’elle une femme meilleure qu’elle n’avait été jusque-là.

Mais pendant ce temps, oubliait-elle Roland ? Non : avec une angoisse et des regrets amers elle pensait à l’homme qui s’était montré aussi impuissant à la comprendre, qu’il lui était supérieur sous le rapport de l’intelligence.

— Lui qui sait tant de choses n’a pas su voir que je n’étais pas une femme dégradée, — pensait-elle avec un naïf étonnement.

Elle ne comprenait pas le scepticisme avec lequel Roland traitait toute chose, et qui avait pour résultat de ne pas voir de différence bien marquée entre le bien et le mal. Elle ne pouvait comprendre que cet homme crût à la légalité de son action.

Mais elle pensait incessamment à lui. L’image de ce visage pâle et plein de reproches, — si pâle et d’une expression si amère, — hantait sans relâche son esprit. Le son de sa voix lui enjoignant de le quitter résonnait perpétuellement à ses oreilles. Il l’avait aimée : oui, si grande que fût son offense, il l’avait aimée et il avait pleuré à cause d’elle. Parfois il arrivait que le souvenir de ses larmes, lui revenant comme un éclair, dispersait au loin sa pureté naturelle, son désir sincère de se bien conduire ; elle voulait partir, se jeter à ses pieds et s’écrier :

— Que suis-je pour que ma vie soit comptée auprès de ton chagrin ?… Qu’importe ce qu’il adviendra de moi, si tu es heureux ?

Il arrivait parfois que l’idée du chagrin de Roland étouffait toute autre pensée dans l’esprit d’Isabel. Jusqu’au jour où il s’était roulé par terre dans un accès de désespoir, elle n’avait jamais conçu l’idée qu’il pût être malheureux à cause d’elle. N’était-ce pas beaucoup qu’il l’aimât d’une façon protectrice et lointaine ? N’était-ce pas la condescendance d’un demi-dieu qui sourit à une créature humaine ? N’était-ce pas l’histoire renversée de Diane et d’Endymion ? Ce n’était pas la déesse, mais le dieu qui descendait sur la terre. Mais qu’il l’aimât désespérément et passionnément et qu’il fût désolé de ne pouvoir la posséder, c’était là un fait inouï qui dépassait presque l’intelligence d’Isabel. Parfois elle ne voyait en lui que le perfide seigneur qui, au premier acte, affecte une grande sincérité, mais qui, au second acte, repousse sa victime avec mépris. D’autres fois la vérité lui apparaissait brusquement, soudaine comme un coup de tonnerre, et elle sentait qu’elle avait fait vraiment beaucoup de mal à Roland.

Et où était-il, pendant ce temps, l’homme qui avait jugé Isabel d’après la règle commune et qui l’avait crue toute prête à répondre à son appel dès qu’il jugerait à propos de l’avoir près de lui ? Qui dira l’histoire coupable et pleine d’amertume de son chagrin et de sa colère ? Jamais dans toute son irritation contre lady Gwendoline lorsqu’elle rompit avec lui pour s’engager avec lord Heatherland, il n’avait senti une rage aussi grande, une indignation aussi profonde que celle qui s’emparait alors de lui à la pensée d’Isabel. Blessé dans son orgueil, dans sa vanité, ébranlé dans cette confiance en soi-même qui est le propre de l’homme du monde, il ne pouvait si promptement pardonner à cette femme qui s’était si complètement jouée de lui, qui l’avait trompée à ce point. La colère et le désappointement le rendaient fou lorsqu’il pensait à l’histoire des douze mois qui venaient de s’écouler. L’amertume de ses luttes avec lui-même ; ses résolutions héroïques, — jeunes et fraîches le matin ; vieilles, blanchies, usées avant la fin du jour, — lui revinrent en foule, et il rit douloureusement en pensant à l’inutilité de toutes ces perplexités et de toutes ces hésitations, quand l’obstacle, la vraie résistance à ses coupables désirs était , — là et non ailleurs, — sous la forme de la volonté d’une femme naïve.

Il y a des hommes qui n’auraient pas cru l’histoire terminée après cet adieu sous le chêne de lord Thurston ; mais Roland n’était pas un de ces hommes. Il n’avait que peu de force d’esprit ou de vigueur de volonté pour lutter contre la tentation, mais d’un autre côté, il ne possédait que bien peu des qualités qui font le séducteur. Tant qu’il avait été incertain de lui-même et de la durée de son amour pour Isabel, il avait dissimulé assez bien pour jouer passablement le rôle d’indifférent. Tant qu’il eut l’intention de quitter le Midland sans faire le moindre mal, il n’avait vu qu’un péché véniel dans une affectation d’amitié pour le mari de la femme qu’il aimait. Mais du moment que toute hésitation eut disparu devant un projet arrêté, — dès l’heure de son retour dans le Midland, — il n’avait pas caché un instant ses sentiments ou ses intentions. Il avait poussé cette enfant à une action déshonorante, mais il n’avait employé aucun moyen déshonnête. La parole est impuissante à feindre l’amertume de son désappointement. Pour la première fois de sa vie, ce favori de la prodigue nature s’aperçut qu’il existait au monde quelque chose qu’il ne pouvait avoir, quelque chose qui échappait à son désir. Il y avait si peu de temps qu’il avait chanté l’extinction de toute espérance et de toute ardeur de jeunesse en jolis petits vers cyniques, tout étincelants de bribes de français et de latin, d’espagnol et d’italien habilement mêlées à la trame originelle du rhythme. Quelques mois seulement s’étaient écoulés depuis qu’il s’était amusé à griffonner de mélodieuses lamentations sur l’inanité des choses en général et sur cette mortelle froideur de l’âme, à laquelle un jeune homme de vingt-sept ans, possédant une grande fortune, et ne poursuivant aucun but particulier, est singulièrement sujet. Ah ! avec quelle raillerie impitoyable il s’était moqué des sentiments tendres des autres hommes ! Que de cruels aphorismes de Scarron et de La Rochefoucauld, de Swift et de Voltaire, de Wilkes et de Mirabeau il avait cités au sujet de l’amour et de la femme ! Avec quelle résolution il avait refusé de croire à la durée de l’amour ! Avec quelle froideur il avait tourné en ridicule la sainte puissance de l’affection ! Il avait affecté des airs cyniques à propos de la trahison de sa cousine, et il avait déclaré qu’il n’y avait aucun sentiment sincère chez la femme, parce que Gwendoline avait mis son éducation à profit et avait essayé de tirer le meilleur marché possible de sa beauté saxonne et de ses boucles soyeuses. Et il mentait à sa propre foi. Il était amoureux, passionnément, sincèrement amoureux, d’une folle et romanesque petite femme, dont le plus grand charme était… quoi ? C’était la question qu’il essayait vainement de résoudre. Il grinçait des dents dans un excès de rage en essayant de découvrir la raison de son amour pour cette femme. D’autres femmes plus jolies et de beaucoup plus accomplies, avait tendu autour de lui les réseaux enchantés des flatteries délicieuses et de la tendresse la plus dévouée ; mais il avait rompu les invisibles mailles et s’était éloigné, invulnérable aux traits brûlants des yeux brillants, insensible aux sourires pour lesquels d’autres hommes étaient prêts à risquer tant de choses. Pourquoi son cœur désirait-il la présence de cette femme ? En aucune façon elle n’était son égale pour l’intelligence ; elle n’était pas une compagne digne de lui même à ses meilleurs moments lorsqu’elle divaguait gentiment à propos de Shelley et de Byron. Dans toutes ses flâneries autour de la cascade de lord Thurston, il ne pouvait retrouver un mot, ou profond ou spirituel, qui fût tombé de ces lèvres puériles. Et cependant, cependant… elle était pour lui quelque chose qu’aucune autre femme n’avait été, ou, il le croyait fermement, qu’aucune femme ne pourrait jamais être. Ah ! un seul regard de ces yeux noirs, si timidement tendres, si poétiquement calmes ! Ah ! l’extase profonde qu’il y aurait eu à s’arrêter avec elle sur la rive d’un tranquille lac d’Italie ; le bonheur sans mélange à ouvrir les vastes royaumes de la science et de la poésie à cette âme juvénile !… Et puis, plus tard, lorsque, insensiblement, elle se serait élevée jusqu’au degré que le monde exigerait de celle qui serait sa femme, le sort, la chance, cette abstraction que la plupart des hommes désignent sous le nom de Providence, favorisant l’amour le plus sincère et le plus pur, il pourrait alors avouer la possession du trésor qu’il avait conquis ; il pourrait montrer aux yeux du monde insensible et sceptique un exemple magnifique et brillant d’une union parfaite.

C’était ainsi que s’égaraient les pensées de Roland pendant qu’il passait les longues et fatigantes journées dans sa maison solitaire. Il n’allait nulle part ; il ne recevait personne. Il donna à ses domestiques l’ordre de dire qu’il était parti ou occupé, à tous ceux qui viendraient à Mordred. Ses malles étaient faites depuis le soir de sa dernière entrevue avec Isabel. Chaque jour il donnait de nouveaux ordres concernant son départ. Il faisait atteler pour telle heure, afin de prendre tel train ; mais à l’heure dite, le palefrenier était renvoyé à l’écurie, et Roland restait encore un jour à Mordred.

Il ne pouvait pas partir. Vainement, vainement il luttait avec lui-même ; vainement il méprisait et haïssait son indigne faiblesse : il ne pouvait pas partir. Elle se repentirait ; elle écrirait pour lui demander un autre rendez-vous sous le vieux chêne dépouillé. Doué d’une imagination non moins ardente que la sienne, il se représentait l’entrevue ; il l’entendait presque lui dire en pleurant et en croisant ses mains fluettes sur son bras :

— Mon amour !… mon amour !… je ne puis vivre sans toi !… je ne le puis pas… je ne le puis pas…

Toutes sortes de fantaisies mondaines et vagues qu’il avait épuisées une à une, en compagnie des amis frivoles dont il avait été le favori et qu’il avait rejetées avec un geste dédaigneux, une fois satisfait ; toutes espèces de frivolités spiritualistes insensées lui revenaient et elles étaient de frêles pailles auxquelles son esprit se cramponnait avec un sentiment qui ressemblait à de la foi. Y avait-il donc quelque chose d’extraordinaire dans le sentiment qui l’attachait à Isabel ? Était-ce une force fatale ? Était-ce le magnétisme ? Fallait-il l’expliquer par celle-ci, celle-là, ou cette autre théorie nouvelle qui avait défrayé les conversations de l’hiver parisien ou du printemps à Londres ? Qu’était-ce ? Il trouvait cent réponses à cette question ; mais aucune ne le satisfaisait. Il savait seulement qu’il démentait la philosophie de toute sa vie et qu’il se rongeait le cœur pour la femme quasi-insignifiante d’un médecin de campagne.

Les semaines s’écoulèrent lentement, et le valet de chambre de Roland eut ce qu’il appelait « du bon temps. » Jamais valet n’avait été aussi tourmenté par les fantaisies et les divagations de son maître.

— Tantôt nous étions en route pour la Souisse, — le valet de Roland désignait ainsi la Suisse, — puis il nous fallait partir aussi vite que le chemin de fer pouvait nous porter, sans jamais s’arrêter pour dormir, excepté en chemin de fer, jusqu’à ce que nous fussions à Pau ou à Bruxelles. Le lendemain nous partions pour Saint-Pétersbourg avec notre ami Hawkwood, le messager de la reine ; et nous filions à toute vitesse, sans souci du danger ou de la fatigue. Ensuite nous traversions les monts Balkans sur ces damnés chevaux turcs qui vous secouent un homme à le tuer, ou bien nous faisions une traversée à bord d’un yacht sur la Méditerranée, ou encore nous pêchions dans les contrées les plus désolées de la Norwége. Et tout cela pour une pimbêche de Graybridge ! — s’écriait le valet de Roland avec un dédain qu’il ne cherchait pas à cacher ; — pour une jeune personne qui n’est pas digne d’éclairer Sarah Jane, la femme de chambre, ou Élisa, la lingère !

Pauvre Roland ! ses domestiques savaient presque aussi bien que lui-même la nature de la fièvre qui l’avait rendu si inquiet. Ils savaient qu’il était amoureux d’une femme qu’il ne pouvait épouser ; ils se moquaient de lui à cause de sa folie, et discutaient toutes les phases de sa maladie en dînant plantureusement à l’office.

Les semaines s’écoulaient lentement pour Roland, les jours étaient tristes et les nuits intolérables. Il fit plusieurs fois le voyage de Londres, quittant toujours Mordred seul et à des heures anormales, et chaque fois se promettant de ne pas revenir. Mais il ne pouvait ; une fièvre soudaine s’emparait de lui à mesure que la distance entre le Midland et lui s’augmentait. Elle se repentirait de sa détermination sévère ; elle lui écrirait pour lui avouer qu’elle ne pouvait vivre sans lui. Depuis combien de temps, hélas ! attendait-il cette lettre ! Elle se fatiguerait peut-être tout d’un coup de son existence, et serait assez folle et assez désespérée pour se rendre à Mordred dans l’espoir de le voir. Ceci arriverait pendant son absence ; une chance de bonheur lui serait offerte, et il ne serait pas là pour la saisir. Elle, ses amours, la seule joie et le seul trésor de sa vie, serait là, tremblante sur le seuil, et il ne serait pas là pour la recevoir et pour l’accueillir. Les gens de l’hôtel Clarendon pensaient que Lansdell était devenu fou, tant ses départs de ce confortable et aristocratique logis étaient brusques et inopinés.

En attendant, il ne savait rien de la femme qu’il aimait. Il ne pouvait causer avec ses domestiques et il avait défendu sa porte. Que faisait-elle ? Était-elle encore à Graybridge ? Menait-elle la vieille existence tranquille, assise dans le petit parloir, à l’endroit où il s’était assis près d’elle ? Il se rappelait le dessin du tapis de Kidderminster, les plis mous des rideaux de mousseline, la soie écarlate fanée qui ornait le dessus du piano sur lequel elle avait joué parfois à son intention, avec tant d’indifférence, hélas ! Chaque jour il rendait visite au pont sous le chêne de Thurston ; chaque jour il jetait des provisions de bouts de cigares dans la cascade, en attendant, dans l’espoir bien faible que la femme du médecin viendrait se promener de ce côté. Quelle cruauté c’était à elle ! quelle cruauté ! Si elle l’avait aimé, elle aussi aurait visité cet endroit. Elle serait venue à l’endroit uni à son souvenir ; elle serait venue, comme lui, dans l’espérance d’une autre entrevue.

Parfois, Lansdell s’avisait de passer à cheval dans la petite rue de Graybridge et à travers la ruelle poudreuse où était cachée la maison du médecin. À cheval, le maître du Prieuré de Mordred était presque de niveau avec les fenêtres de la chambre à coucher de la maison Gilbert, et il pouvait plonger dans le petit parloir où Isabel avait l’habitude de se tenir. Une fois, une seule fois, il l’aperçut à cet endroit, assise devant la table et tenant quelque ouvrage à la main, et, en apparence, si complétement absorbée par son occupation vulgaire, qu’elle ne vit pas le cavalier qui passait si lentement devant sa fenêtre.

Comment pouvait-il savoir combien de fois elle avait couru avec ardeur à cette même fenêtre, le visage pâle, le cœur battant avec violence, seulement pour reconnaître que ce n’était pas son cheval dont elle entendait les pas dans le chemin ?

Le spectacle de la femme de George assise à son travail, donna peut-être à Lansdell un coup plus douloureux qu’il n’en eût éprouvé s’il avait vu deux pleureurs de Wareham veillant à la porte, et le cercueil de Mme Gilbert exposé sur le seuil. Elle n’était pas morte ; elle pouvait vivre et être heureuse ; tandis que lui !… Il est vrai qu’il n’était pas mort non plus, mais il ne s’en fallait guère, et il se sentit indigné à la vue du calme apparent d’Isabel.

Il se rendit à Lowlands une semaine environ après cet événement, et passa dans le salon avec une vague intention de faire une cour désespérée à sa cousine Gwendoline, et peut-être d’aller jusqu’à lui offrir sa main. Pourquoi ne se marierait-il pas ? Il ne pouvait guère être plus malheureux qu’il n’était ; et un mariage avec Gwendoline serait une manière de se venger d’Isabel. Il était prêt à faire quelque chose de désespéré et d’insensé, si, par cette action, il pouvait toucher ce cœur dur et inflexible. Était-ce généreux ? Non, sans doute. Mais aussi, malgré tout ce qu’on a dit et chanté en son honneur, l’amour n’est nullement une passion généreuse. Roland trouva sa cousine seule dans un salon ouvrant sur le jardin. Elle était occupée à faire des fleurs de cire et paraissait presque aussi fatiguée de son occupation que si elle avait été une malheureuse petite ouvrière travaillant pour gagner un maigre salaire.

— Je suis très-heureuse que vous m’ayez interrompue, Roland, dit-elle, en repoussant tout son attirail de fleuriste, — c’est très-fatigant, et, après tout, les roses sont aussi roides que des camélias. Et puis, si bien réussi qu’il soit, un vase de fleurs artificielles n’est bon qu’à vous rappeler les hôtels des villes de bains de mer. On ne trouve que fleurs artificielles et vases à bouquets en cristal de Bohême dans ces hôtels. Maintenant, Roland, dites-moi ce que vous avez fait et pourquoi vous n’êtes pas venu nous voir. On s’ennuie tant ici !

― Et vous imaginez-vous que ma présence vous distrairait ? — demanda Lansdell avec un rire sardonique. — Non, Gwendoline ; je suis un homme fini, ennuyé et ennuyeux, qu’on tolère dans un salon par égard pour le tailleur du West End qui m’habille. Je ne suis qu’un costume, et je dois savoir gré à M. Poole de la position que j’occupe dans le monde. À quoi suis-je utile, Gwendoline ? À quoi suis-je bon ? Ai-je jamais rien dit de nouveau, ou pensé quelque chose d’inédit, ou fait quelque chose qui autorisât une créature humaine à me dire : Merci ! Je suis fini. Je me demande parfois si les gens de ma sorte vieillissent, — ajouta-t-il en se frappant légèrement sur la poitrine. — Durent-ils ? Vivrai-je pour écrire des mémoires pleins de cancans ou collectionner des vieilles porcelaines ? Lorsque je serai mort, Christie et Manson vendront-ils mon portrait ? et arriverai-je à une réputation posthume grâce au prix que j’ai mis à mes vins, et surtout à mon tokay, qui est le vin des fins connaisseurs ? Que suis-je appelé à devenir, Gwendoline ? Se trouvera-t-il une femme qui aura pitié de moi, qui m’épousera et qui me transformera en bon père de famille, doué de la monomanie des bêtes à cornes et du drainage ? Y a-t-il une femme au monde capable de s’intéresser à un malheureux de ma sorte ?

Il dépendait presque de Gwendoline de faire de ce discours une belle et bonne demande en mariage. Une jolie inclinaison de tête ; quelques mots doucement murmurés, par exemple : « Oh ! Roland, comment pouvez-vous parler ainsi ? Je ne puis supporter l’idée de voir des qualités comme les vôtres si complètement inutiles ; » une phrase sentimentale, féminine, bien que stéréotypée, et le tour était joué. Mais Gwendoline était beaucoup trop fière pour pratiquer aucun de ces subterfuges si souvent mis en œuvre par des mères ambitieuses. Elle pouvait bien repousser un membre du Parlement pour courir la chance de gagner un marquis, mais elle faisait ces choses d’une façon digne et altière, qui convenait parfaitement à une fille de la maison de Ruysdale. Elle regarda donc son cousin avec quelque chose qui ressemblait à du mépris, et qui se lisait dans la courbe mince et relevée de sa lèvre supérieure. Elle aimait cet homme, peut-être autant que l’aimait la femme du médecin, peut-être aussi d’un amour plus profond et plus durable ; mais elle était de son monde, et elle pouvait voir ses fautes ou ses maladresses aussi clairement qu’il les voyait lui-même.

— Je suis très-fâchée de voir que vous êtes tombé si bas, — dit-elle gravement. — Je me figure que les choses iraient mieux si vous occupiez votre existence moitié aussi bien que les autres hommes, qui sont vos inférieurs par le talent, emploient la leur. Vous n’êtes pas fait pour jouer le rôle d’un oisif sceptique dans un château perdu de la province. Si j’étais homme, j’aurais épuisé en quinze jours de chasse tous les plaisirs du Midland, puis je repartirais, et je tiendrais ma place parmi les gens de ma classe.

Elle ne regardait pas Roland, mais les plates-bandes du jardin tout en parlant, avec un regard énergique dans ses yeux bleus. Sa beauté, un peu trop dure de lignes pour une femme, aurait convenu à un jeune réformateur défendant avec enthousiasme et persévérance une noble cause. On rencontre parfois de ces erreurs de la nature, de ces mésalliances entre l’argile et l’esprit. Une jeune créature brillante et ambitieuse, ayant l’âme d’un homme d’État, reste à la maison et fait des bouquets de fleurs en laine de Berlin, tandis que son indolent frère est jeté dans la lice pour combattre le grand combat.

Les cousins restèrent assis quelque temps côte à côte, causant de toutes sortes de choses. C’était une espèce de soulagement pour Roland de parler à quelqu’un, à quelqu’un qui ne s’aviserait pas de lui faire de la morale ou de pénétrer les secrets de son cœur. Il ne savait pas avec quelle facilité Gwendoline lisait ses secrets. Il ne savait pas qu’il avait fait surgir une sorte de colère dédaigneuse dans ce cœur, par son amour pour Isabel.

— Avez-vous vu vos amis ces temps derniers ?… ce médecin de Graybridge et sa femme que nous avons rencontrés un soir à Mordred ? — demanda enfin Gwendoline avec une indifférence suprême.

Elle ne voulait pas laisser partir Roland sans avoir sondé sa blessure.

— Non, je ne les ai vus que très-peu, — répondit Lansdell. La question de Gwendoline ne le surprit pas ; il pensait perpétuellement à Isabel et ne ressentait aucun étonnement à une allusion faite à son sujet par un étranger. — Je n’ai pas vu M. Gilbert depuis mon retour en Angleterre.

— Vraiment ! je croyais que vous vous étiez pris d’une belle amitié pour lui, bien que je doive avouer, en ce qui me concerne, que je n’ai jamais rencontré d’homme plus vulgaire. Ma femme de chambre, qui est une cancanière insupportable, me dit que Mme Gilbert a été atteinte brusquement de monomanie religieuse, et qu’elle ne manque pas un service à Hurstonleigh. Les braves gens du Midland raffolent de ce M. Colborne. Je suis allée l’entendre moi-même dimanche dernier et j’y ai pris beaucoup de plaisir. J’ai vu la femme de M. Gilbert assise dans un banc près de la chaire, tenant constamment fixés sur le visage du vicaire, pendant tout le sermon, ses grands yeux insignifiants. C’est bien là une femme capable de s’amouracher d’un prédicateur à la mode.

Lansdell devint écarlate, puis très-pâle. « Ses grands yeux insignifiants fixés sur le visage du vicaire ! » Ces yeux ravissants qui l’avaient si souvent regardé, avec une expression d’éloquence muette et de tendresse pensive. Avait-il donc été dupe de sa propre vanité ? Cette femme n’était-elle qu’une coquette sentimentale, prête à devenir amoureuse du premier venu et savante en phrases de pensionnaires sur l’amour platonique ? Le trait lancé par Gwendoline l’atteignit en plein cœur. Il essaya de causer d’un air indifférent de choses et d’autres, puis, regardant tout à coup la pendule, il s’excusa longuement sur la durée de sa visite et se sauva. Il était quatre heures comme il quittait Lowlands. Le lendemain était un dimanche.

— J’irai m’en assurer par moi-même, — murmura-t-il en parcourant un étroit sentier et hachant avec sa canne les haies très-basses en cet endroit ; — j’irai demain m’en assurer par moi-même.