La Femme en blanc/I/Marian Halcombe/2

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 221-241).
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Première époque — Marian Halcombe


II


Limmeridge-House.

« 27 novembre. » — Mes pressentiments sont réalisés. Le mariage est fixé au 22 décembre.

Le lendemain du jour où nous étions parties pour Polesdean-Lodge, sir Percival manda, paraît-il, à M. Fairlie, que les réparations et les changements à faire dans son château du Hampshire exigeaient plus de temps qu’il ne l’avait d’abord prévu. Les devis devaient lui en être soumis dans le plus bref délai possible ; et il lui serait beaucoup plus facile de conclure avec ses ouvriers les arrangements définitifs, si on l’informait de l’époque exacte à laquelle pourrait avoir lieu la cérémonie des noces. Il serait alors à même de faire tous ses calculs, selon le temps qui lui serait laissé, sans parler des excuses qu’il avait à offrir à plusieurs de ses amis, invités par lui à venir le visiter pendant l’hiver, et qui ne pourraient être reçus aussi longtemps que le château resterait envahi par les ouvriers.

M. Fairlie avait répondu à cette lettre, en priant sir Percival de proposer lui-même une date fixe pour le mariage ; date naturellement subordonnée à l’approbation de miss Fairlie, que son tuteur était tout disposé à influencer en ce sens, autant qu’il lui serait donné de le faire. Sir Percival riposta, courrier par courrier, en proposant (conformément à ses vues et à ses désirs exprimés dès le début) la seconde quinzaine de décembre, — soit le vingt-deux ou le vingt-quatre, ou tout autre jour que « la jeune dame » et son tuteur arriveraient à préférer. La « jeune dame, » n’étant pas là pour s’expliquer sur ce point, son tuteur avait pris sur lui de choisir la date la plus rapprochée, — le vingt-deux décembre, — et nous avait écrit en conséquence, pour nous rappeler à Limmeridge.

Quand il m’eut, hier, dans un entretien particulier, fait connaître tous ces détails, M. Fairlie m’invita, — prenant pour cela ses formes les plus suaves, — à ouvrir, dès aujourd’hui, les négociations indispensables. Comprenant qu’il était inutile de résister, à moins d’y être d’abord autorisée par ma sœur, je consentis à lui transmettre le message dont on me chargeait pour elle, non sans déclarer en même temps que, pour rien au monde, je ne voudrais faire le moindre effort afin de déterminer son consentement aux désirs de sir Percival. M. Fairlie me fit compliment, à cette occasion, sur ma « bonne et solide conscience, », tout comme si, à la promenade, il m’avait félicitée d’avoir une « bonne et solide constitution ». Il semblait, du reste, parfaitement satisfait d’avoir fait glisser de ses épaules sur les miennes, une des responsabilités dont le fardeau était si lourd à cet étrange chef de famille.

Ce matin, ainsi que je l’avais promis, j’ai parlé à Laura. Le singulier sang-froid, — l’insensibilité, pourrais-je dire, — qu’elle a si résolument conservé, depuis le départ de sir Percival, ne s’est pas trouvé à l’épreuve des nouvelles que je devais lui transmettre. Devenue tout à coup fort pâle, et saisie d’un tremblement marqué : — Pas si tôt ! disait-elle, avec un accent suppliant… Oh ! Marian, pas si tôt !…

Le plus léger signal, venant d’elle, me suffisait et de reste. Je me levai pour quitter la chambre et aller, à sa place, vider sa querelle avec M. Fairlie.

Au moment où ma main poussait la porte, elle me saisit néanmoins par ma robe, et s’efforça de me retenir.

— Laissez-moi, disais-je. La langue me démange d’aller dire à votre oncle que sir Percival et lui ne nous feront pas subir toutes leurs fantaisies…

Soupirant amèrement, elle n’avait pas lâché ma robe.

— Non ! disait-elle, d’une voix affaiblie… il est trop tard !

— Pas trop tard d’une minute, répliquai-je. La question de date « nous » appartient, — et veuillez vous en rapporter à moi, Laura, pour en tirer tout le parti possible, ainsi que les femmes savent le faire…

Tout en parlant, j’avais débarrassé ma robe de son étreinte ; mais, dans ce moment-là même, elle glissa ses bras autour de ma taille, m’emprisonnant ainsi mieux que jamais.

— Cela ne servira, disait-elle, qu’à nous impliquer dans de nouveaux troubles et de nouveaux embarras. Vous vous mettrez en hostilité avec mon oncle, et sir Percival reviendra ici, pourvu de nouveaux griefs…

— Tant mieux ! m’écriai-je, oubliant toute réserve. Qui donc se soucie de ses griefs ? Faut-il que vous vous brisiez le cœur pour rendre le calme à sa vanité alarmée ? Il n’est pas d’homme, sur cette terre, à qui, nous autres femmes, nous devions de pareils sacrifices… Les hommes !… ce sont les ennemis de notre innocence et de notre repos ; — ils nous arrachent à l’amour de nos parents, à l’amitié de nos sœurs ; ils nous prennent pour eux corps et âme, et attachent à leur vie la nôtre qui n’en peut mais, comme ils attacheraient un chien à la loge qu’il doit habiter. Et, en échange, que nous donne le meilleur d’entre eux ? Laissez-moi, Laura ! — Je suis folle quand j’y pense…

Des larmes, — de misérables larmes, les seules ressources qu’une faible femme ait au service de son dépit et de sa colère, montèrent tout à coup à mes yeux. Elle sourit tristement et posa son mouchoir sur ma figure, comme pour m’épargner à moi-même cette manifestation de ma propre faiblesse, — de cette faiblesse pour laquelle, entre toutes, j’ai toujours professé le mépris le plus sincère.

— Oh ! Marian, disait-elle, « vous », pleurer !… Pensez donc à ce que vous me diriez, si nos rôles étaient changés, et si ces larmes coulaient de mes yeux !… Toute votre tendresse, tout votre courage, tout votre dévoûment ne changeront pas ce qui doit arriver, tôt ou tard… Cédons à la volonté de mon oncle… Évitons les agitations, les ressentiments que je puis prévenir par un sacrifice de moi, n’importe lequel. Dites-moi, Marian, que quand je serai mariée, vous viendrez vivre auprès de moi, — et ne parlons plus de tout ceci…

Mais je voulus en parler encore. Je refoulai au-dedans de moi ces pleurs méprisables qui ne me soulageaient point, et n’aboutissaient qu’à la rendre malheureuse ; puis, j’argumentai, je plaidai contre elle avec tout le calme possible. Tout cela ne servit de rien. Elle me fit répéter par deux fois la promesse de passer ma vie auprès d’elle, quand elle serait mariée, et ensuite m’adressa, de but en blanc, une question qui mit à l’improviste sur une voie nouvelle la douloureuse sympathie qu’elle m’inspirait.

— Pendant notre séjour à Polesdean, me dit-elle, vous avez reçu, Marian, une lettre ?…

Sa voix altérée, la soudaineté avec laquelle son regard s’écarta de moi, tandis qu’elle me dérobait son visage en le posant sur mon épaule, l’hésitation qui lui coupa la parole avant que sa question fût achevée, tout cela m’apprit, et m’apprit trop clairement, à qui avait trait cette curiosité craintive, n’osant s’exprimer qu’à demi.

— Je croyais, Laura, que vous et moi ne devions plus jamais faire allusion à ce jeune homme, lui dis-je avec douceur.

— Vous avez reçu une lettre de lui ? reprit-elle, insistant.

— Oui, répondis-je, puisque vous voulez le savoir.

— Comptez-vous lui écrire encore ?

J’hésitai devant cette question. Je n’avais pas voulu lui parler de cet exil auquel il s’était condamné, ni de la part que j’avais eue dans l’exécution de ses projets, dans la réalisation de ses espérances nouvelles. Comment donc répondre à ma sœur ? Dans le pays où il était allé, aucune lettre ne pouvait lui parvenir, d’ici à plusieurs mois, d’ici peut-être à plusieurs années.

— Supposons que j’aie l’intention de lui écrire encore, dis-je enfin. Qu’en attendez-vous, Laura ?…

La joue appuyée à mon cou devint tout aussitôt brûlante ; les bras qui m’entouraient frémirent, et leur étreinte devint plus sensible.

— Ne lui parlez pas du « vingt-deux » murmura-t-elle à mon oreille. Promettez-moi, Marian, — promettez-moi, je vous le demande en grâce, que, dans votre prochaine lettre, vous ne mentionnerez pas mon nom…

Je promis, et nulle parole ne saurait exprimer avec quel sentiment de tristesse je contractai ce douloureux engagement. À l’instant même, elle retira le bras passé autour de ma taille, fit quelques pas vers la fenêtre, et y demeura debout, me tournant le dos et regardant au dehors. Le moment d’après, elle reprit la parole, mais sans se retourner, et sans qu’il me fût possible d’entrevoir, à la dérobée, le moindre jeu de sa physionomie.

— N’allez-vous pas remonter chez mon oncle ? me demanda-t-elle. Voulez-vous lui dire que je consens à tous les arrangements qu’il jugera les meilleurs ?… Ne vous faites pas scrupule de me quitter, Marian ; pour un peu de temps, je serai mieux toute seule…

Je sortis. Si, dès que je fus dans le couloir, j’avais pu, en levant un de mes doigts, déporter M. Fairlie et sir Percival Glyde à l’autre bout de la terre, ce doigt ne fût pas longtemps resté dans ma poche. Mon malheureux caractère l’emportait encore ; et j’aurais immédiatement cédé à mon envie de pleurer, si la chaleur de ma colère n’avait fait évaporer toutes mes larmes. Les choses dans cet état, je me précipitai dans la chambre de M. Fairlie, et, après l’avoir apostrophé, le plus durement possible, d’un : « Laura consent au vingt-deux » ! — je sortis tout aussi vite que j’étais entrée, sans lui laisser le temps de répondre un mot. J’ai, de plus, jeté les portes derrière moi, et compte bien avoir ébranlé le système nerveux de M. Fairlie pour tout le reste de la journée.

« 28 novembre. » — J’ai relu ce matin la lettre d’adieu du pauvre Hartright, un doute étant survenu dans mon esprit, depuis hier, sur le point de savoir si j’ai bien fait de cacher à Laura la nouvelle de son départ.

Toutes réflexions faites, je crois encore que je suis dans le vrai. Les allusions qu’il fait dans sa lettre aux préparatifs de cette expédition centro-américaine, tendent toutes à montrer que les chefs qui la conduisent la savent hérissée de périls. Si cette circonstance, tout à coup révélée m’a jetée dans un grand trouble, quel effet ne produirait-elle pas sur ma sœur ? Il est déjà bien assez triste de penser que le départ de Walter nous a ôté, de tous nos amis, le plus dévoué ; celui sur lequel nous pouvions le mieux compter à l’heure critique, si jamais cette heure sonne pour nous, et nous trouve sans appui. Mais ce qui est bien pis encore, c’est de songer qu’en nous quittant, il va s’exposer aux dangers d’un climat pernicieux, d’un pays encore sauvage, habité par des populations sans frein. Il y aurait cruauté, en même temps que franchise, à mettre Laura au courant de tout ceci, sans une évidente, une urgente nécessité.

Je me demande presque si je ne devrais pas faire un pas de plus, et brûler immédiatement cette lettre qui pourrait, un jour ou l’autre, tomber en mauvaises mains. Non-seulement il y est parlé de Laura dans des termes qui doivent à jamais rester un secret entre mon correspondant et moi, mais il y revient sur les soupçons qu’il a conçus, — soupçons obstinés, inexplicables, alarmants au suprême degré, sur l’espionnage secret auquel il est en butte depuis son départ de Limmeridge. Il déclare avoir reconnu, parmi la foule qui encombrait les quais de Liverpool, au moment où l’expédition s’embarquait, deux individus qui le suivaient constamment à la piste dans les rues de Londres ; et il affirme positivement, qu’au moment de descendre dans le bateau, il a entendu prononcer derrière lui le nom d’Anne Catherick. Il ajoute, en propres termes : « Ces incidents ont une portée ; ces incidents doivent amener un résultat. Le mystère d’Anne Catherick n’est pas encore dévoilé ; peut-être ne la retrouverai-je jamais sur ma route ; mais si vous la rencontrez, miss Halcombe, tirez meilleur parti que je n’ai fait de cette précieuse occasion !… Une forte conviction dicte mes paroles. Je vous supplie de les garder en votre mémoire. » Telles sont les expressions dont il se sert. Nul danger que je les oublie. Je ne suis que trop disposée à repasser en mon souvenir toutes les paroles d’Hartright qui me rappellent Anne Catherick. Mais, véritablement je courrais des risques en gardant cette lettre. Le moindre accident pourrait la faire tomber en des mains étrangères. Je puis être malade ; je puis mourir. — Mieux vaut la brûler de suite, et compter, parmi tant d’autres, une anxiété de moins.

La voilà brûlée !… Les cendres de sa lettre d’adieu, — de la dernière, peut-être, qu’il m’adressera jamais, — voltigent dans le foyer, fragments noircis et méconnaissables. Est-ce donc là le triste dénouement de cette histoire si triste ?… Oh ! non, — bien certainement, non, tout n’est pas déjà fini entre nous !

« 29 novembre. » — On a commencé les préparatifs du mariage. La couturière est venue prendre les ordres qu’on avait à lui donner. Laura est tout à fait impassible, tout à fait étrangère à cette grande question qui intéresse si fortement la vanité personnelle des autres femmes. Elle abandonne toute initiative à la couturière et à moi. Si notre pauvre Hartright eût été à la place du baronnet, et que le choix paternel fût tombé sur lui, quelle autre attitude aurait eue ma sœur ! que de menues inquiétudes ! que de charmants caprices ! et que les faiseuses de robes, même les meilleures auraient eu de peine à la contenter !

« 30 novembre. » — Nous avons chaque jour des nouvelles de sir Percival. Sa dernière lettre nous apprend que pour achever convenablement les embellissements de son château, il lui faut encore de quatre à six mois. Si les peintres, les tapissiers, les marchands de meubles, donnaient le bonheur, comme ils donnent les dehors de la richesse, je prendrais peut-être quelque intérêt aux soins qu’ils prennent pour le futur séjour de Laura. Comme vont les choses, il n’y a qu’un passage de la lettre de sir Percival qui ne me laisse pas complètement indifférente aux plans et projets dont il nous entretient : c’est celui où il traite du voyage que feront les deux époux immédiatement après la noce. Vu la constitution délicate de Laura et les rigueurs extraordinaires dont nous menace l’hiver prochain, il propose d’emmener sa femme à Rome, et de rester en Italie jusqu’aux premiers jours de l’été qui vient. Si ce plan ne convenait pas, il ne refuse pas, bien qu’il n’ait pas d’établissement à Londres, d’y passer toute la saison, et d’y louer pour cela, toute meublée, la maison la plus convenable qu’on y pourra trouver.

Abstraction faite de mes convenances et de mes sentiments personnels (je n’en dois pas tenir compte, et je les sacrifie volontiers), il m’est démontré que la meilleure de ces deux alternatives est certainement la première. Dans un cas comme dans l’autre, une séparation est inévitable entre Laura et moi. Sans doute, cette séparation sera plus longue, s’ils vont à l’étranger que s’ils demeuraient à Londres ; — mais, en regard de cet inconvénient, il faut tenir compte du bien que doit faire à Laura un hiver passé dans les pays chauds ; plus encore, de l’aide immense qui lui sera, pour relever son moral, pour lui faire accepter ses nouvelles conditions d’existence, l’éblouissement prestigieux de ce voyage, le premier qu’elle fasse de sa vie, dans la plus intéressante contrée qui soit au monde. Elle n’est point dans une disposition d’esprit qui lui permette de demander quelque soulagement aux excitations artificielles, aux semblants de plaisirs que lui offrirait la capitale. Elle les prendrait vite en horreur, et le premier accablement de ce désolant mariage en serait aggravé pour elle. Je crains, plus que je ne puis le dire, le début de cette vie nouvelle ; pourtant, j’entrevois quelque espérance pour ma sœur si elle s’éloigne de son pays, — aucune si elle y reste.

En relisant ce dernier paragraphe de mon « Journal », je m’aperçois, et non sans le trouver étranger, que je parle du mariage de Laura et de notre séparation, dans les termes qu’on emploie pour les choses définitivement arrêtées. Je me trouve bien froide, bien insensible, d’envisager déjà l’avenir avec ce calme cruel. Mais à quel autre moyen avoir recours, maintenant que l’époque fixée est si proche ? Avant que le mois prochain ait passé sur nos têtes, « ma » Laura sera devenue la « sienne » !… Sa Laura !… Je suis incapable d’envisager comme un fait l’idée que ces deux mots impliquent : — elle amortit, elle étourdit ma pensée à ce point, qu’en me parlant à moi-même du mariage de ma sœur, il me semble parler de sa mort.

« 1er décembre. » — Triste, triste journée ; journée sur laquelle je n’aurai pas le courage d’insister. Après avoir reculé hier soir, et par pure faiblesse, devant cette pénible nécessité, il a bien fallu, ce matin, soumettre à ma sœur les propositions de sir Percival relativement à leur voyage de noces.

Pleinement convaincue que partout où elle irait je devais l’accompagner, la pauvre enfant, — car elle est encore enfant à bien des égards, — se montrait presque heureuse à l’idée qu’elle allait voir les merveilles de Florence, de Rome et de Naples. Quand il a fallu dissiper son illusion et la mettre face à face avec l’âpre et dure vérité, cela m’a saigné le cœur. J’ai dû lui dire qu’aucun homme ne tolère une rivalité, — non pas même une rivalité féminine, — dans les affections de la femme qu’il vient d’épouser : cela du moins (et quoi qu’il puisse en advenir plus tard) dans les premiers temps de leur union. J’ai dû l’avertir que, pour arriver à me faire vivre constamment auprès d’elle, il fallait à tout prix éviter les sentiments de jalousie et de méfiance que sir Percival ne manquerait pas de concevoir contre moi, si je lui apparaissais, au début de leur mariage, comme la confidente élue des plus intimes secrets de sa femme. Il a fallu distiller, goutte à goutte, dans ce cœur pur, dans cet esprit immaculé, l’amertume profanatrice de la sagesse mondaine ; tandis que, contre cette misérable tâche, se révoltaient les plus hauts et les meilleurs sentiments que j’aie en moi. C’en est fait, maintenant : cette rude, mais inévitable leçon, elle l’a reçue. Les naïves illusions de son enfance s’en sont allées, et c’est ma main qui lui a retiré ce vêtement virginal. Mieux vaut la mienne que celle de cet homme, — voilà toute ma consolation. Moi plutôt que lui, cela vaut mieux.

Donc, des deux propositions, c’est la première qu’on accepte. Ils iront en Italie ; et, avec la permission de sir Percival, je dois me préparer, dès qu’ils reviendront en Angleterre, à les rejoindre pour résider ensuite constamment sous leur toit. En d’autres termes, il faudra, pour la première fois de ma vie, solliciter une faveur personnelle, et la solliciter de celui-là même à qui je voudrais le moins, ici-bas, avoir une obligation quelconque. Soit, cependant. Pour Laura, je ferais encore bien autre chose.

« 2 décembre. » — Quand je me relis, je m’aperçois que je parle toujours de sir Percival en termes assez peu flatteurs. Vu le tour que les affaires ont pris, je dois et je veux déraciner en moi les préventions défavorables que j’ai conçues contre lui. Je ne saurais dire comment elles s’y sont formées tout d’abord. Au début de nos relations, elles n’existaient certainement pas. Est-ce la répugnance que Laura témoigne à devenir sa femme qui me monte ainsi contre lui ? Ou bien, sans le savoir, me serais-je laissée gagner par les préjugés, bien aisés à comprendre, de notre pauvre Hartright ? Ou bien encore serait-ce qu’en dépit des explications de sir Percival, et malgré la preuve que j’ai acquise de leur sincérité, cette lettre d’Anne Catherick m’a laissé un arrière-fond de méfiance dont je ne puis me défaire ? Je ne sais, et ne pourrais rendre compte des sentiments qui m’agitent encore. Une seule chose est bien certaine à mes yeux, c’est qu’il est de mon devoir, — doublement de mon devoir, à présent, — de ne point faire tort à sir Percival en me méfiant de lui sans raison. Si j’ai contracté l’habitude de le maltraiter invariablement, dans ce que j’écris ici de lui, je dois et veux rompre avec cette tendance indigne de moi, dussé-je, pour en venir là, clore mon « Journal » jusqu’à ce que le mariage ait eu lieu ! Je suis sérieusement mécontente de moi-même, — je n’écrirai plus d’aujourd’hui.

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« 16 décembre. » — Toute une quinzaine s’est écoulée sans que je rouvrisse ces pages. Voici assez longtemps que j’ai quitté mon « Journal, » pour le reprendre maintenant, j’espère, dans des dispositions plus saines et plus bienveillantes à l’égard de sir Percival.

Pas grand’chose à noter dans les deux semaines que nous venons de traverser. Les ajustements sont presque tous terminés, et on nous a envoyé de Londres les malles neuves destinées au voyage. La pauvre Laura ne me quitte guère de tout le jour ; et, la nuit dernière, comme nous ne pouvions dormir ni l’une ni l’autre, elle est venue se glisser dans mon lit pour y causer plus à l’aise. — « Je vais sitôt vous perdre, Marian ! disait-elle ; il faut bien profiter de vous pendant que je vous ai encore. »

On doit les marier à l’église de Limmeridge ; et, grâces au ciel, pas un de nos voisins ne sera invité à la cérémonie. Nous n’aurons que notre vieil ami M. Arnold, lequel viendra de Polesdean pour servir de père à la mariée ; l’oncle de Laura est d’une santé beaucoup trop fragile pour se hasarder à mettre le nez dehors, dans une saison aussi rude qu’elle l’est actuellement. Si je n’étais pas bien déterminée à n’envisager désormais que les côtés brillants de notre avenir, l’absence de tout homme de la famille, en ce moment décisif de la vie de Laura, me semblerait de mauvais augure et réveillerait mes inquiétudes. Mais j’en ai fini avec ces méfiances, ces pressentiments sinistres, — c’est-à-dire que j’ai renoncé à les consigner, les unes ou les autres, dans les pages de ce « Journal. »

Sir Percival doit arriver demain. Il proposait, dans le cas où nous tiendrions aux rigueurs de l’étiquette, d’écrire pour demander à notre ministre qu’il voulût bien le loger au prieuré pendant la courte période durant laquelle, avant la noce, il habitera Limmeridge. Dans les circonstances présentes, ni M. Fairlie, ni moi, n’avons jugé le moins du monde nécessaires tant de vaines formes et de cérémonies gênantes. Au fond de nos marécages déserts, et dans cette grande maison isolée, nous pouvons bien nous croire hors du rayon où les gens civilisés surchargent leur vie de trivialités convenues. J’ai donc écrit à sir Percival pour lui rendre grâces de son offre courtoise, et pour le prier de vouloir bien reprendre possession, à Limmeridge-House, des appartements qu’il y a toujours occupés.

« 17 décembre. » — Il est arrivé aujourd’hui, et m’a paru avoir l’air un peu fatigué, un peu inquiet ; il cause et rit cependant, comme un homme à qui nul souci ne pèse. Il apportait avec lui quelques présents réellement beaux, bijoux du meilleur goût, que ma sœur a reçus en toute bonne grâce, et, du moins en apparence, avec un calme parfait. L’unique symptôme par lequel se révèle, à mes yeux, le combat qu’elle se livre à elle-même pour garder de tels dehors, en ce temps d’épreuves, est la répugnance soudaine, bien extraordinaire chez elle, qu’elle manifeste pour la solitude. Au lieu de rester ou de rentrer sans cesse dans son appartement, ainsi qu’elle faisait naguère, elle semble craindre d’y demeurer seule. Aujourd’hui, par exemple, lorsque, après le « lunch », je suis montée pour prendre mon chapeau (nous allions nous promener), elle m’a, sans nécessité, servi d’escorte. En outre, avant le dîner, pendant notre toilette, elle a laissé ouverte la porte qui sépare nos deux chambres, pour pouvoir continuer à s’entretenir avec moi : — « Occupez-moi toujours, disait-elle ; arrangez-vous pour que j’aie toujours quelqu’un près de moi. Ne me laissez pas le temps de penser : c’est maintenant, Marian, tout ce que je vous demande… Ne me laissez pas le temps de penser ! »

Ce triste changement qui s’est fait en elle semble vraiment la rendre plus attrayante aux yeux de sir Percival. Il l’interprète, si j’en juge bien, dans un sens favorable à ses vœux. Il salue, comme un retour de sa beauté, comme un signe de sa gaieté renaissante, la rougeur fiévreuse qui colore ses joues, l’éclat fiévreux qui anime son regard. Aujourd’hui, au dîner, elle causait avec une vivacité, une insouciance si évidemment de commande, et contrastant d’une manière si blessante avec ses instincts naturels, que je brûlais, dans mon for intérieur, de lui imposer silence et de l’emmener. Le plaisir et la surprise de sir Percival semblaient, en revanche, défier toute expression. L’inquiétude que sa physionomie m’avait paru trahir au moment de son retour, s’était complètement dissipée ; et, même à mes yeux, il paraissait de dix ans plus jeune qu’il ne l’est réellement.

On ne saurait douter, — bien que je ne sache pas le voir moi-même, aveuglée par je ne sais quelle étrange perversité de goût, — on ne saurait douter que le futur de Laura ne soit un très-joli homme. La régularité des traits constitue, pour commencer, un des plus rares avantages personnels, — et il a les traits réguliers. Des yeux bruns, éclatants et vifs, sont encore, chez l’homme ou la femme, un attrait fort prisé, — il a les yeux bruns et très-brillants. La calvitie elle-même, lorsqu’elle ne dépouille que le haut du front (et il en est ainsi pour lui), sied plutôt à un homme, car elle développe sa tête et ajoute à l’expression intelligente de sa physionomie. La grâce et l’aisance des allures, la continuelle animation du geste, l’art de la conversation, secondé par toutes les ressources d’un esprit souple et alerte, — voilà, certes, d’incontestables mérites, et il les possède tous. M. Gilmore, à coup sûr, étranger comme il l’est au secret de Laura, devait à bon droit s’étonner qu’elle regrettât de s’être engagée. Tout autre, à la place de notre vieil ami, aurait éprouvé la même surprise. Moi-même, si on me sommait en ce moment, de signaler nettement les défauts que j’ai pu découvrir chez sir Percival, j’en pourrais seulement indiquer deux. Le premier, c’est son instabilité incessante et son humeur trop aisément excitable, — qui se peuvent attribuer assez naturellement à l’énergie exceptionnelle de son caractère. L’autre est sa manière brève, un peu âpre, un peu rude même, de parler aux domestiques, — ce qui, après tout, pourrait bien n’être qu’une mauvaise habitude. Non, je ne puis raisonnablement le contester, et je ne le contesterai pas, — sir Percival est un très-joli homme, un homme fort agréable. Là ! voilà qui est écrit ! à la fin !… et je suis charmée que ce soit fait.

« 18 décembre. » — Comme je me sentais, ce matin, fort abattue et fort ennuyée, j’ai laissé Laura tête à tête avec mistress Vesey, et je suis sortie seule pour une de ces courses de jour, en pleine campagne, que j’ai trop négligées en ces derniers temps. J’ai pris, au-dessus des marais, la route, bien aérée et toujours sèche, qui conduit du côté de Todd’s-Corner. Après une demi-heure de marche, j’ai vu, à ma grande surprise, arriver vers moi sir Percival, qui semblait venir de la ferme. Il allait d’un bon pas, faisant siffler sa canne en l’air, la tête haute comme d’habitude, et sa veste de chasse ouverte au vent. Quand nous nous rencontrâmes, il n’attendit pas les questions que j’allais lui adresser ; il me dit immédiatement qu’il était allé à la ferme, s’informer auprès de master ou mistress Todd’s si, depuis sa dernière visite à Limmeridge, l’un ou l’autre n’avait reçu aucune nouvelle d’Anne Catherick.

— Naturellement, dis-je, vous avez appris qu’ils n’en ont pas entendu parler.

— En effet, répondit-il ; et je commence à craindre sérieusement que nous n’ayons perdu les traces de cette femme. Pourriez-vous savoir, continua-t-il, me regardant au visage avec une attention particulière, si cet artiste, — monsieur Hartright, — est en état de nous donner quelques autres renseignements ?

— Depuis qu’il a quitté le Cumberland, répondis-je, il ne l’a point vue ; il n’a rien su de ce qu’elle devenait.

— Voilà qui est triste, dit sir Percival, dont le langage exprimait le désappointement, et qui, en même temps, par un contraste assez bizarre, avait l’air d’un homme qu’on tire de peine… Il est impossible de dire à quels malheurs aura échappé cette infortunée créature. Je suis, pour ma part, contrarié au-delà de toute expression de n’avoir pu, quelques efforts que j’aie faits pour cela, lui rendre les soins et la protection dont elle a un si urgent besoin…

Cette fois, il avait l’air contrarié pour tout de bon. Je lui adressai quelques mots de sympathie, et nous traitâmes ensuite d’autres sujets, tout en revenant ensemble au château. À coup sûr, cette rencontre de hasard, en pleine campagne, m’a montré son caractère sous un jour très-favorable. À coup sûr, il faisait preuve d’une singulière bienveillance et de bien peu d’égoïsme, en s’occupant ainsi d’Anne Catherick, presque à la veille d’être marié, et en faisant ce voyage à Todd’s-Corner, afin de s’informer d’elle, quand il aurait pu, bien plus agréablement, passer le même temps en compagnie de Laura. Puisqu’il n’a dû obéir, en tout ceci, qu’à des mobiles de pure charité, sa conduite, en de pareilles circonstances, témoigne de sentiments exceptionnellement bons, et mérite des éloges extraordinaires… Eh bien, soit !… je les lui décerne, ces éloges, — et qu’il n’en soit plus question !

« 19 décembre. » — Nouvelles découvertes dans cette inépuisable mine des vertus pratiquées par sir Percival.

J’ai abordé de loin, aujourd’hui, la proposition que je comptais lui faire de m’établir auprès de ma sœur lorsqu’elle sera revenue en Angleterre. Dès ma première insinuation à cet égard, il a saisi ma main par un geste chaleureux, m’affirmant que je venais justement de lui offrir ce qu’il comptait, de son côté, me demander comme une faveur. — « De toutes les sociétés que pût avoir sa femme, la mienne était celle qu’il désirait le plus vivement pouvoir lui assurer à jamais ; aussi me priait-il de croire qu’en lui proposant de vivre avec ma sœur, après leur mariage, sur le même pied qu’auparavant, je lui rendais un service dont il me serait éternellement reconnaissant. »

Lorsque je l’eus remercié, au nom de Laura comme au mien, des bontés qu’il avait ainsi pour toutes deux, nous en vînmes à parler de son voyage de noces, et de la société anglaise dans laquelle, à Rome, ma sœur allait se trouver présentée. Il me nomma plusieurs des amis qu’il s’attendait à rencontrer, durant cet hiver passé sur le continent. À une seule exception près, si j’ai bonne mémoire, c’étaient tous des compatriotes. Et l’exception unique était le comte Fosco.

Le nom du comte, ainsi mentionné, et la nouvelle que lui et sa femme doivent entrer en relations suivies, à l’étranger, avec nos nouveaux mariés, me présente pour la première fois, sous un jour tout à fait favorable, le mariage de Laura. Il aura pour résultat, selon toute apparence, d’apaiser les animosités de famille. Jusqu’ici, madame Fosco a voulu mettre en oubli ses devoirs de tante envers Laura, par suite de la rancune que lui avait laissée la conduite de M. Philip Fairlie dans cette vieille affaire du legs des dix mille livres. Elle sera forcée, désormais, de renoncer à cette ligne de conduite.

Sir Percival et le comte Fosco sont liés depuis longtemps par la plus étroite amitié ; il faudra nécessairement que de bons rapports s’établissent entre leurs femmes. Madame Fosco, avant son mariage, était une des plus impertinentes pécores que j’aie rencontrées jamais, — capricieuse, exigeante, et vaine de sa personne jusqu’au ridicule le plus absurde. Si le mari qu’elle s’est donné a pu la rappeler à elle-même, il mérite la reconnaissance de tous les membres de la famille, — et, pour commencer, il peut compter sur la mienne.

Je me prends à désirer vivement de faire connaissance avec le comte. C’est l’ami le plus intime qu’ait le mari de Laura, et, à ce titre, il m’inspire un profond intérêt. Ni Laura ni moi ne l’avons jamais vu. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il y a bien des années, sa présence fortuite sur les degrés de la « Trinita del Monte, » à Rome, empêcha sir Percival d’être volé et assassiné, le jour même où il reçut cette blessure à la main qui, l’instant d’après, eût pu être suivie d’une « coltellata » en pleine poitrine. Je me souviens aussi, qu’à l’époque où feu M. Philip Fairlie opposait tant d’objections absurdes au mariage de sa sœur, le comte lui écrivit à ce sujet une lettre fort mesurée, fort spirituelle, et qui, j’ai honte de le dire, demeura sans réponse. Voilà tout ce que je sais de l’ami de sir Percival. Je demande si jamais nous le verrons en Angleterre ; je me demande si j’aurai du goût pour lui.

Ma plume divague volontiers dans ces champs obscurs de l’avenir. Revenons aux faits actuels, toujours un peu moins chimériques. Il est certain que l’accueil fait par sir Percival à ma hasardeuse proposition de m’établir auprès de sa femme, a été mieux que bon, il a été presque tendre. Je crois pouvoir affirmer que le mari de ma sœur n’aura point à se plaindre de moi, si je marche dans la voie où je suis. Je l’ai déjà reconnu beau garçon, agréable causeur, sympathique aux malheureux, affectueusement bon à mon égard. En vérité ! c’est tout au plus si je me reconnais, dans ce rôle, si nouveau pour moi, d’amie dévouée à sir Percival.

« 20 décembre. » — Je déteste sir Percival ! je donne un démenti formel à ses airs de bonté. Je le considère comme parfaitement désagréable et de méchante humeur, et complètement étranger aux bons sentiments, aux ménagements délicats. Hier soir, nous arrivèrent les cartes destinées aux nouveaux mariés. Laura ouvrit le paquet, et, pour la première fois, lut gravé le nom qui va devenir le sien. Sir Percival, par dessus l’épaule de ma sœur, jeta un coup d’œil sur cette carte nouvelle qui, de miss Fairlie, a déjà fait, par avance, « lady Glyde », — puis il sourit avec une satisfaction d’égoïsme, — et murmura quelques mots à l’oreille de sa fiancée. Ce qu’il lui disait ainsi, je l’ignore, — Laura s’est refusée à me le répéter, — mais je la vis devenir tout à coup tellement pâle, que je la crus sur le point de s’évanouir. Lui ne prit seulement pas garde à cette subite altération : il semblait ne pas se douter, le barbare, que ses paroles eussent pu la peiner. Toutes mes animosités passées revécurent à l’instant même ; et les heures écoulées depuis ce moment ne les ont dissipées en rien. Je suis plus déraisonnable et plus injuste que jamais. En trois mots, — et comme ils coulent naturellement de ma plume ! — en trois mots, « je le déteste !… »

« 21 décembre. » — Est-ce que les anxiétés de ces temps d’épreuves m’ont un peu ébranlée ? Depuis quelques jours, j’écris ces impressions sur un ton léger, qui, Dieu le sait, rend bien mal ce qui se passe au fond de mon cœur, et qui, lorsque je relis mon « Journal », me semble une nouveauté blessante.

Peut-être ai-je subi la contagion de cette fièvre d’esprit qui, toute la semaine dernière, a semblé agiter Laura. S’il en est ainsi, l’accès m’a déjà quittée, et m’a laissée dans un singulier état d’esprit. Une idée persistante s’est imposée à moi, et depuis hier ne me quitte plus : c’est qu’il doit encore arriver quelque chose qui mettra obstacle au mariage. D’où me vient cette fantaisie bizarre ? Est-ce le résultat indirect de mes craintes pour l’avenir de Laura ? ou bien m’a-t-elle été suggérée, à mon insu, par l’instabilité, l’irritabilité toujours croissantes que je suis certaine d’avoir remarquées chez sir Percival, à mesure que, de plus en plus, le jour du mariage se rapproche ? Impossible de répondre à ces questions. Je sais que j’ai cette idée, — à coup sûr la plus étrange, vu les circonstances, qui soit jamais entrée dans la tête d’une femme ; — mais, tels efforts que je fasse, je ne puis en découvrir l’origine.

Cette dernière journée n’a été que confusion et ennuis. Comment puis-je me résoudre à la raconter ? Et, cependant, encore faut-il que j’écrive. Toute occupation me sera meilleure que l’éternel ressassement de mes tristes pensées.

La bonne mistress Vesey, que nous avons tous beaucoup trop négligée, beaucoup trop oubliée, dans ces derniers temps, a déjà, sans le vouloir, attristé notre matinée. Depuis des mois, elle fabriquait secrètement un grand châle, bien chaud, en laine des Shetland, pour son élève chérie ; — ouvrage d’une beauté remarquable, qu’on n’aurait jamais pu attendre d’une femme aussi âgée, et d’habitudes aussi indolentes.

C’est ce matin qu’elle a offert son cadeau, et notre pauvre Laura, dont le cœur est si chaud, la reconnaissance si prompte et si vive, n’a pu résister à son émotion, lorsque avec un tendre orgueil, cette vieille amie, si fidèle gardienne de l’enfant qui n’avait plus de mère, est venue poser sur ses épaules ce châle merveilleux. À peine avais-je eu le temps de les calmer toutes deux, et de sécher moi même mes yeux humides, que M. Fairlie m’a fait chercher, pour me régaler du long récit de toutes les précautions qu’il avait prises, pour s’assurer un peu de tranquillité pendant la journée des noces.

« La chère Laura » devra recevoir le présent qu’il lui offre, — une pauvre bague ornée, en guise de pierre précieuse, de quelques cheveux de cet oncle modèle ; elle porte, gravée à l’intérieur, je ne sais quelle insipide devise française sur « l’éternelle amitié », « les affinités de sentiments », etc. Donc « la chère Laura » recevra immédiatement de mes mains ce tribut de tendresse, afin qu’elle ait tout le temps de se remettre, et ne soit plus sous le coup de l’agitation produite par ce beau présent, lorsqu’elle comparaîtra devant M. Fairlie. « La chère Laura » devra lui rendre, ce soir, une petite visite et voudra bien ne pas « lui faire de scène ». « La chère Laura » une fois dans son costume de mariée, devra, demain matin, lui rendre une autre petite visite, et toujours avec cette recommandation, qu’elle veuille bien ne pas « lui faire de scène ». « La chère Laura » montera encore chez lui, pour la troisième fois, avant de quitter la maison ; mais elle aura soin de ménager la sensibilité de son oncle, en lui laissant ignorer « l’heure exacte » de son départ : surtout, pas de larmes ! — « Au nom de la pitié, chère Marian, au nom de ce qu’il y a de plus tendre, de plus délicieux dans le calme de la vie domestique, pas de larmes, je vous en conjure ! » Toutes ces niaiseries égoïstes, dans un pareil moment, m’avaient si fort exaspérée que j’aurais certainement administré à M. Fairlie, si « froissé » qu’il en pût être, les plus dures vérités qu’il ait entendues de sa vie ; par bonheur pour lui, M. Arnold arrivant de Polesdean, j’ai dû descendre, appelée à de nouveaux devoirs.

Le reste du jour ne saurait se décrire. Je crois que pas un habitant du château n’a pu se rendre compte de ce qui s’y passait. Mille petits incidents confus, entassés l’un sur l’autre, nous étourdissaient tous. Tantôt les toilettes, expédiées de Londres, et qu’on avait oubliées à leur arrivée ; tantôt des caisses à faire, à défaire, à refaire ; tantôt des présents, venus de près ou de loin, d’en haut ou d’en bas ; car nous avons des amis partout. Nous étions tous en l’air sans motif ; tous agités et nerveux dans l’attente du lendemain. Sir Percival, en particulier, ne pouvait plus, avec cette mobilité qui lui est propre, tenir cinq minutes au même endroit. Sa petite toux, aiguë et sifflante, le harcelait plus que jamais. Il n’a fait, toute la journée, qu’entrer et sortir : et, pris tout à coup d’une curiosité que je ne lui connaissais pas, il questionnait tout le monde, jusqu’aux étrangers venus au château pour quelque petit message. Ajoutez à tout ceci, une pensée, toujours présente à l’esprit de Laura et au mien, celle de notre séparation dans quelques heures, et la crainte, — dont nous ne parlions ni l’une ni l’autre, bien qu’elle nous hantât toutes deux, — que ce déplorable mariage se trouve, en fin de compte, l’erreur fatale de sa vie, le chagrin désespéré de la mienne. Pour la première fois, depuis tant d’années d’étroite et heureuse intimité, nous évitions presque de nous regarder l’une l’autre au visage, et nous nous sommes abstenues, par un muet accord, d’échanger un seul mot en particulier, pendant toute la soirée. Je ne saurais insister plus longtemps sur tout ceci. Quelque chagrin que l’avenir me garde, je retrouverai toujours dans ma mémoire cette journée du 21 décembre, comme la plus désolée, la plus malheureuse de toute ma vie.

J’écris ces lignes, seule dans ma chambre, et longtemps après minuit ; je les écris au sortir de la chambre de Laura, où je suis allée furtivement jeter un coup d’œil sur le joli petit lit blanc où elle repose ; — ce lit, qui a toujours été le sien, depuis la fin de sa toute première enfance.

Elle était là, ne se doutant guère que mon regard planait sur elle ; — calme, plus calme que je n’aurais osé l’espérer, mais non endormie. La faible lueur de la veilleuse me laissait voir que ses yeux n’étaient qu’à demi-fermés ; quelques larmes brillaient encore entre ses paupières. Mon petit souvenir, — une simple broche, — était posé sur la table, à côté de son lit, avec son livre de prières et le portrait de son père, cette miniature dont elle ne se sépare jamais. Abritée par son oreiller, je suis restée à la contempler, tandis qu’immobile sous mon regard, un bras et une main étendus sur le blanc couvre-pied, elle bougeait si peu, elle respirait si doucement, que la légère mousseline dont ses vêtements de nuit sont garnis ne s’agitait même pas ; — je suis restée à la contempler telle que je l’ai vue mille fois, telle que je ne la reverrai plus jamais, et je suis rentrée ensuite, à la dérobée, dans ma chambre solitaire. Chère bien-aimée ! avec toute votre richesse et toute votre beauté, quel isolement est le vôtre ! que vous avez peu de vrais amis ! Le seul homme qui donnât volontiers pour vous le sang de son cœur, est bien loin, balloté pendant cette nuit d’orage sur ces vastes mers, si effrayantes pour la pensée. Lui parti, que vous reste-t-il ? Pas de père, pas de frère, — pas une créature vivante, si ce n’est cette femme, sans ressources, vainement dévouée, qui trace ces lignes plaintives et veille près de vous jusqu’au matin, plongée dans un chagrin qu’elle ne peut adoucir, dans des appréhensions qu’elle ne peut vaincre. Oh ! quel dépôt, demain, sera remis aux mains de cet homme ! Si jamais il l’oublie, si jamais il faisait tomber un cheveu de sa tête !…

« Le 22 décembre, sept heures. — Matinée d’émotions et de désordre. Elle vient de se lever, — mieux et plus calme, au moment décisif, qu’elle ne l’était hier.

« Dix heures. » — Elle est habillée. Nous nous sommes embrassées, nous nous sommes promis l’une à l’autre de ne pas perdre courage. J’ai pu m’échapper un moment, et rentrer chez moi. Dans le tourbillon confus de mes pensées, je retrouve encore cette bizarre chimère d’un obstacle quelconque venant tout à coup entraver le mariage. Et « lui », aurait-il, par hasard, quelque idée de ce genre ? je le vois, de ma fenêtre, rôdant çà et là, d’une allure agitée, parmi les équipages rangés devant la porte. — Comment puis-je écrire de telles folies ?… Le mariage est désormais certain. Nous partons pour l’église dans moins d’une demi-heure…

Onze heures. — Tout est fini. Les voilà mariés.

Trois heures. — Ils sont partis ! J’ai tant pleuré que je n’y vois plus. Impossible d’en écrire davantage…

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ICI FINIT LA PREMIÈRE ÉPOQUE DU RÉCIT.