La Femme en blanc/I/Walter Hartright/15

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 137-152).
Première époque — Walter Hartright


XV


Comme nous tournions le coin du château, un cabriolet du chemin de fer remontait l’avenue. Miss Halcombe attendit, sur les marches du perron, l’arrivée du léger équipage ; alors elle s’avança pour serrer la main d’un vieux gentleman, qui sauta lestement à terre dès que le marchepied eut été abaissé. Tout ceci annonçait l’arrivée de M. Gilmore.

Je l’examinai, quand nous fûmes présentés l’un à l’autre, avec un intérêt et une curiosité que je pouvais à peine dissimuler. Ce vieillard allait, moi parti, demeurer à Limmeridge-House ; il allait écouter les explications de sir Percival Glyde ; c’était à son expérience que miss Halcombe aurait recours ; et, selon qu’il la conseillerait, elle trouverait, oui ou non, ces explications suffisantes, il devait rester jusqu’à ce que la question du mariage fût définitivement réglée ; et, si elle l’était dans un sens affirmatif, c’était sa main qui tracerait l’écrit en vertu duquel miss Fairlie se trouverait irrévocablement engagée. Même alors, — et je ne savais rien auprès de ce que j’ai su depuis, — le jurisconsulte de la famille m’inspirait un intérêt que je n’avais encore éprouvé pour aucun inconnu.

L’extérieur de M. Gilmore était exactement l’opposé de celui que la tradition attribue aux vieux avocats. Il avait le teint fleuri ; ses cheveux étaient un peu longs et soigneusement brossés ; ses habits, noirs de la tête aux pieds, lui allaient merveilleusement bien ; le nœud de sa cravate blanche était des plus réguliers ; ses gants de chevreau, couleur de bois, auraient pu se trouver, sans peur et sans reproche, sur les mains potelées et bien entretenues d’un ecclésiastique à la mode. Ses manières avaient toute la grâce formaliste, le raffinement courtois de la vieille école, avivés par la promptitude alerte et le sang-froid toujours présent d’un homme que sa profession oblige à tenir sans cesse prêt l’usage de toutes ses facultés. Un heureux tempérament, un optimisme servi par des circonstances favorables dès le début, une longue carrière, ensuite, d’honorable et confortable prospérité ; une vieillesse gaie, respectée de tous, — telles furent les impressions générales qui me restèrent de ma présentation à M. Gilmore : et je ne ferai que lui rendre justice, en ajoutant que nos relations ultérieures ne les ont modifiées en rien.

Je laissai le vieux gentleman et miss Halcombe entrer au château, et causer ensemble des affaires de la famille, sans être gênés par la présence d’un intrus. Ils traversèrent le vestibule pour se rendre dans le salon, tandis que, redescendant le perron, j’allai seul me perdre dans le jardin.

Les heures étaient comptées que je devais passer à Limmeridge-House : mon départ était irrévocablement fixé au lendemain matin ; je n’avais plus aucun rôle à jouer dans les investigations que la lettre anonyme avaient rendues nécessaires. En laissant mon cœur s’abandonner, pendant les courtes heures qui me restaient, à la triste douceur des adieux, je ne faisais donc de tort qu’à moi-même ; et, ces adieux, je les devais bien aux sites désormais inséparables, dans mes souvenirs, de ce rêve de bonheur et d’amour si rapide et si brusquement tranché.

Je tournai d’instinct dans cette allée tracée sous la fenêtre de mon atelier, où je l’avais vue, le soir d’avant, se promener avec son petit chien ; et je suivis le sentier que ses pieds chéris avaient si souvent foulé, jusqu’à la petite porte grillée de sa roseraie. L’hiver, maintenant, avait tristement dépouillé cette enceinte, naguère encore si riante. Les fleurs dont elle m’apprenait les noms, les fleurs que je lui apprenais à peindre, avaient toutes disparu, et les sentiers étroits qui se dessinaient en blanc à travers leurs massifs, — humides à présent et presque boueux — commençaient à verdir déjà.

Je poussai jusqu’à la charmille sous laquelle nous avions respiré ensemble la tiédeur parfumée des soirs d’août ; où nous avions admiré ensemble les innombrables combinaisons d’ombre et de lumière qui pommelaient la plaine étendue au-dessous de nous. Des branches gémissantes, les feuilles tombaient autour de moi, et l’atmosphère chargée d’émanations terreuses me gelait jusqu’à la moelle des os. En marchant toujours, je me trouvai hors de l’enclos, suivant cet étroit chemin entre deux haies, qui doucement montait vers les coteaux voisins. Le vieil arbre abattu au bord du sentier, et sur lequel nous nous étions si souvent assis pour nous reposer, était imbibé de pluie ; et la touffe de fougères et d’herbes que j’avais dessinée pour elle (s’abritant, devant nous, à l’ombre de cette vieille muraille rugueuse), s’était transformée en une flaque d’eau stagnante, au milieu de laquelle se dressait un îlot de plantes souillées de limon. J’arrivai au sommet de la colline, et contemplai de là le paysage que, dans des temps plus heureux, nous aimions tant à étudier. Le froid, la stérilité, l’avaient envahi ; — ce n’était plus le paysage dont j’avais gardé souvenance. « Sa » présence rayonnante ne l’éclairait plus ; à la brise passant sur la plaine immense ne se mêlaient plus les notes harmonieuses de sa voix. Justement en cet endroit où je contemplais le vaste horizon, elle m’avait parlé de son père, resté son dernier protecteur ; elle m’avait dit combien ils s’étaient aimés l’un l’autre, et avec quels regrets elle songeait encore à lui lorsqu’elle entrait dans certains appartements du château, ou lorsqu’elle reprenait telles occupations, tels passe-temps que, jadis, il partageait avec elle. La vue que j’avais eue sous les yeux en prêtant l’oreille à ses confidences intimes, et celle que, dans mon isolement, je contemplais aujourd’hui, était-ce réellement la même ? Sans regrets, je la quittai ; je revins, traversant les marécages et tournant les dunes jusqu’aux bords de la mer. Là blanchissait le ressac, écumant de colère, et bondissaient les vagues, multitude étincelante, — mais là aussi était l’endroit où je l’avais vue, du bout de son parasol, tracer sur le sable des lignes indécises ; l’endroit où nous étions restés assis l’un près de l’autre, où elle m’avait entretenu de moi et de mon pauvre intérieur, où elle m’avait adressé sur ma mère et ma sœur une foule de questions empreintes de cette délicatesse d’observation qui caractérise les femmes, où elle s’était demandé, avec un naïf étonnement, si jamais je renoncerais à mon célibat solitaire et libre, pour avoir à moi une épouse, une famille. Les flots et les vents avaient depuis longtemps effacé les traces d’elle que ces lignes auraient dû éterniser à mon gré. Je regardai dès lors, sans nul intérêt, la vaste monotonie des falaises, et ce lieu, consacré pour moi par le souvenir des heures radieuses que nous y avions perdues, me devint tout à coup inconnu, étranger, comme si j’étais déjà transporté dans une région qu’elle n’eût jamais habitée.

Le vide silence des grèves me glaçait le cœur. Je revins dans cette maison, dans ce jardin où, à chaque pas, quelque vestige me parlait d’elle.

Sur l’allée de la terrasse exposée au couchant, je rencontrai M. Gilmore. Il me cherchait, évidemment, car il hâta le pas dès que nous nous aperçûmes. Je n’étais pas dans une situation d’esprit qui me rendît particulièrement agréable de me rencontrer avec un inconnu. Mais cette conférence était à peu près inévitable, et je n’avais plus qu’à en tirer le meilleur parti possible.

— Vous arrivez fort à propos, me dit le vieux gentleman. J’ai, mon cher monsieur, deux mots à vous dire, et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je profiterai de l’occasion qui s’offre. Pour abréger les préliminaires, je vous dirai que miss Halcombe et moi nous venons de traiter certaines affaires de famille, — les affaires qui m’ont amené ici, — et, dans le cours de notre conversation, elle en est tout naturellement venue à me parler, tant de ces détails désagréables auxquels se rattache la lettre anonyme, que de la part, très-honorable et très-convenable, prise par vous dans ce qui a été fait jusqu’ici. Cette coopération, je le comprends à merveille, doit vous faire prendre un intérêt très-vif, qu’en d’autres circonstances vous n’auriez pas ressenti, à savoir en bonnes mains la direction de l’enquête par vous commencée. Soyez parfaitement tranquille sur ce point, mon cher monsieur ; cette enquête est désormais mon affaire.

— Vous êtes, sous tous les rapports, monsieur Gilmore, bien plus capable que moi de conseiller et d’agir en une matière si délicate. Jugeriez-vous indiscret de ma part de vous demander si vous avez arrêté la marche que vous comptez suivre ?

— En tant qu’on puisse l’arrêter dès à présent, monsieur Hartright, elle est arrêtée. Je compte envoyer une copie de la lettre, avec un exposé détaillé des circonstances y relatives, à l’avocat de sir Percival Glyde, un de mes confrères de Londres, que je connais quelque peu. Je garderai ici la lettre elle-même en original, pour la montrer à sir Percival Glyde, aussitôt son arrivée. J’ai déjà pourvu aux moyens de retrouver les deux femmes, en envoyant un des serviteurs de M. Fairlie, — un homme de confiance, — chargé de prendre des renseignements à la station. Il a tout l’argent nécessaire, des instructions très-détaillées, et, pour peu qu’il retrouve leur piste, il doit les suivre en quelque lieu qu’elles soient allées. C’est tout ce qui se peut faire jusqu’à lundi, jour où arrive sir Percival. Quant à moi, je ne doute pas qu’il ne donne immédiatement toutes les explications que l’on doit attendre d’un gentleman et d’un homme d’honneur. Sir Percival est placé fort haut, monsieur ; — sa position est éminente, sa réputation au-dessus de tout soupçon ; — je suis donc, quant au résultat, parfaitement rassuré ; parfaitement rassuré, je me plais à vous le dire. Ma vieille expérience m’apprend que pareilles choses arrivent quasi tous les jours. Lettres anonymes, — femmes malheureuses, — c’est le fait de notre triste état social. Je reconnais qu’il y a, dans ce cas particulier, quelques complications extraordinaires ; mais, abstraction faites d’icelles, rien de plus commun, de plus déplorablement commun, que le cas en lui-même.

— Malheureusement pour moi, monsieur Gilmore, je crains bien de ne pas l’envisager du même point de vue que vous.

— Naturel, mon cher monsieur, très-naturel !… Je suis un vieillard, et les choses m’apparaissent sous leur aspect pratique. Vous êtes un jeune homme, et vous vous attachez à ce qu’elles ont de romanesque. Ne disputons pas sur nos manières de voir. Mon métier me condamne à vivre dans une atmosphère de disputes, monsieur Hartright ; et je ne suis que trop enclin à m’y soustraire, quand je le puis, comme à présent. Attendons les événements, — attendons-les, mon cher monsieur !… Voici un charmant séjour !… La chasse y est-elle bonne ?… Probablement non ; — M. Fairlie ne fait pas garder sa terre, à ce que je crois… C’est égal, charmant séjour !… Société fort agréable !… Vous dessinez, monsieur Hartright ?… vous êtes peintre, à ce qu’on dit ?… Un talent qu’on voudrait avoir !… Quel genre cultivez-vous ?…

Nous retombâmes ainsi dans la conversation banale, — c’est-à-dire, pour être plus vrai, M. Gilmore causa, et je fis semblant de l’écouter. Mon attention était bien loin de lui et des sujets qu’il traitait avec une faconde surabondante. Mes deux dernières heures de promenade solitaire m’avaient laissé sous une influence encore active. J’avais arrêté dans mon esprit le projet de hâter mon départ. Pourquoi prolonger inutilement, fût-ce d’une minute, la dure épreuve des adieux ? À qui désormais ma présence pouvait-elle servir ? En continuant à séjourner plus longtemps dans le Cumberland, je perdais mon temps purement et simplement ; et comme aucune limite n’était fixée dans le congé que j’avais obtenu de mon patron, pourquoi ne pas en finir, et ne pas en finir à l’heure même.

Je m’y décidai. Il restait encore quelques heures de jour, et nulle raison n’existait pour m’empêcher de reprendre, dès cette après-midi même, la route de Londres. Je saisis donc le premier prétexte qui s’offrit à moi pour me défaire poliment de M. Gilmore, et rentrer aussitôt à la maison.

En remontant dans mon appartement, je rencontrai sur l’escalier miss Halcombe. Elle vit, à la hâte de mon allure, au changement de mes manières, que j’avais en vue quelque nouvel objet, et me demanda ce qui était arrivé.

Je lui fis connaître exactement, dans les termes que je viens d’employer, les motifs qui m’avaient fait songer à précipiter mon départ.

— Non, non, dit-elle, avec une insistance presque tendre ; quittons-nous comme des amis se quittent ; rompez avec nous le pain, une fois encore. Restez à dîner, restez, et tâchons de rendre la dernière soirée que nous passons ensemble aussi joyeuse, aussi pareille aux premières que nous pourrons y parvenir. Je vous le demande ; mistress Vesey, vous le demande aussi… Puis elle ajouta, non sans avoir hésité : — Laura se joint également à cette invitation…

Je promis alors de ne pas partir. Dieu sait que je ne voulais laisser, à aucune d’elles, même l’ombre d’une impression pénible.

Nulle part mieux que dans mon atelier, je ne pouvais attendre le signal du repas. Je ne descendis que quand la cloche eut sonné le dîner.

De toute cette journée je n’avais pas adressé la parole à miss Fairlie, — je ne l’avais pas même aperçue. Notre première rencontre, au moment où j’entrai dans le salon, fut une rude épreuve pour son sang-froid et pour le mien. Elle, aussi, voulait faire de son mieux pour rappeler, en cette dernière soirée, le temps qui n’était plus, — et qui jamais ne devait renaître. Elle avait mis celle de ses toilettes que naguère j’admirais le plus, — une robe de soie bleu foncé, garnie avec un goût original, d’une dentelle ancienne ; elle vint au-devant de moi, tout aussi empressée que jamais ; elle me donna la main avec cette innocente et franche bonne volonté du temps où nous étions si heureux. Mais ses doigts, ces doigts glacés qui tremblaient, mêlés aux miens ; ces joues pâles, au centre desquelles brillait, comme plaquée, une espèce de tache rouge et brûlante ; ce faible sourire qui s’efforçait de naître sur ses lèvres, et peu à peu s’éteignait sous mon regard, me dirent assez au prix de quelle abnégation elle parvenait à conserver de calmes dehors. Si mon cœur eût pu l’envelopper d’une plus forte étreinte, je l’aurais aimée, à ce moment-là, mieux que jamais je ne l’avais aimée jusqu’alors.

M. Gilmore nous fut d’un grand secours. Il était d’une humeur charmante, et mena la conversation avec un entrain sans égal. Miss Halcombe le secondait résolument, et je suivais, de mon mieux, l’exemple qu’elle me donnait ainsi. Ces yeux si tendres, dont j’avais si bien appris à interpréter l’expression dans ses nuances variées et mobiles, s’étaient tournés vers moi, dès le début du dîner, m’apportant une prière muette, mais irrésistible. « Aidez ma sœur ! » semblait dire ce doux visage inquiet ; « aidez ma sœur, et vous m’aiderez aussi. »

Le dîner se passa fort bien ; du moins toutes les apparences furent sauvées. Quand les dames se furent levées de table, et que nous restâmes seuls, M. Gilmore et moi, dans la salle à manger, un nouvel incident s’offrit pour occuper notre attention, et me fournir l’occasion de garder pendant quelques minutes un silence dont j’avais besoin afin de me calmer. Le domestique envoyé à la recherche d’Anne Catherick et de mistress Clement, revint au rapport, et fut immédiatement introduit dans la salle à manger.

— Eh bien ! dit M. Gilmore, qu’avez-vous découvert ?

— J’ai découvert, monsieur, répondit cet homme, que les deux femmes ont pris ici, à notre station, des billets pour Carlisle.

— Naturellement vous êtes parti pour Carlisle, sachant une fois ceci ?

— En effet, monsieur ; mais je regrette de vous dire que je n’ai pu trouver, plus loin, aucune trace des deux voyageuses.

— Vous avez pris vos renseignements au chemin de fer ?

— Oui, monsieur.

— Aux différentes auberges ?

— Oui, monsieur.

— Et vous avez laissé au bureau de police un exposé de faits que j’avais rédigé pour vous ?

— Je l’ai remis, monsieur.

— Eh bien ! mon ami, vous avez fait tout ce que vous pouviez ; et j’ai fait, moi, tout ce que je pouvais. Jusqu’à nouvel ordre, par conséquent, les choses resteront où elles en sont… Nous avons joué nos atouts, monsieur Hartright, continua le vieux gentleman, quand le domestique se fut retiré. Du moins, pour l’instant, ces dames ont mieux manœuvré que nous, et nous n’avons plus maintenant qu’à espérer, pour lundi prochain, l’arrivée ici de sir Percival Glyde… Voyons !… ne remplirai-je plus votre verre ?… Voilà ce que j’appelle une bonne bouteille de Porto, — un vieux vin, robuste, qui réconforte… J’en ai pourtant de meilleur au fond de ma cave…

Nous rentrâmes au salon, dans ce salon où j’avais passé les plus heureuses soirées de ma vie ; dans ce salon où, lorsque celle-ci serait passée, je ne devais plus « la » revoir jamais !… Depuis que les jours avaient raccourci, depuis que le temps était devenu froid, l’aspect de cette pièce était changé. Les portes vitrées donnant sur la terrasse étaient closes maintenant et masquées d’épaisses portières. Au lieu de cette douce pénombre du crépuscule, dans laquelle, d’ordinaire, nous restions assis en causant, le brillant éclat des lampes éblouissait aujourd’hui mon regard. Tout était changé ; — au-dedans comme au-dehors, tout était changé.

Miss Halcombe et M. Gilmore étaient assis à la table de jeu ; mistress Vesey s’était retirée au fond de son fauteuil accoutumé. Dans l’emploi de « leur » soirée ; aucune gêne, aucune contrainte ; et la remarque même que j’en fis me rendait plus pénible l’emploi de la mienne. Je vis miss Fairlie arrêtée près du coffre à musique. Le temps avait été où je serais allé l’y joindre. J’attendais, irrésolu, ne sachant ni où aller ni que faire. Elle jeta de mon côté un prompt regard, prit tout à coup dans les rayons un morceau de musique, et, d’elle-même, vint à moi.

— Vous jouerai-je une de ces petites mélodies de Mozart que vous aimez tant ? me demanda-t-elle en ouvrant la musique avec une précipitation nerveuse, et parlant les yeux baissés.

Avant que j’eusse pu la remercier, elle alla d’un pas rapide s’asseoir au piano. Près de l’instrument, le fauteuil où j’avais l’habitude de m’établir restait vide. Elle frappa quelques accords, — puis, se retournant, jeta un regard vers moi, — puis ramena ses regards vers sa musique.

— Ne voulez-vous plus de votre ancienne place ? dit-elle, parlant avec un brusque effort et très-bas.

— Pour ce dernier soir, je puis donc la prendre ? répondis-je.

Elle ne répliqua point ; elle semblait vouloir donner toute son attention à la musique, — une musique qu’elle savait par cœur, et que cent fois, naguère, elle m’avait joué sans ouvrir le livre. Je ne pus me douter qu’elle m’avait entendu, je ne pus me douter qu’elle s’apercevait de ma présence auprès d’elle, qu’en voyant s’effacer les couleurs de la joue exposée à mes regards, et une pâleur livide s’épandre peu à peu sur tout ce beau visage.

— Votre départ me fait beaucoup de peine, dit-elle d’une voix à peine perceptible, et ses yeux demeuraient fixés sur la musique avec un redoublement d’attention, et ses doigts volaient sur les touches du piano avec une énergie fiévreuse, que jusque-là je n’avais jamais remarquée en elle.

— Je me rappellerai ces bonnes paroles, miss Fairlie, longtemps après que la journée de demain aura commencé,… aura fini.

Son pâle visage pâlit encore et sembla, se détournant, éviter mon regard.

— Ne parlons point de demain, dit-elle. Laissons la musique nous entretenir de cette soirée, et dans une langue plus expressive que la nôtre…

Ses lèvres tremblaient ; il s’en envola un faible soupir qu’elle essaya vainement d’arrêter au passage. Ses doigts hésitaient sur le piano ; une fausse note lui échappa, en voulant se reprendre, elle se troubla davantage, et finit par laisser tomber ses mains avec un mouvement de dépit. Miss Halcombe et M. Gilmore, de la table de jeu où ils étaient assis, lui jetèrent un regard étonné. Jusqu’à mistress Vesey, sommeillant au fond de sa bergère, que réveilla la brusque interruption de la musique, et qui s’informa de l’accident arrivé.

— Vous jouez le whist, monsieur Hartright me demanda miss Halcombe, jetant un regard significatif sur la place que j’occupais.

Je savais ce qu’elle voulait dire ; je savais qu’elle avait raison ; et je me levai tout aussitôt pour aller m’asseoir à la table de jeu. Au moment où je quittais le piano, miss Fairlie tourna une page de la musique, et, frappant les touches d’une main plus sûre :

— Je la jouerai, dit-elle (et son jeu s’accentua jusqu’à devenir presque passionné) pour ce dernier soir, je la jouerai !

— Allons ! mistress Vesey, dit miss Halcombe, M. Gilmore et moi sommes las de l’écarté… Faisons un whist !… M. Hartright sera votre partner.

Le vieil avocat sourit d’un air railleur. Il avait déjà l’avantage et venait de retourner un roi. Aussi attribuait-il évidemment le soudain changement de jeu organisé par miss Halcombe, à l’aversion que les dames professent toujours pour les parties où elles sont en perte.

Le reste de la soirée s’écoula, sans une parole, sans un regard « d’elle. » Elle resta au piano ; je restai à la table de whist. Elle jouait sans s’arrêter, — comme si elle cherchait dans la musique un refuge contre elle-même. Parfois, ses doigts appuyaient sur les notes avec un ralentissement doux, plaintif et tendre, d’une tristesse et d’un charme inexprimables ; ils faiblissaient aussi parfois et trompaient sa volonté, ou bien erraient machinalement sur le piano, comme si la tâche qu’ils accomplissaient leur était un ennui et une fatigue. Mais s’ils variaient, s’ils flottaient en quelque sorte, dans l’expression qu’ils donnaient à la musique, jamais ils ne fléchirent dans leur résolution de jouer jusqu’au bout. Elle ne se leva du piano qu’au moment où nous allions tous nous retirer.

Mistress Vesey était la plus près de la porte et fut la première à m’offrir la main.

— Je ne vous reverrai plus ! Monsieur Hartright, dit la vieille dame ; je suis vraiment fâchée que vous me quittiez. Vous avez été très-bon et très-attentif. Attentions et bontés ne sont jamais perdues quand elles s’adressent à une femme de mon âge. Je vous souhaite, monsieur, toute sorte de bonheurs. Recevez mes meilleurs adieux !

M. Gilmore venait ensuite.

— J’espère, monsieur Hartright, que l’avenir nous garde quelque occasion de faire plus amplement connaissance… Vous êtes parfaitement sûr, n’est-il pas vrai, que cette petite affaire n’est pas tombée en mauvaises mains ?… Oui, oui, cela va sans le dire… Bonté divine, comme il fait froid !… Ne restez pas ainsi devant cette porte… « Bon voyage ! » mon cher monsieur, « bon voyage ! » comme disent les Français.

Suivit miss Halcombe.

— Demain matin, à sept heures et demie, dit-elle ; puis, se penchant vers moi et parlant très-bas, elle ajouta : — J’ai su et j’ai vu plus que vous ne croyez… Votre conduite, ce soir, vous a valu mon amitié pour la vie.

Miss Fairlie venait la dernière. En prenant sa main, et en songeant à la matinée qui allait suivre, je n’osai me hasarder à lever les yeux sur elle.

— Il me faut partir de très-bonne heure, dis-je ; je serai donc bien loin, miss Fairlie, avant…

— Non, non ! interrompit-elle précipitamment ; pas avant que je sois sortie de chez moi. Je descendrai déjeuner avec Marian. Je ne suis pas assez ingrate, assez oublieuse de ces trois mois.

Ici, la voix lui manqua ; sa main étreignit doucement la mienne, — puis la laissa retomber soudain ; — avant que j’eusse pu dire : « Bonne nuit ! » elle avait disparu.

J’arrive rapidement à la fin de ces souvenirs ; — j’y arrive sans pouvoir l’éviter, comme j’arrivai à l’aurore de cette dernière matinée où j’allais quitter Limmeridge-House.

Il était tout au plus sept heures et demie quand je descendis ; — toutes deux, pourtant, m’avaient devancé à la table du déjeuner. Dans cet air glacé, à ces clartés voilées, dans ce morne silence matinal qui enveloppait encore le château, nous nous assîmes, nous trois, tâchant de manger, tâchant de causer. Mais ces efforts que nous faisions pour garder certains dehors d’étiquette, n’avaient rien que de pénible et de vain. Aussi me levai-je bientôt pour y mettre un terme.

Miss Halcombe, qui était la plus près de moi, saisit la main que je tendais à toutes deux ; Miss Fairlie, alors, se détournant tout à coup, quitta la salle à pas pressés.

— Cela vaut mieux, dit miss Halcombe, quand la porte se fut refermée, — cela vaut mieux pour vous et pour elle…

Il s’écoula un moment avant que je pusse parler ; — n’était-il pas dur de la perdre ainsi, sans un mot, sans un regard d’adieu ? Je me contraignis, pourtant ; j’essayai de prendre congé de miss Halcombe dans les termes les plus convenables ; mais toutes ces formules d’adieu, que je cherchais vainement, aboutirent à une seule phrase.

— Ai-je mérité que vous m’écriviez ?… Ce fut là tout ce que je pus dire.

— Vous avez mérité, noblement mérité tout ce que je pourrai faire pour vous, aussi longtemps que nous vivrons l’un et l’autre. Quelle que soit la fin de tout ceci, vous en serez certainement informé.

— Et si jamais je pouvais encore vous être utile, n’importe comment et n’importe quand… lorsque tout souvenir de ma présomption et de ma folie sera effacé…

Je ne pus rien ajouter. La voix me manqua, et mes yeux se mouillèrent en dépit de moi-même.

Elle me prit par les deux mains, — elle les pressa dans une forte et virile étreinte, — ses yeux noirs brillèrent, — son teint brun s’anima de teintes enflammées, — sa physionomie énergique s’embellissant des purs reflets de la générosité qui échauffait son âme.

— Oui, dit-elle, je me fierai à vous si jamais cette heure sonne ; je me fierai à vous comme à « mon » ami et à « son » ami, comme à « mon » frère et à « son » frère…

Elle s’arrêta, elle m’attira vers elle, l’intrépide et noble créature, et, comme ma sœur eût pu le faire, toucha mon front de ses lèvres… M’appelant ensuite par mon nom de baptême :

— Dieu vous protège, Walter, me dit-elle : demeurez ici, et calmez-vous ; j’aime mieux pour tous deux ne pas rester avec vous. C’est du balcon que je vous verrai partir…

Elle quitta la salle. Je me détournai vers la fenêtre, où je n’avais en face de moi qu’un paysage d’automne, triste et désert ; — j’y restai pour maîtriser mes sensations, avant de quitter, moi aussi, cette salle, et de « la » quitter à jamais.

Une minute s’était écoulée, — peut-être, mais j’en doute, un peu plus d’une minute, — lorsque j’entendis la porte se rouvrir doucement, et le frissonnement d’une robe de femme, traînant sur le tapis, se rapprocha de mon côté. Mon cœur battait violemment lorsque je me retournai. De l’autre extrémité de la galerie, miss Fairlie venait à moi.

Elle s’arrêta, hésitante, quand nos yeux se rencontrèrent et lorsqu’elle vit que nous étions seuls. Puis, avec ce courage que les femmes perdent si souvent dans les petites occasions et si rarement dans les grandes, elle continua de marcher vers moi, singulièrement pâle et tranquille, traînant après elle une de ses mains sur la table le long de laquelle elle avançait, et dans l’autre main, pendante à son côté, tenant un objet que me cachaient les plis de son vêtement.

— Je suis allée dans le salon, me dit-elle, pour chercher ceci. Ce sera un souvenir de votre visite ici, et des amis que vous y laissez… Vous aviez trouvé, quand je le fis, que mes progrès étaient très-marqués, — et j’ai pensé que vous aimeriez…

En détournant la tête, elle m’offrit, à ces mots, une petite esquisse, toute de sa main, représentant le pavillon d’été où nous nous étions vus pour la première fois. Le papier qu’elle me tendit tremblait dans sa main ; — il tremblait dans la mienne, lorsque je l’eus reçu d’elle.

Je craignais d’exprimer ce que je sentais ; — je répondis seulement : — Jamais ce souvenir ne me quittera ; il sera, toute ma vie, mon trésor le plus cher. J’en suis bien reconnaissant… et je vous sais bien bon gré de ne pas m’avoir laissé partir sans vous dire adieu.

— Oh ! dit-elle naïvement, comment cela se pouvait-il, après tant d’heureux jours passés ensemble !

— Ces jours ne reviendront jamais, miss Fairlie ; — ma route et la vôtre sont séparées par des abîmes. Mais si une occasion se présentait où mon dévouement de cœur et d’âme pût vous donner un instant de bonheur, vous épargner un instant de chagrin, voudrez-vous ne pas oublier le pauvre professeur de dessin dont vous avez reçu les leçons ? Miss Halcombe a promis de se fier à moi ; — voudrez-vous aussi me faire cette promesse ?…

Dans ces beaux yeux bleus, au bon regard, et derrière les larmes dont ils commençaient à se gonfler, brilla, légèrement voilée, la mélancolie des adieux.

— Je le promets, dit-elle d’une voix brisée. Oh ! ne me regardez pas ainsi !… Je vous le promets du fond du cœur…

Me risquant un peu plus près d’elle, je lui tendis la main.

— Bien des amis vous ont voué leur affection, miss Fairlie. Votre bonheur à venir est l’objet chéri de bien des espérances. Ne puis-je dire, au moment de nous quitter, qu’il est aussi l’objet le plus cher aux miennes ?…

D’abondantes larmes coulaient le long de ses joues. Elle appuya sur la table une main tremblante, pour se soutenir, tandis qu’elle me donnait l’autre. Je la pris dans les miennes, — je l’y tins captive. Ma tête s’inclina sur cette main, mes larmes la mouillèrent, mes lèvres allèrent s’y poser, — non par un élan d’amour (oh ! non ; à cet instant suprême ce n’était pas de l’amour !), mais dans cette agonie du désespoir qui s’abandonne lui-même.

— Pour l’amour de Dieu, laissez-moi ! dit-elle d’une voix affaiblie.

Ainsi s’échappa, dans ces quelques mots suppliants, la révélation du secret de son cœur. Ces mots, je n’avais pas le droit de les entendre, je n’avais pas le droit d’y répondre ; au nom de sa faiblesse sacrée, ces mots m’interdisaient de rester auprès d’elle. Tout était fini. Je laissai aller sa main ; je n’ajoutai pas une parole. Les pleurs qui m’aveuglaient la dérobaient à mes yeux, et, pour la voir une dernière fois, je dus les sécher à la hâte. Ce regard me la montra comme affaissée dans un fauteuil, posant ses deux bras sur la table, et sur eux abaissant sa belle tête avec un mouvement d’inexprimable fatigue. Ce regard fut le dernier ; la porte s’était refermée sur elle. — l’abîme de la séparation s’était ouvert entre nous, — l’image de Laura Fairlie n’était déjà plus qu’un souvenir du passé.

FIN DU RÉCIT DE HARTRIGHT.