La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/01

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 242-261).
Deuxième époque — Marian Halcombe


I


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Blackwater-Park, Hampshire.

« 11 juin 1850. » — Six mois à se rappeler, — six longs mois de solitude depuis que Laura et moi nous nous sommes quittées.

Combien de jours ai-je encore à attendre ?… Un jour seulement ! Demain, 12, les voyageurs reviennent en Angleterre. C’est à peine si je puis regarder comme vrai le bonheur qui m’arrive ; à peine si je puis croire que les vingt-quatre heures qui vont s’écouler absorberont la dernière journée de séparation entre Laura et moi.

Elle et son mari ont passé l’hiver en Italie, et ensuite ils ont parcouru le Tyrol. Ils reviennent, en compagnie du comte Fosco et de sa femme, qui se proposent de s’établir dans les environs de Londres, et ont promis de passer l’été à Blackwater-Park, avant de choisir définitivement une résidence. Pourvu que Laura revienne, peu importe qui revient avec elle. Sir Percival peut bien, s’il lui plaît, remplir sa maison de la cave au grenier, à condition que sa femme et moi nous l’habiterons ensemble.

En attendant, me voici établie à Blackwater-Park, « l’antique et intéressante demeure » (c’est le « Guide » du comté qui s’exprime ainsi) de sir Percival Glyde, baronnet, — et le futur séjour (je me permets d’ajouter ceci) de la pauvre Marian Halcombe, fille à marier, mais non mariable, maintenant établie dans un commode petit boudoir, une tasse de thé à côté d’elle, et embrassant du même coup d’œil tous ses domaines terrestres, méthodiquement rangés à ses pieds ; — savoir, trois malles et un sac de nuit.

Je quittai hier Limmeridge, ayant reçu, la veille, la délicieuse lettre que Laura m’avait écrite de Paris. Jusque-là je ne savais encore si je les rejoindrais à Londres ou dans le Hampshire : mais cette dernière lettre m’a informée que sir Percival se proposait d’aborder à Southampton, et de revenir tout droit dans sa maison de campagne. Il a dépensé tant d’argent à l’étranger, qu’il n’en a plus assez pour défrayer les dépenses de sa vie à Londres, pendant le reste de la saison ; aussi a-t-il décidé, par économie, qu’il passerait tranquillement, à Blackwater, tout l’été et tout l’automne. Laura me paraît avoir bien assez de changement et de perpétuelle excitation ; elle se complaît dans la perspective de la vie calme et retirée que lui ménage la prudence de son mari. Quant à moi, je me sens toute disposée à être heureuse avec elle, n’importe où. Nous voilà donc, pour commencer, parfaitement satisfaits les uns des autres, chacun à sa façon particulière.

J’ai couché à Londres, la nuit dernière, et m’y suis trouvée retenue si longtemps, ce matin, par une foule de visites et de commissions, que je suis arrivée à Blackwater seulement après la tombée de la nuit.

À en juger d’après les vagues impressions que j’ai pu recevoir jusqu’ici, ce séjour est de tout point le contraire de Limmeridge.

Le château est situé sur un terrain absolument plat ; on le dirait emprisonné, — je dirai presque suffoqué, d’après mes idées, puisées dans le nord de l’Angleterre, — par les plantations qui l’entourent. Je n’ai vu personne encore, si ce n’est le domestique mâle qui m’a ouvert la porte et la femme de charge qui m’a très-poliment conduite jusqu’à ma chambre, et, plus tard, m’y a servi elle-même mon thé. J’ai un joli petit boudoir et une chambre à coucher, au fond d’un long corridor du premier étage. Les domestiques et quelques-unes des chambres d’amis sont au second ; le rez-de-chaussée comprend toutes les pièces servant à l’usage commun. Je n’en ai encore vu aucune, et ne sais rien du château, sauf qu’on donne cinq cents ans à l’une de ses ailes ; qu’il était jadis entouré de fossés ; et qu’il tire son nom, « Blackwater[1] » d’un lac situé dans le parc.

Onze heures viennent justement de sonner, solennelles et faisant songer aux apparitions, du haut d’un beffroi dominant le milieu du château, et que j’avais remarqué en arrivant. Un gros chien de garde, réveillé sans doute par le son de la cloche, aboie et gémit, en bâillant, dans quelque recoin invisible. J’entends le bruit des pas, répété par l’écho des corridors intérieurs, et le choc du fer produit par les verrous et les barreaux des portes que l’on ferme. Les domestiques vont évidemment se coucher. En ferai-je autant ?

Non : — je ne suis pas assez endormie. Que dis-je, endormie ? Il me semble que je ne pourrai plus jamais fermer les yeux. La simple pensée que je vais revoir demain ce cher visage, entendre cette voix bien connue, entretient constamment chez moi une sorte de fièvre. Si seulement j’avais les privilèges, dévolus au sexe masculin, je me ferais amener immédiatement le meilleur cheval que le maître de céans ait dans ses écuries, et j’essaierais d’un galop de nuit, dans la direction de l’est, à la rencontre du soleil levant, — un long galop, sans trêve, sans relâche, qui, pendant des heures et des heures, me forcerait à déployer tout ce que j’ai d’énergie ; — quelque chose comme la fameuse fuite de l’illustre Dick Turpin, ce héros de grande route[2]. Mais, n’étant rien qu’une femme condamnée pour la vie à la patience, à l’étiquette et aux cotillons, je dois respecter les préjugés de la femme de charge, et me calmer, si je puis, par quelque procédé moins efficace et plus convenable.

Je ne saurais songer à lire ; — un livre fixerait difficilement mon attention. Essayons d’appeler, à force d’écrire, la fatigue d’abord, le sommeil ensuite. Mon « Journal », dans ces derniers temps, a été fort négligé. Voyons ce que je pourrais me rappeler, — placée comme je le suis, au seuil d’une nouvelle existence, — des personnes et des événements, des chances diverses et des changements de situation, survenus pendant ces derniers six mois, — ce long, ce vide et ennuyeux intervalle qui me sépare du jour où Laura s’est mariée.

Walter Hartright est en première ligne dans mes souvenirs ; quand défile devant moi le cortège fantastique de mes amis absents, c’est lui qui marche en tête des autres. J’ai reçu de lui quelques lignes, écrites après le débarquement de l’expédition dans le Honduras ; elles étaient plus gaies, elles exprimaient plus d’espérances que ses lettres antérieures. Un mois ou six semaines plus tard, j’ai lu je ne sais quel extrait d’un journal américain où était décrit le départ de ces aventuriers, au début de leur voyage dans l’intérieur. On les a perdus de vue à leur entrée dans une forêt vierge, mystérieux désert où chacun d’eux pénétrait, la carabine à l’épaule et le bagage sur le dos. Depuis ce moment, tout vestige d’eux a été perdu pour le monde civilisé. Je n’ai pas reçu de Walter une ligne de plus, et je n’ai pas trouvé dans les journaux un seul paragraphe qui donnât la moindre nouvelle de l’expédition.

La même impénétrable et décourageante obscurité enveloppe le destin et les aventures d’Anne Catherick, aussi bien que de sa compagne, mistress Clement. Ni de l’une ni de l’autre, on ne sait rien. On ignore si elles sont encore dans le pays ou à l’étranger, vivantes ou mortes. Même le « solicitor » de sir Percival a perdu toute espérance, et abandonné complètement les poursuites dont cette pauvre fugitive était l’objet.

Notre excellent ami, M. Gilmore, a vu bien tristement interrompre l’activité assidue qu’il déployait dans sa profession. Au commencement du printemps, l’effrayante nouvelle nous est arrivée qu’on l’avait trouvé sans connaissance devant son bureau, et qu’une attaque d’apoplexie était, au dire des médecins, la cause de cet évanouissement. Il se plaignait depuis longtemps de plénitude et d’oppression dans la tête ; et le docteur qui le soigne l’avait mis en garde contre les conséquences probables de sa persistance à travailler, du matin au soir, comme s’il était encore un jeune homme. Le résultat de sa désobéissance, à cet égard, c’est qu’il lui est, aujourd’hui, formellement interdit de mettre le pied dans son cabinet, pour le moins d’ici à la fin de l’année, et qu’il lui faut s’imposer un grand repos de corps, une paix d’esprit absolue, en changeant du tout au tout sa manière de vivre. En conséquence, les affaires dont il avait la direction seront désormais conduites par son associé ; et lui-même, pour le présent, parcourt l’Allemagne, en visite chez quelques parents établis dans ce pays, où ils font le commerce. Ainsi se trouve perdu pour nous, — perdu provisoirement, je le désire et l’espère avec ardeur, — un autre véritable ami, un conseiller digne de toute confiance.

La pauvre mistress Vesey est venue avec moi jusqu’à Londres. Nous ne pouvions l’abandonner toute seule, à Limmeridge, du moment où Laura et moi n’habitions plus le château ; et nous avons réglé qu’elle vivra désormais avec une sœur cadette, non mariée, qui tient une école à Clapham. Elle viendra, cet automne, visiter son élève, — je pourrais presque dire sa fille adoptive. J’ai eu soin de conduire moi-même, jusqu’à destination, l’excellente vieille dame ; et je l’ai remise, saine et sauve, aux soins de sa parente ; la perspective de revoir Laura, d’ici à quelques mois, suffira parfaitement pour la maintenir calme et heureuse.

Quant à M. Fairlie, je ne crois pas me rendre coupable de la moindre injustice à son égard, en le regardant comme tout à fait soulagé par le départ des femmes qui encombraient sa maison. Croire que sa nièce lui manque serait tout simplement absurde ; — il laissait passer fréquemment des mois entiers sans demander à la voir ; — et, pour ce qui me concerne, ainsi que mistress Vesey, je prends la liberté de traduire les belles phrases qu’il nous a faites sur son « désespoir » de nous voir partir, par une confession naïve du secret plaisir que nous lui faisions en le débarrassant de nos personnes. Son dernier caprice a été d’entretenir chez lui deux photographes incessamment occupés à reproduire, par les procédés de leur art, tous les trésors de curiosité qui font son orgueil. Une collection complète de ces images héliographiques doit être offerte à la « Mechanics’ Institution » de Carlisle : elle sera montée sur le plus beau papier Bristol et avec de belles inscriptions à l’encre rouge, bien voyantes, sous chaque reproduction. — « La « Madone et l’enfant », de Raphaël. Propriété de Frederick Fairlie, esq, » Ou bien : — « Monnaie de cuivre du temps de Tiglath Pileser. Propriété de Frederick Fairlie, esq. » Ou bien encore : — « Eau forte de Rembrandt », exemplaire unique, connu dans toute l’Europe sous le nom de la « Tache », à cause de la petite bavoche d’imprimerie que l’on remarque à l’angle de la gravure, et qui n’existe dans aucun autre exemplaire. Estimée trois cents guinées. Propriété de Frederick Fairlie, esq. ». Avant mon départ du Cumberland, il y avait déjà, par douzaines, des photographies de cette espèce, décorées d’inscriptions analogues ; et il en restait encore à exécuter par centaines. Avec cette nouvelle préoccupation, M. Fairlie s’est assuré du bonheur pour toute une longue série de mois ; et les deux infortunés photographes prendront leur part du martyre social que, jusqu’ici, l’oncle de Laura n’infligeait qu’à son valet de chambre.

Voilà tout ce que j’ai à dire des personnages et des événements qui, dans mes souvenirs, occupent la première place. Qu’ajouterais-je, à présent, sur le compte de la personne qui occupe la première place dans mon cœur ? Tandis que j’écrivais ces lignes, Laura n’a pas cessé un seul instant de m’être présente. Voyons, avant de clore mon « Journal », pour ce soir, ce que j’ai à relater d’elle, pendant les derniers six mois.

Je n’ai pour me guider que ses lettres, et, sur le plus important des sujets que puisse élucider notre correspondance, il n’est pas une de ses lettres qui jette la moindre clarté.

La traite-il avec bonté ? Est-elle plus heureuse à présent que lorsque, le jour de ses noces, elle s’arracha de mes bras ? Je ne lui ai jamais écrit sans lui adresser, plus ou moins directement, et tantôt d’une façon, tantôt de l’autre, ces deux questions essentielles ; mais, sur ce point seulement, toutes mes lettres sont restées sans réponse, ou bien elle y répondait comme si mes questions n’avaient trait qu’à l’état de sa santé. Elle m’informe, encore et encore, qu’elle va parfaitement bien ; que les voyages lui sont très-bons ; que, pour la première fois de sa vie, elle passe l’hiver sans prendre de rhumes ; — mais je ne trouve nulle part un seul mot me disant clairement que son mariage a cessé de lui être odieux, et que le souvenir du 22 décembre ne réveille en elle aucun amer sentiment de repentir ou de regret. Elle ne prononce le nom de son mari, dans ses lettres, que comme celui d’un ami voyageant avec eux et chargé de tout régler sur la route. « Sir Percival » a fixé notre départ à tel jour ;… « Sir Percival » a décidé que nous prendrions tel chemin… Parfois, mais très-rarement, elle écrit « Percival, » tout court ; — neuf fois sur dix, elle lui donne son titre.

Je ne vois pas que les habitudes ou les opinions de son mari aient déteint sur elle en quoi que ce soit. La transformation morale qui, d’ordinaire, s’accomplit par degrés, après son mariage, chez une jeune femme éminemment susceptible d’impressions nouvelles, ne paraît pas avoir eu lieu chez Laura. Elle traite, en écrivant, de ses pensées, de ce qu’elle éprouve au milieu des merveilles qui passent sous ses yeux, exactement comme si elle s’adressait à quelque tierce personne, et si elle voyageait avec moi, au lieu d’être accompagnée par son mari. Je n’aperçois nulle part la moindre preuve qu’une sympathie quelconque se soit établie entre eux. Alors même qu’elle laisse de côté ses voyages, pour s’occuper de la vie qu’elle doit mener en Angleterre, ses calculs ont trait à son avenir, comme sœur de Marian Halcombe, et une singulière obstination lui fait négliger ce même avenir comme femme de sir Percival. Dans tout ceci, nulle plainte en sourdine qui me donne à craindre que son mariage l’ait rendue absolument malheureuse. Non, Dieu merci, l’impression générale que m’a laissée notre correspondance, ne m’amène pas à une conclusion aussi navrante. Je constate seulement une tristesse engourdie, une indifférence immuable, lorsque, cessant de l’envisager en sœur, comme jadis, je cherche, au moyen de ses lettres, à me la figurer dans son nouveau rôle de femme mariée. En d’autres termes, c’est toujours Laura Fairlie qui m’a écrit, pendant les derniers six mois, — et jamais je n’ai vu apparaître lady Glyde.

Le silence étrange qu’elle observe au sujet du caractère et de la conduite de son mari, elle le garde aussi résolument dans le petit nombre de passages où ses dernières lettres mentionnent le nom du comte Fosco, l’ami intime de sir Percival.

Sans que j’en sache au juste la raison, il paraît que le comte et sa femme, à la fin du dernier automne, durent brusquement modifier leurs plans et partirent pour Vienne, au lieu de se rendre à Rome, où sir Percival, à son départ d’Angleterre, espérait encore les trouver. Ils n’ont quitté Vienne qu’au printemps, et sont venus, jusque dans le Tyrol, rejoindre nos nouveaux mariés, qui s’en revenaient dans leur pays. Laura s’est montrée assez communicative au sujet de madame Fosco, et m’assure que j’aurai de la peine à reconnaître sa tante, le mariage ayant produit en elle une multitude d’heureux changements ; elle est, paraît-il, beaucoup moins tracassière et beaucoup plus spirituelle qu’autrefois. En revanche, au sujet du comte Fosco (il m’intéresse bien plus que sa femme), Laura est d’une circonspection, d’un mutisme provocants. Elle me dit seulement qu’il « l’intrigue », et ajourne le détail de l’impression qu’il produit en elle, au temps où, l’ayant vu moi-même, j’aurai pu me former une opinion sur lui.

À mon sens, c’est là, pour le comte, un mauvais coup de cloche. Ma sœur a conservé, bien plus intacte qu’elle ne l’est en général chez les grandes personnes, cette faculté subtile des enfants qui leur sert à démêler, d’instinct, un ami ; et si j’ai raison de penser que sa première impression n’a pas été favorable au comte Fosco j’ai grand’peur de prendre en méfiance, à peine l’aurai-je dévisagé, cet « étranger de distinction. » Mais, patience, patience, patience ; cette incertitude-là et bien d’autres, n’ont pas longtemps à durer. La journée de demain mettra tous mes soupçons en bonne voie d’être éclaircis, un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Minuit vient de sonner, et après un coup d’œil jeté par ma fenêtre ouverte, je me rassois pour clore ce long paragraphe.

La nuit est calme, étouffante et sans lune ; les étoiles sont rares et ternes. Les arbres qui, de tous côtes, bornent la vue, noirs et solides comme on les voit à distance, ressemblent à une grande muraille de rochers. J’entends au loin le faible coassement des grenouilles ; et les échos de la grande horloge vibrent encore, dans l’atmosphère immobile, longtemps après que le marteau a cessé de frapper. Je ne sais quelle mine Blackwater-Park peut avoir, en plein jour. Vu de nuit, il ne me plaît guère.

« 12 juin. » — Journée d’investigations et de découvertes, — journée plus intéressante, pour bien des raisons, que je n’aurais osé l’espérer.

J’ai naturellement commencé mon inspection par le château.

Le corps principal de l’édifice date du temps de cette femme si étrangement surfaite, la reine Élisabeth. Au rez-de-chaussée, se prolongent à l’infini deux lourdes galeries, aux plafonds surbaissés, courant parallèlement l’une à l’autre, et que semble rendre plus obscures, plus tristes, une collection de hideux portraits de famille, — tous et chacun desquels j’aimerais à mettre ou feu. Les appartements du premier étage, au-dessus des deux galeries, sont assez tolérablement entretenus, mais on y loge très-rarement. La femme de charge si polie qui me servait de guide, offrait de me les montrer ; ajoutant, toutefois, que « je les trouverais peut-être un peu mal en ordre ». Mon respect pour la propreté de mes jupes et de mes bas, dépasse infiniment celui que je puis avoir pour n’importe quelle chambre à coucher du temps de la reine Élisabeth ; aussi ai-je positivement refusé l’exploration de ces régions supérieures, où j’aurais risqué parmi la poussière et les toiles d’araignée, la fraîcheur de ma toilette. La femme de charge me dit alors : — « Je suis bien de votre avis, miss ; » et très-certainement elle m’estimait la femme la plus sensée qu’elle eût rencontrée depuis longtemps.

Voilà pour ce qui concerne le bâtiment principal. À ses deux extrémités, deux ailes figurent. Celle de gauche (en arrivant au château), maintenant à demi-ruinée, formait autrefois toute l’habitation, et fut bâtie au quatorzième siècle. Un des ancêtres maternels de sir Percival, — je ne me rappelle plus lequel, n’importe, — à l’époque de la susdite reine Élisabeth, vint y clouer, à angle droit, ce qui est aujourd’hui le principal corps de logis. La femme de charge m’assura que l’architecture de « l’aile ancienne », tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, faisait l’admiration des bons juges en cette matière. En y regardant de plus près, j’ai découvert que ces bons juges, pour exercer leur sagacité sur cette magnifique vieillerie, avaient dû bannir de leur esprit toute crainte inspirée par l’humidité, les ténèbres et les rats. Dans ces circonstances, je n’hésitai pas à m’avouer « un très-mauvais juge » ; et je proposai d’adopter, pour « l’aile ancienne », la marche déjà suivie à l’égard des chambres à coucher du temps d’Élisabeth ; — « Je suis bien de votre avis, miss, » répéta la femme de charge encore une fois, tout en laissant percer dans ses regards, comme naguère, l’admiration que lui inspirait mon bon sens naturel.

Nous allâmes ensuite du côté de l’aile droite, bâtie du temps de Georges II, et pour compléter sans doute le tohu-bohu architectural de Blackwater-Park.

C’est la portion du château réellement habitable, et dont on a réparé, décoré à nouveau les intérieurs pour le compte de Laura. Mes deux chambres, comme au reste toutes celles qu’on peut offrir le plus décemment, se trouvent au premier étage ; et le rez-de-chaussée comprend le salon, la salle à manger, une pièce pour les réunions du matin, une bibliothèque, enfin un joli petit boudoir pour Laura, — le tout fort élégamment ornementé, dans le goût brillant de l’époque, et meublé à profusion de ces charmants petits riens qui constituent le luxe moderne. Toutes ces pièces ne sont en aucune façon aussi vastes, aussi bien aérées que celles où nous habitons à Limmeridge : en somme, cependant, on y peut vivre. Lorsque j’entendais parler de Blackwater-Park, j’avais redouté ces antiques fauteuils où l’on est si mal, ces grands miroirs ternis dans lesquels on a si mauvaise mine, ces tentures chancies et grasses ; enfin, ces incommodités de l’ameublement des temps barbares, qu’entassent si volontiers chez eux les gens à qui le sentiment du confortable a été refusé. Ces gens-là, par parenthèse, tiennent peu de compte des égards dus à l’amitié. Heureusement, je m’étais trompée, et je constate, avec un soulagement inexprimable, que le dix-neuvième siècle, faisant irruption dans l’étrange séjour où je suis appelée à vivre, a banni la crasse du « bon vieux temps », si peu nécessaire au bien-être de la vie quotidienne.

Je flânai toute la matinée, en partie dans les appartements du rez-de-chaussée, en partie au-dehors, dans la grande cour carrée, comprise entre les trois faces du château et la haute grille, percée de portes, qui en protège l’accès. Un grand bassin circulaire, entouré de granit, et dont le centre est occupé par un monstre allégorique fondu en plomb, forme le milieu de cette cour. Le bassin est abondamment garni de poissons argentés ou dorés, et une large ceinture du plus fin gazon sur lequel j’aie jamais marché, en dessine le contour. J’y suis restée, du côté de l’ombre, avec assez d’agrément, jusqu’à l’heure du « luncheon » ; et, ensuite, prenant mon grand chapeau de paille, j’ai commencé, aux douces et chaudes clartés du soleil, mon exploration du domaine.

Le plein jour m’a confirmée dans l’idée conçue la nuit dernière, qu’il y a beaucoup trop d’arbres à Blackwater. Ils étouffent littéralement le château. La plupart sont jeunes et plantés trop près les uns des autres. Je me figure qu’il y aura eu sur toute la propriété, avant qu’elle n’échût à sir Percival quelque coupe « à blanc », nécessitée par des embarras pécuniaires, et que le propriétaire nouveau, inquiet et mécontent, aura voulu dissimuler en toute hâte par des plantations aussi rapides et aussi denses que possible. En regardant autour de moi, devant la maison, j’ai remarqué, à ma gauche, un grand parterre, et j’ai dirigé de ce côté mon voyage de découvertes.

Examiné de plus près, ce jardin s’est trouvé être assez médiocre, mal garni et mal tenu. Je n’ai fait que le traverser, j’ai ouvert un petit guichet dans la palissade qui le clôt, et me suis trouvée dans une plantation d’épicéas.

Une jolie allée, sinueuse et tracée avec art, me dirigeait parmi ces arbres ; et l’expérience que j’ai acquise dans le Nord m’apprit bientôt que j’approchais de ces terrains sablonneux où pousse la bruyère. Après avoir fait un demi-mille ou plus, me croyant toujours au milieu des sapins, j’arrivai à un point où l’allée tournait brusquement ; le vide se fit tout à coup autour de moi, et jetant les yeux sur le grand espace ouvert qui m’apparaissait ainsi, je me trouvai au bord de ce lac de Blackwater, qui, je l’ai dit, donne son nom au château.

Le sol, en pente au-dessous de moi, n’était que sable sur toute son étendue, et c’est à peine si quelque rare monticule couvert de bruyères, en déguisait, par endroits, la stérilité monotone. Le lac lui-même montait autrefois, bien évidemment, jusqu’à l’endroit où je m’étais arrêtée, mais une déperdition graduelle lui a ôté peu à peu environ les deux tiers de son étendue primitive. Dans les bas-fonds, à un quart de mille environ de l’endroit où j’étais, je voyais ses eaux, lourdes et stagnantes, divisées en flaques et en petits étangs par des joncs et des roseaux emmêlés, ou bien encore par de petites élévations de terrain restées à nu. Sur la rive la plus écartée de moi, les arbres, formant derechef un épais rideau, arrêtaient net le regard et projetaient leur ombre noire sur les eaux basses et immobiles. En descendant vers le lac, je constatai que le terrain, du même côté, était détrempé, marécageux, surchargé d’herbes luxuriantes et de saules à la pâle écorce. L’eau, suffisamment limpide du côté ouvert et sablonneux où donnait le soleil, ressemblait, — sur la rive opposée où elle reposait plus profonde, surplombée par ses bords fangeux couverts de buissons et d’arbres enchevêtrés, — à quelque poison épais et noir. À mesure que j’avançais dans la direction des marécages, les grenouilles coassaient, tout à coup réveillées, et les rats, tantôt s’échappant de cette eau sombre, tantôt y rentrant sans le moindre bruit, semblaient participer de sa nature fantastique. J’aperçus, à moitié submergée, l’épave pourrie d’un vieux bateau sens dessus dessous ; un pâle rayon de soleil, se glissant par quelque trouée du bois, posait une sorte de tache lumineuse sur les planches restées à sec, et un serpent venu là pour se réchauffer, y roulait, dans une immobilité perfide, ses anneaux mouchetés. De près comme de loin, le spectacle que j’avais sous les yeux suggérait les mêmes impressions pénibles d’abandon et de ruine ; le glorieux état du ciel d’été qui dominait le tableau ne semblait qu’ajouter à la profondeur obscure, à la stérilité repoussante de cet endroit désert, sur lequel il brillait en vain. Je revins sur mes pas, regagnant les hauteurs couvertes de bruyères, et, laissant de côté l’allée où j’avais d’abord marché, je me dirigeai vers une vieille hutte de bois toute délabrée, qui s’élevait à la limite de la plantation d’épicéas et qui, jusqu’alors, n’avait pas attiré mon attention absorbée par la vaste et sauvage perspective qu’offrait le lac. En approchant de la hutte, je m’aperçus qu’elle avait jadis servi d’embarcadère, et qu’ensuite on avait essayé de la transformer en une sorte de tonnelle rudimentaire où on avait installé un banc, quelques tabourets et une table, le tout en bois de sapin mal dégrossi. J’entrai là-dedans pour m’asseoir un instant, me reposer et reprendre haleine.

Je n’y étais pas depuis plus d’une minute, lorsqu’il me sembla tout à coup que le bruit de ma respiration, un peu plus fort parce que j’étais essoufflée, avait quelque part, à mes côtés, un écho singulier. Je prêtai pendant un moment une oreille attentive, et j’entendis un souffle bas, pénible, saccadé, qui semblait monter à moi de dessous le siège même où j’étais assise. Je ne suis pas de ces femmes nerveuses qu’une bagatelle met en l’air ; mais, dans cette occasion, prise d’un effroi subit, je me trouvai tout à coup debout, — j’appelai, — je ne reçus pas de réponse, — je fis honte au courage qui me manquait, — et je regardai sous le banc…

Là, accroupie et roulée dans l’angle le plus éloigné, gisait, sous la forme d’un petit chien abandonné, — d’un épagneul tacheté de noir et de blanc, — l’innocente cause de ma terreur. Cet animal poussa un faible gémissement, lorsque, l’ayant bien regardé, je l’appelai à moi, mais il n’en bougea pas davantage. J’écartai le banc pour l’examiner de plus près. Les yeux de la pauvre petite bête prenaient rapidement cette apparence vitreuse qui annonce l’approche de la mort, et il y avait des taches de sang, le long de ses côtes, sur son poil blanc et soyeux. La misère d’une pauvre créature muette, faible, abandonnée, est sûrement un des plus tristes spectacles que notre monde puisse offrir. Aussi doucement qu’il me fut possible, je pris ce malheureux chien dans mes bras, et relevant autour de moi le devant de ma robe, je lui improvisai une sorte de hamac. Ce fut de cette façon que, lui épargnant de mon mieux la souffrance, et abrégeant autant que possible la durée du voyage, je rapportai la pauvre bête au château.

Comme je ne trouvai personne sous le vestibule, je montai immédiatement chez moi ; j’arrangeai pour le chien une espèce de couchette au moyen d’un de mes vieux châles, et finalement je sonnai pour qu’on vînt à mon aide. Une fille de service, des plus épaisses et des plus grasses que l’on puisse inventer, accourut à ce signal, dans un état de stupidité gaie qui aurait poussé à bout la patience d’un saint. Une large grimace, ce qu’elle prenait pour un sourire, s’inscrivit sur l’informe embonpoint de ses joues, quand elle vit, étendu à terre, l’animal blessé.

— Que voyez-vous là de risible ? lui dis-je avec autant de colère que si elle eût été à mon service. Savez-vous, par hasard, à qui est ce chien ?

— Non, miss, pour sûr et certain, je n’en sais pas le premier mot… Elle en resta là, et regarda la blessure que l’épagneul avait au flanc ; — tout à coup une nouvelle idée vint éclairer sa physionomie, — et montrant la plaie avec un sourire de satisfaction : — C’est Baxter dit-elle… c’est certainement Baxter qui a fait cela !…

Elle m’exaspérait tellement, que je l’aurais volontiers régalée d’une paire de soufflets… — Baxter ?… lui dis-je ; quelle est la bête brute que vous appelez Baxter ?…

Plus joyeuse que jamais, cette fille grimaça de plus belle… — Bénédiction du ciel, miss ! Baxter est le garde-chasse ; et quand il trouve des chiens étrangers courant la forêt, il tire dessus. C’est le devoir du garde, miss… Je crois bien que ce chien va mourir… C’est bien là le coup qu’il a reçu, pas vrai ?… c’est de la façon de Baxter, j’en réponds… et il ne fait que son devoir, miss…

Je me sentais assez de malice au cœur pour souhaiter intérieurement que Baxter eût tiré sur la fille de service, au lieu de tirer sur le chien. Et comme il était tout à fait inutile d’attendre de cette personne épaisse et de dure écorce, aucun secours en faveur du pauvre animal qui agonisait à nos pieds, je la priai de m’aller chercher la femme de charge, avec tous les compliments requis par l’usage. Elle sortit exactement comme elle était venue, souriant d’une oreille à l’autre. Au moment où la porte se referma sur elle, cette créature se répétait à demi-voix : — C’est Baxter qui l’a fait, et c’est la consigne de Baxter… Voilà ce que c’est.

La femme de charge, personne intelligente et suffisamment élevée, monta par précaution un peu d’eau chaude et un peu de lait. Elle n’eut pas plus tôt vu le chien étendu à terre, qu’elle tressaillit et changea de couleur.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, ce doit être le chien de mistress Catherick !

— Vous dites ? lui demandai-je, stupéfaite au dernier point.

— De mistress Catherick… On croirait que vous la connaissez, miss Halcombe ?

— Non, pas personnellement… mais j’ai entendu parler d’elle. Habite-t-elle ici ? A-t-elle reçu des nouvelles de sa fille ?

— Non, miss Halcombe. Elle est venue ici pour en demander.

— Quand donc ?

— Hier seulement. Elle prétend avoir entendu dire qu’une étrangère, dont le signalement répond à celui de sa fille, a été vue dans notre voisinage. Aucun rapport de ce genre n’est arrivé jusqu’ici ; et, dans le village, quand j’y ai fait faire enquête pour le compte de mistress Catherick, il ne circulait aucun bruit de ce genre ; mais bien certainement elle avait amené, en venant ici, ce pauvre petit chien que j’avais remarqué, galopant autour d’elle, quand elle s’en est allée. Je suppose qu’il se sera égaré dans les plantations, et on lui aura tiré dessus. En quel endroit l’avez-vous trouvé, miss Halcombe ?

— Dans la vieille hutte qui a vue sur le lac.

— Ah ! c’est bien cela… C’est la limite des plantations, et le pauvre animal s’y sera traîné, je suppose, comme sous l’abri le plus proche ; c’est assez la coutume des chiens quand ils se sentent frappés à mort. Si vous voulez humecter ses lèvres avec le lait, miss Halcombe, je laverai le sang coagulé qui colle les poils au bord de la plaie. Mais je crains bien qu’il ne soit trop tard pour lui venir en aide. On peut essayer, cependant…

Mistress Catherick ! Ce nom tintait encore à mes oreilles, comme lorsque la femme de charge, en le prononçant, m’avait si bien prise à court. Tandis que nous donnions nos soins au chien blessé, les avertissements de Walter Hartright me revinrent, mot pour mot, à la mémoire. « Si jamais Anne Catherick se trouve sur votre chemin, mettez à profit cette occasion, miss Halcombe, un peu mieux que je ne l’ai fait ! » La trouvaille de l’épagneul agonisant m’avait déjà fait découvrir la visite de mistress Catherick à Blackwater-Park, et cet événement pouvait conduire à quelque chose de plus. Je résolus de ne pas perdre la chance nouvelle qui m’était offerte, et d’en tirer autant de renseignements que possible.

— Ne disiez-vous pas que mistress Catherick habitait quelque part dans ces environs ? demandai-je à la femme de charge.

— Vraiment non, répondit-elle ; sa résidence est à Welmingham, tout à fait à l’autre bout du comté, à vingt-cinq milles d’ici, pour le moins.

— Je suppose que vous connaissez mistress Catherick depuis quelques années ?

— Tout au contraire, miss Halcombe : je ne l’avais jamais vue avant sa visite d’hier. Naturellement, je la connaissais de nom, ayant entendu parler des bontés de sir Percival pour sa fille, qu’il s’était chargé de faire soigner, comme vous le savez peut-être. Mistress Catherick n’a pas les manières de tout le monde, mais elle a l’air tout à fait respectable. Elle m’a paru étrangement déconcertée quand elle a découvert qu’il n’y avait aucun fondement, — aucun, du moins, que personne d’entre nous ait pu vérifier, — aux bruits qui couraient sur le passage de sa fille dans nos environs.

— Je m’intéresse assez à mistress Catherick, continuai-je, prolongeant de mon mieux la conversation. J’aurais voulu arriver ici quelques jours plus tôt, afin de m’y trouver, hier, quand elle est venue. Est-elle restée longtemps avec vous ?

— Mais oui, dit la femme de charge. Et je crois qu’elle serait restée plus longtemps encore, si on ne m’avait appelée pour répondre à un gentleman dont je ne sais pas le nom, et qui venait s’informer du jour exact où sir Percival devait être ici. Mistress Catherick, dès qu’elle eut entendu la domestique me dire de quoi il s’agissait, se leva et partit immédiatement. En s’éloignant, elle me déclara qu’il n’était pas nécessaire de raconter sa démarche à sir Percival. J’ai trouvé que c’était là une assez étrange recommandation, surtout adressée à une personne comme moi, dont la responsabilité n’admet pas de pareils mystères…

Je trouvai, moi aussi, la recommandation fort bizarre. Sir Percival m’avait certainement donné à croire, dans nos entretiens à Limmeridge, que la plus parfaite confiance existait entre lui et mistress Catherick. S’il en était ainsi, pourquoi voulait-elle lui cacher la visite qu’elle venait de faire à Blackwater-Park ?

— Probablement, remarquai-je, m’apercevant que la femme de charge attendait de ma part une opinion quelconque sur les derniers mots de mistress Catherick, — probablement elle a pensé qu’en apprenant sa visite, sir Percival, à qui cette démarche devait rappeler que l’enfant perdue n’a pas encore été retrouvée, en serait inutilement tourmenté. A-t-elle beaucoup parlé de ceci ?

— Fort peu, répondit la femme de charge. Elle m’a surtout entretenu de sir Percival, en m’accablant de questions sur les pays où il vient de voyager et sur la jeune lady dont il a fait sa femme. J’ai cru remarquer qu’elle était aigrie et mécontente, plutôt qu’affligée, de ne pas trouver ici, comme elle l’espérait, quelques traces de sa fille fugitive. « J’y renonce », tels sont les derniers mots que je me souviens de lui avoir entendu dire : « j’y renonce, madame, et la tiens pour tout à fait perdue. » Après quoi, elle a recommencé ses questions sur lady Glyde, s’informant si elle était belle, jeune, bien portante, aimable, gracieuse… Ah ! mon Dieu !… je savais bien que cela finirait par là… Voyez, miss Halcombe !… notre pauvre animal est enfin hors de peine !…

Le chien, effectivement, était mort. Il avait poussé un faible cri, une convulsion passagère avait agité ses membres, juste au moment où ces mots, « bien portante, gracieuse, » s’échappaient des lèvres de la femme de charge. Le passage de la vie à la mort s’était accompli avec une soudaineté saisissante, — et la seconde d’après, nous n’avions plus en nos mains que le cadavre insensible du pauvre animal !…

Il est huit heures. Je viens de dîner en bas, toute seule, mais servie en grand apparat. Le soleil couchant promène ses lueurs d’incendie sur cette espèce d’océan d’arbres que je vois de ma fenêtre ; et je reprends mon « Journal » uniquement pour tromper l’impatience que j’éprouve en ne voyant pas arriver nos voyageurs. D’après mes calculs, ils devraient déjà être ici. Quel silence, quel abandon, autour de ce grand château, enveloppé comme il l’est dans le calme somnolent de la soirée ! Mon Dieu ! combien s’écoulera-t-il encore de minutes avant celle où j’entendrai les roues de la voiture, et où je descendrai quatre à quatre pour me jeter dans les bras de Laura !

Et ce malheureux petit chien ! je n’aurais pas voulu que ma première journée à Blackwater-Park fût ainsi marquée par une mort, — même par celle d’un pauvre chien vagabond.

Welmingham, — je vois, en relisant ces notes, que Welmingham est le nom de l’endroit habité par mistress Catherick. J’ai encore en ma possession le billet par lequel elle répondait à la lettre que sir Percival m’obligea d’écrire au sujet de l’infortunée que cette femme a pour fille. Un de ces jours, si je trouve une occasion favorable, j’emporterai ce billet avec moi, par manière de présentation, et verrai ce que je puis tirer d’une entrevue personnelle avec mistress Catherick. Je ne comprends pas son désir de tenir sa visite ici cachée à sir Percival ; et je ne suis pas convaincue, comme la femme de charge semble l’être, qu’Anne Catherick n’est pas, après tout, dans notre voisinage. Qu’aurait dit Walter Hartright de cette nouvelle complication ? Malheureux et cher Hartright ! déjà me font faute, et ses loyaux avis, et son aide toujours prête.

Bien certainement, j’ai entendu quelque chose… N’était-ce qu’un bruit de pas sur l’escalier ?… Non ! ce sont bien les fers des chevaux ; je reconnais le bruit des roues…



  1. « Blackwater, » Eau-Noire. — « N. du T. »
  2. Allusion à un épisode bien connu des fastes du brigandage anglais. Dick Turpin, sur sa fameuse jument, « Black-Bess, » franchit, en vingt-quatre heures, poursuivi par les constables, la distance qui sépare les deux villes de Londres et d’York. Harrison Ainsworth a décrit avec talent cette course effrénée dans son roman de Jack-Sheppard. « N. du T. »