La Femme en blanc/II/Relation de Walter Hartright

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 120-127).


V


RELATION DE WALTER HARTRIGHT.


Au commencement de l’été de 1850, moi et ceux de mes compagnons qui survivaient encore, nous quittâmes, pour revenir au pays, les déserts et les forêts de l’Amérique centrale. Arrivés sur la côte, nous prîmes passage pour l’Angleterre. Notre navire fit naufrage dans le golfe du Mexique ; je fus du petit nombre de ceux qu’épargna la mer. C’était la troisième fois que j’échappais à un danger de mort : la mort par maladie, la mort de la main des Indiens, la mort au sein des flots, je les avais vues de très-près toutes les trois ; à toutes les trois j’avais été soustrait.

Les naufragés survivants furent secourus par un navire américain, frété à destination de Liverpool. Ce navire arriva au port le 13 octobre 1850. Nous débarquâmes assez tard dans l’après-midi, et j’arrivai à Londres le même soir.

Ces pages ne sont pas destinées à rappeler mes courses errantes ou les dangers que j’ai pu courir loin de mon pays. Les motifs qui m’avaient entraîné loin de lui et de mes amis sont déjà connus. De cet exil volontaire, je reviens, ainsi que je l’avais demandé au ciel, ainsi que je l’avais espéré, ainsi que j’y avais compté, un homme nouveau. Je m’étais retrempé dans les eaux d’une autre existence. À la rude école du danger et des crises sans cesse renaissantes, ma volonté s’était fortifiée, mon cœur s’était affermi, mon intelligence s’était formée à compter sur elle-même. J’étais parti pour me dérober aux menaces de mon avenir ; je revenais pour y faire face, ainsi que le doit un homme de cœur.

Pour y faire face avec cet inévitable sacrifice de tout égoïsme qui, je le savais d’avance, allait être exigé de moi. En effet, j’étais bien quitte des pires amertumes du passé, mais non des souvenirs mélancoliques et de l’attendrissement de cœur que m’avait légués cette époque si mémorable pour moi. Je n’avais pas cessé de ressentir, comme un coup irréparable, ce grand désappointement de mon existence ; — j’avais seulement appris à le supporter. Au moment où le navire m’emportait au loin et où mon dernier regard tombait sur la côte anglaise, Laura Fairlie occupait toutes mes pensées ; Laura Fairlie occupait toutes mes pensées au moment où un autre navire me ramenait, et lorsque les clartés du matin me montrèrent le rivage natal.

De même que mon cœur retourne aux amours passées, ma plume retrace le nom qui n’est plus. Je l’appelle encore Laura Fairlie. En pensant à elle, en parlant d’elle, il m’est pénible de lui donner le nom de son mari.

Il n’est pas besoin d’un surcroît d’explications pour justifier ma réapparition dans ces pages. Ce récit continuera donc, si j’ai la force et le courage d’y donner suite.

Mes premières inquiétudes et mes premières espérances, quand revint le jour, se concentrèrent sur ma mère et ma sœur. Je comprenais la nécessité de les préparer à la joie, à la surprise de mon retour, après une absence durant laquelle, depuis plusieurs mois, elles n’avaient pu recevoir aucune nouvelle de ce que j’étais devenu. Je dépêchai de bonne heure une lettre au cottage de Hampstead, et la suivis moi-même une heure après.

Lorsque les premières effusions eurent eu leur cours, lorsque, par degrés, se rétablit entre nous le calme et le sang-froid du temps passé, je vis sur le visage de ma mère quelque chose qui m’avertit qu’une secrète oppression pesait sur son cœur. Il y avait autre chose que de la tendresse, il y avait de la douleur dans ces yeux inquiets qui ne me perdaient pas de vue ; il y avait de la pitié dans cette affectueuse étreinte de sa main qui, lentement et cordialement, emprisonnait la mienne.

Nous n’avions pas de secrets l’un pour l’autre. Elle savait comment les espérances de ma vie avaient fait naufrage ; elle savait pourquoi je l’avais quittée. Une question errait sur mes lèvres, à laquelle je voulais donner l’accent le plus calme ; j’allais lui demander si quelque lettre de miss Halcombe était arrivée pour moi ; si on avait, de sa sœur, des nouvelles qui pussent m’être communiquées. Mais quand je regardai ma mère au visage, je n’osai plus, même avec ces précautions, la questionner ainsi. À peine pus-je lui dire, déjà inquiet, avec un effort visible :

— Vous avez quelque chose à m’apprendre ?…

Ma sœur, qui était assise en face de nous, se leva tout à coup, sans un mot d’explication ; — elle se leva et quitta la chambre.

Ma mère se rapprocha de moi, sur le sofa, et de ses bras m’entoura le cou. Ils tremblaient, ces bras chéris ; d’abondantes larmes coulaient sur ce visage où était peinte une affection si fidèle.

— Walter, murmura-t-elle, mon Walter bien-aimé ! mon cœur saigne pour vous. Mon fils ! mon bon fils ! faites effort pour vous-même ! rappelez-vous que je vous reste encore !…

Je laissai aller ma tête sur sa poitrine. En prononçant ces paroles, elle m’avait tout appris.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était le matin de la troisième journée qui suivit mon retour, — le matin du 16 octobre.

J’étais resté avec elles au « cottage » ; j’avais beaucoup pris sur moi pour leur dissimuler cette amertume qui avait empoisonné la joie que j’éprouvais de me retrouver, auprès d’elles. J’avais fait tout ce que peut un homme pour se relever après un choc violent, pour me résigner à vivre, — pour empêcher mon immense douleur de devenir un désespoir sombre, et la transformer en une tristesse attendrie. Travail sans résultat. Aucunes larmes n’apportaient leur baume à mes yeux brûlants ; je ne trouvais aucun secours ni dans la sympathie de ma sœur ni dans la tendresse dévouée de ma mère.

Ce jour-là je leur ouvris mon cœur. Je laissai enfin échapper de mes lèvres les paroles que j’aspirais à prononcer depuis le jour où ma mère m’avait appris que Laura n’était plus.

— Laissez-moi m’éloigner, m’éloigner seul, leur dis-je, et pour quelques jours. Je porterai mieux ce fardeau, quand j’aurai jeté les yeux, une fois encore, sur l’endroit même où je la vis pour la première fois, — quand je me serai agenouillé, quand j’aurai prié sur la tombe où ils l’ont placée pour qu’elle y repose à jamais…

Ainsi commença mon voyage, — mon voyage au tombeau de Laura Fairlie.

Ce fut par une tranquille après-midi d’automne que je fis halte à la station déserte, et que je partis de là, seul, à pied, par ce chemin si présent à ma mémoire. Le soleil, prêt à disparaître, perçait de ses rayons affaiblis un mince rideau de nuages blancs ; l’atmosphère était tiède et calme ; sur cette contrée solitaire et paisible planait, comme une ombre triste, l’influence de l’année à son déclin.

J’arrivai aux Marais ; je gravis de nouveau la colline : j’embrassai du regard le long sentier ; — et mes yeux retrouvèrent, dans l’éloignement, les bocages familiers du jardin, l’hémicycle sablé où les voitures venaient s’arrêter, les hautes murailles blanches de Limmeridge-House. Les chances diverses de ce périlleux pèlerinage, qui venait d’occuper ma vie depuis plusieurs mois, s’effacèrent toutes de mon esprit, tombant en poussière et réduites à rien par l’effet magique de ce spectacle. Il me semblait que, hier à peine, mes pieds avaient foulé pour la dernière fois ce sol revêtu de bruyères odorantes. Il me semblait que j’allais la voir venir à ma rencontre, sa figure ombragée par un petit chapeau de paille, son modeste vêtement frémissant au souffle de la brise, et dans ses mains cet album aux pages si bien remplies.

Ô tombeau, tu as tes victoires ! Ô mort, tu as ton aiguillon !

Je me détournai : — au-dessous de moi, là le petit vallon, l’église aux murs gris, entourée de solitude ; le porche sous lequel j’avais attendu l’arrivée de la Femme en blanc ; les collines formant enceinte au champ de repos ; le ruisseau froid murmurant sur son lit de cailloux. À la tête du tombeau se dressait, élégante et blanche, la croix de marbre ; — et, sous ce tombeau, mère et fille dormaient ensemble.

Je m’en approchai. Une fois encore, je franchis la barrière de pierre à peine élevée au-dessus du sol, et j’entrai, tête nue, dans ce lieu sacré. Le respect et la douleur venaient y rendre un dernier hommage à la douceur et à la bonté.

Je m’arrêtai devant le piédestal d’où s’élevait la croix. Sur une des faces, la plus rapprochée de moi, l’inscription récemment taillée arrêta mes yeux ; — ces lettres noires, impitoyables, d’une netteté cruelle, qui racontaient l’histoire de sa vie et de sa mort, je tentai de les lire. Je les lus, en effet, jusqu’au nom : « Consacrée à la mémoire de… » Oh ! ces yeux bleus si tendres, voilés de larmes ; cette blonde tête languissamment penchée ; ces innocents adieux qui me conjuraient de la quitter ; — j’eusse voulu d’elle un dernier souvenir moins triste que celui-ci ; mais c’était celui que j’avais emporté avec moi jusqu’au pied de sa tombe.

Une seconde fois, j’essayai de lire l’inscription. Je vis au bas la date de sa mort ; et au-dessus… au-dessus, il y avait, parmi les lignes inscrites sur le marbre, un nom qui gênait mes pensées et les détournait d’elle. Je passai de l’autre côté du tombeau, où il n’y avait rien à lire, — nulle ignominie terrestre qui vînt se placer de force entre son esprit et le mien.

Je m’agenouillai près du tombeau. J’étendis mes mains, je posai ma tête sur la large pierre blanche, et je fermai mes yeux fatigués pour ne voir ni la terre qui l’entourait, ni la lumière qui l’éclairait d’en haut. Je laissai ainsi revenir à moi l’ombre chérie… vous que j’aimai, mon cœur peut maintenant vous parler ! C’est hier, hier seulement que nous nous sommes quittés ! hier seulement que votre main frémissante était dans la mienne ; — hier seulement que mes yeux vous jetaient leur dernier regard. Mon amour ! mon seul amour !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le temps avait suivi son cours ; et le silence s’était étendu comme une épaisse nuit sur ce rapide courant.

Après ces minutes de calme céleste, le premier bruit qui s’éleva fut celui d’un léger souffle d’air circulant parmi les hautes herbes du cimetière. Je l’entendais se rapprocher de moi, lentement, lorsque mon oreille le perçut autre qu’il n’était d’abord ; on eût dit un bruit de pas qui avançaient ; — puis ils s’arrêtèrent.

Je levai les yeux.

Le soleil allait disparaître. Les nuages s’étaient dissous ; la lumière oblique glissait, douce et dorée, aux flancs des collines. La fin du jour se faisait, fraîche, transparente et calme, dans le tranquille vallon des morts.

Devant moi, dans le cimetière, debout l’une à côté de l’autre, et se dessinant sur la froide lueur du ciel, je vis deux femmes. Elles regardaient du côté de la tombe, elles regardaient de mon côté.

Deux femmes.

Elles firent quelques pas en avant, et s’arrêtèrent encore. Leurs voiles étaient baissés et me cachaient leurs visages. Quand elles firent halte, l’une d’elles leva son voile. À la calme lumière du soir je reconnus la figure de Marian Halcombe.

Elle était changée et comme vieillie de plusieurs années. Ses grands yeux hagards exprimaient, en me regardant, une terreur étrange. Ce visage usé, fatigué, faisait pitié, La souffrance, la crainte, le chagrin y étaient inscrits comme avec un fer brûlant.

Quittant le tombeau, je fis un pas vers elle. Elle ne bougea pas, — elle ne prononça pas une parole. Sa compagne voilée poussa un faible cri. Je m’arrêtai court. Les sources de la vie semblèrent tarir en moi, et le frisson d’une indicible crainte passa sur moi de la tête aux pieds.

La femme voilée se sépara de sa compagne et vint vers moi, lentement. Laissée à elle-même, immobile et seule, Marian Halcombe parla. C’était bien la voix que je lui avais connue ; — sa voix n’avait pas changé comme son regard terrifié, comme son visage flétri.

— Mon rêve ! mon rêve !… Je l’entendis prononcer ces mots d’une voix très-basse, dans le silence qui nous enveloppait. Elle tomba sur ses genoux, et, levant vers le ciel ses mains jointes : — Père ! disait-elle, donnez-lui la force !… Père ! à l’heure de la tentation, venez-lui en aide !…

L’autre femme avançait ; lentement et en silence, elle avançait. Je la regardai, je la regardai seule, à partir de ce moment.

La voix qui priait pour moi faiblit par degrés et sembla s’éteindre, — puis, s’élevant tout à coup, avec l’accent de la terreur, avec l’accent du désespoir, elle me conjura de m’éloigner.

Mais la femme voilée avait pris possession de moi, corps et âme. Elle s’arrêta de l’autre côté du tombeau. Nous étions face à face, la pierre funéraire entre nous. Elle était du côté du piédestal où l’inscription avait été gravée. Sa robe touchait aux lettres noires.

La voix, cependant, se rapprochait et s’élevait toujours, de plus en plus passionnée : — Cachez votre visage ! disait-elle. Et vous, vous, ne la regardez pas !… Oh ! pour Dieu ! épargnez-le !…

La femme leva son voile.

« Consacrée à la mémoire de Laura, lady Glyde… »

Laura, lady Glyde, debout à côté de l’inscription funèbre, me regardait par-dessus la tombe.

LA SECONDE ÉPOQUE DU RÉCIT FINIT ICI.